Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un Sauvage/Lettre 1

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Veuve de Boeteman (p. 105-136).


VOYAGES
Du
BARON DE LAHONTAN
En

PORTUGAL,
Et en
DANEMARC.


Monsieur,
Una saltis victis nullam sperare salutem.


CEla veut dire que sur les méchantes Nouvelles que vous m’apprenez, au sujet de mon affaire, je me sens encore assez de sang aux ongles, pour braver tous les revers de la Fortune. L’Univers, qui est la Patrie des Irondéles & des Jésuites, doit être aussi la mienne, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de faire aller en l’autre monde des gens qui luy sont fort inutiles en celuy-ci. Je suis ravi que les Mémoires de Canada vous ayent plû, & que mon stile sauvage ne vous ait pas éfrayé. Aprez tout, vous auriez tort de trouver à redire à ce jargon ; car nous sommes vous & moy d’un Païs, où l’on ne sçait parler François que lorsqu’on n’a plus la force de le prononcer. D’ailleurs, il n’est pas possible qu’ayant passé si jeune dans l’Amérique, j’aye pû trouver en ce païs-là le secret d’écrire poliment. C’est une science qu’on ne sçauroit aprendre parmi des Sauvages, dont la société rustique est capable d’abrutir les gens du monde les plus polis. Vous me pressez de continuer à vous aprendre de nouvelles choses ; j’y consens : mais ne comptez pas, aux moins, que je vous envoye ces belles descriptions que vous demandez. Car ce seroit m’exposer à la risée des Personnes auxquelles vous pourriez les communiquer. Je ne me sens pas assez habile Homme pour enchérir sur les Remarques curieuses qu’une infinité de Voyageurs ont bien voulu donner au Public. C’est assez que je vous fournisse des Mémoires particuliers sur certaines choses, dont on a fait si peu de cas, qu’on n’a pas creu devoir se donner la peine d’y faire attention. Et comme ce sont des matières qui n’ont jamais été sous la Presse, vous y trouverez, peut-être, quelque sorte de plaisir, par raport à la nouveauté. Sur ce pied-là je serai ponctuel à vous écrire, de quelque coin du monde où mon infortune me jette ; à condition que vous le serez aussi à me répondre exactement. Au reste, je me croy obligé de vous avertir que je ne sçaurois me résoudre à francizer les noms étrangers. Je les écriray comme les gens du Païs les écrivent, c’est à dire de la manière qu’ils le doivent être. Aprez cela vous les prononcerez comme il vous plaira. Vous sçavez que je vous écrivis il-y-a deux mois & demi, qu’aprez avoir compté prez de trois cens pistoles au Capitaine du Vaisseau qui me sauva de Plaisance à Vianna, je fus assez heureux de métre pied à terre à cette Cité des Callaiques ; ainsi donc il ne me reste qu’à reprendre de là le fil de mon Journal.

Je ne fus pas plûtôt sorti de la Chaloupe qu’un Gentilhomme François, qui sert le Roy de Portugal, depuis trente & quatre ans[1], en qualité de Capitaine de Cavallerie, me fit offre de sa Maison ; car il n’y avoit en ce lieu-là que des Cabarets à Matelots. Le lendemain ce vieux Officier me conseilla de saluer Don Joan de Souza Gouverneur Général de la Province d’entre Douro & Minho, & m’avertit que tout le monde luy donnoit L’Excellentia & qu’il ne rendoit la Senoria qu’aux premiers Gentils-Hommes du Royaume, & la Merced[2] à tous les autres ; ce qui fit qu’au lieu de luy parler Espagnol, je me servis d’un Interpréte qui métamorphosa tous les Vous de mon compliment en Excellence Portugaise. Vianne dont la situation est à cinq lieues de Braga vers l’Occident, est renfermée dans un angle droit, dont la mer & la riviére de Lima font les deux costez. J’y vis deux Monastéres de Bénédictines, si mal rantez qu’elles mourroient de faim, si leurs Parens, ou leurs Devotos[3] ne les secouroient. Il y a un très-bon Château sur le bord de la Mer, fortifié selon les régies de Pagan. Il est garni de plusieurs grosses Couleuvrines, qui mettent à couvert des Salteins les Batîmens qui moüillent à la Rade[4] où l’on est à l’abri des 14. vents contenus entre le Nord & le Sud, vers la bande de l’Est. La Rivière est un Havre de Barre[5] dans lequel on ne sçauroit entrer sans la conduite des Pilotes de la ville, qu’on fait venir à bord par le signal du Canon & du Pavillon en Berne[6]. C’est toûjours à l’instant de la pleine mer que les Vaisseaux se présentent devant cette Riviére, dans laquelle ils asséchent ensuite toutes les marées, à moins qu’ils ne soient placez à la fosse qui conserve, pour le moins, 8. ou 10. brasses d’eau de basse Mer. Le 4. de février ayant loué deux mules, l’une pour moy, l’autre pour mon Valet, sur le pied de trois piastres d’Espagne, je piquay de si bonne grâce que j’arrivay le soir à Porto, quoique cette journée soit de 12. lieuës, d’une heure de chemin. Ces Animaux amblent vîte & legérement, sans broncher, ni fatiguer ceux qui les montent. Les Cavaliers ont la commodité de s’appuïer, quand ils ils veulent sur leur valize, qui est soûtenue sur deux cerceaux de fer, vers le pomeau des sélles du Païs, dont la dureté n’acomode pas les gens aussi maigres que moy. Au reste, le chemin, quoique pierreux, est assez bon, le terrain est égal, le païsage riant, & la coste de la mer ornée de quelques gros Villages, dont les principaux sont Exposende, Faons, & Villa de Condé. En arrivant à Porto, mon Guide me logea dans une Auberge Angloise, qui est la seule dont on se puisse accommoder. Cette ville-là est remplie de Marchans François, Anglois & Hollandois, à cause de l’avantage qu’ils retirent du commerce ; quoique les derniers soient assez accoûtumez à faire de grandes pertes, depuis le commencement de la guerre, par l’inhumanité de nos Capres, qui ne se font pas de scrupule de prendre leurs Vaisseaux. Porto est bâti sur la pente d’une Montagne assez escarpée, au pied de laquelle on voit couler la Rivière de Duero, qui se déchargeant une lieüe plus bas dans la Mer, passe sur une Barre[7] située située à son embouchûre, où les sages Navigateurs ne doivent se présenter que dans un beau temps, aprez avoir eû la précaution de faire venir à bord les Pilotes du Païs ; car il se trouve des Rochers cachez & découverts sur les sables de cette Barre, qui la rendent inaccessible aux Etrangers. Les Vaisseaux de 400. Tonneaux y trouvent assez d’eau vers le moment de la pleine mer, qui est le véritable temps dont il est à propos de se servir pour entrer dans cette Riviére. Il régne un beau quay d’une extrémité de la ville à l’autre ; le long duquel chaque bâtiment est amarré vis à vis de la Maison de son Propriétaire. J’eus le temps de voir la Flotte Marchande du Brezil, qui consistoit en 32. Navires Portugais, dont le moindre étoit armé de 22. Canons. Outre cela, je vis encore dans la Riviére quantité de Vaisseaux étrangers, sur tout cinq ou six Armateurs François, qui s’étoient jettez là pour acheter des vivres & des munitions. Cette Ville de Porto est belle, propre, & bien pavée, mais aussi trés-incommode par le desavantage de sa situation montueuse. Car il faut toûjours monter & décendre. La Galerie des Chanoines Réguliers de St. Augustin, est une piéce d’Architecture aussi curieuse par son extrême longueur, que leur Eglise par sa figure en rotonde, & par la richesse du dedans. Il y a un Parlement, un Evêché, des Académies où les jeunes Gens aprénent leurs exercices & un Arsenal pour l’équipement des Vaisseaux de guerre qu’on bâtit annuellement prés de l’embouchûre de la Riviére. Je suis surpris que cette Ville ne soit pas mieux fortifiée, puisque c’est la seconde du Royaume. Les murailles de l’enceinte n’ont que six pieds d’épaisseur, & de distance à autre on découvre des Tours ruïnées, que le temps a dégradé. C’est un ouvrage des Mores, & même des plus irréguliers de ces temps-là. Jugez de là, Monsieur, s’il seroit dificile d’emporter cette Place d’emblée. Bien en prend aux Portugais que cette Province, qui est une des meilleures du Royaume, soit presque inaccessible à leurs Ennemis, tant par mer, que par terre. D’un côté à cause des barres, dont j’ay parlé, & de l’autre à cause d’une infinité de Montagnes impraticables. Elle est trés-bien peuplée. Toutes les Vallées sont pleines de Bourgs & de Villages, où il se receüille quantité de vin & d’olives, & où l’on nourrit un assez grand nombre de Bestiaux, & même la laine qu’on en tire est assez fine : je vous dis ceci sur le raport de quelques Marchans François, qui connoissent parfaitement bien cette Province là. On m’a dit qu’il est impossible de rendre la riviére de Duero navigable pour des Bateaux, à cause de quelques cascades & courans qui se trouvent entre des rochers éfroyables. Contentez vous de ceci, je n’en sçay pas davantage.

