Dialogues des morts/Dialogue 75

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Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 444-448).


LXXV

LOUIS XI ET L’EMPEREUR MAXIMILIEN


Malheurs où tombe un prince ombrageux et soupçonneux


Maximilien. — Serons-nous encore après notre mort aussi jaloux l’un de l’autre qu’après la bataille de Guinegate ?

Louis. — Non ; il n’est plus question de rien ; il n’y a plus ici ni conquête ni mariage qui puisse nous inquiéter. Il est vrai que j’ai craint le progrès de votre maison : vous aviez déjà l’Empire ; c’était bien assez pour des comtes de Hapsbourg en Suisse. Je n’ai pu vous voir joindre à vos États d’Allemagne le comté de Bourgogne, avec tous les Pays-Bas réunis sur la tête de ma cousine que vous avez épousée, sans craindre cet excès de puissance. Cela n’est-il pas naturel ?

Maximilien. — Sans doute ; mais si vous craigniez tant cette puissance, pourquoi ne l’avez-vous pas prévenue ? Il ne tenait qu’à vous de marier avec votre Dauphin la princesse que j’ai épousée : elle le souhaitait ardemment ; ses sujets le souhaitaient comme elle ; il vous était capital d’unir à votre monarchie une puissance qui avait pensé lui être fatale : vous ne deviez point perdre l’occasion d’agrandir vos États du côté où la frontière était trop voisine de Paris, centre de votre royaume. Vous coupiez la racine de toutes les guerres, et vous ne laissiez dans l’Europe aucune puissance qui pût faire le contre-poids de la vôtre.

Louis. — Il est vrai, et j’ai vu tout cela aussi clairement que vous pouvez le voir.

Maximilien. — Hé ! qu’est-ce donc qui vous a arrêté ? Étiez-vous ensorcelé ? Y avait-il quelque enchantement qui empêchât, malgré toute votre politique raffinée, de faire ce que le génie le plus borné aurait fait ? Je vous remercie de cette faute ; car elle a fait toute la grandeur de notre maison.

Louis. — L’extrême disproportion d’âge m’empêcha de marier mon fils avec ma cousine : elle avait neuf ou dix ans plus que lui ; mon fils était malsain, bossu, et si petit que c’eût été le perdre.

Maximilien. — Il n’y avait qu’à les marier pour mettre les choses en sûreté ; vous les eussiez tenus séparés jusqu’à ce que le Dauphin fût devenu plus grand et plus robuste ; cependant vous auriez été en possession de tout. Avouez-le de bonne foi : vous ne me dites pas vos véritables raisons, et vous usez encore de dissimulation après votre mort.

Louis. — Oh bien ! puisque vous me pressez tant, et que nous sommes ici hors de toute intrigue, je vais vous découvrir tout mon mystère. Je craignais fort un étranger qui épouserait cette grande héritière, et qui ferait sortir tant de beaux États de la maison de France ; mais, à parler franchement, je craignais encore davantage un prince de mon sang, sur l’expérience des derniers ducs de Bourgogne. De là vient que je ne voulus écouter aucune proposition sur aucun des princes de la maison royale. Pour mon fils, je le craignais plus qu’aucun autre prince ; je n’avais pas oublié toutes les peines dans lesquelles j’avais fait mourir mon père, quoique je n’eusse aucun pays dont je fusse le maître. Je disais en moi-même : « Mon fils pourrait me faire bien pis, s’il était souverain des deux Bourgognes et des dix-sept provinces des Pays-Bas : il serait bien plus redoutable pour moi dans ma vieillesse, que le duc Charles de Bourgogne », qui avait pensé me détrôner : tous mes sujets, qui me haïssaient, se seraient attachés à lui. Il était doux, commode, propre à se faire aimer, facile pour écouter toutes sortes de conseils : s’il eût été si puissant, c’était fait de moi.

Maximilien. — Je vois bien maintenant ce qui vous a arrêté sur ce mariage ; vous avez préféré votre sûreté à l’accroissement de votre monarchie. Mais pourquoi refusâtes-vous encore Jeanne, héritière de Castille et fille du roi Henri IV ? Son droit était incontestable, et sa tante Isabelle, qui avait épousé le prince Ferdinand d’Aragon, ne pouvait lui disputer la couronne. Henri, en mourant, avait déclaré qu’elle était sa fille et qu’il n’avait jamais abandonné la reine, sa femme, à Bertrand de la Cueva. Les lois décidaient clairement pour Jeanne ; le roi de Portugal, son oncle, la soutenait ; la plupart des Castillans étaient pour le bon parti : on vous offrait cette princesse pour votre Dauphin ; si vous l’eussiez acceptée, Ferdinand et Isabelle n’auraient osé prétendre la succession ; la Castille était acquise à la France ; c’était une occupation éloignée pour votre Dauphin ; il eût régné loin de vous et sans impatience de vous succéder. La Castille ne devait pas vous donner les mêmes inquiétudes que la Flandre et la Bourgogne, qui sont des pairies de votre couronne, et aux portes de Paris. Que ne faisiez-vous ce mariage ? Pour ne l’avoir pas fait, vous avez achevé de mettre au comble la grandeur de ma maison : car mon fils a épousé la fille unique de Ferdinand et d’Isabelle ; par là il a uni l’Espagne avec tous nos États d’Allemagne, et avec tous ceux de la maison de Bourgogne, ce qui met notre puissance fort au-dessus de celle de votre maison.

Louis. — Je n’avais pas prévu le mariage de votre fils, qui est encore plus redoutable que le vôtre pour la liberté de l’Europe. Mais je vous ai dit ce qui m’a déterminé pour tous ces mariages : ce n’est point le ressentiment que j’avais contre la mémoire du duc de Bourgogne qui m’a éloigné d’accepter sa fille ; ce n’est point le désir de réunir par un mariage la Bretagne à la France qui m’a fait penser à Anne de Bretagne : je n’ai pas même songé à marier mon fils pendant ma vie ; je n’ai pensé qu’à me défier de lui, qu’à l’élever dans l’ignorance et dans la timidité, qu’à le tenir enfermé à Amboise le plus longtemps que je pourrais. La couronne de Castille, qu’il aurait eue sans peine, lui aurait donné trop d’autorité en France, où j’étais universellement haï. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un père vieux, soupçonneux, jaloux de son autorité, qui a donné à son fils un mauvais exemple contre son père ; son ombre lui fait peur.

Maximilien. — Je vous entends. Vous étiez bien malheureux dans vos alarmes. Quand on a abandonné le chemin de la probité, on ne marche plus qu’entre des précipices dans sa propre famille ; on est misérable et on le mérite.