Dialogues des morts/Dialogue 20

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 229-237).


XX

MERCURE, CHARON ET ALCIBIADE


Caractère d’un jeune prince corrompu par l’ambition et l’amour du plaisir


Charon. — Quel homme mènes-tu là ? il fait bien l’important. Qu’a-t-il plus qu’un autre pour s’en faire accroire ?

Mercure. — Il était beau, bien fait, habile, vaillant, éloquent, propre à charmer tout le monde. Jamais homme n’a été si souple ; il prenait toutes sortes de formes, comme Protée. À Athènes, il était délicat, savant et poli ; à Sparte, dur, austère et laborieux ; en Asie, efféminé, mou et magnifique comme les Perses ; en Thrace, il était toujours à cheval et buvait comme Silène. Aussi a-t-il tout brouillé et tout renversé dans tous les pays où il a passé.

Charon. — Mais ne renversera-t-il point aussi ma barque, qui est vieille et qui fait eau partout ? Pourquoi vas-tu te charger de telle marchandise ? Il valait mieux le laisser parmi les vivants : il aurait causé des guerres, des carnages, des désolations qui nous auraient envoyé ici bien des ombres. Pour la sienne, elle me fait peur. Comment s’appelle-t-il ?

Mercure. — Alcibiade. N’en as-tu point ouï parler ?

Charon. — Alcibiade ! Hé ! toutes les ombres qui viennent me rompent la tête à force de m’en entretenir. Il m’a donné bien de la peine avec tous ces morts qu’il a fait périr en tant de guerres. N’est-ce pas lui qui, s’étant réfugié à Sparte, après les impiétés qu’il avait faites à Athènes, corrompit la femme du roi Agis ?

Mercure. — C’est lui-même.

Charon. — Je crains qu’il ne fasse de même avec Proserpine, car il est plus joli et plus flatteur que notre roi Pluton. Mais Pluton n’entend pas raillerie.

Mercure. — Je te le livre tel qu’il est. S’il fait autant de fracas aux enfers qu’il en a fait toute sa vie sur la terre, ce ne sera plus ici le royaume du silence. Mais demande-lui un peu comment il fera. Ho ! Alcibiade, dis à Charon comment tu prétends faire ici-bas.

Alcibiade. — Moi, je prétends y ménager tout le monde. Je conseille à Charon de doubler son droit de péage, à Pluton de faire la guerre contre Jupiter pour être le premier des dieux, attendu que Jupiter gouverne mal les hommes, et que l’empire des morts est plus étendu que celui des vivants. Que fait-il là-haut dans son Olympe, où il laisse toutes choses sur la terre aller de travers ? Il vaut bien mieux reconnaître pour souverain de toutes les divinités celui qui punit ici-bas les crimes, et qui redresse tout ce que son frère, par son indolence, a laissé gâter. Pour Proserpine, je lui dirai des nouvelles de la Sicile qu’elle a tant aimée ; je lui chanterai sur ma lyre les chansons qu’on y a faites en son honneur ; je lui parlerai des nymphes avec lesquelles elle cueillait des fleurs quand Pluton la vint enlever ; je lui dirai aussi toutes mes aventures, et il y aura bien du malheur si je ne puis lui plaire.

Mercure. — Tu vas gouverner les enfers ; je parierais pour toi : Pluton te fera entrer dans son conseil, et s’en trouvera mal. Voilà ce qui me console pour Jupiter mon père, que tu veux faire détrôner.

Alcibiade. — Pluton s’en trouvera fort bien, et vous le verrez.

Mercure. — Tu as donné de pernicieux conseils en ta vie.

Alcibiade. — J’en ai donné de bons aussi.

Mercure. — Celui de l’entreprise de Sicile était-il bien sage ? Les Athéniens s’en sont-ils bien trouvés ?

Alcibiade. — Il est vrai que je donnai aux Athéniens le conseil d’attaquer les Syracusains, non seulement pour conquérir toute la Sicile et ensuite l’Afrique, mais encore pour tenir Athènes dans ma dépendance. Quand on a affaire à un peuple léger, inégal, sans raison, il ne faut pas le laisser sans affaire ; il faut le tenir toujours dans quelque grand embarras, afin qu’il ait sans cesse besoin de vous, et qu’il ne s’avise pas de censurer votre conduite. Mais cette affaire, quoique un peu hasardeuse, n’aurait pas laissé de réussir si je l’eusse conduite. On m’a rappelé à Athènes pour une sottise, pour ces Hermès mutilés. Après mon départ, Lamachus périt comme un étourdi. Nicias était un grand indolent, toujours craintif et irrésolu. Les gens qui craignent tant ont plus à craindre que les autres ; car ils perdent les avantages que la fortune leur présente, et ils laissent venir tous les inconvénients qu’ils ont prévus. On m’accusa encore d’avoir, par dérision, avec les libertins, représenté dans une débauche les mystères de Cérès. On disait que j’y faisais le principal personnage, qui était celui du sacrificateur : mais tout cela, chansons ; on ne pouvait m’en convaincre.

