Dialogues des morts/Dialogue 52

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 347-355).


LII

PARRHASIUS ET POUSSIN


Sur la peinture des anciens ; et sur le tableau des funérailles de Phocion, par le Poussin


Parrhasius. — Il y a déjà assez longtemps que l’on nous faisait attendre votre venue ; il faut que vous soyez mort assez vieux.

Poussin. — Oui, et j’ai travaillé jusque dans une vieillesse fort avancée.

Parrhasius. — On vous a marqué ici un rang assez honorable à la tête des peintres français : si vous aviez été mis parmi les Italiens, vous seriez en meilleure compagnie. Mais ces peintures, que Vasari nous vante tous les jours, vous auraient fait bien des querelles. Il y a ces deux écoles lombarde et florentine, sans parler de celle qui se forma ensuite à Rome : tous ces gens-là nous rompent sans cesse la tête par leurs jalousies. Ils avaient pris pour juges de leurs différends Apelle, Zeuxis et moi : mais nous aurions plus d’affaires que Minos, Éaque et Rhadamanthe, si nous les voulions accorder. Ils sont même jaloux des anciens, et osent se comparer à nous. Leur vanité est insupportable.

Poussin. — Il ne faut point faire de comparaison, car vos ouvrages ne restent point pour en juger ; et je crois que vous n’en faites plus sur les bords du Styx. Il y fait un peu trop obscur pour y exceller dans le coloris, dans la perspective, et dans la dégradation de lumière. Un tableau fait ici-bas ne pourrait être qu’une nuit ; tout y serait ombre. Pour revenir à vous autres anciens, je conviens que le préjugé général est en votre faveur. Il y a sujet de croire que votre art, qui est du même goût que la sculpture, avait été poussé jusqu’à la même perfection, et que vos tableaux égalaient les statues de Praxitèle, de Scopas et de Phidias ; mais enfin il ne nous reste rien de vous, et la comparaison n’est plus possible : par là vous êtes hors de toute atteinte, et vous nous tenez en respect. Ce qui est vrai, c’est que nous autres, peintres modernes, nous devons nos meilleurs ouvrages aux modèles antiques que nous avons étudiés dans les bas-reliefs. Ces bas-reliefs, quoiqu’ils appartiennent à la sculpture, font assez entendre avec quel goût on devait peindre dans ce temps-là. C’est une demi-peinture.

Parrhasius. — Je suis ravi de trouver un peintre moderne si équitable et si modeste. Vous comprenez bien que quand Zeuxis fit des raisins qui trompaient les petits oiseaux, il fallait que la nature fût bien imitée pour tromper la nature même. Quand je fis ensuite un rideau qui trompa les yeux si habiles du grand Zeuxis, il se confessa vaincu. Voyez jusqu’où nous avions poussé cette belle erreur. Non, non, ce n’est pas pour rien que tous les siècles nous ont vantés. Mais dites-moi quelque chose de vos ouvrages. On a rapporté ici à Phocion que vous aviez fait de beaux tableaux où il est représenté. Cette nouvelle l’a réjoui. Est-elle véritable ?

Poussin. — Sans doute ; j’ai représenté son corps que deux esclaves emportent de la ville d’Athènes. Ils paraissent tous deux affligés, et ces deux douleurs ne se ressemblent en rien. Le premier de ces esclaves est vieux ; il est enveloppé dans une draperie négligée : le nu des bras et des jambes montre un homme fort et nerveux ; c’est une carnation qui marque un corps endurci au travail. L’autre est jeune, couvert d’une tunique qui fait des plis assez gracieux. Les deux attitudes sont différentes dans la même action ; et les deux airs des têtes sont fort variés, quoiqu’ils soient tous deux serviles.

Parrhasius. — Bon ; l’art n’imite bien la nature qu’autant qu’il attrape cette variété infinie dans ses ouvrages. Mais le mort…

Poussin. — Le mort est caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe. Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d’exciter la pitié et la douleur.

Parrhasius. — On ne voit donc point le mort ?

Poussin. — On ne laisse point de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes ; on y peut remarquer non seulement la couleur flétrie de la chair morte, mais encore la roideur et la pesanteur des membres affaissés. Ces deux esclaves qui emportent ce corps le long d’un grand chemin trouvent à côté du chemin de grandes pierres taillées en carré, dont quelques-unes sont élevées en ordre au-dessus des autres, en sorte qu’on croit voir les ruines de quelque majestueux édifice. Le chemin paraît sablonneux et battu.

Parrhasius. — Qu’avez-vous mis aux deux côtés de ce tableau, pour accompagner vos figures principales ?

