Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un Sauvage/Lettre 2

La bibliothèque libre.
Veuve de Boeteman (p. 137-153).


MONSIEUR,



JE partis de Lisbone le 14. d’Avril, aprez avoir fait marché avec un Capitaine de Vaisseau Portugais, qui s’engagea de me porter à Amsterdam, pour trente Piastres. J’eus en même temps la précaution de me pourvoir d’un Passeport du Résident de Hollande, afin qu’on ne m’arrêtât pas en passant dans ce païs-là. Je décendis ensuite en bâteau jusqu’au lieu nommé Belin, qui n’est éloigné de Lisbonne que de deux lieües seulement. C’est dans ce petit Bourg que tous les Vaisseaux Marchans qui vont & qui viennent, sont obligez de raisonner[1] au grand Bureau, d’y porter leurs Factures, & leurs Connoissemens afin de payer les droits de leurs Cargaisons. Le 16. nous sortîmes de la Riviere du Tage, en suivant le scillage d’une Flotte de la Mer Baltique éscortée par un Lubekois nommé Creuger anobli par le Roy de Suéde, quoiques matelot d’origine, & qui montoit alors un Vaisseau de guerre Suédois de 60. Canons. Nous passâmes la barre par le grand Chenail, appellée la grande Passe[2], située entre le fort de Bougio & les Cachopas qui est un grand Banc de sables & de roches de trois quarts de lieües de longueur, & d’une demie de largeur ; sur lequel il est dangéreux d’être porté par les marées, lors qu’il fait calme. Vous remarquerez que nous aurions pû passer entre ce même Banc & le Fort saint Julien, situé du côté du Nord ou de Lisbone, vis à vis de celui de Bougio, si nous eussions eû des Pilotes du lieu ; mais comme nôtre Capitaine Portugais suivoit la Flotte dont je vous parle, il éstoit inutile de chercher cette derniere route. Nous ne fûmes pas plûtôt au large en pleine mer, au milieu de cette Flotte du Nord, que le brutal Commandant qui la convoyoit, arrivant sur nous à pleines voiles envoya un coup de Canon à boulet à l’avant de nôtre Vaisseau, & qu’il détacha son Lieutenant pour signifier à nôtre pauvre Patron qu’il eût à payer sans cesse deux Pistoles pour la canonade, & à s’éloigner aussitôt de sa Flotte, à moins qu’il ne voulût payer cent Piastres pour le droit d’escorte ; ce qu’il refusa de très bonne grace. Laissons cette affaire à part, afin de vous dire que la barre de Lisbonne est inaccessible pendant que les gros coups de vent d’Ouest & de Sud-Ouest souflent avec impétuosité : Ce qui n’arrive ordinairement qu’en hyver. Ajoûtons à cela que les vents de Nord & de Nord-Est y régnent huit mois de l’année, avec assez de modération. Ce qui fut cause que nôtre navigation, depuis l’embouchure du Tage jusqu’au Cap de Finisterre, fut plus longue que celle qu’on fait le plus souvent de l’Ile de Terre-Neuve en France. Je n’ay jamais vû de vens plus obstinez que ceux-là. Cependant nous en fûmes quittes pour lauvoyer le long des Côtes, dont nos Portugais n’ozérent s’éloigner à cause des Salteins qu’ils craignent plus que l’enfer. Enfin nous gagnâmes le Cap de Finistere aprés 18. ou 20. jours de Navigation. Ensuite, les vents s’étant rangez au Sud-Ouest, nous en profitâmes si bien qu’au bout de 10. ou douze jours nous reconûmes l’Ile de Garnezei ; il est vray que sans le Pilote François qui conduisoit le Navire, nous eussions donné plusieurs fois aux Côtes de la Manche[3]. Car il faut que vous sachiez que les Portugais ne connoissent point cés Terres, par le peu d’habitude qu’ils ont dans les Mers du Nord. Ce qui fait qu’ils sont obligez de se munir en Portugal de Pilotes étrangers, lorsqu’ils s’agit d’aller en Angleterre ou en Hollande. Le jour que nous découvrîmes cette Ile, deux gros Vaisseaux Anglois chassant sur nous à pleines Voiles, gagnèrent nôtre bord en trois ou quatre heures. L’un étoit de guerre du port de 60. Canons, & l’autre un Capre de 40. piéces, dont le Capitaine nommé Couper, avoit aussi les inclinations naturelles de couper les bourses ; comme vous verrez. Ils ne furent pas plûtôt