Dialogues des morts/Dialogue 76

La bibliothèque libre.
Texte établi par Émile FaguetNelson (p. 448-451).


LXXVI

FRANÇOIS PREMIER ET LE CONNÉTABLE DE BOURBON


Toutes les passions doivent céder à l’amour de la patrie


François. — Bonjour, mon cousin. Eh bien ! sommes-nous raccommodés à présent ?

Bourbon. — Oui, je n’ai point porté mon inimitié jusqu’ici.

François. — J’avoue que j’ai eu tort en faisant gagner à ma mère un méchant procès contre vous, et que vous êtes sorti de France par ma faute.

Bourbon. — Cette sincérité me fait oublier davantage tous nos anciens démêlés, et je voudrais être encore en vie, pour pouvoir vous demander le pardon que je n’avais pas pourtant mérité.

François. — Je vous l’aurais facilement accordé, et j’allais tâcher de vous regagner par toutes sortes de moyens ; mais votre mort me prévint.

Bourbon. — Pour moi, j’avoue de bonne foi que je n’avais pas les mêmes sentiments, et que J’aurais voulu devenir prince souverain en Italie. Je me mis pour cela au service de Charles-Quint.

François. — Quoi ! ne regrettiez-vous point votre patrie et n’aviez-vous point envie de la revoir ?

Bourbon. — L’ambition était chez moi la passion dominante, et je voulais m’enrichir : de plus j’appréhendais que vous ne tinssiez encore pour votre mère, qui avait été la cause de ma disgrâce.

François. — Mais il valait mieux aller dans vos terres et demeurer premier prince du sang, éloigné de la cour, que de commander les armées de l’ennemi capital du chef de votre famille.

Bourbon. — Je reconnais à présent ma faute et j’en suis touché sincèrement.

François. — Mais qu’est-ce qui vous fit entreprendre le pillage de Rome ?

Bourbon. — Il faut vous découvrir ici tout le mystère. Lorsque je fus entré au service de Charles-Quint, François Sforce était duc de Milan : l’empereur voulait s’emparer de ce duché. Le duc n’était pas assez fort pour lui résister : il n’y avait que son chancelier, nommé Moron, homme expérimenté, homme qui découvrait tout et empêchait le duc de tomber dans les panneaux qu’on lui tendait. L’empereur, croyant qu’on ne pourrait exécuter son entreprise tant que cet homme serait auprès du duc, le fit prendre et lui fit faire son procès sur de fausses accusations, par lequel il fut condamné à mort. Comme on le menait au supplice, il me fit promettre une grande somme d’argent et il me fit dire qu’il découvrirait des choses importantes si je lui sauvais la vie. Je fus ébloui par ses promesses et fis retarder l’exécution. Je le fis venir pour me découvrir ces choses d’importance : il me dit que je devais débaucher l’armée de l’empereur et ensuite aller piller Florence ou Rome, ce qui me serait aisé parce qu’elle était toute composée de luthériens. Mon ambition me fit trouver ces conseils excellents : je gagnai l’armée et marchai à Rome, où je fus tué au commencement de l’attaque. Vous savez le reste.

François. — Vous étiez donc en même temps orgueilleux et avare : voilà de belles passions !

Bourbon. — Vous étiez livré à vos passions aussi bien que moi ; car vous aviez des maîtresses : vous désiriez être empereur et l’on prétend que vous ne haïssiez pas l’argent. En cette occasion, c’est la pelle qui se moque du fourgon.

François. — Nous nous disons l’un à l’autre nos vérités sans rien craindre ; mais nous ne nous en fâchons point.

Bourbon. — Pendant que nous vivions, nous ne les aurions pas supportées si facilement ; mais la mort nous ôte une grande partie des défauts.

François. — Mais avouez à présent que vous étiez beaucoup mieux connétable et premier prince du sang que général des armées de Charles-Quint ?

Bourbon. — Il est vrai que j’ai eu de grands dégoûts ; mais pourquoi n’avez-vous pas voulu que je vous aie fait la révérence, après que vous fûtes pris à Pavie ?

François. — Je voulus soutenir la grandeur royale, même dans ma disgrâce, et j’aurais plutôt souffert la mort que la vue d’un sujet rebelle ; mais ici-bas il n’y a plus ni sujets ni princes, ni sujets rebelles ni soumis, ni jeunes ni vieux, ni sains ni malades.