Poussin. — Au côté droit sont deux ou trois arbres dont le tronc est d’une écorce âpre et noueuse : Ils ont peu de branches, dont le vert, qui est un peu faible, se perd insensiblement dans le sombre azur du ciel. Derrière ces longues tiges d’arbres, on voit la ville d’Athènes.

Parrhasius. — Il faut un contraste bien marqué dans le côté gauche.

Poussin. — Le voici. C’est un terrain raboteux ; on y voit des creux qui sont dans une ombre très forte, et des pointes de roches fort éclairées. Là se présentent aussi quelques buissons assez sauvages. Il y a un peu au-dessus un chemin qui mène à un bocage sombre et épais : un ciel extrêmement clair donne encore plus de force à cette verdure sombre.

Parrhasius. — Bon, voilà qui est bien. Je vois que vous avez le grand art des couleurs, qui est de fortifier l’une par son opposition avec l’autre.

Poussin. — Au delà de ce terrain rude se présente un gazon frais et tendre. On y voit un berger appuyé sur sa houlette, et occupé à regarder ses moutons blancs comme la neige, qui errent en paissant dans une prairie. Le chien du berger est couché et dort derrière lui. Dans cette campagne, on voit un autre chemin où passe un chariot traîné par des bœufs. Vous remarquez d’abord la force et la pesanteur de ces animaux, dont le cou est penché vers la terre, et qui marchent à pas lents. Un homme d’un air rustique est devant le chariot : une femme marche derrière, et elle paraît la fidèle compagne de ce simple villageois. Deux autres femmes voilées sont sur le chariot.

Parrhasius. — Rien ne fait un plus sensible plaisir que ces peintures champêtres. Nous les devons aux poètes. Ils ont commencé à chanter dans leurs vers les grâces naïves de la nature simple et sans art ; nous les avons suivis. Les ornements d’une campagne où la nature est belle font une image plus riante que toutes les magnificences que l’art a pu inventer.

Poussin. — On voit au côté droit, dans ce chemin, sur un cheval alezan, un cavalier enveloppé dans un manteau rouge. Le cavalier et le cheval sont penchés en avant ; ils semblent s’élancer pour courir avec plus de vitesse. Les crins du cheval, les cheveux de l’homme, son manteau, tout est flottant, et repoussé par le vent en arrière.

Parrhasius. — Ceux qui ne savent que représenter des figures gracieuses n’ont atteint que le genre médiocre. Il faut peindre l’action et le mouvement, animer les figures, et exprimer les passions de l’âme. Je vois que vous êtes bien entré dans le goût de l’antique.

Poussin. — Plus avant, on trouve un gazon sous lequel paraît un terrain de sable. Trois figures humaines sont sur cette herbe : il y en a une debout, couverte d’une robe blanche à grands plis flottants ; les deux autres sont assises auprès d’elle sur le bord de l’eau, et il y en a une qui joue de la lyre. Au bout de ce terrain, couvert de gazon, on voit un bâtiment carré, orné de bas-reliefs et de festons, d’un bon goût d’architecture simple et noble. C’est sans doute un tombeau de quelque citoyen qui était mort peut-être avec moins de vertu, mais plus de fortune que Phocion.

Parrhasius. — Je n’oublie pas que vous m’avez parlé du bord de l’eau. Est-ce la rivière d’Athènes nommée Ilissus ?

Poussin. — Oui ; elle paraît en deux endroits aux côtés de ce tombeau. Cette eau est pure et claire : le ciel serein, qui est peint dans cette eau, sert à la rendre encore plus belle. Elle est bordée de saules naissants et d’autres arbrisseaux tendres dont la fraîcheur réjouit la vue.

Parrhasius. — Jusque-là il ne me reste rien à souhaiter. Mais vous avez encore un grand et difficile objet à me représenter ; c’est là que je vous attends.

Poussin. — Quoi ?

Parrhasius. — C’est la ville. C’est là qu’il faut montrer que vous savez l’histoire, le costume, l’architecture.

Poussin. — J’ai peint cette grande ville d’Athènes sur la pente d’un long coteau pour la mieux faire voir. Les bâtiments y sont par degrés dans un amphithéâtre naturel. Cette ville ne paraît point grande du premier coup d’œil : on n’en voit près de soi qu’un morceau assez médiocre, mais le derrière qui s’enfuit découvre une grande étendue d’édifices.

Parrhasius. — Y avez-vous évité la confusion ?

Poussin. — J’ai évité la confusion et la symétrie. J’ai fait beaucoup de bâtiments irréguliers ; mais ils ne laissent pas de faire un assemblage gracieux, où chaque chose a sa place la plus naturelle. Tout se démêle et se distingue sans peine ; tout s’unit et fait corps : ainsi il y a une confusion apparente, et un ordre véritable quand on l’observe de près.

Parrhasius. — N’avez-vous pas mis sur le devant quelque principal édifice ?

