Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/II. Milon, Smindiride

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Salmon, libraire-éditeur (5p. 396-399).

DIALOGUE II.

MILON, SMINDIRIDE.


SMINDIRIDE.

Tu es donc bien glorieux, Milon, d’avoir porté un bœuf sur tes épaules aux jeux olympiques ?

MILON.

Assurément, l’action fut fort belle. Toute la Grèce y applaudit, et l’honneur s’en répandit jusques sur la ville de Crotone ma patrie, d’où sont sortis une infinité de braves athlètes. Au contraire, ta ville de Sibaris sera décriée à jamais par la mollesse de ses habitans, qui avaient banni les coqs, de peur d’en être éveillés, et qui priaient les gens à manger un an avant le jour du repas, pour avoir le loisir de le faire aussi délicat qu’ils le voulaient.

SMINDIRIDE.

Tu te moques des Sibarites ; mais toi, Crotoniate grossier, crois-tu que se vanter de porter un bœuf, ce ne soit pas se vanter de lui ressembler beaucoup ?

MILON.

Et toi, crois-tu avoir ressemblé à un homme, quand tu t’es plaint d’avoir passé une nuit sans dormir, à cause que parmi les feuilles de roses dont ton lit était semé, il y en avait eu une sous toi qui s’était pliée en deux.

SMINDIRIDE.

Il est vrai que j’ai eu cette délicatesse ; mais pourquoi te paraît-elle si étrange ?

MILON.

Et comment se pourrait-il qu’elle ne me le parût pas ?

SMINDIRIDE.

Quoi ! n’as-tu jamais vu quelque amant, qui étant comblé des faveurs d’une maîtresse à qui il a rendu des services signalés, soit troublé dans la possession de ce bonheur, par la crainte qu’il a que la reconnaissance n’agisse dans le cœur de la belle, plus que l’inclination ?

MILON.

Non, je n’en ai jamais vu. Mais quand cela serait ?

SMINDIRIDE.

Et n’as-tu jamais entendu parler de quelque conquérant, qui, au retour d’une expédition glorieuse se trouvât peu satisfait de ses triomphes, parce que la fortune y aurait eu plus de part que sa valeur, ni sa conduite, et que ses desseins auraient réussi sur des mesures fausses et mal prises ?

MILON.

Non, je n’en ai point entendu parler. Mais encore une fois, qu’en veux-tu conclure ?

SMINDIRIDE.

Que cet amant et ce conquérant, et généralement presque tous les hommes, quoique couchés sur des fleurs, ne sauraient dormir, s’il y en a une seule feuille pliée en deux. Il ne faut rien pour gâter les plaisirs. Ce sont des lits de roses, où il est bien difficile que toutes les feuilles se tiennent étendues, et qu’aucune ne se plie ; cependant le pli d’une seule suffit pour incommoder beaucoup.

MILON.

Je ne suis pas fort savant sur ces matières-là ; mais il me semble que toi, et l’amant et le conquérant que tu supposes, et tous tant que vous êtes, vous avez extrêmement tort. Pourquoi vous rendez-vous si délicats ?

SMINDIRIDE.

Ah ! Milon, les gens d’esprit ne sont pas des Crotoniates comme toi ; mais ce sont des Sibarites encore plus raffinés que je n’étais.

MILON.

Je vois bien ce que c’est. Les gens d’esprit ont assurément plus de plaisirs qu’il ne leur en faut, et ils permettent à leur délicatesse d’en retrancher ce qu’ils ont de trop. Ils veulent bien être sensibles aux plus petits désagrémens, parce qu’il y a d’ailleurs assez d’agrémens pour eux, et sur ce pied là, je trouve qu’ils ont raison.

SMINDIRIDE.

Ce n’est point du tout cela. Les gens d’esprit n’ont point plus de plaisirs qu’il ne leur en faut.

MILON.

Ils sont donc fous de s’amuser à être si délicats ?

SMINDIRIDE.

Voilà le malheur. La délicatesse est tout-à-fait digne des hommes ; elle n’est produite que par les bonnes qualités et de l’esprit et du cœur : on se sait bon gré d’en avoir ; on tâche à en acquérir, quand on n’en a pas. Cependant la délicatesse diminue le nombre des plaisirs, et on n’en a point trop ; elle est cause qu’on les sent moins vivement, et d’eux-mêmes ils ne sont point trop vifs. Que les hommes sont à plaindre ! leur condition naturelle leur fournit peu de choses agréables, et leur raison leur apprend a en goûter encore moins.