Dialogues des morts/Dialogue 57

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 372-377).


LVII

LOUIS XI ET LE CARDINAL BESSARION


Un savant qui n’est pas propre aux affaires vaut encore mieux qu’un esprit inquiet et artificieux qui ne peut souffrir ni la justice ni la bonne foi.


Louis. — Bonjour, monsieur le cardinal. Je vous recevrai aujourd’hui plus civilement que quand vous vîntes me voir de la part du pape. Le cérémonial ne peut plus nous brouiller ; toutes les ombres sont ici pêle-mêle et incognito ; les rangs sont confondus.

Bessarion. — J’avoue que je n’ai pas encore oublié votre insulte, quand vous me prîtes par la barbe, dès le commencement de ma harangue.

Louis. — Cette barbe grecque me surprit, et je voulais couper court pour la harangue, qui eût été longue et superflue.

Bessarion. — Pourquoi cela ? Ma harangue était des plus belles : je l’avais composée sur le modèle d’Isocrate, de Lysias, d’Hypéride et de Périclès.

Louis. — Je ne connais point tous ces messieurs-là. Vous aviez été voir le duc de Bourgogne mon vassal, avant que de venir chez moi ; il aurait bien mieux valu ne lire pas tant vos vieux auteurs, et savoir mieux les règles du siècle présent : vous vous conduisîtes comme un pédant qui n’a aucune connaissance du monde.

Bessarion. — J’avais pourtant étudié à fond les lois de Dracon, celles de Lycurgue et de Solon, les Lois et la République de Platon, tout ce qui nous reste des anciens rhéteurs qui gouvernaient le peuple ; enfin les meilleurs scoliastes d’Homère, qui ont parlé de la police d’une république.

Louis. — Et moi je n’ai jamais rien lu de tout cela : mais je sais bien qu’il ne fallait pas qu’un cardinal, envoyé par le pape pour faire rentrer le duc de Bourgogne dans mes bonnes grâces, allât le voir avant que de venir chez moi.

Bessarion. — J’avais cru pouvoir suivre l’usteron proteron des Grecs ; je savais même, par le philosophe, que ce qui est le premier quant à l’intention est le dernier quant à l’exécution.

Louis. — Oh ! laissons là votre philosophie : venons au fait.

Bessarion. — Je vois en vous toute la barbarie des Latins, chez qui la Grèce désolée, après la prise de Constantinople, a essayé en vain de défricher l’esprit et les lettres.

Louis. — L’esprit ne consiste que dans le bon sens, et point dans le grec ; la raison est de toutes les langues. Il fallait garder l’ordre et mettre le seigneur devant son vassal. Les Grecs, que vous vantez tant, n’étaient que des sots, s’ils ne savaient pas ce que savent les hommes les plus grossiers. Mais je ne puis m’empêcher de rire quand je me souviens comment vous voulûtes négocier : dès que je ne convenais pas de vos maximes, vous ne me donniez pour toute raison que des passages de Sophocle, de Lycophron et de Pindare. Je ne sais comment j’ai retenu ces noms, dont je n’avais jamais ouï parler qu’à vous : mais je les ai retenus à force d’être choqué de vos citations. Il était question des places de la Somme, et vous me citiez un vers de Ménandre ou de Callimaque. Je voulais demeurer uni aux Suisses et au duc de Lorraine contre le duc de Bourgogne ; vous me prouviez, par le Gorgias de Platon, que ce n’était pas mon véritable intérêt. Il s’agissait de savoir si le roi d’Angleterre serait pour ou contre moi ; vous m’alléguiez l’exemple d’Épaminondas. Enfin vous me consolâtes de n’avoir jamais guère étudié. Je disais en moi-même : « Heureux celui qui ne sait point tout ce que les autres ont dit, et qui sait un peu ce qu’il faut dire ! »

Bessarion. — Vous m’étonnez par votre mauvais goût. Je croyais que vous aviez assez bien étudié : on m’avait dit que le roi votre père vous avait donné un assez bon précepteur, et qu’ensuite vous aviez pris plaisir en Flandre, chez le duc de Bourgogne, à faire raisonner tous les jours les philosophes.

