Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un Sauvage/Lettre 7

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Veuve de Boeteman (p. 208-222).
Voyages


MONSIEUR,



DEpuis trois mois que je suis dans cette bonne ville de Saragoça, vous m’avez écrit sept ou huit fois, en vous plaignant incessamment du peu de soin que j’ay eu de satisfaire vôtre curiosité, mais il faut vous en prendre à vous-même, & non pas à moy. Car, si vous n’aviez pas été si négligent à m’envoyer ce que je reçois aujourdhuy, ma plume n’auroit pas tracé dans mes Lettres l’inquiétude de mon esprit, au lieu de vous raconter ce qui suit.

Je ne sçay si je dois appeller cette Capitale du Royaume d’Arragon simplement belle, ou si je dois y ajoûter le mot de trés ; quoiqu’il, en soit, elle est fort grande. Les Rues sont larges, & bien pavées, les Maisons ordinaires ont trois étages, les autres en ont cinq ou six, mais elles sont toutes bâties à l’antique. Les Places ne méritent pas qu’on en parle. Les Couvens, qui sont icy en quantité, sont généralement beaux, & leurs jardins, & leurs Eglises ne le sont pas moins. L’Eglise Cathédrale, qui s’appelle la Ceu, est un trés-beau & trés-vaste Edifice. L’Eglise de Nuestra Senora del Pilar[1] n’a rien que de fort ordinaire en ce qui régarde l’Architecture. Il est vray, que la Chapelle où est cette Senora, semble tant soit peu curieuse, parce qu’elle est soûterraine. Les Espagnols prétendent qu’elle est d’une matiére inconnue à tous les hommes. Sans cela, je la croirois de bois de noyer. Cette Chappelle a trente six pieds de longueur & vint & six de largeur ; elle est remplie de Lampes, de balustres, & de Chandeliers d’argent, aussi bien que le grand Autel,& de quantité de pieds, de mains, de cœurs, & de testes, que les miracles de cette Vierge ont attiré dans ce lieu-là. Car vous sçavez qu’elle en fait tous les jours qui surpassent l’imagination ; mais ce qu’il y a de plus solide, c’est une infinité de Pierres précieuses, d’un prix inestimable, dont sa Robe, sa Couronne & sa Niche sont remplies[2]. Cette Ville est située sur les bords de la Riviére de l’Ebre, qui est large comme la Seine à Paris, & bâtie sur un terrain égal & uni, étant revêtue d’une simple muraille, dégradée & déchaussée en quelques endroits. Les Arragonois estiment infiniment le Pont de Pierre qui traverse la Riviére, parce qu’ils n’en ont pas veu cent autres qui sont plus beaux. Ils auroient plus de raison de regarder le Pont de bois situé un peu au dessous, comme le plus beau qui soit en Europe. On trouve dans cette Ville des Académies pour les exercices du Corps & de l’esprit ; sur tout une belle Université qui ne cède qu’à celles de Salamanca, & de Alcala de Henares. Les Ecoliers sont généralement tous habillez comme les Prêtres, c’est à dire en manteau long. Mr. le Duc de Jouvenazo est Viceroy de ce Royaume ; cette Dignité Triennalle me parôit plus honorable que lucrative ; car elle ne rend que six mille Ecus par an. L’Archevêque, en tire vingt mille de son Archevêché, mais comme il est véritablement homme de bien, il distribue le tiers de ce revenu aux pauvres. Sa naissance est des plus obscures, cependant il a été Président d’un des Conseils de la Cour d’Espagne, peutêtre est-ce à cause de l’antipatie naturelle qu’il a toujours eue pour les François. Les Chanoines de sa Cathédrale, & ceux de nôtre Dame du Pilier retirent cent écus par mois de leurs Canonicats. El justitia[3] est le Chef de tous les Tribunaux de l’Arragon. C’est entre ses mains que les Rois d’Espagne trouvent une Epée nue, quand ils prêtent le serment de conserver les Priviléges de ce Royaume, à leur avénement à la Couronne. Cette Cérémonie se fait à la Maison de la Députation, qui est un Edifice merveilleux. Le Salmedina est une espece de Lieutenant Général Civil & Criminel. Cette Charge de Robe & d’épée est triénalle, aussi bien que celle de son Lieutenant. L’Audiencia Real[4] est composée de plusieurs Conseillers qui sont aussi friands d’épices que les nôtres ; Outre cela il y a cinq Jurats, qui ne conservent leur pénible Emploi que deux