Dialogues d’Évhémère/Édition Garnier/2

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DEUXIÈME DIALOGUE.

Sur la divinité.

Callicrate.
Je commence par la question ordinaire : Y a-t-il un Théos ? Le grand-prêtre de Jupiter Ammon a déclaré qu’Alexandre était son fils, et il a été bien payé ; mais ce Théos existe-t-il ? Et depuis le temps qu’on en parle, ne s’est-on pas moqué de nous ?
Évhémère.

On s’en est bien moqué en effet, quand on nous a fait adorer un Jupiter mort en Crète, et un bélier de pierre caché dans les sables de la Libye. Les Grecs, qui ont de l’esprit jusqu’à la folie, se sont indignement moqués du genre humain, quand d’un mot grec qui signifiait courir ils ont fait des theoi, des dieux qui courent[1]. Leurs prétendus philosophes, qui sont, à mon avis, les raisonneurs de ce monde les moins raisonnables, ont prétendu que les coureurs tels que Mars, Mercure, Jupiter, Saturne, étaient des dieux immortels parce qu’ils marchent toujours, et qu’ils paraissent se mouvoir eux-mêmes. Ils auraient pu, par le même argument, donner de la divinité aux moulins à vent.

Callicrate.

Non, non, je ne vous parle pas des rêveries d’Athènes, ni de celles de l’Égypte. Je ne vous demande pas si une planète est dieu, si le bélier d’Ammon est dieu, si le bœuf Apis est dieu, et si Cambyse a mangé un dieu en le faisant mettre à la broche ; je vous demande très-sérieusement si il y a un dieu qui ait fait le monde. On m’a ri au nez dans Syracuse quand j’ai dit que peut-être il y en avait un.

Évhémère.

Et où logez-vous, s’il vous plaît, dans Syracuse ?

Callicrate.

Chez Hiérax l’archonte, qui est mon ami intime, et qui ne croit pas plus en Dieu qu’Épicure.

Évhémère.

N’a-t-il pas un beau palais, cet archonte ?

Callicrate.

Admirable ; c’est un corps de logis orné de trente-six colonnes corinthiennes, entre lesquelles sont des statues de la main des plus grands maîtres. Et pour les deux ailes...

Évhémère.

Faites-moi grâce des deux ailes. Il me suffit qu’un beau palais me démontre un architecte.

Callicrate.

Ah ! je vois où vous voulez en venir ; vous allez me dire que l’arrangement de l’univers, l’immensité de l’espace remplie de mondes qui tournent régulièrement autour de leurs soleils, la lumière qui jaillit en torrents de ces soleils, et qui court animer tous ces globes, enfin cette fabrique incompréhensible démontre un fabricateur souverainement intelligent, puissant, éternel ; vous allez m’étaler les belles découvertes des Platon, qui ont agrandi la sphère des êtres ; vous m’allez faire voir le grand Être qui préside à cette foule d’univers tous faits les uns pour les autres. Ces discours tant rebattus ne persuadent pas nos épicuriens. Ils vous disent froidement qu’ils ne disconviennent pas que la nature a tout fait, et que c’est là le grand Être ; qu’on la voit, qu’on la sent dans le soleil, dans les astres, dans toutes les productions de notre globe, dans nous-mêmes, et qu’il y a une grande faiblesse, et bien peu de bon sens, à vouloir attribuer à je ne sais quel être imaginaire qu’on ne peut voir, et dont il est impossible de se former la plus légère idée ; de lui attribuer, dis-je, les opérations de cette nature qui nous est si sensible, si connue par ses travaux continuels, qui est partout sous nos pieds, sur nos têtes, qui nous a fait naître, qui nous fait vivre et mourir, et qui est visiblement le Dieu que vous cherchez : lisez le Système de la nature, l’Histoire de la nature, les Principes de la nature, la Philosophie de la nature, le Code de la nature, les Lois de la nature, etc.[2].

Évhémère.

