Dialogues d’Évhémère/Édition Garnier/3

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TROISIÈME DIALOGUE.

Sur la philosophie d’Épicure, et sur la théologie grecque.

Callicrate.

J’ai parlé à nos bons épicuriens. La plupart persistent à croire que leur doctrine au fond n’est guère différente de la vôtre. Vous admettez également un pouvoir éternel, occulte, invisible : mais comme ils sont gens de bon sens, ils avouent qu’il faut que ce pouvoir soit pensant, puisqu’il a fait des animaux qui pensent.

Évhémère.

C’est un grand pas dans la connaissance de la vérité ; mais pour ceux qui osent dire que la matière peut avoir d’elle-même la faculté de la pensée, il m’est impossible de raisonner avec eux, car je pars d’un principe : « Pour produire un être pensant, il faut l’être : » et ils partent d’une supposition : « La pensée peut être donnée par un être qui ne pense point, » disons plus, par un être qui n’existe point : car nous avons vu clairement qu’il n’y a point d’être qui soit la nature, et que ce n’est qu’un nom abstrait donné à la multitude des choses.

Callicrate.

Dites-nous donc comment ce pouvoir secret et immense que vous appelez Dieu nous donne la vie, le sentiment, et la pensée. Nous avons une âme ; les autres animaux en ont-ils une ? Qu’est-ce que cette âme ? Arrive-t-elle dans notre corps quand nous sommes en embryon[1] dans le ventre de notre mère ? Où va-t-elle quand ce corps est dissous ?

Évhémère.

Je suis invinciblement persuadé que Dieu nous a donné à nous, aux animaux, aux végétaux, aux soleils, et aux grains de sable, tout ce que nous avons, toutes nos facultés, toutes nos propriétés. Il est un art si profond et si incompréhensible dans les organes qui nous mettent au monde, qui nous font vivre, qui nous font penser, et dans les lois qui dirigent toutes choses, que je suis prêt à tomber ébloui et accablé, quand j’ose tenter de regarder la moindre partie de ce ressort universel par qui tout subsiste.

J’ai des sens qui d’abord me font du plaisir ou de la douleur. J’ai des idées, des images qui me viennent par mes sens, et qui entrent dans moi sans que je les appelle. Je ne les fais pas, ces idées ; et lorsqu’il s’en est amassé en moi une quantité assez grande, je suis tout étonné de sentir en moi le pouvoir d’en composer quelques-unes. La propriété qui se développe en moi de me ressouvenir de ce que j’ai vu et de ce que j’ai senti fait que je compose dans ma tête l’image de ma nourrice avec celle de ma mère, et celle de la maison où je suis élevé avec celle de la maison voisine. Je rassemble ainsi mille idées différentes, dont je n’ai créé aucune : ces opérations sont l’effet d’une autre faculté, celle de répéter les mots que j’ai entendus, et d’y attacher d’abord un peu de sens. On me dit qu’on appelle tout cela mémoire.

Enfin quand le temps a un peu fortifié mes organes, on me dit que mes facultés de sentir, de me ressouvenir, d’assembler des idées, sont ce qu’on appelle âme.

Ce mot ne signifie et ne peut signifier que ce qui les anime. Toutes les nations orientales ont donné le nom de vie à ce que nous nommons âme : nous avons la faculté de donner ainsi des noms généraux et abstraits aux choses que nous ne pouvons définir. Nous désirons, mais il n’y a point dans nous un être réel qui s’appelle désir. Nous voulons, mais il n’y a pas dans notre cœur une petite personne qui s’appelle volonté. Nous imaginons, sans qu’il y ait dans le cerveau un être particulier qui imagine. Les hommes de tout pays, j’entends les hommes qui raisonnent, ont inventé des termes généraux pour exprimer toutes les opérations, tous les effets de ce qu’ils sentent et de ce qu’ils voient : ils ont dit la vie et la mort, la force et la faiblesse. Il n’y a pourtant point d’être réel qui soit, ou la faiblesse, ou la force, ou la mort, ou la vie ; mais ces manières de s’exprimer sont si commodes qu’elles ont été adoptées de tout temps par les nations raisonneuses.