à bord de nôtre Vaisseau, qu’il falut amener & mettre la Chaloupe à l’eau ; ce qui fit que je m’embarquay pour porter au Commandant, apellé Mr. Tonzein, le passeport du Résident de Hollande, que je pris à Lisbonne. Celui-ci me fit toutes les honêtetez possibles, jusque-là qu’il me jura que toutes mes hardes seroient à l’abri de la rapine du dit Couper, qui, selon les principes des gens de son mêtier, prétendois me piller, avec aussi peu de scrupule que de miséricorde. Cependant, la visite de nôtre Vaisseau ne pouvant se faire qu’à la rade de Garnezei, on l’y conduisit le même jour ; & dez-que nous eûmes tous moüillé l’ancre, les deux Capitaines Anglois descendant à terre envoyèrent des Visiteurs à nôtre Bord, pour tâcher d’avérer si les vins & les eaux de vie de nôtre cargaison étoient du cru de France, ou pour le compte des François ; ce qu’il fut impossible de prouver, aprez quinze jours de recherche & de perquisitions, comme je l’apris hier à Lubec. Il est question de vous dire que ce fâcheux contretemps me fit résoudre à m’embarquer cinq ou six jours aprez dans une Frégate Zélandoise, de Zériczée[4], aprez avoir fait présent au Capitaine Tonzein de quelques Barrils de vin d’Allegréte, d’une Caisse d’oranges, & de quelque vaisselle cizelée d’estremos[5], en reconnoissance de sa bonne chére & du bon traitement qu’il daigna me faire à son Bord, comme à terre. Ce second embarquement me fut plus favorable que le premier ; car j’arrivay le 3. jour de navigation à Zériczée, d’où je m’embarquay dans une Semaque de passage qui me porta jusqu’à Roterdam entre les Iles, à la faveur du vent & des marées. Cette derniére Ville est grande, belle, & trés marchande ; j’eus le plaisir de voir en deux jours le Collège de la Meuse, les Arsenaux de Marine, & la grande Tour que l’industrie d’un Charpentier sceut remétre dans son assiéte perpendiculaire, dans le temps que la pente de cet Edifice monstrueux faisoit craindre qu’il ne tombât sur la ville. Je vis aussi la Maison du fameux Erasme, aprez avoir considéré la beauté du Port, ou de la Meuse, dont l’entrée est tout à fait dangéreuse, à cause de quelques bancs de sable qui s’étendent assez loin dans la pleine mer. Au reste, le Commerce de Roterdam est trés-considérable, & les Marchans ont la facilité de faire venir leurs Vaisseaux aux portes de leurs Magazins par la commodité des Canaux, dont cette grande Ville est entrecoupée. Deux jours aprez à cinq heures du matin, je me servis d’une espéce de Coche d’eau pour aller Amsterdam. C’est un Bateau couvert à varangue platte, long & large, dans lequel il régne un banc de chaque costé de proue à poupe ; un cheval est suffisant pour tirer cette Voiture, avec laquelle on fait une lieüe par heure, moyennant 3. sols & demi de nôtre monnoye par lieüe. Ils partent à toute heure pleins ou vuides, pour toutes les principales Villes de Hollande ; mais il faut souvent traverser des villes pour changer de voiture. Je traversai celles de Delft, de Leide, & de Harlem qui me parurent grandes, belles & propres, ensuite j’arrivay à Amsterdam sur le soir, aprez avoir navigué douze lieües sur des Canaux bordés de bois, de prairies, de jardins, & de Maisons d’une beauté singuliere. Dez-que je fûs à l’Auberge, mon Hôte me donna un Conducteur, qui me fit voir en sept ou huit jours tout ce qu’il y a de plus curieux dans cette florissante Ville ; quoique je l’eusse pu faire en trois ou quatre jours, s’il eût été possible de trouver des Carrosses de louage, comme à Paris, ou ailleurs. Elle est belle, grande, & nette. La plûpart des Canaux sont bordés de trés-jolies Maisons, il est vray que l’eau croupissant dans ces grands Reservoirs, sent mauvais au temps des grandes Chaleurs. Les Maisons sont presque uniformes, & les Rues tirées au cordeau. L’Hôtel de Ville est bâti sur des Pilotis, quoique cette masse de pierre soit extrémement pesante. Elle est enrichie de plusieurs