Et si je vous disais qu’il n’y a point de nature, que tout est art dans l’univers, et que l’art annonce un ouvrier.

Callicrate.

Comment donc! point de nature, et tout est art ? Quelle idée creuse !

Évhémère.

C’est un philosophe peu connu, et peu compté peut-être parmi les philosophes, qui le premier a avancé cette vérité ; mais elle n’est pas moins vérité pour être d’un homme obscur[3]. Vous m’avouerez que vous ne pouvez entendre par ce terme vague, nature, qu’un assemblage de choses qui existent, et dont la plupart n’existeront pas demain : certes, des arbres, des pierres, des légumes, des chenilles, des chèvres, des filles, et des singes, ne composent point un être absolu, quel qu’il soit ; des effets qui n’existaient point hier ne peuvent être la cause éternelle, nécessaire et productive. Votre nature, encore une fois, n’est qu’un mot inventé pour signifier l’universalité des choses.

Pour vous faire voir à présent que l’art a tout fait, observez seulement un insecte, un limaçon, une mouche, vous y verrez un art infini qu’aucune industrie humaine ne peut imiter : il faut donc qu’il y ait un artiste infiniment habile, et c’est ce que les sages appellent Dieu.

Callicrate.

Cet artisan que vous supposez est, selon nos épicuriens, la force secrète qui agit éternellement dans cet assemblage toujours périssant et toujours reproduit que nous appelons nature.

Évhémère.

Comment une force peut-elle être répandue dans des êtres qui ne sont plus, et dans ceux qui ne sont pas encore nés ? Comment cette force aveugle peut-elle avoir assez d’intelligence pour former des animaux sentants ou pensants, et tant de soleils qui probablement ne pensent point ? Vous sentez qu’un tel système n’étant fondé sur aucune vérité antécédente, n’est qu’un rêve produit par l’imagination en délire : la force secrète dont vous parlez ne peut subsister que dans un être assez puissant et assez intelligent pour former des animaux intelligents ; dans un être nécessaire, puisque sans son existence il n’y aurait rien ; dans un être éternel, puisque existant par lui-même, on ne peut assigner de moment où il n’ait pas existé ; dans un être bon, puisque étant la cause de tout, rien ne peut avoir fait entrer le mal dans lui. Voilà ce que nous autres stoïciens nous appelons Dieu : voilà le grand Être à qui nous nous efforçons de ressembler par la vertu, autant que de faibles créatures peuvent approcher de l’ombre de leur Créateur.

Callicrate.

Et voilà ce que nos épicuriens vous nient. Vous êtes comme les sculpteurs : ils font à coups de ciseau une belle statue, et ils l’adorent. Vous forgez votre Dieu, et puis vous lui donnez le titre de bon ; mais regardez seulement notre Etna[4], la ville de Catane, engloutie depuis peu d’années, et ses ruines encore fumantes. Souvenez-vous de ce que Platon nous apprend de la destruction de l’île Atlantique, abîmée il n’y a pas plus de dix mille ans ; songez à l’inondation qui détruisit la Grèce.

À l’égard du mal moral, souvenez-vous seulement de tout ce que vous avez vu, et donnez l’épithète de bon à votre Dieu, si vous l’osez. On n’a jamais répondu à ce fameux argument[5] : Ou Dieu n’a pu empêcher le mal ; et, en ce cas, est-il tout puissant ? ou il l’a pu, et il ne l’a pas fait : alors où est sa bonté ?

Évhémère.

Cet ancien raisonnement, qui semble détrôner Dieu et mettre à sa place le chaos, m’a toujours effrayé ; les folles horreurs dont j’ai été témoin sur ce malheureux globe m’épouvantent encore davantage. Cependant au pied de ce mont Etna qui vomit la flamme et la mort autour de nous, je vois les campagnes les plus riantes et les plus fertiles ; et, après dix ans de carnage et de destruction, je vois renaître dans Syracuse la paix, l’abondance, les plaisirs, les chansons et la philosophie : il y a donc du bien dans ce monde, s’il y a tant de mal ; il est donc démontré que Dieu n’est pas absolument méchant, s’il est l’auteur de tout.