Le 10. je partis pour Lisbone, dans une Littiére que je louai dix huit mille six cens Reis, qui font un nombre de piéces capable de surprendre tout d’un coup des gens qui ne sçauroient pas que ce ne sont que des deniers. Or comme c’est de cette maniere-là que les Portugais font tous leurs comptes, il faut vous expliquer qu’un Reis n’est autre chose qu’un denier, & que cette nombreuse quantité de piéces se réduit simplement à 25. Piastres. Sur ce pied-là mon Litérier s’obligea de me rendre à Lisbone le 9me. jour de marche, quoi qu’il deust s’écarter deux ou trois lieües de la route, pour satisfaire la curiosité que j’avois de passer à Aveiro, où j’arrivay le lendemain. Cette Bicoque est située sur les rives de la mer, & d’une petite Riviére de barre, où les Bâtimens qui ne callent[8] que 8. ou 9. pieds, entrent de pleine mer sous la conduite des Pilotes costiers. Elle est fortifiée à la Moresque, comme celle de Porto. Il s’y fait une assez grande quantité de sel pour en fournir abondamment deux ou trois Province ; On y voit un trés-beau Monastére de Religieuses qui font leurs preuves d’ancienne noblesse & d’origine Christiaon veilhos[9]. La campagne est charmante jusqu’à trois lieues vers l’Orient, c’est à dire jusqu’au grand chemin de Lisbonne, qui est borné par une chaîne de Montagnes de Porto jusqu’à Coimbre. J’entray le 14. dans cette derniere ville, & voulant voir l’Université, mon Literier m’assûra que cette curiosité me coûteroit un jour de retardement. Ce Collége, dont quelques Voyageurs ont fait mention, se rend assez fameux par le soin que le Roy de Portugal a eû d’y faire fleurir les Sçiences depuis son avénement à la Couronne. Il n’y a rien qui soit digne de remarque dans cette Ville-là, si ce n’est un double Pont de pierre, entre lequel, estant l’un sur l’autre, on peut traverser la rivière par un chemin couvert ; On voit deux beaux Couvents l’un de Moines & l’autre de Réligieuses, situés à quarante ou cinquante pas l’un de l’autre. Coimbre a tître de Duché. Cette Ville jouit de plusieurs priviléges & prérogatives considérables. Elle est située à six lieües de la Mer, au pied d’une coste escarpée, sur laquelle on découvre des Eglises, des Monasteres, & deux ou trois belles Maisons. Son Evêché, qui est sufragant de Braga, est un des meilleurs du Royaume. De Coimbre à Lisbone le chemin est beau, le païsage riant, & le Païs assez bien peuplé. J’arrivay à cette Capitale le 18. estant moins fatigué, que chagrin de m’être servi d’une Voiture, qui par sa lenteur ne peut convenir qu’aux Dames & aux Vieillards. J’aurois eu plus d’agrément en me servant de Mules. Car en ce cas, j’eusse fait ce petit voyage en cinq jours, à trés-peu de frais : c’est à dire pour 13. piastres, maître & valet. Au reste, il est à propos de vous dire, en passant, que les gens un peu délicats n’auroient jamais supporté sans mourir l’incomodité des Posadas[10] de la Route dont la description pitoyable sufiroit pour vous ôter l’envie d’aller à Lisbonne, quelque affaire que vous y eussiez. Je m’en suis pourtant acommodé comme des meilleures Auberges de France ; Car n’ayant fait de ma vie d’autre métier que de courir les Mers, les Lacs, & les Rivieres de Canada, vivant le plus souvent de racines & d’eau, sous des Tentes d’écorce, je dévorois comme un perdu, tout ce qu’on avoit le soin de me présenter, dans ces miserables Hôpitaux. Imaginez-vous, Monsieur, que l’Hôte conduit les Voyageurs, dans un Réduit qu’on prendroit plûtôt pour un Cachot que pour une Chambre. C’est-là qu’il faut attendre avec beaucoup de patience quelques ragoûts assaissonnez d’ail, de poivre, de ciboules, & de cent Herbes médicinales dont l’odeur feroit perdre l’appetit à l’Iroquois le plus affamé. Pour comble de disgrace, on est obligé de se reposer sur de certains matelas étendus sur le plancher, sans couverture ni paillasse ; & comme ils ne sont guére plus épais que cette Lettre, il en faudroit au moins deux ou trois cens pour être couché plus mollement que sur les pierres. Il est vray que l’Hôte en fournit autant qu’on en souhaite, au prix d’un sol la piéce. Et qu’il se donne la peine de les secouer & de les battre pour faire tomber les puces, les punaises, &c. Graces, à Dieu, je n’ay pas eû besoin de m’en servir. Car j’ay toûjours conservé mon Hamak[11] qu’il est facile de suspendre en tous lieux par le moyen de deux grosses vrilles de fer. Au reste, ce que je vous dis icy de ces Cabarets, n’est qu’une bagatelle, en comparaison de ceux d’Espagne, s’il en faut croire des gens dignes de foy ; C’est ce qui fait, à mon avis, qu’il n’en coûte presque rien pour la bonne chére, dans les uns & dans les autres.