ans. Ce sont des Juges de Police, qui se chargent du soin de la Ville. Enfin, je n’aurois jamais fait, si j’entreprenois de vous faire un détail des autres Charges de ce Royaume. Le pain, le vin, la Volaille, les Perdrix, & les Liévres y sont à trés bon marché. Mais la Viande de boucherie est extrêmement chére, & le bon poisson tout à fait rare. Les Etrangers, qui passent dans cette Ville, sont réduits à se loger en certaines Hôteleries que les Espagnols appellent Meson, où les Hôtes ne fournissent aux Passans que la Chambre & le lit, l’Ecurie, la paille, & l’orge[5]. Il est vray que les Valets ont soin d’acheter ce qu’on veut manger, & d’accommoder les Viandes de la maniére qu’on leur ordonne, pourvû que ce soit simplement à boüillir ou à rôtir. Les vins d’Arragon sont doux & forts, sur tout le vin rouge ; car le blanc a moins de force & de douçeur. Il n’y a d’autre Divertissement icy pendant l’Eté que la promenade. Les Cavaliers & les Dames sortent séparément de la Ville, vers le soir. Mais c’est moins pour prendre le frais que pour prendre le chaud. L’Hiver on a le plaisir de la Comédie, où l’on dit que les Prêtres & les Moines vont sans scrupule. Mr. le Duc de Jouvenazo tient tous les soirs assemblée chez luy ; on y raisonne, & on y boit des liqueurs ou du Chocolat. Les gens de la premiére qualité s’y trouvent presque toûjours. Ils sont honestes & affables au dernier point. Ils m’ont donné des marques sensibles d’amitié, & la plus grande est de m’avoir régalé dans leur Maison ; c’est ce qui me fait voir qu’ils ne sont pas si farouches qu’on me les avoit dépeints. J’avoüe qu’en public les soûris ne dérident jamais leur front, & que la familiarité de la joye ne leur fait rien rabatre de leur gravité afectée : Mais dans le particulier ce sont les plus jolies gens du monde ; c’est à dire les plus enjoués & les plus vifs. Les Arragonois sont presque tous aussi maigres que moy. De là, Monsieur, vous pouvez juger de leur bonne mine. Ils disent que cela provient de ce qu’ils transpirent beaucoup, qu’ils mangent & dorment peu ; qu’ils ont les passions de l’ame vives & fortes ; & qu’enfin ils dissipent les esprits influens par des exercices que les François ne font pas si souvent qu’eux. Leurs visages sont aussi pâles que le mien. Peut-être ces mêmes exercices en sont ils la cause, au moins Ovide le croit ainsi, palleat omnis amor, color est hic aptus amandi. Leur taille passe la médiocre. Leurs Cheveux sont châtein obscur, & leur tein est aussi clair que celui des Bearnois. Tout ce que je viens de vous dire à leur égard, se peut entendre aussi de leurs Femmes, dont la maigreur ne va pourtant pas si loin. On ne peut pas convenir qu’elles soient belles, mais on ne sçauroit s’empêcher d’avoüer qu’elles sont aimables, si la nature leur a été chiche en gorge & en front, elle leur a prodigué des gros yeux étincelans, si pleins de feu qu’ils brûlent sans quartier, depuis les pieds jusqu’à la teste, les gens qui s’en s’aprochent. Elles sont trés-obligées à Theuno femme de Pithagore de leur avoir apris que les Personnes de leur Séxe ne sont nées que pour l’agréable métier d’aimer, & d’être aimées. Cette douce Morale s’accorde parfaitement bien avec leur Compléxion. Aussi la pratiquent-elles à merveilles. Car dez le matin elles courent aux Eglises, plûtôt pour conquérir des cœurs, que le Paradis ; elles n’ont pas plûtôt dîné qu’elles vont chez leurs Amies, qui se rendent service réciproquement dans leurs Galanteries, en favorisant l’éntrée de leurs Amans chez les unes & chez les autres, avec bien de la ruse & de l’artifice. Il s’agit icy de finesse, car la vertu des Femmes conside icy plus qu’ailleurs à bien cacher son jeu. Leurs Maris sont clairvoyans, & pour peu que l’intrigue soit découverte, elles courent grand risque de faire le voyage de l’autre monde, à moins qu’elles ne se sauvent dans un Couvent. Il n’y a qu’un mois & demi que je vis poignarder une Fille par son propre Frére, dans une Eglise, au pied de l’Autel, pour avoir entretenu quelque temps un commerce amoureux. Il partit exprez de Madrid pour faire ce bel