Mercure. — Chansons ! D’où vient donc que tu n’osas jamais te présenter, et répondre aux accusations ?

Alcibiade. — Je me serais livré à eux, s’il eût été question de toute autre chose : mais comme il s’agissait de ma vie, je ne l’aurais pas confiée à ma propre mère.

Mercure. — Voilà une lâche réponse. N’as-tu point de honte de me la faire ? Toi qui savais hasarder ta vie à la merci d’un charretier brutal, dès ta plus tendre enfance, tu n’as point osé mettre ta vie entre les mains des juges pour sauver ton honneur dans un âge mûr ! Ô mon ami, il fallait que tu te sentisses coupable.

Alcibiade. — C’est qu’un enfant qui joue dans un chemin, et qui ne veut pas interrompre son jeu pour laisser passer une charrette, fait par dépit et par mutinerie ce qu’un homme ne fait point par raison. Mais enfin vous direz ce qu’il vous plaira, je craignis mes envieux et la sottise du peuple, qui se met en fureur quand il est question de toutes vos divinités.

Mercure. — Voilà un langage de libertin, et je parierais que tu t’étais moqué des mystères de Cérès d’Éleusine. Pour mes figures, je n’en doute point, tu les avais mutilées.

Charon. — Je ne veux point recevoir dans ma barque cet ennemi des dieux, cette peste du genre humain.

Alcibiade. — Il faut bien que tu me reçoives ; où veux-tu donc que j’aille ?

Charon. — Retourne à la lumière, pour tourmenter les vivants et faire encore du bruit sur la terre. C’est ici le séjour du silence et du repos.

Alcibiade. — Hé ! de grâce, ne me laisse point errer sur les rives du Styx comme les morts privés de la sépulture : mon nom a été trop grand parmi les hommes pour recevoir un tel affront. Après tout, puisque j’ai reçu les honneurs funèbres, je puis contraindre Charon à me passer dans sa barque. Si j’ai mal vécu, les juges des enfers me puniront ; mais pour ce vieux fantasque, je l’obligerai bien…

Charon. — Puisque tu le prends sur un ton si haut, je veux savoir comment tu as été inhumé : car on parle de ta mort bien confusément. Les uns disent que tu as été poignardé dans le sein d’une courtisane. Belle mort pour un homme qui fait le grand personnage ! D’autres disent qu’on te brûla. Jusqu’à ce que le fait soit éclairci, je me moque de ta fierté ; non, tu n’entreras point ici.

Alcibiade. — Je n’aurai point de peine à raconter ma dernière aventure ; elle est à mon honneur, et elle couronne une belle vie. Lysandre, sachant combien j’avais fait de mal aux Lacédémoniens en servant ma patrie dans les combats, et en négociant pour elle auprès des Perses, résolut de demander à Pharnabaze de me faire mourir. Ce Pharnabaze commandait sur la côte d’Asie au nom du grand roi. Pour moi, ayant vu que les chefs athéniens se conduisaient avec témérité, et qu’ils ne voulaient pas même écouter mes avis, pendant que leur flotte était dans la rivière de la Chèvre, près de l’Hellespont, je leur prédis leur ruine, qui arriva bientôt après ; et je me retirai dans un lieu de Phrygie que les Perses m’avaient donné pour ma subsistance. Là je vivais content, désabusé de la fortune qui m’avait tant de fois trompé, et je ne songeais plus qu’à me réjouir. La courtisane Timandra était avec moi. Pharnabaze n’osa refuser ma mort aux Lacédémoniens : il envoya son frère Magæus pour me faire couper la tête et pour brûler mon corps. Mais il n’osa avec tous ses Perses entrer dans la maison où je demeurais ; ils mirent le feu tout autour, aucun d’eux n’ayant le courage d’entrer pour m’attaquer. Dès que je m’aperçus de leur dessein, je jetai sur le feu mes habits, toutes les hardes que je trouvai, et même les tapis qui étaient dans la maison : puis je mis mon manteau plié autour de ma main gauche et, de la droite tenant mon épée nue, je me jetai hors de la maison au travers de mes ennemis, sans que le feu me fît aucun mal ; à peine brûla-t-il un peu mes habits. Tous ses barbares s’enfuirent dès que je parus ; mais, en fuyant, ils me tirèrent tant de traits, que je tombai percé de coups. Quand ils se furent retirés, Timandra alla prendre mon corps, l’enveloppa, et lui donna la sépulture le plus honorablement qu’elle put.

Mercure. — Cette Timandra n’est-elle pas la mère de la fameuse courtisane de Corinthe nommée Laïs ?

Alcibiade. — C’est elle-même. Voilà l’histoire de ma mort et de ma sépulture. Vous reste-t-il quelque difficulté ?