Le jour d’aprez mon arrivée à Lisbone, je saluay Mr. l’Abbé d’Estrées, que le Roy de Portugal estime infiniment, Il est si fort honoré de tout le monde, qu’on le qualifie avec raison de O mais perfecto dos perfectos Cavalheiros, c’est à dire du plus parfait des parfaits Cavaliers. Son équipage est assez magnifique, quoiqu’il n’ait pas encore fait son Entrée publique. Sa Maison est trés-bien réglée, son Hôtel richement meublé, & sa Table délicate & bien servie. Il donne souvent à manger aux gens de quelque distinction, qui ne le verroient jamais s’il ne leur donnoit la main. Cette déférence me paroîtroit ridicule, si le Roy son Maître ne l’avoit ainsi réglé du temps de Mr. d’Opede[12]. Car, aprés tout il est choquant que le dernier Enseigne de l’Armée préne la main chez un Ambassadeur, qui la refuse à tout Ministre du second rang. Les Gentis-hommes Portugais sont fort honêtes gens, mais ils sont si remplis d’eux mêmes, qu’à peine s’imaginent-ils qu’on puisse trouver au monde de Noblesse plus pure & plus ancienne que la leur. Les Titulaires se font traiter d’Excellence, & leur délicatesse va jusqu’au point de ne jamais rendre visite aux personnes qui logent dans les Auberges. Il faut estre d’une illustre naissance pour avoir le Don[13]. Car les Charges les plus honnorables ne sçauroient donner ce vénérable Tître, puis que le Sécrétaire d’Etat, qui en posséde une des plus éclatantes du Royaume, ne le prend pas. Le Roy de Portugal est grand, bien fait, & de bonne mine ; quoique son teint soit un peu brun. On dit qu’il est aussi constant en ses résolutions, qu’en ses amitiez. Il connoit trés-bien l’estat de son Royaume. Il est si libéral, & si bien-faisant qu’il a de la peine à refuser les graces que ses Sujets luy demandent. Le Duc de Cadaval, qui est son premier Ministre, & son Favori, a de puissans Ennemis, parce qu’il parôit plus zélé qu’eux au service de ce Prince, & qu’il est un peu François.