exploit, dont il fut châtié par deux mois de prison. On n’a fait icy que dix-huit ou vint assassinats de guet à pend depuis que j’y suis ; parce que les nuits sont un peu trop courtes. Mais on m’a dit qu’il ne se passe guére de nuit en hiver, qu’il ne s’en fasse deux ou trois. Il est vray que ce sont des gueux & des miserables de deux Paroisses de la Ville, qui s’insultent de cette maniére-là. Ce sont de vieilles inimitiez qui les portent à cette extrémité. Ce désordre provient de ce qu’il faut de grandes preuves pour condamner un homme à mort. Et de ce que les Criminels comdamnez se prévalent des priviléges du Royaume pour prolonger l’exécution d’un terme à l’autre. Ce qui fait qu’à la fin ils en sont quittes pour les Galéres, d’où ils sortent ensuite par mille sortes de voyes. De sorte que si quelque forte Partie ne presse les Juges, ils se sauvent toûjours de la corde. On ne sçait ce que c’est que de voler dans les rues, & ces meurtres ne se font jamais dans cette veüe-là. Je me suis souvent retiré seul de chez le Viceroy à onze heures, ou à minuit, sans qu’on m’ait insulté ; il est vray que j’ai cessé de m’y exposer, sur le conseil que les gens de qualité me donnérent, de marcher toujours accompagné, de peur que ces Assassins ne me prissent pour un autre. Quoiqu’il en soit, il n’y a rien à craindre pour les gens de quelque distinction, à moins qu’ils ne se trouvent envelopez dans quelque intrigue amoureuse ; Car alors on court risque d’estre poignardé dans les rues en plein midi. Il faut donc estre sage ou s’abandonner aux Courtisanes, pour éviter ce malheur. Or de ces deux moyens le premier est le meilleur, puisqu’il conserve également la Bourse & la santé. La Noblesse d’Arragon est assez riche ; mais elle le seroit davantage si les Païsans de ce Royaume, étoient aussi laborieux que les nôtres. Ces paresseux se contentent de faire labourer leurs Terres, semer, & receuillir leurs grains, par des Gavachos[6] dont l’Espagne est infectée. La populace conjecture que la France est le plus mauvais Païs du monde, puisque les François le quittent pour venir dans le leur. Il est vray que les Laboureurs, les Coupeurs de bled, les Bûcherons, & les gens de tous Métiers, sans compter les Cochers, les Laquais & les Porteurs d’eau sont presque tous Bearnois, ou Languedochiens, ou Auvergnats. On trouve icy quelques Marchands Bearnois, qui se sont enrichis par le commerce de France, qui, malgré la guerre, se fait encore assez ouvertement. Si les Arragonois avoient du sang aux ongles, & qu’ils voulussent enrichir leur pais, il leur seroit facile d’en venir à bout. La Rivière d’Ebre est navigable pour des Grands bateaux plats comme ceux de la Seine, depuis Tortaza jusqu’à prez de Mirandébro. Cinquante personnes qui sont décendues m’ont assûré qu’il y restoit en été trois pieds d’eau dans les endroits les moins profonds, & que d’ailleurs son courant est trés-paisible ; tellement que la seule difficulté ne consiste qu’à faire des chemins le long du rivage, pour hâler ces bateaux en la remontant. Les François emmenent icy quantité de Mules & de Bidets, sur quoi ils gagnent cent pour cent, tous frais faits. Ces Mules servent pour tirer les Carrosses & les Galeras[7], car celles d’Estramadure sont chères, & ne reussissent pas icy, comme dans les Pais Méridionaux de l’Espagne. A l’égard des Bidets, on les débite ordinairement mieux dans le Royaume de Valence, où les Païsans s’en servent à des usages diferens, Les Carrosses de ce païs ont, à peu prez, la figure des Coches de France, & ils vont d’une si grande lenteur, qu’ils ne feroient pas le tour de la Ville dans le plus grand jour de l’Eté. La Mode d’aller en visite à Cheval est icy comme en Portugal, & les Gentishommes & les Officiers de guerre sont habillez à la Françoise ; ils trouvent que l’habit à l’Espagnole est insuportable, à cause de la Golilla, qui est une espèce de Carcan, où le cou se trouve tellement enchassé, qu’il est impossible de baisser ou de tourner la teste. L’habit des Femmes paroît un peu ridicule aux Etrangers, quoiqu’ils ne le sont pas dans le fond. Je