belles piéces de Sculpture & de Peinture, & même ornée de quelques Tapisseries de haut prix. On y voit des pierres de marbre, de jaspe, & de porphire, d’une beauté achevée, mais ce n’est rien en comparaison des écus qui moisissent sous les voûtes de ce monstrueux Edifice. La Maison de l’Amirauté est encore une bonne pièce, aussi bien que son Arsenal. Le Port, qui n’a guère moins d’un grand quart de lieëe de front, étoit si couvert de navires, qu’on eût pû sauter des uns aux autres assez facilement. Je vis quelques Temples assez curieux, sans compter la Synagogue des véritables juifs, qui y ont l’exercice public de leur vénérable Secte, en considération de son ancienneté. Les Eglises Catholiques, Lutheriénes, &c. y sont tacitement tolérées & l’on y prie Dieu à portes fermées, sans cloches ni carrillons. J’eus le plaisir de voir aussi les Maisons des Veuves & des Orphelins, & même celles des Scélérats & des Pécheresses qui travaillent sans cesse, pour l’expiation de leurs pécadilles. La Bourse est une Piéce d’Architecture assez grande pour contenir 8000 Hommes. Mais, ce que j’ay vû de plus superbe, ce sont dix ou douze Maisons de Musicos, ainsi nommées à cause de certains Instrumens de musique pitoyablement animés, au son desquels un tas de Coureuses font donner dans le piége, les gens qui ont le courage de les regarder sans leur cracher au visage. Elles s’attroupent dans ces Serrails, dez-qu’il est nuit. Dans les uns on joüe des Orgues, & dans les autres du Clavessin, ou de quelques autres Instrumens estropiez. On voit dans une grande Chambre de plein pié, ces hideuses Vestales habillées de toutes piéces, & de toutes couleurs, par le secours des Juifs, qui leur louent des coëfures & des habits, qu’ils ont conservé pour cet usage de pére en fils, depuis la destruction de Jerusalem. Tout le monde y est fort bien reçû, moyennant dix ou douze sous qu’il faut payer, en entrant, pour un verre de vin, capable d’empoisonner un Eléphant. On voit entrer un gros Matelot sa pipe à la bouche, ses cheveux gluans de sueur, & sa culote de gouldron colée sur les cuisses ; faisant des S jusqu’à ce qu’il tombe au pieds de sa Maîtresse. Ensuite il entre un Laquais demi saoul, qui vient chanter, danser & boire de l’eau de vie pour se desenyurer. Celui-ci est suivi d’un soldat qui tempête & fulmine à faire trembler ce Palais ; ou d’une Troupe d’Avanturiers, qui portent le manteau sur le nez, pour faire le diable à quatre, & se faire assommer de cinquante Coquins plus brutaux que des Anes. Enfin, Monsieur, c’est un amas de toutes sortes de Vauriens, qui, malgré l’odeur insuportable du tabac & du pied de messager, demeurent dans ce Cloaque jusqu’à deux heures aprés minuit, sans rendre tripes & boyaux. C’est tout ce que j’en sçay pour le présent. Je vis quelques Marchans François Catholiques en passant par cette fameuse Ville, dont les principaux sont les Sieurs de Moracin & Darreche Bayonois, & gens de mérite & de probité, qui ont aquis déja beaucoup de bien & de réputation. On m’a dit qu’il y avoit aussi un trés-grand nombre de Réfugiez, entre lesquels il s’en trouvoit qui ont établi des Manufactures, où les uns se sont enrichis, & les autres entièrement ruinez. Ceci prouve que le Refuge a été favorable aux uns, & fatal aux autres. En effet, il est constant que tel a porté de l’argent en Hollande, s’y voit misérable aujourd’hui, & tel autre qui n’avoit pas un obole en France, s’est fait Crésus dans cette République. Il me reste à vous dire, qu’il n’est point de Païs au monde, où les bonnes Auberges soient plus chéres qu’en celui-là. On y fait payer le lit & le feu à proportion des repas, dont on paye un demi Ducaton qui vaut 41. Sols de France, sur le pied du change présent. De sorte que pour le souper, le dîner, le lit, & le feu du Maître & du Valet, il en coûte au moins 8. florins de nôtre Monnoye. Voicy en quoy consistent celles de Hollande.