Callicrate.

Ce n’est pas assez qu’un dieu ne soit pas toujours et complètement cruel, il faut qu’il ne le soit jamais ; et la terre, son prétendu ouvrage, est toujours affligée de quelque affreux désastre. Quand l’Etna se repose, d’autres volcans sont en fureur. Quand Alexandre n’est plus, d’autres destructeurs s’élèvent ; il n’y a jamais eu un moment sur ce globe sans désastre et sans crime.

Évhémère.

C’est à quoi j’en veux venir. L’idée d’un dieu bourreau, qui fait des créatures pour les tourmenter, est horrible et absurde : l’idée de deux dieux, dont l’un fait le bien et l’autre fait le mal, est plus absurde encore, et n’est pas moins horrible. Mais si on vous prouve une vérité, cette vérité existe-t-elle moins parce qu’elle traîne après elle des conséquences inquiétantes ? Il y a un Être nécessaire, éternel, source de tous les êtres : existera-t-il moins parce que nous souffrons ? Existera-t-il moins parce que je suis incapable d’expliquer pourquoi nous souffrons ?

Callicrate.
Capable ou non, je vous prie de hasarder avec moi ce que vous en pensez.
Évhémère.

Je tremble, car je vais vous dire des choses qui ressemblent à un système, et un système qui n’est pas démontré n’est qu’une folie ingénieuse. Quoi qu’il en soit, voici la très-faible clarté que je crois apercevoir dans cette profonde nuit ; c’est à vous de l’éteindre ou de l’augmenter.

Je remarque d’abord que je n’ai pu acquérir l’idée d’un Dieu qu’après avoir acquis l’idée d’un être nécessaire existant par lui-même, par sa nature, éternel, intelligent, bon et puissant. Tous ces caractères, qui me paraissent essentiels à Dieu, ne me disent pas qu’il ait fait l’impossible. Il n’empêchera jamais que les trois angles d’un triangle ne soient égaux à deux droits. Il ne pourra faire que deux propositions contradictoires s’accordent. Il était probablement contradictoire que le mal n’entrât pas dans le monde ; je présume qu’il était impossible que les vents nécessaires pour balayer les terres et pour empêcher les mers de croupir, ne produisissent pas des tempêtes. Les feux répandus sous l’écorce de la terre pour former les minéraux et les végétaux devaient aussi ébranler ces terres, renverser des villes, écraser leurs habitants, affaisser des montagnes et en élever d’autres.

Il eût été contradictoire que tous les animaux vécussent toujours et procréassent toujours : l’univers n’aurait pu les nourrir. Ainsi la mort, qu’on regarde comme le plus grand des maux, était aussi nécessaire que la vie. Il fallait que les désirs s’allumassent dans les organes de tous les animaux, qui ne pouvaient chercher leur bien-être sans le désirer ; ces affections ne pouvaient être vives sans être violentes, et par conséquent sans exciter ces fortes passions qui produisent les querelles, les guerres, les meurtres, les fraudes et le brigandage : enfin Dieu n’a pu former l’univers qu’aux conditions suivant lesquelles il existe.

Callicrate.

Votre Dieu n’est donc pas tout-puissant ?

Évhémère.

Il est véritablement le seul puissant, puisque c’est lui qui a tout formé ; mais il n’est pas extravagamment puissant. De ce qu’un architecte a élevé une maison de cinquante pieds, bâtie de marbre, ce n’est pas à dire qu’il ait pu en faire une de cinquante lieues, bâtie de confitures. Chaque être est circonscrit dans sa nature ; et j’ose croire que l’Être suprême est circonscrit dans la sienne. J’ose penser que cet architecte de l’univers, si visible à notre esprit, et en même temps si incompréhensible, n’habite ni les choux de nos jardins, ni le petit temple du Capitole. Quel est son séjour ? De quel ciel, de quel soleil envoie-t-il ses éternels décrets à toute la nature ? Je n’en sais rien ; mais je sais que toute la nature lui obéit.