trouve à l’heure qu’il est, celuy des nôtres cent fois au dessous ; les Espagnoles ne scauroient cacher aucun défaut de nature. Leur taille, leur grandeur, & leurs cheveux paroissent tels qu’ils sont ; car elles ne portent ni coeffes, ni talons, ni corsets de baleine. Si les Françoises étoient obligées de prendre cette mode-là, elles ne tromperoient pas tant de gens, par leurs tours de cheveux, leurs talons, & leurs fausses hanches. Il est vray qu’on pourroit un peu reprocher aux Espagnoles de montrer à découvert la moitié de leurs bras, & de leurs épaules ; mais en même temps il ne faudroit pas épargner les Françoises qui afectent d’étaler deux piéces plus tentatives & plus animées. Car dés qu’on alléguera que les unes scandalizent par derriére, on aura le même droit de répondre que les autres scandalizent par devant. Au reste, si les Femmes sont gênées, elles ont l’agrément d’estre fort considérées. Car dés qu’elles passent dans les rues, à visage découvert, en Carrosse, ou à pied, on s’arrête pour leur faire une révérence ; à quoy elles répondent par une inclination de teste, sans plier le genou. Leurs Ecuyers, qui sont des Vieillards hors de soupçon, leur donnent la main nue ; car c’est la mode Espagnole. Ce sont les seuls qui aïent l’avantage de toucher leurs mains, car quand un Cavalier se trouve par hazard dans une Eglise auprès du Bénitier, & qu’une s’y présente, il trempe son Chapelet dans l’eau benite, pour luy en offrir. Il en est de même à la dance, ce qui n’arrive guére souvent. Car le Cavalier & la Dame ne se tiennent que par les deux bouts d’un mouchoir. Vous pouvez juger de là combien le salut du baiser y paroît choquant. Il faut que je vous fasse conoître que les Espagnols ne sont pas si farouches qu’on le publie, en vous donnant en même temps un petit détail de leurs repas. Un Gentilhomme que je voïois trés-souvent chez le Viceroy, & dans les Académies, m’ayant honoré d’une visite, je répondis à son honnêteté de la même manière. Il me reçut au haut de l’escalier, & m’ayant conduit dans une Salle où nous-nous entretînmes une demi-heure, je y demandai comment se portoit son Epouse, mais il me répondit qu’il la croyoit en assez bonne santé pour nous recevoir dans sa Chambre. Aprez cela voyant paroistre le Chocolat & les biscuits, ce Gentilhomme se leva pour m’introduire dans la Chambre de sa Femme, qui s’étant tenue debout pour recevoir nos revérences, s’assit sur son Sofa, pendant qu’on nous donnoit des chaises. Je luy dis que j’étois fort obligé à son Mari de m’avoir procuré l’honeur de la saluer ; elle me répondit qu’il me regardoit comme Espagnol, & comme Ami ; ensuite ayant pris le Chocolat, elle me demanda si je le trouvois bon, & si les Dames de France n’en prenoient pas. La conversation ne dura qu’un demi quart d’heure, car comme je craignois de pécher contre les formalitez Espagnoles, je me levai, je la saluai, & je sortis de la Chambre avec son Mari, qui me pria de dîner avec luy. Nous-nous promenâmes pendant ce temps-là dans son Jardin, & aprez avoir fait mener ses chevaux devant moi, nous remontâmes dans une Sale où le couvert étoit mis. Un moment aprez la Dame parut, entra, & aprez avoir salué à sa maniére, elle prit la place d’un côté de la Table[8], & nous de l’autre. On servit d’abord des Melons, des Raisins, des Pavies, & des Figues ; ensuite on nous donna chacun nos pitames à la manière des Moines, consistant en ce qui suit ; des cotelétes rôties dans le premier plat ; une perdrix & un pigeon aussi rôtis dans le second ; un lapreau en pâte dans le troisiéme, une fricassée de poulets dans le quatriéme, des Oronges[9] environées de petites Truites longues comme le doigt, dans le cinquiéme ; & une Tourte d’abricots dans le sixiéme. Aprez quoy l’on porta des boüillons jaunes comme le safran, dont ils estoient remplis. Voilà, Monsieur, en quoy consistoit la portion de chacun de nous. Cependant nôtre conversation ne roula que sur les Françoises. La Dame prétendoit que la grande liberté que les hommes ont en France, d’entrer chez les Femmes, de joüer, & de se promener avec