Poussin. — J’y ai mis deux temples. Chacun a une grande enceinte comme il la doit avoir, où l’on distingue le corps du temple des autres bâtiments qui l’accompagnent. Le temple qui est à la main droite a un portail orné de quatre grandes colonnes de l’ordre corinthien, avec un fronton et des statues. Autour de ce temple on voit des festons pendants : c’est une fête que j’ai voulu représenter suivant la vérité de l’histoire. Pendant qu’on emporte Phocion hors de la ville vers le bûcher, tout le peuple en joie et en pompe fait une grande solennité autour du temple dont je vous parle. Quoique ce peuple paraisse assez loin, on ne laisse pas de remarquer sans peine une action de joie pour honorer les dieux. Derrière ce temple paraît une grosse tour très haute, au sommet de laquelle est une statue de quelque divinité. Cette tour est comme une grosse colonne.

Parrhasius. — Où est-ce que vous en avez pris l’idée ?

Poussin. — Je ne m’en souviens plus : mais elle est sûrement prise dans l’antique, car jamais je n’ai pris la liberté de rien donner à l’antiquité qui ne fût tiré de ses monuments. On voit aussi auprès de cette tour un obélisque.

Parrhasius. — Et l’autre temple, n’en direz-vous rien ?

Poussin. — Cet autre temple est un édifice rond, soutenu de colonnes ; l’architecture en paraît majestueuse et singulière. Dans l’enceinte on remarque divers grands bâtiments avec des frontons. Quelques arbres en dérobent une partie à la vue. J’ai voulu marquer un bois sacré.

Parrhasius. — Mais venons au corps de la ville.

Poussin. — J’ai cru devoir y marquer les divers temps de la république d’Athènes : sa première simplicité, à remonter jusque vers les temps héroïques ; et sa magnificence dans les siècles suivants, où les arts y ont fleuri. Ainsi j’ai fait beaucoup d’édifices ou ronds ou carrés, avec une architecture régulière ; et beaucoup d’autres qui sentent cette antiquité rustique et guerrière. Tout y est d’une figure bizarre : on ne voit que tours, que créneaux, que hautes murailles, que petits bâtiments inégaux et simples. Une chose rend cette ville agréable, c’est que tout y est mêlé de grands édifices et de bocages. J’ai cru qu’il fallait mettre de la verdure partout, pour représenter les bois sacrés des temples, et les arbres qui étaient soit dans les gymnases ou dans les autres édifices publics. Partout j’ai tâché d’éviter de faire des bâtiments qui eussent rapport à ceux de mon temps et de mon pays, pour donner à l’antiquité un caractère facile à reconnaître.

Parrhasius. — Tout cela est observé judicieusement. Mais je ne vois point l’Acropolis. L’avez-vous oublié ? ce serait dommage.

Poussin. — Je n’avais garde. Il est derrière toute la ville, sur le sommet de la montagne, laquelle domine tout le coteau en pente. On voit à ses pieds de grands bâtiments fortifiés par des tours. La montagne est couverte d’une agréable verdure. Pour la citadelle, il paraît une assez grande enceinte avec une vieille tour qui s’élève jusque dans la nue. Vous remarquerez que la ville, qui va toujours en baissant vers le côté gauche, s’éloigne insensiblement, et se perd entre un bocage fort sombre, dont je vous ai parlé, et un petit bouquet d’autres arbres d’un vert brun et enfoncé, qui est sur le bord de l’eau.

Parrhasius. — Je ne suis pas encore content. Qu’avez-vous mis derrière toute cette ville ?

Poussin. — C’est un lointain où l’on voit des montagnes escarpées et assez sauvages. Il y en a une, derrière ces beaux temples et cette pompe si riante dont je vous ai parlé, qui est un roc tout nu et affreux. Il m’a paru que je devais faire le tour de la ville cultivé et gracieux, comme celui des grandes villes l’est toujours. Mais j’ai donné une certaine beauté sauvage au lointain, pour me conformer à l’histoire, qui parle de l’Attique comme d’un pays rude et stérile.

Parrhasius. — J’avoue que ma curiosité est bien satisfaite ; et je serais jaloux pour la gloire de l’antiquité, si on pouvait l’être d’un homme qui l’a imitée si modestement.

Poussin. — Souvenez-vous au moins que si je vous ai longtemps entretenu de mon ouvrage, je l’ai fait pour ne vous rien refuser, et pour me soumettre à votre jugement.

Parrhasius. — Après tant de siècles vous avez fait plus d’honneur à Phocion que sa patrie n’aurait pu lui en faire le jour de sa mort par de somptueuses funérailles. Mais allons dans ce bocage ici près, où il est avec Timoléon et Aristide, pour lui apprendre de si agréables nouvelles.