Si ces expressions ont servi pour la facilité du discours, elles ont produit bien des méprises. Les peintres, par exemple, et les sculpteurs, ont voulu représenter la force, et ils ont figuré un gros homme avec une poitrine velue et des bras musculeux ; ils ont dessiné un enfant pour donner une idée de la faiblesse. On a personnifié ainsi les passions, les vertus, les vices, les années, et les jours. Les hommes se sont accoutumés, par ce déguisement continuel, à prendre toutes leurs facultés, toutes leurs propriétés, tous leurs rapports avec le reste de la nature, pour des êtres réels, et des mots pour des choses.

De ce mot âme[2] qui est abstrait, ils ont fait une personne habitante dans notre corps ; ils ont divisé cette personne en trois, et des philosophes prétendus ont dit que ce nombre trois est parfait, parce qu’il est composé de l’unité et de la dualité. De ces trois parties ils en ont fait présider une aux cinq sens, et ils l’ont appelée psyché ; une autre est dans la poitrine, et c’est pneuma, le souffle, l’haleine, l’esprit ; une troisième est dans la tête, et c’est la pensée, nous. De ces trois âmes ils en ont fait une quatrième quand on est mort, c’est skia, ombres, mânes ou farfadets.

On est bientôt parvenu à ne se jamais entendre quand on prononce ce mot âme : il a fait naître mille questions qui forcent les savants à se taire, et qui autorisent les charlatans à parler. Ces âmes, dit-on, viennent-elles toutes du premier homme créé par l’éternel Démiourgos, ou de la première femelle ? ou bien furent-elles formées ailleurs toutes à la fois, pour descendre chacune à leur tour ici-bas ? Leur substance est-elle d’éther ou de feu, ou bien ni de l’un ni de l’autre ? Est-ce la femme ou son mari qui darde une âme avec la liqueur prolifique ? Vient-elle dans l’utérus avant ou après que les membres de l’enfant sont formés ? Sent-elle, pense-t-elle, dans l’enveloppe de l’amnios où le fœtus est emprisonné ? Son être augmente-t-il quand son corps augmente ? Toutes les âmes sont-elles de la même nature? N’y a-t-il nulle différence entre l’âme d’Orphée et celle d’un imbécile ?

Quand cette âme est parvenue à sortir de la matrice où elle a séjourné neuf mois, entre une vessie pleine d’urine, et un sale boyau rempli de matière fécale, on a osé demander alors si cette personne est arrivée dans ce cloaque avec une pleine notion de l’infini, de l’éternité, de l’abstrait et du concret, du beau, du bon, du juste, de l’ordre. Ensuite on a disputé pour savoir si cette pauvre créature pensait toujours, comme si on pensait dans un sommeil plein et paisible, dans une profonde ivresse, dans l’anéantissement d’idées qui résulte d’une apoplexie complète, d’une épilepsie. Que de querelles absurdes, grand Dieu, entre tous ces aveugles sur la nature des couleurs ! Enfin, que devient cette âme quand le corps n’est plus ? Les grands précepteurs du genre humain, Orphée, Homère, ont dit : Elle est skia, elle est ombre, farfadet. Ulysse voit à l’entrée des enfers des farfadets, des ombres, qui viennent lécher du sang et boire du lait dans une fosse. Des enchanteurs et des enchanteresses, qui ont un esprit de Python, évoquent des mânes, des ombres qui montent de la terre. Il y a des âmes dont les vautours mangent le foie ; d’autres se promènent continuellement sous des arbres, et c’est là la souveraine félicité, c’est le paradis d’Homère.

Les honnêtes gens n’ont pas été satisfaits de ces innombrables puérilités. Pour moi, j’ai pris le parti de recourir à Dieu, et de lui dire : « C’est à toi, maître absolu de la nature, que je dois tout ; tu m’as accordé le don du sentiment et de la pensée, comme tu m’as donné la faculté de digérer et de marcher. Je t’en remercie, et je ne te demande pas ton secret. » Cette prière est, à mon avis, plus raisonnable que les vaincs et interminables disputes sur psyché, pneuma, nous, et skia.

Callicrate.

Si vous croyez que c’est Dieu qui nous tient lieu d’âme, vous n’êtes donc qu’une machine dont Dieu gouverne les ressorts : vous êtes dans lui, vous voyez tout en lui[3], il agit en vous. Trouvez-vous, en conscience, ce système meilleur que le nôtre ?

Évhémère.

J’aimerais mieux avoir confiance en Dieu qu’en moi. Quelques philosophes pensent ainsi ; leur petit nombre même me porte à croire qu’ils ont raison. Ils soutiennent que l’ouvrier doit être le maître de son ouvrage, et que rien ne peut arriver dans l’univers qui ne soit soumis à l’artisan souverain.

