Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un Sauvage/Lettre 6

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Veuve de Boeteman (p. 201-207).


MONSIEUR,



POur le coup je suis sauvé, aprez l’avoir échapé belle, comme vous l’aurés sans doute apris, lorsqu’on vous aura donné des nouvelles de ma fuite, dont voicy le détail, en fort peu de mots. J’étois prêt à me trouver au Rendez-vous que je vous avois donné à Orthez, & pour cet effet j’avois esté à Dax, où je devois recevoir des papiers qui me paroissoient fort utiles ; quand, par un bonheur sans égal, une lettre d’une certaine personne de Versailles me fut rendue. Je ne l’eus pas plûtôt leüe que je pris le chemin de mon Auberge, afin de méditer les moyens de sortir du Royaume, sans être poursuivi. Vous pouvez croire que mon Conseil fut bien tôt assemblé, car une cervelle comme la mienne n’est pas de nature à perdre le temps en délibérations. Sur ce pied, je me déterminai à donner le change à mon Hôte, luy demandant par écrit le chemin d’Agen, où je suposay avoir quelque afaire. Le meilleur de l’affaire c’est que j’avois déjà tiré de mes Fermiers prés de deux cens Loüis, comme vous l’avez apris, avec un très-beau cheval qui m’a si généreusement retiré du bourbier. Il fut question de me lever au point du jour, & de me faire conduire par une porte de la Ville, qui me menoit à toute autre route que celle dont je vous parleray. Car, dez-que je fus sorti, je pris le chemin d’Orthez, évitant toutes sortes de Bourgs & de Villages, passant par des Landes, dans des Champs, dans des Vignes, & dans des Bois, en suivant de petits sentiers, couchant en des maisons écartées. Je n’avois d’autre guide que le soleil, & la veüe des Pirénées. Je demandois aux gens que je rencontrois dans mon chemin, quel estoit celuy de Pau, enfin, pour couper court, sans m’arrêter au récit de quelques rencontres, je vous diray que j’arrivay à Laruns le dernier Village de Bearn, situé, comme vous sçavez, dans la Vallée d’Ozao. Je ne fus pas plûtôt entré dans cet impertinent Village, qu’un tas de Païsans m’investit de tous côtez. Jugez, s’il vous plaît, si je n’avois pas raison de croire que le grand Prévôt n’étoit pas loin. Cependant je me trompai, car ces Coquins ne m’arrêtérent que parce que ma mine leur parut Huguenote. Ils me laissérent pourtant métre pied à terre, dans un Cabaret, que vous auriez pris pour l’Antichambre de l’enfer, tant il estoit obscur & plein de fumée. Ce fut là que le Curé prit la peine d’acourir pour m’interroger sur des matiéres de Religion. Ce fut aussi là où le connus que la plupart des Curez de Village, sçavent aussi peu ce qu’ils croyent, que leurs Paroissiens, car après luy avoir répondu sur tous les Points dont il m’avoit interrogé, il jura sur son Dieu que j’étois Huguenot. C’est icy, Monsieur, où la patience pensa m’échaper, mais à la fin considérant que j’avois affaire à des Bêtes, je creus qu’il faloit aussi les traiter en Bêtes, il falut donc me résoudre à leur réciter des Litanies & les Vêpres du Dimanche. Cependant cela ne produisit pas l’effet que j’en attendois ; Car ils s’obstinoient toujours à me vouloir conduire à Pau. Aprez cela jugez de l’embarras où je me trouvois. Car cette infame Canaille disoit que les Pseaumes & les Litanies, étoient les premiéres priéres que les Huguenots aprenoient pour sortir du Royaume. J’avois beau dire que j’étois Ecuyer de Mr. Sablé d’Etrées, & que j’allois joindre cet Ambassadeur en Portugal. C’étoit clamare in Deserto. J’avois beau les menacer d’envoyer un Exprez à l’intendant de Pau, pour demander justice de l’affront qu’ils me faisoient, & de mon retardement. Tout cela ne les touchoit point. Enfin, aprez avoir bien réfléchi sur l’embarras où je me trouvois, je me résolus d’essayer tous les moyens qui peuvent ébloüir les ignorans, quoique la chose fût difficile, parce qu’ils se donnoient tous des airs de Docteurs. C’est icy où je dois prier Dieu qu’il bénisse l’inventeur du Tabac en poudre, car pendant que j’agitois mon esprit trois ou quatre heures avec ces Marauts, je ne faisois qu’en prendre sans m’en apercevoir. Or comme j’ouvrois ma Tabatiére à tout moment, un des plus traitables Païsans de la Compagnie s’avisa de me demander à voir la peinture qui étoit dedans ; laquelle représentoit une Dame de la Cour étendue sur un lit de repos toute nue, les cheveux épars. Celuy-ci ne l’eut pas plûtôt veue, que l’aïant fait voir aux autres, ils se dirent entr’eux en Bearnois, que c’étoit une Madelaine. A ce beau mot je pris courage, ne faisant pas semblant de l’entendre ; quand tout à coup le Curé me demanda ce que ce portrait-là signifioit. Je luy répondis que c’étoit une Sainte qui vengeroit l’insulte qu’on faisoit au meilleur de tous ses Dévots, & prenant la bale au bond, je regardai fixement cette nudité, & je forgeai sur le champ une prière à cette Sainte, suivi d’un éloge, où je luy atribuois plus de miracles qu’à tous les autres Saints de Paradis. Cette oraison jointe aux exclamations que je faisois aveugla tellement