Lisbone seroit une des plus belles Villes de l’Europe par sa situation, & par ses divers aspects, si elle estoit moins sale. Elle est située sur sept Montagnes, d’où l’on découvre les plus beaux passages qui soient au monde, aussi bien que la Mer, le fleuve du Tage, & les Forts qui gardent l’entrée de cette Riviére. Cette ville montueuse incommode extrémement les gens qui sont obligés d’aller à pied ; surtout les Voyageurs, dont la curiosité paroît un peu traversée par la peine de monter & décendre incessamment. Car on n’y trouve pas, comme ailleurs, des carosses de louage. On y voit de trés-belles & trés-magnifiques Eglises. Les plus considérables sont la Ceu, nôtre Dame de Loreto, san Vicente, san Roch, San Pable, & Santo Domingo. Le Monastére des Bénédictins de san Bento est un des plus beaux & des mieux rantés ; il eut le malheur de soufrir un incendie qui consuma, le mois passé, une partie de ce bel Edifice, d’où je vis sortir plus de vaisselle d’argent que six mulets n’auroient pû porter. Le Palais du Roy seroit un des plus superbes de l’Europe s’il étoit achevé ; mais il en coûteroit du moins deux millions d’écus pour mettre cet Ouvrage dans la perfection. La demeure ordinaire des Etrangers, est vers le Remolar, & dans les Maisons de la Façade Du Tage. Je connois plusieurs Marchans François Catholiques & Protestans, qui font un commerce considérable dans ce Païs-là. Les premiers y sont sous la protection de France, & les seconds sous celle d’Angleterre ou de Hollande. On y peut compter aussi prés de cinquante Maisons Angloises, autant de Hollandoises, & quelques autres Etrangers, qui s’enrichissent en trés-peu de temps par le grand trafic des Marchandises de leur Païs. Les Baetas[14] d’Angleterre, qui sont de petites étofes legéres s’y débitent avantageusement. Les toiles de France, les étofes de soye de Tours & de Lion, les rubans, les dentelles, & la quinquaillerie raportent de gros profits. Par les retours de sucre, de tabac, d’indigo, de cacao, &c. L’Alfandiga[15] du sucre & du tabac est un des meilleurs revenus du Roy. Aussi bien que celle des soyeries, des toiles & des draperies, qu’on est obligé d’y transporter en sortant des Vaisseaux, pour y estre plombées, moyennant certain tribut, proportioné à la valeur & à la qualité de ces effets. La Merlusse ou Morue séche, paye environ trente pour cent. Ce qui fait qu’on n’y gagne presque rien ; si ce n’est en la primeure[16]. Le tabac en poudre & en corde, qui sont en parti, comme je vous l’ay dit, se vendent en détail au même prix qu’en France : Car le premier se vend deux écus la livre, & le second cinquante sols, ou environ. On fraude aisément les droits de ces Doüanes, lorsqu’on est d’intelligence avec les Gardes, qui sont des fripons fléxibles au son d’une pistole. Il n’entre ni male ni valize dans la Ville, qui ne soient visitées par ces bonnes gens. Les galons, franges, brocars, & rubans d’or ou d’argent, sont confisquez comme marchandises de contrebande ; n’étant permis à qui que ce soit d’employer de l’or ni de l’argent filez en ses Habits, non plus qu’en ses meubles. Les livres, de quelque langue qu’ils soient, entrent aussi-tôt à l’Inquisition, pour y être examinez, & même brûlez, quand ils ont le malheur de déplaire aux Inquisiteurs. Ce Tribunal, dont un Médecin François nous a fait une description passionée par la triste expérience des maux qu’il a souferts dans les Prisons de Goa ; ce Tribunal, dis-je, qui jette plus de feux & de flammes que le Mont-Gibel, est si ardent, que pour peu que cette lettre en aprochât, elle courroit autant de risque de brûler que celuy qui l’écrit. Ce n’est donc pas sans raison que je prens la liberté de garder le silence ; d’autant plus que les Titulaires du Royaume qui sont presque tous Familiers[17] de ce saint Office, n’ozeroient eux-mêmes en parler. Il y a quelques jours qu’un sage Portugais m’informant des mœurs & des maniéres des Peuples d’Angola & du Brezil, où il avoit été plusieurs années, se faisoit un plaisir d’écouter à son tour le récit que je luy faisois des Sauvages de Canada ; mais lorsque j’en vins à la grillade des prisonniers de guerre qui tomboient entre les mains des Iroquois, il s’écria d’un ton furieux, que les Iroquois de Portugal étoient bien plus cruels que ceux de l’Amérique ; puisqu’ils brûloient, sans misericorde, leurs parents, & leurs amis, au lieu que les derniers ne faisoient endurer ce suplice qu’aux cruels ennemis de leur Nation. Les Portugais avoient autrefois une telle vénération pour les Moines, qu’ils se faisoient un scrupule d’entrer dans la Chambre de leurs Epouses, pendant que ces bons Péres les exhortoient à toute autre chose qu’à la pénitence. Mais il paroît aujourd’hui que cette liberté ne subsiste plus. Il faut avoüer aussi que la plupart ménent une vie si déréglée qu’ils m’ont scandalizé cent fois par leurs débauchés extraordinaires. Ils se servent des permissions du Nonce du Pape pour exercer toute sorte de libertinage. Car ce Ministre Papal, dont le pouvoir est sans bornes envers les Ecclésiastiques, leur permet, au refus de leurs Supérieurs, de porter le chapeau dans la Ville ; (c’est à dire d’aller sans compagnon) de coucher hors du Couvent, & même de faire quelque séjour à la Campagne ou ailleurs. Ils seroient, peut-être, plus sages, & leur nombre plus petit, si on ne les obligeoit pas de faire leurs derniers vœux à l’âge de quatorze ans ; aussi bien que les Réligieuses. La plûpart des Carrosses de Portugal sont des Carrosses coupés, qu’on y porte de France. Il n’y a que ceux du Roy & des Ambassadeurs qui puissent estre atelés avec six Chevaux ou six Mules. Les autres personnes, de quelque Nation ou distinction qu’elles soient, n’en ont que quatre dans la Ville ; mais ils en peuvent mettre cent lorsqu’ils sont hors de l’enceinte. Il n’y a que les jeunes gens qui aillent ordinairement en Carrosse, Car les Dames & les Vieillards se servent de litiéres. Ces deux Voitures ne sont permises qu’aux Nobles, aux Envoyez, aux Résidens, aux Consuls, & aux Ecclésiastiques. Ce qui fait que les plus riches Bourgeois & Marchands se contentent d’une espéce de caléche à deux roües, tirée par un Cheval qu’ils conduisent eux-mêmes. Les Mulets, qui portent les litiéres, sont plus grands, plus fins, & moins chargés d’encoleure que ceux d’Auvergne. Le couple vaut ordinairement huit cens Ecus ; & même il y en a qui se vendent jusqu’à douze cens ; sur tout ceux qu’on choisit dans la Province du fameux Don Guichot, qui parôit assez éloignée de Lisbonne. Les Mules qui tirent le Carrosse viennent de l’Estramadure, & le couple vaut cent pistoles, ou environ. Celles dont on se sert pour la selle, ainsi que les Mulets de charge & les Chevaux d’Espagne, sont de cent pour cent plus chers qu’en Castille. Les jeunes Cavaliers se proménent à cheval dans la Ville, quand il fait beau temps, exprés pour se faire admirer des Dames, qui, comme les Oiseaux de cage n’ont que la seule liberté de regarder par les trous des Jalousies[18], les gens qu’elles souhaiteroient attirer dans leur prison. Les Moines rantés ne font