Louis. — J’étais encore bien jeune quand je quittai le roi mon père, et mon précepteur : je passai à la cour de Bourgogne, où l’inquiétude et l’ennui me réduisirent à écouter un peu quelques savants. Mais j’en fus bientôt dégoûté : ils étaient pédants et imbéciles ; comme vous, ils n’entendaient point les affaires ; ils ne connaissaient point les divers caractères des hommes ; ils ne savaient ni dissimuler, ni se taire, ni s’insinuer, ni entrer dans les passions d’autrui, ni trouver des ressources dans les difficultés, ni deviner les desseins des autres ; ils étaient vains, indiscrets, disputeurs, toujours occupés de mots et de faits inutiles, pleins de subtilités qui ne persuadent personne, incapables d’apprendre à vivre et de se contraindre. Je ne pus souffrir de tels animaux.

Bessarion. — Il est vrai que les savants ne sont pas d’ordinaire trop propres à l’action, parce qu’ils aiment le repos des muses ; il est vrai aussi qu’ils ne savent guère se contraindre, ni dissimuler, parce qu’ils sont au-dessus des passions grossières des hommes, et de la flatterie que les tyrans demandent.

Louis. — Allez, grande barbe, pédant hérissé de grec : vous perdez le respect qui m’est dû.

Bessarion. — Je ne vous en dois point. Le sage, suivant les stoïciens et toute la secte du Portique, est plus roi que vous. Vous ne l’avez jamais été que par le rang et par la puissance ; vous ne le fûtes jamais, comme le sage, par un véritable empire sur vos passions. D’ailleurs, vous n’avez plus qu’une ombre de royauté ; d’ombre à ombre je ne vous cède point.

Louis. — Voyez l’insolence de ce vieux pédant !

Bessarion. — J’aime encore mieux être pédant que fourbe, tyran et ennemi du genre humain. Je n’ai pas fait mourir mon frère ; je n’ai pas tenu en prison mon fils ; je n’ai employé ni le poison ni l’assassinat pour me défaire de mes ennemis ; je n’ai point eu une vieillesse affreuse, semblable à celle des tyrans que la Grèce a tant détestés. Mais il faut vous excuser : avec beaucoup de finesse et de vivacité, vous aviez beaucoup de choses d’une tête un peu démontée. Ce n’était pas pour rien que vous étiez fils d’un homme qui s’était laissé mourir de faim, et petit-fils d’un autre qui avait été renfermé tant d’années. Votre fils même n’a la cervelle guère assurée ; et ce sera un grand honneur pour la France, si la couronne passe après lui dans une branche plus sensée.

Louis. — J’avoue que ma tête n’était pas tout à fait bien réglée ; j’avais des faiblesses, des visions noires, des emportements furieux : mais j’avais de la pénétration, du courage, de la ressource dans l’esprit, des talents pour gagner les hommes et pour accroître mon autorité ; je savais fort bien laisser à l’écart un pédant inutile à tout, et découvrir les qualités utiles dans les sujets les plus obscurs. Dans les langueurs mêmes de ma dernière maladie, je conservai encore assez de fermeté d’esprit pour travailler à faire une paix avec Maximilien. Il attendait ma mort et ne cherchait qu’à éluder la conclusion : par mes émissaires secrets, je soulevai les Gantois contre lui ; je le réduisis à faire malgré lui un traité de paix avec moi, où il me donnait, pour mon fils, Marguerite sa fille avec trois provinces. Voilà mon chef-d’œuvre de politique dans ces derniers jours où l’on me croyait fou. Allez, vieux pédant, allez chercher vos Grecs, qui n’ont jamais su autant de politique que moi : allez chercher vos savants, qui ne savent que lire et parler de leurs livres, qui ne savent ni agir ni vivre avec les hommes.

Bessarion. — J’aime encore mieux un savant qui n’est pas propre aux affaires, et qui ne sait que ce qu’il a lu, qu’un esprit inquiet, artificieux et entreprenant, qui ne peut souffrir ni la justice ni la bonne foi, et qui renverse tout le genre humain.