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Dialogues des morts/Dialogue 53

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 356-362).


LIII

LÉONARD DE VINCI ET POUSSIN


Description d’un paysage peint par le Poussin


Léonard. — Votre conversation avec Parrhasius fait beaucoup de bruit en ce bas monde ; on assure qu’il est prévenu en votre faveur, et qu’il vous met au-dessus de tous les peintres italiens. Mais nous ne souffrirons jamais…

Poussin. — Le croyez-vous si facile à prévenir ? Vous lui faites tort ; vous vous faites tort à vous-même, et vous me faites trop d’honneur.

Léonard. — Mais il m’a dit qu’il ne connaissait rien de si beau que le tableau que vous lui aviez représenté. À quel propos offenser tant de grands hommes pour en louer un seul, qui…

Poussin. — Mais pourquoi croyez-vous qu’on vous offense en louant les autres ? Parrhasius n’a point fait de comparaison. De quoi vous fâchez-vous ?

Léonard. — Oui, vraiment, un petit peintre français, qui fut contraint de quitter sa patrie pour aller gagner sa vie à Rome !

Poussin. — Oh ! puisque vous le prenez par là, vous n’aurez pas le dernier mot. Eh bien ! je quittai la France, il est vrai, pour aller vivre à Rome, où j’avais étudié les modèles antiques, et où la peinture était plus en honneur qu’en mon pays : mais enfin, quoique étranger, j’étais admiré dans Rome. Et vous, qui étiez Italien, ne fûtes-vous pas obligé d’abandonner votre pays, quoique la peinture y fût si honorée, pour aller mourir à la cour de François Ier ?

Léonard. — Je voudrais bien examiner un peu quelqu’un de vos tableaux, sur les règles de peinture que j’ai expliquées dans mes livres. On verrait autant de fautes que de coups de pinceau.

Poussin. — J’y consens. Je veux croire que je ne suis pas aussi grand peintre que vous ; mais je suis moins jaloux de mes ouvrages. Je vais vous mettre devant les yeux toute l’ordonnance d’un de mes tableaux : si vous y remarquez des défauts, je les avouerai franchement : si vous approuvez ce que j’ai fait, je vous contraindrai à m’estimer un peu plus que vous ne faites.

Léonard. — Eh bien ! voyons donc. Mais je suis un sévère critique, souvenez-vous-en.

Poussin. — Tant mieux. Représentez-vous un rocher qui est dans le côté gauche du tableau. De ce rocher tombe une source d’eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute, s’enfuit au travers de la campagne. Un homme qui était venu puiser de cette eau est saisi par un serpent monstrueux ; le serpent se lie autour de son corps, et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre, l’empoisonne de son venin, et l’étouffe. Cet homme est déjà mort ; il est étendu ; on voit la pesanteur et la roideur de tous ses membres ; sa chair est déjà livide ; son visage affreux représente une mort cruelle.

Léonard. — Si vous ne nous présentez point d’autre objet, voilà un tableau bien triste.

Poussin. — Vous allez voir quelque chose qui augmente encore cette tristesse. C’est un autre homme qui s’avance vers la fontaine : il aperçoit le serpent autour de l’homme mort, il s’arrête soudainement ; un de ses pieds demeure suspendu ; il lève un bras en haut, l’autre tombe en bas ; mais les deux mains s’ouvrent, elles marquent la surprise et l’horreur.

Léonard. — Ce second objet, quoique triste, ne laisse pas d’animer le tableau, et de faire un certain plaisir semblable à ceux que goûtaient les spectateurs de ces anciennes tragédies où tout inspirait la terreur et la pitié : mais nous verrons bientôt si vous avez…

Poussin. — Ah ! ah ! vous commencez à vous humaniser un peu : mais attendez la suite, s’il vous plaît ; vous jugerez selon vos règles quand j’aurai tout dit. Là auprès est un grand chemin, sur le bord duquel paraît une femme qui voit l’homme effrayé, mais qui ne saurait voir l’homme mort, parce qu’elle est dans un enfoncement, et que le terrain fait une espèce de rideau entre elle et la fontaine. La vue de cet homme effrayé fait en elle un contre-coup de terreur. Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce que les douleurs doivent être : les grandes se taisent, les petites se plaignent. La frayeur de cet homme le rend immobile : celle de cette femme, qui est moindre, est plus marquée par la grimace de son visage ; on voit en elle une peur de femme, qui ne peut rien retenir, qui exprime toute son alarme, qui se laisse aller à ce qu’elle sent ; elle tombe assise, elle laisse tomber et oublie ce qu’elle porte ; elle tend les bras et semble crier. N’est-il pas vrai que ces divers degrés de crainte et de surprise font une espèce de jeu qui touche et plaît ?

Léonard. — J’en conviens. Mais qu’est-ce que ce dessin ? Est-ce une histoire ? je ne la connais pas. C’est plutôt un caprice.