presque point de visite à pied : car leur Couvent entretient une certaine quantité de Mulets de selle, dont ils se servent alternativement. Il n’est rien de si plaisant que de voir caracoler ces bons Peres dans les rues avec de grands Chapeaux en pain de sucre, & des lunétes qui leur couvrent les trois quarts du visage. Quoique cette ville soit trés grande, & trés marchande, il n’y a cependant que deux bonnes Auberges Françoises ou l’on mange assez proprement, à trente & cing sols par repas. Je ne doute pas que le nombre n’augmentât si lesPortugais vouloient donner dans le plaisir de la bonne chére ; alors ils ne mépriseroient pas comme ils font, ceux qui la recherchent avec empressement. Ils ne se contentent pas d’avoir en horreur les mets d’un Traiteur, le nom de Cabaret leur est encore si odieux, qu’ils ne rendent jamais de visite aux gens qui campent dans cette Habitation charmante ; sur ce pied-là, Monsieur, vous pouvez conseiller à vos Amis qui seront curieux de voyager en Portugal, & qui voudront faire quelque séjour dans cette Ville, de se mettre en pension chez quelque Marchand François. On peut faire ici trés-bonne chére un peu chérement. La volaille Dalemtejo, les liévres, les perdrix de St. Ubal & la viande de boucherie des Algarves sont d’un goût merveilleux. Les jambons de Lamego sont plus exquis que ceux de Mayence & de Bayone ; cependant cette viande est tellement indigeste pour l’estomac des Portugais, que sans la consomption qui s’en fait chez les Moines, & chez quelques Inquisiteurs, on ne verroit guére de Cochons en Portugal. Les vins ont du corps & de la force, sur tout les rouges, dont la couleur va jusqu’au noir. Ceux d’Alegréte & de Barra à Burra sont les plus délicats & les moins couverts. Le Roy n’en boit jamais ; les gens de qualité n’en boivent presque point, non plus que les Femmes. La raison de ceci est que Venus a tant de pouvoir en Portugal, qu’elle a toûjours empêché, par la force de ses charmes, que Bacchus prît terre en ce pais-là. Cette Déesse y cause tant d’idolatrie, qu’elle semble disputer au vray Dieu le culte & l’adoration des Portugais, jusques dans les lieux les plus sacrez. Car c’est ordinairement aux Temples & aux processions que les engagemens se font, & que les rendez-vous se donnent. Ce sont les postes des Bandarros[19], des Courtisanes & d’autres Femmes d’intrigue secréte, qui ne manquent jamais de courir aux Fêtes qu’on célébre, au moins trois ou quatre fois la semaine, tantôt dans une Eglise & tantôt dans l’autre. Ces Avanturiers ont un talent merveilleux pour faire d’un clein d’ail des déclarations d’amour à ces Donzelles, dont ils recoivent la réponse par le même signal ; ce qui s’appelle Corresponder. Il ne s’agit ensuite que de découvrir leur Maison en les suivant pas à pas, jusque chez elles, au sortir de l’Eglise ; le fin du tour consiste à pousser jusqu’au Coin de la rue sans s’arrêter, ni sans tourner la tête ; dez-que les bonnes Dames sont entrées ches elles, de peur que les Maris ou les Rivaux n’ayent le contrechifre de l’intrigue. C’est au bout de cette rue que la vertu de patience est tellement nécessaire aux Avanturiers, qu’ils sont obligez d’attendre deux ou trois heures une servante, qu’il faut suivre jusqu’à ce qu’elle trouve l’ocasion de faire son Recado[20] en toute seureté. Il faut se fier à ces bonnes Confidentes, & même risquer sa vie sur leur parole & sur leur adresse ; car elles sont aussi rusées que fidéles à leurs Maîtresses, dont elles reçoivent des présens, aussi bien que des Amans, & quelquefois des Maris. Les Portugaises cachoient autrefois leurs visage avec le Manto[21] & ne montroient qu’un œil, comme les Espagnoles font aujourd’hui : mais depuis qu’on s’est appercû que les Villes maritimes étoient remplies d’enfans aussi blonds qu’en France, & qu’en Angleterre, on a comdamné ces pauvres Mantos à ne plus s’aprocher du visage des Dames. Les Portugais ont une si grande horreur pour les armes d’Actéon, qu’ils aimeroient mieux se couper les doigts que de prendre du tabac dans une Tabatiere de Corne. Cependant cette marchandise s’introduit icy comme ailleurs, malgré le fer & le poison, qu’on brave incessamment. Il ne se passe guére de mois qu’on n’entende parler de quelque avanture tragique, sur tout à l’arrivée des Flottes d’Angola & du Brezil. Le sort de la plûpart des gens de Mer qui font ces voyages est si fatal, qu’ils trouvent leurs épouses dans des Monastéres au lieu de les trouver dans leur Maison. La raison de ceci est, qu’elles aiment beaucoup mieux expier dans ces Prisons, les péchez qu’elles ont commis dans l’absence de leurs Maris, que d’être poignardées à leur retour. Aprez cela, Monsieur, l’on n’a pas eû grand tort de représenter l’Ocean avec des Cornes de Taureau. Car, ma foy, presque tous les gens qui s’exposent au risque de ses caprices ont à peu prés la même figure. La galanterie est donc icy trop scabreuse pour s’y attacher ; puisqu’il y va de la vie. On y trouve des Courtisanes dont il faut tâcher d’éviter le Commerce. Car outre le danger de rüiner sa Bourse & sa santé, on court celuy de se faire assommer. Les plus Belles sont ordinairement Amezadas[22] par des gens qui les font garder à veue ; Cependant, malgré cette précaution, elles se divertissent avec des gens sages aux dépens de ces foux. Ceux-ci sont indispensablement obligez d’entretenir à force de présens l’amour & la fidélité prétendues de ces Lais, dont la possession est d’une cherté inconcevable. Les Religieuses reçoivent des visites assez fréquentes de leurs Devotos, qui ont plus de passion pour elles que pour les femmes du monde ; comme il paroît par les jalouzies, les quérelles, & mille autres désordres que l’amour peut causer entre des Rivaux. Les Parloirs n’avoient autrefois qu’une grille simple, mais depuis que Milord Grafton suivi de quelques Capitaines de sa flotte, eut la curiosité de toucher les mains &c. des Religieuses d’Odivelas, le Roy ordonna qu’on mît une double grille aux Parloirs de tous les Couvens du Royaume. Il supprima presque aussitôt le droit des Devotos par la défence qu’il fit d’aprocher des Monastéres, sans cause légitime, qu’il est facile de supposer, lorsqu’on est assez fou de soupirer pour ces pauvres filles. Les Portugais ont l’esprit vif, ils pensent hardiment, & leurs expressions égalent assez bien la justesse de leurs idées. Il se trouve chez eux de bons Phisiciens, & bons Casuistes. Le célèbre Camœns étoit, sans contredit, un des plus illustres Citoyens du Parnasse. La fécondité de ses belles pensées, le choix de ses paroles, & l’air poli & dégagé avec lequel il a parlé, ont charmé tous ceux à qui la Langue Portugaise est assez familiére. Il est vray qu’il a eû le malheur d’avoir été brocardé par Moreri & par quelques Auteurs Espagnols, lesquels n’ayant pû s’empêcher d’avoüer qu’il n’est pas permis d’avoir plus d’esprit que ce Poëte infortuné, l’ont traité d’incrédule & de profane. : Un Moine-Catalan se récrie sur cent endroits de ses Luziadas Endechas Estrivillas &c. en le traitant d’impie & d’évaporé. J’en citeray deux icy. Le premier est