Un Ducaton vaut 3. Florins 3. sous. Un Ecu blanc 50. Sous une Livre 20. Sols. Un Scahn 6 Sols. Sol 16. Deniers.

Voici quelques mesures de Hollande.
La lieüe a prez de 3800. pas Géométriques.
L’aune est d’un pied 10. pouces, & 2. lignes de France.
La ℔ est égale à celle de Paris. La pinte est égale à la Chopine de Paris.
C’est tout ce que je puis vous dire de ce Pais-là.

Quand je partis d’Amsterdam pour aller à Hanbourg, je pris la voye la plus douce, & la moins chére, qui est celle de l’eau. J’avois résolu d’arrêter une place dans le Chariot de Poste ; mais on m’en détourna d’abord, à cause des risques que j’aurois courû d’être arrêté sur les Terres de quelques Princes d’Allemagne, où l’on est obligé de montrer ses Passeports, ce conseil épargna ma bourse, & ma personne. Car il m’en eût coûté quarante écus par cette voiture, pour maître & valet ; au lieu que j’en fus quitte pour 5. dans le Boyer où je m’embarquai : Il en part deux toutes les semaines pour Hambourg expressément, pour y porter des Passagers, qui peuvent louer de petites Cahutes ménagées dans ce Bâtiment, pour la commodité des gens qui veûlent être en particulier. Ces Boyers seroient tout-à-fait propres à naviguer dans le Fleuve St. Laurent par la côte du Sud, depuis son Embouchûre jusqu’à Quebec, & sur tout de Quebec jusqu’à Monreal. Ils seroient meilleurs que nos Barques pour cette navigation, par cinq ou six raisons, que je vous expliquerai. Premiérement, ils callent la moitié moins que nos Barques de même port ; ils présentent à 4 quarts de vent ; on les navigue à peu de frais, c’est à dire avec moins d’Agrez & Apparaux, & de matelots que nos Barques. Ils peuvent Virer de bord[6] d’un clein d’œil ; au lieu qu’il faut cinq ou six minutes à nos Barques pour cette maneuvre. Ce qui fait qu’elles donnent quelquefois à la côte en refusant[7]. Ils peuvent toucher sur le sable & sur le gravier sans risque, estant construits à Varangue demi platte ; pendant que nos Barques qui sont pincées & de façons évidées ne scauroient échouer sous voiles sans se brizer. Voilà Monsieur les avantages que ces Bâtimens ont sur les nôtres, ainsi vous pouvez hardiment écrire aux Marchans de la Rochelle qui font le Commerce de Canada, que ces Boyers leur seroient d’une trés grande utilité dans ce Païs là ; & vous les obligerez de leur en donner en même temps les dimensions suivantes, qui sont les principales de celui dans lequel je m’embarquai, & qui est un des plus petits qu’on fasse en Hollande. Il avoit 42. pieds de longueur, depuis l’étrave jusqu’à l’étambord, sur 10. piez de Bau. Le fonds de cale avoit 8. piés de large, & cinq de creux, ou environ. La Cabane de proüe avoit six piés de longueur ; elle estoit accompagnée d’une petite cheminée dont le Tuyau sortoit sur le pont, au pied du virevaut. Celle de poupe étoit de même grandeur, & son tillac étoit élevé de trois piés au dessus du Pont ; La barre de son éfroyable Gouvernail passoit sur la route de cette Cahute. Ce petit Bâtiment sans façons, avoit des Varangues presque aussi plattes que les Chalands de la Seine. L’estrave avoit cinq piés de queste, & l’estambord environ 10 pouces. Son Vibord estoit à peu prés d’un pié & demi d’élévation ; son