Callicrate.

Mais si tout lui obéit, quand croyez-vous qu’il ait donné les premières lois à toute cette nature, et qu’il ait formé ces soleils innombrables, ces planètes, ces comètes, cette chétive et malheureuse terre ?

Évhémère.

Vous me faites toujours des questions auxquelles on ne peut répondre que par des doutes. Si j’osais faire encore une conjecture, je dirais que l’essence de l’Être suprême, de cet Être éternel, formateur, conservateur, destructeur, et reproducteur, étant d’agir, il est impossible qu’il n’ait pas agi toujours. Les œuvres de l’éternel Démiourgos ont été nécessairement éternelles, comme, dès qu’un soleil existe, il est nécessaire que ses rayons pénètrent l’espace en droite ligne.

Callicrate.

Vous me répondez par des comparaisons : cela me fait soupçonner que vous ne voyez pas bien nettement les choses dont nous parlons ; vous cherchez à les éclaircir, et, quelque peine que vous preniez, vous rentrez toujours, malgré vous, dans le système de nos épicuriens, qui attribuent tout à une force occulte, à la nécessité. Vous appelez cette force occulte Dieu, et ils l’appellent nature.

Évhémère.

Je ne serais pas fâché d’avoir quelque chose de commun avec les vrais épicuriens, qui sont d’honnêtes gens, très-sages et très-respectables ; mais je ne suis point d’accord avec ceux qui n’admettent des dieux que pour s’en moquer, en les représentant comme de vieux débauchés inutiles, abrutis par le vin, la bonne chère et l’amour.

À l’égard des bons épicuriens, qui ne placent le bonheur que dans la vertu, mais qui n’admettent que le pouvoir secret de la nature, je suis de leur avis, pourvu qu’ils reconnaissent que ce pouvoir secret est celui d’un Être nécessaire, éternel, puissant, intelligent : car l’être qui raisonne, appelé homme, ne peut être l’ouvrage que d’un maître très-intelligent, appelé Dieu.

Callicrate.

Je leur communiquerai vos pensées, et je souhaite qu’ils vous regardent comme leur confrère.


  1. Les planètes. (K.)
  2. Le Système de la nature est l’ouvrage du baron d’Holbach, dont Voltaire a déjà parlé ; voyez Dictionnaire philosophique, article Dieu, quatrième section (tome XVIII, page 369). Je présume que l’ouvrage que Voltaire appelle Histoire de la nature est celui de Robinet, intitulé de la Nature, 1761-68, quatre volumes in-8o, auxquels on joint les Considérations philosophiques sur la gradation naturelle des formes de l’être, ou les Essais de la nature qui apprend à former l’homme, 1768, in-8o. Les Principes de la nature suivant les opinions des anciens philosophes, 1725, deux volumes in-12, ont pour auteur F.-M.-P. Colonne.

    La Philosophie de la nature est de Delisle de Sales.

    Le Code de la nature, 1755, in-12, a été attribué à Diderot, mais est de Morelly, auteur du Naufrage des îles flottantes, ou la Basiliade du célèbre Pilpay, poëme héroïque, 1753, in-12. Quant à l’ouvrage que Voltaire appelle Lois de la nature, je ne sais quel il est. (B.)

    Voltaire reparle de quelques-uns de ces ouvrages dans l’article xi du Prix de la justice et de l’humanité ; voyez ci-après.

  3. C’est de lui-même que M. de Voltaire parle ici. (K.) — Voyez Dictionnaire philosophique, au mot Nature, tome XX, page 115.
  4. Ce nom fut donné à Catane par Hiéron Ier, qui y mourut l’an 467 avant J.-C. (Cl.)
  5. Il est d’Épicure ; et Voltaire l’a déjà cité tome XXVVIII, page 539.