la chute d’un sonnet intitulé soneto Não impresso, où il dit, aprez quelques réfléxions : Mais o melhor de tudo e crer en Christo. C’est à dire aprez tout le plus seur est de croire en Christ. Le second est aussi la fin d’une Gloza ; le voici. Si Deus se Busca no mundo nesses olhos se achara. Cela veut dire parlant à une Dame ; si l’on cherche Dieu dans le monde, on le trouvera dans vos yeux. Les Prédicateurs Portugais élévent leurs Saints presque au dessus de Dieu, & pour leur faire valoir leurs soufrances, ils les logent plûtôt aux Ecuries qu’en Paradis. Ils finissent leurs sermons par des exclamations & des cris si touchans, que les Femmes pleurent & soupirent comme de pauvres désespérées. On tient icy le mot d’Hérétique pour un Tître fort infamant ; la signification en est même trés odieuse. Les Prêtres & les Moines ont autant d’horreur pour Calvin, à cause de la Confession retranchée, que les Religieuses ont d’estime pour Luther, à cause de son mariage monasterizé ; On a fait icy des processions tous les Vendredis du Carême d’un bout de la ville à l’autre. J’ay vû plus de cent Disciplinans vêtus de blanc, lesquels ayant le visage couvert & le dos nû, se fouétoient de si bonne grace que le sang rejaillissoit sur le visage des Femmes, qui étoient assises le long des Rues, exprez pour chanter poüille aux moins ensanglantés. Ils étoient suivis d’autres Masques portant des Croix, des Chaînes, & des faisseaux d’Epées d’une pesanteur incroyable. Les Etrangers sont presque aussi jaloux que les Portugais. Ce qui fait que leurs Femmes craignent de se montrer aux meilleurs amis de leurs Epoux. Ils affectent de suivre la sévérité Portugaise avec tant d’exactitude, que ces Captives n’ozeroient lever les yeux. Cela n’empêche pas que le malheur, dont ils tâchent de se préserver, ne leur arrive souvent, malgré leurs précautions. On voit icy des gens de toutes sortes, de couleurs, des noirs, des mulâtres, des bazanez, des olivâtres. Mais la plûpart sont Triquenhos c’est à dire de la couleur de bled. Ce mélange de teints différens fait voir que le sang est si mêlé dans ce Royaume, que les véritables blancs y sont en trés-petit nombre. Ce qui fait qu’on ne sçauroit plus noblement exprimer, Je suis homme ou femme d’honeur, qu’en ces termes, eu son Branco ou Branca qui signifie, je suis blanc ou blanche. On peut marcher dans la ville nuit & jour, sans craindre les filoux. On trouve, jusqu’à trois ou quatre heures aprés minuit, des joueurs de Guitarre, qui joignent à la douceur de cet Instrument des airs aussi lugubres que le de Profundis ; Les danses du menu Peuple sont indécentes par les gestes impertinens de la teste & du ventre. La Musique instrumentale des Portugais choque d’abord l’oreille des Etrangers, mais au fond elle a quelque chose d’agreable, & qui plaît lors qu’on y est un peu acoutumé. Il n’en est pas de même de leur Musique vocale, car elle est si rude, & ses dissonances sont si mal suivies que le chant des Corneilles est plus mélodieux. Tous les motets qu’ils chantent dans les Eglises sont en langue Castillane ; aussi bien que leurs Pastorales, & la plûpart de leurs Chansons. Ils tâchent d’imiter les maniéres des Espagnols, autant qu’il leur est possible ; même jusqu’au Cérémoniel de leur Cour, auquel on se conforme si ponctuelement, que les Ministres seroient au désespoir d’en retrancher les moindres formalitez. L’Habit de Cérémonie du Roy & des Seigneurs est semblable à celui de nos Financiers, étant composé d’un just-au-corps noir, acompagné d’un Manteau de même couleur, d’un grand colet ou rabat de point de Venise, d’une perruque longue avec l’épée & la dague. On donne aux Ambassadeurs le Tître d’Excellencia & aux Envoyez & Residens celui de Senhoria. Le port de Lisbone est grand, seur & commode, quoique l’entrée en soit extrémement difficile ; les vaisseaux moüillent dans le Tage entre la Ville & le Château d’Almada à 18. brasses d’eau sur un fond de bonne tenue. Cette Rivière, que les Portugais appellent, O Rey dos riôs c’est à dire le Roy des Riviéres, a prez d’une lieüe de largeur dans cet endroit là ; où la marée monte ordinairement 12. pieds à pic, & plus de dix lieües en avant vers la source. Il est expressement deffendu à tous Capitaines de Vaisseaux de guerre & Marchans, étrangers ou de la Nation de saluer la ville au bruit du Canon, ni même d’en tirer un seul coup sous quelque prétexte que ce puisse être. Les Consulats de France, d’Angleterre & de Hollande rendent cinq ou six mille livres de rante aux Consuls de ces trois Nations, qui trouvent outre cela le moyen d’en gagner autant par le commerce qu’ils font. Voilà, Monsieur, tout ce que je puis vous aprendre aujourd’hui de ce beau païs qui seroit, à mon avis, un Paradis terrestre, s’il estoit habité par des Païsans moins gentishommes que ceux-ci. Le Climat est charmant & merveilleux, le ciel clair & serain, les eaux merveilleuses, & l’hiver si doux que je ne me suis pas encore aperçû du froid. Les gens y vivent des siécles entiers sans que le faix des années les incommode. Les Vieillards n’y sont point acablez d’infirmitez, comme ailleurs, l’appetit ne leur manque point, & leur sang n’est pas si destitué d’esprits, qu’ils ne puissent donner quelque fois à leurs Epouses des marques d’une santé parfaite. Les fiévres chaudes font du ravage en Portugal & les maux vénériens y régnent avec tant d’humanité que personne ne cherche à s’en deffaire. Le mal de Naples[23], qu’on dit être le plus en vogue, tourmente si peu les gens qui le conservent, que les Médecins mêmes qui l’ont se font scrupule de le chasser, parce qu’il s’obstine à revenir toûjours à la charge. Les Officiers de justice ont un air de fierté & d’arrogance insuportables, se voyant authorisez d’un Roy tres sévére Observateur des Loix. C’est ce qui les encourage à chercher noise au peuple, dont ils recoivent assez souvent de cruelles aubades. Il y a quelque temps que le Comte De Prado, gendre de Mr. le Marêchal de Villeroy, prit la peine d’envoyer à l’autre monde un insolent Corrigidor[24], qui se seroit bien passé de faire ce voyage. Ce Gentilhomme, qui étoit en carosse avec son Cousin, rencontra prez d’un coin de rüe cet Officier de Justice, monté comme un St. George, & par malheur si fier de son Employ qu’il ne daigna pas rendre le salut à ces deux Cavaliers. Je vous ay déja dit que les Seigneurs Portugais sont les gens du monde les plus vains ; sur ce pied vous ne serez pas surpris que ceux-ci soient décendus de Carrosse & qu’ensuite le Comte De Prado ait fait faire au Corrigidor le sault de la vie à la mort, désqu’il eût sauté de son cheval à terre. Un François diroit que le mépris ou l’inadvertance de cet Intendant ne méritoit pas un traitement si rude : mais les Titulaires Portugais, lesquels se couvrent devant le Roi, n’en conviendront pas ; quoiqu’il en soit, ils se sauvérent chez Mr. Sablée d’Etrées, qui les fit passer en France dans une Frégate de Brest. Au reste, Voicy l’état des Forces du Roy de Portugal ; 18. mille hommes d’Infanterie, 8. mille de Cavalerie, & 22. Vaisseaux de guerre, sçavoir,