mât avoit plus de 30. piés de haut, sur 10. pouces de diamétre ; sa voile avoit à peu prés la figure d’un Triangle rectiligne. Il avoit des seméles, qui sont des espéces d’ailes, dont les Charpentiers connoissent fort bien l’utilité. Enfin, pour en être mieux éclairci, vous pouvez écrire en Hollande, d’où l’on pourra vous en envoyer un modèle en bois ; Car, quelque description que je vous en fasse, les Charpentiers François n’y connoîtront presque rien. Il en est de ceci comme de certains instruments de Mathématique, ou d’autres Machines, dont les plus habiles gens ne sçauroient s’en faire une idée juste, à moins qu’ils ne les voyent.

Cette navigation d’Amsterdam à Hambourg se fait par les Wat, c’est à dire entre la terre ferme & une chaîne d’Iles situées à deux ou trois lieües au large, autour desquelles la marée monte & décend, comme ailleurs. Vous remarquerez qu’il y a des Chenaux entre ces Iles & la Terre ferme, qui sont plus profonds que le reste du Terrain, qu’on découvre à droit & à gauche, lequel asséche toutes les marées. Il est aisé de suivre ces Chenaux par le moyen de certaines Balizes, ou Arbrisseaux, plantées sur le sable de distance à autre. Dez-que la marée est à demi haute, on peut lever l’ancre, en suivant ces Chenaux, quoiqu’ils serpentent extrêmement ; & même il est facile de lauvoyer à la faveur du Courant, quand le vent est contraire, jusqu’à ce que la Mer vienne au point d’estre presque basse. Car alors il faut que le Bâtiment échoue sur le sable, & demeure ensuite tout à fait à sec. Je vis plus de trois cents Boyers plus grands que le nôtre, durant le cours de cette navigation, qui me paroît aussi seure que celle d’une Riviére, à la réserve d’un trajet de 10. lieües, qu’on est obligé de faire en pleine mer, depuis la derniere Ile jusqu’à l’emboûchûre de l’Elbe. Les marées montent 3. brasses à pic, depuis l’entrée de cette Riviére jusqu’à Lauxembourg situé à dix ou douze lieües au dessus de Hambourg ; ce qui fait que les Vaisseaux de guerre peuvent aisément monter jusqu’à cette derniére Ville.

Cette navigation d’Amsterdam à Hambourg, se fait ordinairement en sept ou huit jours, parce que les vents d’Ouest régnent les trois quarts de l’année dans ces parages là. Mais nôtre Voyage n’en dura que six, quoique nôtre Patron fût obligé de perdre une marée pour aller raisonner[8] à la ville d’Estade située à une lieüe de l’Elbe, où les Bâtimens doivent payer le péage au Roy de Suéde, à la réserve des Danois, qui pourroient avoir autant de droit d’en exiger un semblable, s’ils vouloient se prévaloir des moyens qu’ils trouveroient de fermer le passage de cette Riviére avec les Canons de Glucstat. L’Elbe a une grande lieüe de largeur vers son Emboucheure, & sa profondeur est sufisante pour les Vaisseaux de cinquante à soixante piéces dans le Chenail, au temps des marées de la pleine & de la nouvelle Lune. J’avoüe que l’entrée de cette Riviére est très difficile, & par conséquent dangereuse, à cause d’une infinité de sables mouvans qui la rendent inaccessible de non veûe[9], aussi bien que la nuit, malgré la précaution qu’on a eu de construire une Tour de bois un peu avant dans la Mer, pour y faire des feux qu’on découvre d’assez loin.