Poussin. — C’est un caprice. Ce genre d’ouvrage nous sied fort bien, pourvu que le caprice soit réglé, et qu’il ne s’écarte en rien de la vraie nature. On voit au côté gauche quelques grands arbres qui paraissent vieux, et tels que ces anciens chênes qui ont passé autrefois pour les divinités d’un pays. Leurs tiges vénérables ont une écorce rude et âpre qui fait fuir un bocage tendre et naissant, placé derrière. Ce bocage a une fraîcheur délicieuse ; on voudrait y être. On s’imagine un été brûlant, qui respecte ce bois sacré. Il est planté le long d’une eau claire, et semble se mirer dedans. On voit d’un côté un vert enfoncé ; de l’autre une eau pure, où l’on découvre le sombre azur d’un ciel serein. Dans cette eau se présentent divers objets qui amusent la vue, pour la délasser de tout ce qu’elle a vu d’affreux. Sur le devant du tableau, les figures sont toutes tragiques. Mais dans ce fond tout est paisible, doux et riant : ici on voit de jeunes gens qui se baignent et qui se jouent en nageant ; là, des pêcheurs dans un bateau : l’un se penche en avant et semble prêt à tomber, c’est qu’il tire un filet ; deux autres, penchés en arrière, rament avec effort. D’autres sont sur le bord de l’eau, et jouent à la mourre : il paraît dans les visages que l’un pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paraît être attentif, de peur d’être surpris. D’autres se promènent au delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. En les voyant dans un si beau lieu, peu s’en faut qu’on n’envie leur bonheur. On voit assez loin une femme qui va sur un âne à la ville voisine, et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt on s’imagine voir ces bonnes gens qui, dans leur simplicité rustique, vont porter aux villes l’abondance des champs qu’ils ont cultivés. Dans le même coin gauche paraît au-dessus du bocage une montagne assez escarpée, sur laquelle est un château.

Léonard. — Le côté gauche de votre tableau me donne de la curiosité de voir le côté droit.

Poussin. — C’est un petit coteau qui vient en pente sensible jusqu’au bord de la rivière. Sur cette pente on voit en confusion des arbrisseaux et des buissons sur un terrain inculte. Au-devant de ce coteau sont plantés de grands arbres, entre lesquels on aperçoit la campagne, l’eau et le ciel.

Léonard. — Mais ce ciel, comment l’avez-vous fait ?

Poussin. — Il est d’un bel azur, mêlé de nuages clairs qui semblent être d’or et d’argent.

Léonard. — Vous l’avez fait ainsi, sans doute, pour avoir la liberté de disposer à votre gré de la lumière, et pour la répandre sur chaque objet selon vos desseins.

Poussin. — Je l’avoue ; mais vous devez avouer aussi qu’il paraît par là que je n’ignore point vos règles que vous vantez tant.

Léonard. — Qu’y a-t-il dans le milieu de ce tableau au delà de cette rivière ?

Poussin. — Une ville dont j’ai déjà parlé. Elle est dans un enfoncement, où elle se perd ; un coteau plein de verdure en dérobe une partie. On voit de vieilles tours, des créneaux, de grands édifices, et une confusion de maisons dans une ombre très forte ; ce qui relève certains endroits éclairés par une certaine lumière douce et vive qui vient d’en haut. Au-dessus de cette ville paraît ce que l’on voit presque toujours au-dessus des villes dans un beau temps : c’est une fumée qui s’élève, et qui fait fuir les montagnes qui font le lointain. Ces montagnes, de figure bizarre, varient l’horizon, en sorte que les yeux sont contents.

Léonard. — Ce tableau, sur ce que vous m’en dites, me paraît moins savant que celui de Phocion.

Poussin. — Il y a moins de science d’architecture, il est vrai ; d’ailleurs on n’y voit aucune connaissance de l’antiquité : mais en revanche la science d’exprimer les passions y est assez grande ; de plus, tout ce paysage a des grâces et une tendresse que l’autre n’égale point.

Léonard. — Vous seriez donc, à tout prendre, pour ce dernier tableau ?

Poussin. — Sans hésiter, je le préfère ; mais vous, qu’en pensez-vous sur ma relation ?

Léonard. — Je ne connais pas assez le tableau de Phocion pour le comparer. Je vois que vous avez assez étudié les bons modèles du siècle passé, et mes livres ; mais vous louez trop vos ouvrages.

Poussin. — C’est vous qui m’avez contraint d’en parler : mais sachez que ce n’est ni dans vos livres ni dans les tableaux du siècle passé que je me suis instruit ; c’est dans les bas-reliefs antiques, où vous avez étudié aussi bien que moi. Si je pouvais un jour retourner parmi les vivants, je peindrais bien la jalousie, car vous m’en donnez ici d’excellents modèles. Pour moi, je ne prétends vous rien ôter de votre science ni de votre gloire ; mais je vous céderais avec plus de plaisir, si vous étiez moins entêté de votre rang. Allons trouver Parrhasius : vous lui ferez votre critique, il décidera, s’il vous plaît ; car je ne vous cède, à vous autres messieurs les modernes, qu’à condition que vous céderez aux anciens. Après que Parrhasius aura prononcé, je serai prêt à retourner sur la terre pour corriger mon tableau.