4. Vaisseaux depuis 60. Canons jusqu’à 70.
6. Vaisseaux depuis 50. Canons jusqu’à 60.
6. Vaisseaux depuis 40. Canons jusqu’à 50.
6. Fregates depuis 30. Canons jusqu’à 40.

Vous remarquerez que ces Bâtimens sont un peu legers de bois, d’une bonne construction, & d’un beau gabarit étant raz pinces & de façons bien evidées. Les Arsenaux de Marine sont en mauvais ordre, & les bons Matelots sont aussi rares en Portugal, que les bons Officiers de Mer, parce qu’on n’a pas eû le soin de former des Classes de Mariniers, d’établir des Ecoles d’ydrographie, & de pourvoir à mille autres choses nécessaires, qui seroient de trop longue discussion. On accuse les Portugais d’être un peu lents à manœuvrer ; & d’être moins braves par mer que par terre.

Les Capitaines de Vaisseaux ont en général 22. patacas par mois, & leur table payée lors qu’ils sont en mer, avec quelques profits.

Les Lieutenans ont 16. Patacas par mois.
Les Enseignes ont 10. Patacas par mois.
Les bons Matelots ont 4. Patacas par mois.

Les Capitaines d’infanterie ont de solde & de revenant bon en paix comme en guerre, environ 25 Patacas par mois.
Les Alusieres, qui sont des espéces de Lieutenans, 8 Patacas.
Les Soldats environ 3. Sous de nôtre monnoye par jour.
Les Capitaines de Cavalerie ont de solde & de revenant bon en temps de Paix environ 100. Patacas par mois.
Les Lieutenans ont à peu prés 30. Patacas par mois.
Les Marêchaux de Logis prés de 15. Patacas par mois.
Les Cavaliers ont le fourrage & 4. Sous par jour.

A l’égard des Officiers Généraux de Terre & de Mer, on auroit de la peine à sçavoir au juste à combien leurs apointemens ont açoutumé de monter. Car le Roy donne des pensions aux uns, & des Commanderies aux autres, ainsi qu’il le juge à propos. Les Colonels, les Lieutenants Colonels, & les Majors d’infanterie, les Mestres de Camp de Cavalerie, & les Commissaires, n’ont point aussi de paye fixe. Les uns ont plus, les autres moins ; cela dépend des quartiers où sont leurs Troupes, & de la quantité de leurs Soldats ou Cavaliers. Ces troupes sont mal disciplinées les Habits des Cavaliers& des Fantassins ne sont point uniformes ; les uns sont vestus de gris, de rouge, de noir ; les autres de bleu, de vert &c. leurs armes sont bonnes & les Officiers ne se soucient guère qu’elles soient luisantes, poürveu qu’elles soient en bon état ; quoiqu’il en soit, on auroit de la peine à croire que ces Troupes firent des merveilles contre les Espagnols pendant les derniéres guerres : il falloit apparemment qu’elles fussent mieux réglées en ce temps-là qu’elles ne sont aujourd’huy, & que l’usage des guitarres les occupât moins qu’il ne fait à présent. Voici en quoy consistent les Monoyes du Païs.