Hambourg est une grande Ville irrégulièrement fortifiée de gazon. Je ne vous parle point du Gouvernement Démocratique de cette ville Anséatique, non plus que de ses dépendances ; car il est à croire que vous n’ignorez pas ces sortes de choses, dont les Géographes traitent si amplement. Je me contenterai de vous dire qu’elle est considérable par son commerce, comme il est aisé d’en juger pour peu qu’on considére l’avantage de sa situation. Elle fournit presque toute la Haute Allemagne, de toutes sortes de marchandises étrangeres, par la commodité de l’Elbe, qui porte des bâteaux plats de 200. Tonneaux jusqu’au dessus de Dresde, & même on peut dire que cette Ville est d’un grand secours à l’Electeur de Brandebourg, puisque ces mêmes Bateaux montent jusques dans l’Aprée & dans quelques autres Riviéres des Etats de ce Prince. Les Marchans de Hambourg trafiquent dans toutes les parties du Monde, à la réserve de l’Amérique ; ils envoyent peu de Vaisseaux aux Indes Orientales, & dans le fonds de la Méditerrannée, mais beaucoup en Afrique, en Moscovie, en Espagne, en France, en Portugal, en Hollande, & en Angleterre, & même ils ont deux Flottes qui font le Commerce d’Arcangel, où elles se trouvent annuellement à la fin des mois de Juin, & de Septembre. Cette petite République entretient quatre Vaisseaux de guerre de cinquante Canons, & quelques Frégates legéres, qui servent à convoyer les Vaisseaux destinez pour la Méditerranée, ou pour les Côtes de Portugal & d’Espagne, où les Mores ne manqueroient pas de les enlever, s’ils naviguoient dans ces Mers-là sans escorte. Cette Ville n’est ni belle ni laide, mais la plupart des Rues sont si étroites, que les Carrosses sont obligés d’arrêter ou de reculer à tout moment. On s’y divertit assez bien. On y trouve ordinairement des Troupes de Comédiens François ou Italiens, & même un Opera Allemand, dont la Maison, le Théatre & les décorations ne cédent en rien aux plus beaux de l’Europe. Il est vray que les Habits des Acteurs sont aussi hétéroclites que leurs airs ; mais on peut se dédommager par la simphonie qui paroit assez bonne. Les environs de Hambourg sont tout à fait beaux, pendant l’Eté, à cause d’une infinité de Maisons de Campagne qui sont ornées de jardins très-jolis, & très-curieux, où les Arbres fruitiers, qu’on y voit en très grand nombre, produisent d’assez bons fruits, par le secours de l’Art, au défaut de la Nature. Au reste, je ne puis sortir de ces environs-là, sans vous raconter une chose assez particulière. Il faut donc vous dire qu’on trouve des Champs de bataille près de Hambourg, sur les Territoires de Danemark & de Lubec, où les quérelles particuliéres se terminent à la veüe d’une infinité de spectateurs, qui en sont avertis à son de trompe, quelques jours avant que les Champions entrent en lice. Il y a ceci de remarquable, que les Combatans, soit à pied, soit à cheval, implorent la médiation de deux Seconds, pour juger seulement des coups, & les séparer de part & d’autre, dez qu’il y a quatre goutes de sang répandues. Ce qui fait que les Parties se retirent pour la moindre égratigneure.

Et s’il arrive que l’une des deux tombe sur le carreau, le Vainqueur rentrant sur le Territoire de Hambourg se retire en triomphe dans cette Ville, au bruit de cris de joye que les Spectateurs font retentir dans les airs pour Honorer sa victoire. Ces Tragédies sont assez ordinaires dans ce Païs-là. Car comme c’est l’abord d’une infinité d’Etrangers, il arrive toûjours quelque désordre, qui se termine de cette maniere. Autrefois les Danois, les Suédois, & les Allemans accouroient en ces lieux-là, quand il s’agissoit de terminer les démêlez qui arrivoient entr’eux dans leur païs, où les duels sont étroitement défendus. Mais leurs Souverains ont mis ordre à cela, par la Déclaration qu’ils ont faite de les punir à leur retour, avec autant de sévérité, que s’ils se fussent battus dans leurs Etats.