la Troupe, que chacun baisa, tête nue, la Dame dont il est question, avec un zéle merveilleux. Alors je cessai d’être Huguenot, d’autant plus que je continuai à invoquer cette Sainte qu’on connoît en Bearn avec la même ferveur & la même disposition à faire des miracles. Ce fût à qui pourroit obtenir ces priéres par écrit, pendant que chacun s’empressoit à l’envi de me guider dans les Montagnes, & de me fournir des Mules. Voilà, Monsieur, un détail assez plaisant des effets du Tabac en poudre. S’il sert à bien des gens pour trouver une réponse, pendant cet espace de temps qu’il luy faut pour aller depuis les doigts jusqu’au fond du nez ; il m’a servi d’une autre manière à me tirer d’afaises, sans y penser. Quel malheur pour un honête homme d’estre obligé de profaner les Saints pour sauver sa vie ? Il est vray que j’ay dirigé mon intention en cela. Néanmoins, j’en ay demandé pardon à Dieu. Or ceci vous fait voir qu’un mensonge bien habile fait dans l’esprit du Vulgaire ignorant, des impressions que la vérité toute nue ne scauroit faire. Quelle pitié qu’un Curé ne sçache pas son Cathéchisme ! pendant qu’il avale des fables pour des miracles. C’est l’affaire des Evêques, & non pas la mienne : il en est de ces Prélats comme des Officiers de guerre, plusieurs le sont par faveur, plutôt que par mérite. La plûpart s’attachent à la sçience de plaire à leurs Souverains, au lieu de plaire à Dieu. Vouloir réformer ces abus, c’est prétendre avaler toute l’eau de la Mer. Je n’en dis pas d’avantage ; car ceci ne me touche pas. Ainsi, je reprens le fil de mon Avanture, en vous disant que je louay deux Mules, l’une pour mon Guide, & l’autre pour moy. Mon cheval étoit si fatigué des éforts qu’il avoit été obligé de faire pour me sauver, que la reconoissance vouloit que je le traitasse, avec toute sorte de douceur & d’humanité, puisqu’il l’avoit si bien mérité par ses bons services. Cependant, la nuit, qui me paroissoit un siécle, tant je craignois l’aproche de l’Engeance Prevôtale, me donna plus de temps qu’il n’en faloit pour demander pardon à Dieu de l’invention dont je m’estois servi, sous les auspices de ses Saints, pour me tirer d’affaire. Dans cette situation je mettois incessamment la teste à la fenestre, pour appeller l’aube de jour ; mais ce Village est si fort enclavé dans les Pirénées, qu’à peine y voit on le soleil au plus haut degré de son ascension, & la dixieme partie de la voûte des Cieux. Enfin, las de cette manœuvre & fatigué des travaux du corps & de l’esprit, j’allois donner à la nature une heure de sommeil, pour trois jours de veille, quand j’entendis un grand bruit d’hommes & de chevaux à la porte du Cabaret. Les coups qu’ils y donnoient, & les cris qu’ils jettoient, firent glacer tout mon sang dans les veines. Car je crus que tous les Archers du Royaume, étoient à mes trousses. Cependant, j’en fus quitte pour la peur ; car c’étoit des Muletiers qui alloient trafiquer en Espagne, Pendant ce temps là mon Guide & le jour étant arrivez ensemble, nous profitâmes de la compagnie de ces Voituriers. Ce jour-là nous passâmes jusqu’à Sallent premier Village d’Espagne, éloigné de sept lieues de Sarans, aprez avoir passé devant une maison qu’on apelle Aigues-Caudes[1], où l’on prend les bains qui guerissent une infinité de maladies. Dez-que j’arrivay à Sallent, on me conduisit dans un Cabaret sombre & ténébreux, plus propre à loger des Morts que des Vivans. J’étois si fort accablé de sommeil que je dormois debout. Mais comme les Lits me parurent des greniers à poux, je fis étendre de la paille sur le planché, où je me jettai, aprez avoir permis à mon Guide de faire aussi bonne chère qu’il voudroit, pourveu qu’il ne m’éveillât pas. En cet état je dormis depuis nœuf heures du soir jusqu’au lendemain à midi, sans m’éveiller, ensuite nous employames le reste du jour à chercher dequoy faire un trés-mauvais repas. Le jour suivant nous piquâmes de fort bonne grace pour gagner un cabaret, où nous trouvâmes quantité de Poulets & de Pigeons, sur lesquels nous-nous dédomageâmes du précedent gîte. Enfin, nous arrivâmes hier en cette Ville, qui est située dans le plat Païs, à deux lieües des Montagnes. Tout ce que je puis vous dire, c’est que depuis Sarans jusqu’icy, la traverse est de 22. Lieües ; & l’on ne fait que monter & décendre par des chemins si étroits, que pour peu qu’une Mule bronchât, on tomberoit avec elle dans des précipices affreux. Mon Guide m’a dit que la route de la Valée d’Aspe est plus belle, plus courte, & plus commode. Mais que celle de St Jean de pied de port surpasse les autres, puisqu’il n’y a que huit lieües de montagnes entre Roncevaux & le plat Païs de la Navarre. Quoiqu’il en soit, je suis surpris que Hercule n’ait pas séparé ces Montagnes, pour la commodité des Voyageurs ; comme il a fait celles de Calpé & Abila pour l’avantage des Navigateurs. Je pars demain à la pointe du jour, pour Saragoça, afin d’y arriver le même jour.

Je suis, Monsieur,
A HUESCA, le 11 Juillet 1695.



  1. C’est à dire eaux chaudes.