Dialogues des morts/Dialogue 13

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 194-198).


XIII

SOLON ET JUSTINIEN


Idée juste des lois propres à rendre un peuple bon et heureux


Justinien. — Rien n’est semblable à la majesté des lois romaines. Vous avez eu chez les Grecs la réputation d’un grand législateur ; mais si vous aviez vécu parmi nous, votre gloire aurait été bien obscurcie.

Solon. — Pourquoi m’aurait-on méprisé en votre pays ?

Justinien. — C’est que les Romains ont bien enchéri sur les Grecs pour le nombre des lois et pour leur perfection.

Solon. — En quoi ont-ils donc enchéri ?

Justinien. — Nous avons une infinité de lois merveilleuses qui ont été faites en divers temps. J’aurai dans tous les siècles la gloire d’avoir compilé dans mon Code tout ce grand corps de lois.

Solon. — J’ai ouï dire souvent à Cicéron, ici-bas, que les lois des Douze Tables étaient les plus parfaites que les Romains aient eues. Vous trouverez bon que je remarque en passant que ces lois allèrent de Grèce à Rome, et qu’elles venaient principalement de Lacédémone.

Justinien. — Elles viendront d’où il vous plaira ; mais elles étaient trop simples et trop courtes pour entrer en comparaison avec nos lois, qui ont tout prévu, tout décidé, tout mis en ordre avec un détail infini.

Solon. — Pour moi, je croyais que des lois, pour être bonnes, devaient être claires, simples, courtes, proportionnées à tout un peuple, qui doit les entendre, les retenir facilement, les aimer, les suivre à toute heure et à tout moment.

Justinien. — Mais des lois simples et courtes n’exercent point assez la science et le génie des jurisconsultes ; elles n’approfondissent point assez les belles questions.

Solon. — J’avoue qu’il me paraissait que les lois étaient faites pour éviter les questions épineuses et pour conserver dans un peuple les bonnes mœurs, l’ordre et la paix ; mais vous m’apprenez qu’elles doivent exercer les esprits subtils et leur fournir de quoi plaider.

Justinien. — Rome a produit de savants jurisconsultes : Sparte n’avait que des soldats ignorants.

Solon. — J’aurais cru que les bonnes lois sont celles qui font qu’on n’a pas besoin de jurisconsultes, et que tous les ignorants vivent en paix à l’abri de ces lois simples et claires, sans être réduits à consulter de vains sophistes sur le sens de divers textes, ou sur la manière de les concilier. Je conclurais que des lois ne sont guère bonnes quand il faut tant de savants pour les expliquer, et qu’ils ne sont jamais d’accord entre eux.

Justinien. — Pour accorder tout, j’ai fait ma compilation.

Solon. — Tribonien me disait hier que c’est lui qui l’a faite.

Justinien. — Il est vrai, mais il l’a faite par mes ordres. Un empereur ne fait pas lui-même un tel ouvrage.

Solon. — Pour moi, qui ai régné, j’ai cru que la fonction principale de celui qui gouverne les peuples est de leur donner des lois qui règlent tout ensemble le roi et les peuples, pour les rendre bons et heureux. Commander des armées et remporter des victoires n’est rien en comparaison de la gloire d’un législateur. Mais, pour revenir à votre Tribonien, il n’a fait qu’une compilation des lois de divers temps qui ont souvent varié, et vous n’avez jamais eu un vrai corps de lois faites ensemble par un même dessein, pour former les mœurs et le gouvernement entier d’une nation : c’est un recueil de lois particulières pour décider sur les prétentions réciproques des particuliers. Mais les Grecs ont seuls la gloire d’avoir fait des lois fondamentales pour conduire un peuple sur des principes philosophiques, et pour régler toute sa politique et tout son gouvernement. Pour la multitude de vos lois que vous vantez tant, c’est ce qui me fait croire que vous n’en avez pas eu de bonnes, ou que vous n’avez pas su les conserver dans leur simplicité. Pour bien gouverner un peuple, il faut peu de juges et peu de lois. Il y a peu d’hommes capables d’être juges ; la multitude des juges corrompt tout. La multitude des lois n’est pas moins pernicieuse ; on ne les entend plus, on ne les garde plus. Dès qu’il y en a tant, on s’accoutume à les révérer en apparence, et à les violer sous de beaux prétextes. La vanité les fait faire avec faste ; l’avarice et les autres passions les font mépriser. On s’en joue par la subtilité des sophistes, qui les expliquent comme chacun le demande pour son argent ; de là naît la chicane, qui est un monstre né pour dévorer le genre humain. Je juge des causes par leurs effets. Les lois ne me paraissent bonnes que dans les pays où l’on ne plaide point, et où des lois simples et courtes ont évité toutes les questions. Je ne voudrais ni dispositions par testament, ni adoptions, ni exhérédations, ni substitutions, ni emprunts, ni ventes, ni échanges. Je ne voudrais qu’une étendue très bornée de terre dans chaque famille ; que ce bien fût inaliénable, et que le magistrat le partageât également aux enfants selon la loi, après la mort du père. Quand les familles se multiplieraient trop à proportion de l’étendue des terres, j’enverrais une partie du peuple faire une colonie dans quelque île déserte. Moyennant cette règle courte et simple, je me passerais de tout votre fatras de lois, et je ne songerais qu’à régler les mœurs, qu’à élever la jeunesse à la sobriété, au travail, à la patience, au mépris de la mollesse, au courage contre les douleurs et contre la mort. Cela vaudrait mieux que de subtiliser sur les contrats ou sur les tutelles.

Justinien. — Vous renverseriez par des lois si sèches et si austères tout ce qu’il y a de plus ingénieux dans la jurisprudence.

Solon. — J’aime mieux des lois simples, dures et sauvage, qu’un art ingénieux de troubler le repos des hommes, et de corrompre le fond des mœurs. Jamais on n’a vu tant de lois que de votre temps ; jamais on n’a vu votre empire si lâche, si efféminé, si abâtardi, si indigne des anciens Romains, qui ressemblaient assez aux Spartiates. Vous-même, vous n’avez été qu’un fourbe, un impie, un scélérat, un destructeur des bonnes lois, un homme vain et faux en tout. Votre Tribonien a été aussi méchant, aussi double, et aussi dissolu. Procope vous a démasqué. Je reviens aux lois : elles ne sont lois qu’autant qu’elles sont facilement connues, crues, aimées, suivies ; et elles ne sont bonnes qu’autant que leur exécution rend les peuples bons et heureux. Vous n’avez fait personne bon et heureux par votre fastueuse compilation ; d’où je conclus qu’elle mérite d’être brûlée. Mais je vois que vous vous fâchez. La majesté impériale se croit au-dessus de la vérité ; mais son ombre n’est plus qu’une ombre à qui on dit la vérité impunément. Je me retire néanmoins, pour apaiser votre bile allumée.