Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/III. Apicius, Galilée

La bibliothèque libre.
Salmon, libraire-éditeur (4p. 39-43).

DIALOGUE III.

APICIUS, GALILÉE.


APICIUS.

Ah ! que je suis fâché de n’être pas né dans votre siècle !

GALILÉE.

Il me semble que de l’humeur dont vous étiez, vous deviez vous accommoder assez bien du siècle où vous vécûtes. Vous ne vouliez que manger délicieusement, et vous vous trouvâtes au monde et dans Rome, justement lorsque Rome était maîtresse paisible de l’univers, qu’on y voyait arriver de tous côtés les oiseaux et les poissons les plus rares, et qu’enfin toute la terre semblait n’avoir été subjuguée par les Romains que pour contribuer à leur bonne chère.

APICIUS.

Mais mon siècle était ignorant ; et s’il y eût eu un homme comme vous, j’eusse été le chercher au bout du monde. Les voyages ne me coûtaient rien. Savez-vous celui que je fis pour une certaine sorte de poisson dont je mangeais à Minturne dans la Campanie ? On me dit que ce poisson là était bien plus gros en Afrique ; aussitôt j’équipe un vaisseau, et fais voile en Afrique. La navigation fut difficile et dangereuse. Quand nous approchâmes des côtes d’Afrique, je ne sais combien de barques de pêcheurs vinrent au-devant de moi ; car ils étaient déjà avertis de mon voyage , et m’apportèrent de ces poissons qui en étaient le sujet. Je ne les trouvai pas plus gros que ceux de Minturne ; et dans le même moment, sans être touché de la curiosité de voir un pays que je n’avais jamais vu, sans avoir égard aux prières de l’équipage, qui voulait se rafraîchir à terre, j’ordonnai aux pilotes que l’on retournât en Italie. Vous pouvez croire que j’eusse essuyé bien plus volontiers cette fatigue là pour vous.

GALILÉE.

Je ne puis deviner quel eût été votre dessein. J’étais un pauvre savant, accoutumé à une vie frugale, toujours attaché aux étoiles, et fort peu habile en ragoûts.

APICIUS.

Mais vous avez inventé les lunettes de longue vue ; après vous, on a fait pour les oreilles ce que vous aviez fait pour les yeux, et j’entends dire qu’on a inventé des trompettes qui redoublent et grossissent la voix. Enfin, vous avez perfectionné et vous avez appris aux autres à perfectionner les sens. Je vous eusse prié de travailler pour le sens du goût, et d’imaginer quelque instrument qui augmentât le plaisir de manger.

GALILÉE.

Fort bien, comme si le goût n’avait pas naturellement toute sa perfection.

APICIUS.

Pourquoi l’a-t-il plutôt que la vue ?

GALILÉE.

La vue est aussi très parfaite. Les hommes ont de fort bons yeux.

APICIUS.

Et qui sont donc les mauvais yeux auxquels vos lunettes peuvent servir ?

GALILÉE.

Ce sont les yeux des philosophes. Ces gens là, à qui il importe de savoir si le soleil a des taches, si les planètes tournent sur leur centre, si la voie de lait est composée de petites étoiles, n’ont pas les yeux assez bons pour découvrir ces objets aussi clairement et aussi distinctement qu’il faudrait ; mais les autres hommes, à qui tout cela est indifférent, ont la vue admirable. Si vous ne voulez que jouir des choses, rien ne vous manque pour en jouir ; mais tout vous manque pour les connaître. Les hommes n’ont besoin de rien, et les philosophes ont besoin de tout. L’art n’a point de nouveaux instrumens à donner aux uns, et jamais il n’en donnera assez aux autres.

APICIUS.

Je consens que l’art ne donne pas au commun des hommes de nouveaux instrumens pour mieux manger ; mais je voudrais qu’il en donnât aux philosophes, comme il leur donne des lunettes pour mieux voir ; et alors je les tiendrais bien payés des soins que la philosophie leur coûte : car enfin, à quoi sert-elle, si elle ne fait des découvertes ? et qu’a-t-on affaire de découvertes, si ce n’est sur les plaisirs ?

GALILÉE.

Il y a long-temps que l’on a fait cette plainte.

GALILÉE.

Mais puisque la raison fait quelquefois des acquisitions nouvelles, pourquoi les sens n’en feront-ils pas aussi ? Il serait bien plus important qu’ils en fissent.

GALILÉE.

Ils en vaudraient beaucoup moins. Ils sont si parfaits, qu’ils ont trouvé d’abord tous les plaisirs qui les pouvaient flatter. Si la raison trouve de nouvelles connaissances, il faut l’en plaindre ; c’est qu’elle était naturellement très imparfaite.

GALILÉE.

Et les rois de Perse, qui proposaient de grandes récompenses à ceux qui inventeraient de nouveaux plaisirs, étaient-ils fous ?

GALILÉE.

Oui ; je suis assuré qu’ils ne se sont pas ruinés à ces sortes de récompenses. Inventer de nouveaux plaisirs ! Il eût fallu auparavant faire naître dans les hommes de nouveaux besoins.

GALILÉE.

Quoi ! chaque plaisir serait fondé sur un besoin ? J’aimerais autant abandonner l’un pour l’autre. La nature ne nous aurait donc rien donné gratuitement ?

GALILÉE.

Ce n’est pas ma faute. Mais vous qui condamnez mon avis, vous avez plus d’intérêt qu’un autre qu’il soit vrai. S’il se trouvait des plaisirs nouveaux, vous consoleriez-vous jamais de n’avoir pas été réservé pour vivre dans les derniers temps où vous eussiez profité des découvertes de tous les siècles ? Pour les connaissances nouvelles, je sais que vous ne les envierez pas à ceux qui les auront.

APICIUS.

J’entre dans votre sentiment, il favorise mes inclinations plus que je ne croyais. Je vois que ce n’est pas un grand avantage que les connaissances, puisqu’elles sont abandonnées à ceux qui veulent s’en saisir, et que la nature n’a pas pris la peine d’égaler sur cela les hommes de tous les siècles ; mais les plaisirs sont de plus grand prix. Il y aurait eu trop d’injustice à souffrir qu’un siècle en pût avoir plus qu’un autre, et par cette raison, le partage en a été égal.