La Piastre d’Espagne ou Piéce de Huit, que les Portugais appellent Pataca, vaut comme l’écu de France.750. Reis.
Les demi & les quarts valent à proportion.
Un Reis est un denier ; comme je l’ay déjà dit.
Un Vintain qui est la plus petite monnoye d’argent vaut. 20. Reis.
Un Teston vaut. 5. Vintains.
Le demi Teston à proportion.
Une Cruzada vieille vaut 4. Testons & 4 Vintains.
Une Cruzada nouvelle vaut 4 Testons.
La Mœda d’Ouro, qui est une Piéce d’or vaut 6 Patacas, & 3 Testons.
Les demi-Mœdas & les quarts valent à proportion.
Les Loüis d’or vieux ou neufs valent également 4. Piastres, moins 2. Testons.
Les demi & les quarts à proportion.
Les Pistoles d’Espagne de poids valent aussi 4. Piastres, moins 2. Testons.
Surquoy il y a du profit à tirer en les envoyant en Espagne, où elles valent justement quatre Piastres.

L’Efigie du Roy de Portugal ne paroît sur aucune de ces Monnoyes, & l’on ne fait point icy de diférence entre les Piastres de Feüille, du Mexique & du Perou, comme on fait ailleurs.

Au reste, vous remarquerez qu’aucune Monnoye de France n’a cours icy, si ce n’est les Ecus, les demi, & les quarts.

Les 128 ℔ de Portugal, pésent un quintal de Paris, composé de 100 ℔… Le Cabido est un mesure qui excedant la demi aulne de Paris de 3. pouces & 1 ligne a justement 2. pieds de France 1 pouce & 1 Ligne. La Bara est une autre mesure ; il en faut six pour faire dix Cabidos. La lieüe de Portugal est composée de 4200. pas géométriques de cinq pieds chacun. Je ne vous parleray point des intérêts du Roy de Portugal, puisque je ne veux point entrer dans les affaires de la Politique. D’ailleurs, je vous ay dit que je ne prétendois vous écrire autre chose si ce n’est des Bagatelles qu’on ne s’est jamais avisé de faire imprimer. Sans cela, je vous enverrois un détail des diférens Tribunaux ou Siéges de Justice, & quelques échantillons des Loix de ce Royaume. Je vous aprendrois que ce Parlement & cet Archevêché sont un des plus beaux Ornemens de cette Capitale ; que les Bénéfices Eclésiastiques sont d’un grand revenu ; qu’il n’y a point d’Abayes Commendataires ; que les Réligieux ne sont pas si bien rantez qu’on s’imagine, & qu’ils ne font pas trop bonne chere. Je vous dirois encore que l’Ordre du Roy s’appelle l’Habito de Christo, si Madame de Launoy ne vous l’avoit apris en racontant son admirable institution. Je me contenteray d’ajoûter seulement que le nombre des Chevaliers de cet Ordre surpasse extrêmement celuy de ses Commanderies, lesquelles sont de trés-peu d’importance. Je me borne à présent aux faits que cette Lettre contient. Peut-être pourrai-je revenir encore une fois dans cette Ville Royale, d’où je compte de partir incessamment, pour aller vers les Royaumes du Nord, en attendant qu’il plaise à Monsieur de Pontchartrain d’aller en Paradis, ou de rendre justice à celuy qui vous sera toûjours plus qu’à luy, Très humble &c.

A Lisbone ce 10. Avril 1694.



  1. Du temps de Mr. de Schomberg.
  2. Merced qui signifie merci, est un titre un peu au dessus de Vous.
  3. Devotos, ce ont les amis des Nonains. Ce mot signifie dévoués.
  4. Rade, moüillage prés des Côtes, où l’on est à couvert des vents qui viennent de ces Côtes.
  5. Havre de Barre, Port où l’on ne peut entrer qu’au temps de la pleine mer, parce que les Vaisseaux trouvent alors assez d’eau pour passer sur les sables, ou sur les fonds plats, sans échouer ni toucher. Bayone, Bilbao, Stena, Vianne, Porto, Aveiro, Mondego, Lisbone & Salé sont tous des Havres de Barre.
  6. Pavillon en berne, c’est le tenir frelé, ou pendant en monceau du haut en bas.
  7. Barre est à proprement parler un banc de sable, qui traverse ordinairement l’entrée des Riviéres, qui ne sont pas assez rapides pour repousser dans la Mer les sables que les vagues y accumulent, lorsque les vents du large souflent avec impétuosité. Toutes les barres peuvent estre appelées bancs de sable, car je n’ay jamais oüy dire qu’il y ait au monde aucune barre de chaîne de Rochers. Or comme ces sables s’élèvent vers sa surface de l’eau comme un petit côteau dans une plaine, les Vaisseaux n’y sçauroient passer qu’au temps de la pleine mer, parce qu’alors ils trouvent assez d’eau pour flotter au dessus.
  8. Caller, c’est enfoncer dans l’eau.
  9. C’est à dire de vieux Chrêtien. Grand Titre d’honneur dans ce Païs-là, par sa rareté.
  10. Posadas, Retraite ou espéce de Cabarets pour les Voyageurs.
  11. Hamak est une espèce de branle de coton, plus long & plus large que les branles des Matelots.
  12. Opede, autrefois Ambassadeur de France en cette Cour.
  13. Don, ce mot se raporte parfaitement à celui de Messire. Et en Espagne à celui de Sire ou Sieur. Dont les Savetiers &c. se qualifient.
  14. Etofes de Colchester.
  15. Doüane.
  16. C’est à dire dans le temps que les premiers Vaisseaux de Terre Neuve arrivent à Lisbone.
  17. Chevaliers craintifs.
  18. Fenestres à treillis, de l’ouverture du petit doigt.
  19. Ce sont des fanfarons du génie de Don Guichot, qui ne font autre mêtier que de chercher des avantures.
  20. Le message, ou le mot du guet pour le rendez-vous.
  21. Manto, voile de tafetas noir qui cachant absolument la taille & le visage, cachoit en même temps bien des intrigues.
  22. Amezadas, loüées par mois.
  23. C’est-à-dire le gros mal ; ou bien 'le mal de qui l’a.
  24. C’est à dire, Intendant ou Juge de Police.