Charon. — Oui, sans doute, une grande, que je te défie de lever.

Alcibiade. — Explique-la, nous verrons.

Charon. — Tu n’as pu te sauver de cette maison brûlée qu’en te jetant comme un désespéré au milieu de tes ennemis ; et tu veux que Timandra, qui demeura dans les ruines de cette maison toute en feu, n’ait souffert aucun mal ! De plus, j’entends dire à plusieurs ombres que les Lacédémoniens ni les Perses ne t’ont point fait mourir : on assure que tu avais séduit une jeune femme d’une maison très noble, selon ta coutume ; que les frères de cette femme voulurent se venger de ce déshonneur, et te firent brûler.

Alcibiade. — Quoi qu’il en soit, suivant ce conte même, tu ne peux douter que je n’aie été brûlé comme les autres morts.

Charon. — Mais tu n’as pas reçu les honneurs de la sépulture. Tu cherches des subtilités. Je vois bien que tu as été un dangereux brouillon.

Alcibiade. — J’ai été brûlé comme les autres morts, et cela suffit. Veux-tu donc que Timandra vienne t’apporter mes cendres, ou qu’elle t’envoie un certificat ? Mais si tu veux encore contester, je m’en rapporte aux trois juges d’ici-bas. Laissez-moi passer pour plaider ma cause devant eux.

Charon. — Bon ! tu l’aurais gagnée si tu passais. Voici un homme bien rusé !

Mercure. — Il faut avouer la vérité : en passant j’ai vu l’urne où la courtisane avait, disait-on, mis les cendres de son amant. Un homme qui savait si bien enchanter les femmes ne pouvait manquer de sépulture : il a eu des honneurs, des regrets, des larmes, plus qu’il ne méritait.

Alcibiade. — Je prends acte que Mercure a vu mes cendres dans une urne. Maintenant je somme Charon de me recevoir dans sa barque ; il n’est plus en droit de me refuser.

Mercure. — Je le plains d’avoir à se charger de toi. Méchant homme, tu as mis le feu partout : c’est toi qui as allumé cette horrible guerre dans toute la Grèce. Tu es cause que les Athéniens et les Lacédémoniens ont été vingt-huit ans en armes les uns contre les autres, par mer et par terre.

Alcibiade. — Ce n’est pas moi qui en suis la cause ; il faut s’en prendre à mon oncle Périclès.

Mercure. — Périclès, il est vrai, engagea cette funeste guerre, mais ce fut par ton conseil. Ne te souviens-tu pas d’un jour que tu allas heurter à sa porte ? Ses gens te dirent qu’il n’avait pas le temps de te voir, parce qu’il était embarrassé pour les comptes qu’il devait rendre aux Athéniens de l’administration des revenus de la république. Alors tu répondis : « Au lieu de songer à rendre compte, il ferait bien mieux de songer à quelque expédient pour n’en rendre jamais. » L’expédient, que tu lui fournis fut de brouiller les affaires, d’allumer la guerre, et de tenir le peuple dans la confusion. Périclès fut assez corrompu pour te croire : il alluma la guerre ; il y périt. Ta patrie y est presque périe aussi ; elle y a perdu la liberté. Après cela faut-il s’étonner si Archestrate disait que la Grèce entière n’était pas assez puissante pour supporter deux Alcibiades ? Timon le Misanthrope n’était pas moins plaisant dans son chagrin ; il était indigné contre tous les Athéniens, dans lesquels il ne voyait plus de trace de vertu ; te rencontrant un jour dans la rue, il te salua et te prit par la main en te disant : « Courage, mon enfant ! pourvu que tu croisses encore en autorité, tu donneras bientôt à ces gens-ci tous les maux qu’ils méritent. »

Alcibiade. — Faut-il s’amuser aux discours d’un mélancolique qui haïssait tout le genre humain ?

Mercure. — Laissons là ce mélancolique. Mais le conseil que tu donnas à Périclès, n’est-ce pas le conseil d’un voleur ?

Alcibiade. — Ô mon pauvre Mercure ! ce n’est point à toi à parler de voleur ; on sait que tu en as fait longtemps le métier : un dieu filou n’est pas propre à corriger les hommes sur la mauvaise foi en affaires d’argent.

Mercure. — Charon, je te conjure de le passer le plus vite que tu pourras ; car nous ne gagnerons rien avec lui. Prends garde seulement qu’il ne surprenne les trois juges, et Pluton même : avertis-les de ma part que c’est un scélérat capable de faire révolter tous les morts, et de renverser le plus paisible de tous les empires. La punition qu’il mérite, c’est de ne voir aucune femme, et de se taire toujours. Il a trop abusé de sa beauté et de son éloquence ; il a tourné tous ses grands talents à faire du mal.

Charon. — Je donnerai de bons mémoires contre lui ; et je crois qu’il passera fort mal son temps parmi les ombres, s’il n’a plus de mauvaises intrigues à y faire.