elles, exposoit les plus sages & vertueuses à être deshonorées par des Indiscrets, & des Médisans ; qui pour se faire valoir gens à bonne fortune, diffament celles qui leur resistent. Enfin, aprez avoir bien déclamé contre les Maris, qui digérent paisiblement ces affronts, au lieu de se vanger, nous sortîmes de Table. Elle fit son salut ordinaire, en se retirant dans sa Chambre. Cependant je fis aussi ma retraite. Le Gentilhomme marcha toûjours devant moy, jusqu’à l’escalier, où il s’arrêta du côté gauche, afin de me laisser la main, en luy disant adieu. Il attendit que je fusse au pied de l’escalier pour recevoir un coup de chapeau ; ensuite nous nous perdîmes de veüe l’un & l’autre. Je vous raconte cette avanture pour vous faire connoistre la maniére dont les Espagnols en usent envers leurs Amis. Si cent Gentishommes m’avoient régalé, il n’y auroit aucune diférence de ce que je vous ay dit, si ce n’est, peut-estre, en la bonne chére. Car pour la Cérémonie, c’est toujours la même chose chez les uns, comme chez les autres. Ainsi, par cette Description vous sçavez tout ce qui se pratique en Espagne, en pareille occasion. Je croy vous avoir dit que les Espagnoles nous traitent d’indiscrets ; elles n’ont, peut-être, pas tout le tort. Car toutes les Femmes de l’Europe tiennent le même langage. Voici quelques vers Espagnols qu’un fou de Poëte a faits sur cette matiére, il y a cinquante ans.

Los discretos Espagnoles,
Los maridos Zelozos,
Hazen en Callados Gozos
Orejas de Caracoles.
No son tales los Francezes,
Tanto no pueden cubrir,
Antes mas quieren mil vezes,
No hazer, que no dezir.

Cela veut dire en bonne prose, que les discrets Espagnols aident aux Femmes à coëfer leurs Maris, par des embrassemens secrets. Que les François au contraire ne peuvent rien cacher, car ils aiment mille fois mieux ne pas faire le coup, que de ne pas le dire. Voila, Monsieur, à peu prez, le raisonnement de ce Huron, qui prétend que nous faisons gloire de payer les faveurs des Dames, avec une ingratitude qui ternit leur réputation, de fond en comble. Cet avis peut leur aprendre à ne se pas fier à des Evaporez. Une Femme d’esprit ne sera jamais embarrassée à connoistre le Caractére d’un homme, lors qu’elle voudra s’en donner la peine. Les jeunes gens sont foux. Cependant les Dames les préférent aux gens sages, parce que la Sagesse ne leur vient qu’à l’âge où la nature commence à filer doux. La Langue indiscréte des jeunes Cavaliers fait un tort considérable à leurs Maitresses, mais les Femmes de chambre & les Confidentes n’en font pas moins. Les Femmes se perdent souvent elles-mêmes pour ne pas prendre assez de précaution envers leurs Domestiques. J’appelle une femme sage celle qui sçait bien cacher ses folies. C’est un des premiers talens des Espagnoles. Lesquelles font en cela beaucoup de grace à leurs Maris, car enfin le coup ne fait que le cocu, au lieu que le bruit fait les Cornes. Sur ce beau mot, je finis ma lettre, en vous priant de m’écrire à Bilbao, où je dois aller au premier jour. Delà je côtoyerai par terre ou par mer, les côtes maritimes jusqu’en Portugal, afin de connoistre les Ports & les Havres dont on m’a parlé tant de fois. Cette découverte me fera plus de plaisir que si je voyois les Plus belles Villes du monde. Cela vous fait voir qu’il ne faut pas disputer des goûts,

Je suis,
Monsieur,
Vôtre, &c.
A SARAGOZA, le 8. Octobre, 1695.



  1. Nôtre Dame du Pilier.
  2. On voit encore deux Eglises construites par les Gots, où il ne manque ni beauté ni solidité. On y remarque de très belles voûtes d’ogive, qui font voir que ces Peuples entendoient parfaitement bien la Stéréotomie.
  3. Cette Charge est à peu prés celle de Chancelier.
  4. Parlement.
  5. Il n’y a ni foin, ni avoine en Espagne.
  6. Epitéte qu’ils donnent aux François, & qui dans le fond ne signifie rien du tout.
  7. Grandes Charretes, qui portent 80. quintaux & qui sont tirées par huit Mules.
  8. Table séparée par dessous avec des planches, afin que les pieds des Conviez ne se touchent pas.
  9. Espece de champignons rouges dessus & jaunes dessous.