Dialogues des morts/Dialogue 56

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 369-372).


LVI

CHARLES VII ET JEAN, DUC DE BOURGOGNE


La cruauté et la perfidie augmentent les périls, loin de les diminuer


Le duc. — Maintenant que toutes nos affaires sont finies, et que nous n’avons plus d’intérêt parmi les vivants, parlons, je vous prie, sans passion. Pourquoi me faire assassiner ? Un dauphin faire cette trahison à son propre sang, à son cousin, qui…

Charles. — À son cousin qui voulait tout brouiller et qui pensa ruiner la France. Vous prétendiez me gouverner comme vous aviez gouverné les deux dauphins mes frères, qui étaient avant moi.

Le duc. — Mais, quoi ! assassiner ? Cela est infâme.

Charles. — Assassiner est le plus sûr.

Le duc. — Quoi ! dans un lieu où vous m’aviez attiré par les promesses les plus solennelles ! J’entre dans la barrière (il me semble que j’y suis encore) avec Noailles, frère du captal de Buch : ce perfide Tanneguy du Châtel me massacre inhumainement avec ce pauvre Noailles.

Charles. — Vous déclamerez tant qu’il vous plaira, mon cousin, je m’en tiens à ma première maxime : quand on a affaire à un homme aussi violent et aussi brouillon que vous l’étiez, assassiner est le plus sûr.

Le duc. — Le plus sûr ! vous n’y songez pas.

Charles. — J’y songe ; c’est le plus sûr, vous dis-je.

Le duc. — Est-ce le plus sûr de se jeter dans tous les périls où vous vous êtes précipité en me faisant périr ? Vous vous êtes fait plus de mal en me faisant assassiner, que je n’aurais pu vous en faire.

Charles. — Il y a bien à dire. Si vous ne fussiez mort, j’étais perdu, et la France avec moi.

Le duc. — Avais-je intérêt de ruiner la France ? Je voulais la gouverner, et point la détruire ni l’abattre ; il aurait mieux valu souffrir quelque chose de ma jalousie et de mon ambition. Après tout, j’étais de votre sang, et assez près de succéder à la couronne ; j’avais un très grand intérêt d’en conserver la grandeur. Jamais je n’aurais pu me résoudre à me liguer contre la France avec les Anglais ses ennemis ; mais votre trahison et mon massacre mirent mon fils, quoiqu’il fût bon homme, dans une espèce de nécessité de venger ma mort, et de s’unir aux Anglais. Voilà le fruit de votre perfidie : c’était de former une ligue de la maison de Bourgogne avec la reine votre mère et avec les Anglais, pour renverser la monarchie française. La cruauté et la perfidie, bien loin de diminuer les périls, les augmentent sans mesure. Jugez-en par votre propre expérience : ma mort, en vous délivrant d’un ennemi, vous en fit de bien plus terribles, et mit la France dans un état cent fois plus déplorable. Toutes les provinces furent en feu ; toute la campagne était au pillage ; et il a fallu des miracles pour vous tirer de l’abîme où cet exécrable assassinat vous avait jeté. Après cela, vous venez encore me dire d’un ton décisif : « Assassiner est le plus sûr ! »

Charles. — J’avoue que vous m’embarrassez par le raisonnement, et je vois que vous êtes bien subtil en politique ; mais j’aurai ma revanche par les faits. Pourquoi croyez-vous qu’il n’est pas bon d’assassiner ? n’avez-vous pas fait assassiner mon oncle le duc d’Orléans ? Alors vous pensiez sans doute comme moi, et vous n’étiez pas encore si philosophe.

Le duc. — Il est vrai, et je m’en suis mal trouvé, comme vous voyez. Une bonne preuve que l’assassinat est un mauvais expédient est de voir combien il m’a réussi mal. Si j’eusse laissé vivre le duc d’Orléans, vous n’auriez jamais songé à m’ôter la vie, et je m’en serais fort bien trouvé. Celui qui commence de telles affaires doit prévoir qu’elles finiront par lui : dès qu’il entreprend sur la vie des autres, la sienne n’a plus un quart d’heure d’assuré.

Charles. — Eh bien ! mon cousin, nous avons tous deux tort. Je n’ai pas été assassiné à mon tour comme vous, mais j’ai souffert d’étranges malheurs.