Le Ménétrier « soir de juillet torride et sec » (Verhaeren)

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Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 97-101).
LE MÉNÉTRIER


 
Soir de juillet torride et sec.
Serrant le bois sonore au creux de son épaule,
Un joueur de rebec
S’est lentement assis et joue au pied d’un saule.

Il chante pour lui seul, et ne voit pas
Qu’en ce déclin du jour se rapprochent des pas
Sous les arbres, au long des routes ;
Et qu’on se glisse derrière les troncs

Et qu’à demi cachés apparaissent des fronts
De jeunes filles qui l’écoutent.

Il sait rythmer en ses chansons
Toute la ronde des saisons,
Mais aujourd’hui, seul lui importe
De célébrer les humbles clos
Avec leur vie et leurs travaux
Et leur repos
Lorsqu’on fume, le soir, la pipe au seuil des portes.

Il a chanté d’abord
L’aube aux mains d’or
Qui passe en frissonnant sur la cime des hêtres
Et qui s’en vient, pour réveiller
Les fronts pesants sur l’oreiller,
Frapper chaque matin à la même fenêtre.

  
Il a chanté encor
Le bûcheron alerte et fort
Qui s’enfonce sous bois pour reprendre sa tâche
Et dont reluit soudain dans les massifs vermeils,
En plein soleil,
La hache.

Il a chanté d’un gosier ferme et plein
La charrue entaillant les glaises violettes,
L’homme aux bras durs qui bêche et qui halète,
Et sa femme à genoux qui bine un champ de lin ;
Il a chanté, et maintenant il chante
La sieste de midi sous les branches penchantes ;
L’horizon doucement par les vents secoué ;
Les longs troupeaux en marche à travers route et plaine
Dont les dos inégaux et mouvants sous la laine
Apparaissent au loin comme un champ remué ;
Son rythme vit et fait trembler les vieux villages
Du quadruple galop d’un volant attelage ;

Avec son mince archet mordant son rebec faux
Il imite le bruit court et sifflant des faux
Ou le cri du grillon sous la fine poussière.
Il chante, le beau gars, debout dans la lumière,
Qui s’étanche le front du revers de sa main.
Il indique le geste ondoyant d’un chemin
Qui s’incurve et s’éploie et contourne la haie.
Un bruissement s’entend sous la grande futaie
Et voici qu’à leur tour les bêtes au poil roux
Sortent de l’ombre et se hasardent
Et se glissent et s’approchent, et tout à coup,
Avec des yeux fixes et doux,
L’environnent et le regardent.

Le chant s’est arrêté, et l’archet suspendu
Ne semble plus glisser que sur un rai de lune.
Les étoiles, là-haut, scintillent une à une ;
Un tel silence autour des bois s’est répandu

Qu’on croirait qu’il s’étend jusqu’au bout de la terre.
Doucement, lentement, le vieux ménétrier
Se lève et puis s’en va par le prochain sentier
Et puis s’efface et disparaît dans le mystère.