Je partis de Hambourg aprez y avoir séjourné cinq ou six jours ; & me servant du Chariot de Porte qui va journellement à Lubec, dont chaque place coûte un écu & demi, j’arrivay le même jour dans cette Ville là. Dez-que nous arrivâmes aux portes, on nous demanda qui nous étions. Chacun dénonça franchement son Païs & sa profession ; mais la crainte d’estre arrêté m’empêcha d’estre aussi sincére que les autres Passagers. Je fis un peu le Jésuite dans cette rencontre-là, car je fus obligé de dire, en dirigeant mon intention, que j’estois Marchand Portugais, ce qui fit que j’en fus quitte pour être appellé Juif ; ensuite on nous laissa passer sans faire la visite de nos Cofres. La Ville de Lubec n’est pas si grande, ni si peuplée que celle de Hambourg, mais les rues sont plus larges & plus droites, & les maisons, plus belles. Les Vaisseaux sont rangez à côté les uns des autres, le long d’un beau quay, qui régne d’un bout de la Ville à l’autre, sur une Riviére si étroite, qu’elle est, à mon avis, plus profonde que large ; son plus grand commerce est celuy de la Mer Baltique, quoi qu’elle n’en est éloignée que de deux lieües. C’est justement l’endroit où je suis à présent, qui est situé à l’emboucheure de cette petite Riviére, dans laquelle, il est impossible que les grands Vaisseaux puissent entrer, à cause d’une Barre, sur laquelle on ne trouve tout au plus que 14 ou 15 pieds d’eau ; dans le temps même que les Vents du large font accidentellement enfler les eaux, à peu prez comme les marées de l’Ocean. Je m’embarquerai demain icy dans une Frégate destinée à porter des Passagers à Copenhague, pourvû que le vent de Sud continue comme il a fait aujourd’huy ; J’ay retenu la chambre de poupe dont je ne paye que deux Ducats, qui valent à peu près 4 écus de France. C’est la monnoye la plus courante, & la plus commode dans tous les Païs du Nord. Car elle a son cours en Hollande, en Danemarc, en Suéde, & chez tous les Princes d’Allemagne. Mais il faut prendre garde à n’en point recevoir qui ne soient de poids, si l’on veut éviter la chicane & la perte de quelques sols. Au reste, j’ay trouvé jusqu’ici de bonnes Auberges dans toutes les Villes où j’ay passé. Le bon vin de Bordeaux ne manque non plus à Hambourg qu’à Lubec. On y boit aussi des vins de Rhin & de Moselle, mais je les trouve plus propres à faire cuire des Carpes, qu’à toute autre chose. Adieu, Monsieur, le temps de finir ma Lettre & de plier bagage, s’aproche à l’heure qu’il est. J’espére d’être aprez demain à Copenhague, si ce vent de Sud est autant nôtre ami que je suis.



  1. C’est à dire de montrer leurs Passeports, & leurs Connoissemens.
  2. Passe c’est un Chenail ou passage entre deux Bancs ou deux Iles, &c.
  3. Ou Canal Britannique.
  4. Ville des Zélandois.
  5. Ville presque frontière de Portugal à l’Estramadure.
  6. Virer de bord c’est changer de bord, lorsqu’on louvoye, c’est à dire metre la proue & les voiles au contraire de ce qu’elles étoient avant que de virer de bord.
  7. Refuser c’est quand un Bâtiment ne veut pas tourner au vent, lorsqu’il est question de virer de Bord, en présentant la proüe, presque au même endroit où il avoit la poupe.
  8. Raisoner. C’est à dire produire les passeports de ses Factures ; & payer ensuite les droits.
  9. Non veûe, temps obscur couvert de Brouillards.