Callicrate.

Quoi ! vous oseriez dire que Dieu est sans cesse occupé à faire jouer toutes ces machines ?

Évhémère.

Dieu m’en préserve ! Voilà comme dans toutes les disputes on fait dire à son adversaire ce qu’il n’a point dit. Je prétends, au contraire, que le souverain éternel a établi, de toute éternité, ses lois, qui seront toujours accomplies par tous les êtres. Dieu a commandé une fois, et l’univers obéit toujours.

Callicrate.

J’ai bien peur que mes théologiens épicuriens ne vous reprochent de faire Dieu auteur du péché : car enfin, s’il vous anime et si vous faites une faute, c’est lui qui la commet.

Évhémère.

C’est un reproche qu’on peut faire à toutes les sectes, excepté aux athées ; toute secte qui admet la plénitude de la puissance divine la charge des délits quelle n’empêche pas. Elle dit à Dieu : « Seigneur souverain de tout, vous devez écarter tout mal ; c’est votre faute si vous laissez entrer l’ennemi dans la place que vous avez bâtie. » Dieu lui répond : « Ma fille, je ne peux faire les choses contradictoires ; il est contradictoire que le mal n’existe pas quand le bien existe ; il est contradictoire qu’il y ait du feu, et que ce feu ne puisse causer d’embrasement ; qu’il y ait de l’eau, et que cette eau ne puisse noyer un animal.

Callicrate.

Trouvez-vous cette solution bien suffisante ?

Évhémère.

Je n’en connais point de meilleure.

Callicrate.

Prenez garde, on vous dira que les adorateurs des dieux ont raisonné plus conséquemment que vous en Égypte et en Grèce, quand ils ont inventé un Tartare où les crimes sont punis : alors la justice divine est justifiée.

Évhémère.

Étrange manière de justifier leurs dieux ! Et quels dieux ! des adultères, des homicides, des chats, et des crocodiles ? Il s’agit ici de savoir pourquoi le mal existe. Vos Grecs, vos Égyptiens, en rendent-ils raison ? en changent-ils la nature ? en adoucissent-ils les horreurs en nous présentant une série de crimes et de tourments éternels ? Ces dieux ne sont-ils pas des monstres de barbarie d’avoir fait naître un Tantale pour qu’il mangeât son fils en ragoût, et pour qu’il fût ensuite dévoré de faim en demeurant à table dans une suite infinie de siècles ? Un autre prince tourne incessamment sa roue entourée de serpents ; quarante-neuf filles

d’un autre roi ont égorgé leurs maris, et remplissent un tonneau vide pendant l’éternité. Certes il eût bien mieux valu que ces quarante-neuf filles, et tous ces princes damnés, n’eussent jamais été au monde : rien n’était plus aisé que de leur épargner l’existence, les crimes, et les supplices. Vos Grecs peignent leurs dieux comme des tyrans et des bourreaux immortels, occupés sans relâche à former des malheureux condamnés à commettre des crimes passagers, et à subir des supplices sans fin. Vous m’avouerez que cette théologie est bien infernale. Celle des épicuriens est plus humaine ; mais j’ose croire que la mienne est plus divine : mon Dieu n’est ni un voluptueux indolent comme ceux d’Épicure, ni un monstre barbare comme ceux de l’Égypte et de la Grèce.
Callicrate.

J’aime mieux votre Dieu que tous les autres ; mais il me reste bien des scrupules : je vous prierai de les lever dans notre premier entretien.

Évhémère.

Je ne vous donnerai jamais mes opinions que comme des doutes.



  1. Les anciens embryologues croyaient que l’âme n’arrivait que vers le quarantième jour de la conception chez les garçons, et qu’elle se faisait attendre le double de ce temps, au moins, chez les filles ; mais l’Embryologie sacrée (imprimée par extrait à Caen, 1817, in-12), en rejetant une distinction si peu galante, admet que « le germe a une âme raisonnable au moment de la conception », quel que soit le sexe de ce germe. (Cl.)
  2. Voyez l’article Âme du Dictionnaire philosophique, tome XVII, pages 130-169 ; et les Lettres de Memmius, tome XXVIII, page 453.
  3. Voyez l’opuscule de Voltaire, intitulé Tout en Dieu, tome XXVIII, page 91.