Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/IV. Platon, Marguerite d’Écosse

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Salmon, libraire-éditeur (4p. 43-48).

DIALOGUE IV.

PLATON, MARGUERITE D’ÉCOSSE.


MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Venez à mon secours, divin Platon ; venez prendre mon parti, je vous en conjure.

PLATON.

De quoi s’agit-il ?

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Il s’agit d’un baiser que je donnai avec assez d’ardeur à un savant homme[1] fort laid. J’ai beau dire encore à présent pour ma justification ce que je dis alors, que j’avais voulu baiser cette bouche d’où étaient sorties tant de belles paroles ; il y a là je ne sais combien d’ombres qui se moquent de moi, et qui me soutiennent que de telles faveurs ne sont que pour les bouches qui sont belles, et non pour celles qui parlent bien, et que la science ne doit point être payée en même monnaie que la beauté. Venez apprendre à ces ombres, que ce qui est véritablement digne de causer des passions échappe à la vue, et qu’on peut être charmé du beau, même au travers de l’enveloppe d’un corps très laid dont il sera revêtu.

PLATON.

Pourquoi voulez-vous que j’aille débiter ces choses là ? elles ne sont pas vraies.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Vous les avez déjà débitées mille et mille fois.

PLATON.

Oui, mais c’était pendant ma vie. J’étais philosophe, et je voulais parler d’amour ; il n’eût pas été de la bienséance de mon caractère que j’en eusse parlé comme les auteurs des fables milésiennes[2] : je couvrais ces matières là d’un galimatias philosophique, comme d’un nuage, qui empêchait que les yeux de tout le monde ne les reconnussent pour ce qu’elles étaient.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Je ne crois pas que vous songiez à ce que vous me dites. Il faut bien que vous ayez parlé d’un autre amour que de l’amour ordinaire, quand vous avez décrit si pompeusement ces voyages que les âmes ailées font dans des chariots sur la dernière voûte des cieux, où elles contemplent le beau dans son essence ; leurs chutes malheureuses d’un lieu si élevé jusques sur la terre, par la faute d’un de leurs chevaux qui est très malaisé à mener ; le froissement de leurs ailes ; leur séjour dans le corps ; ce qui leur arrive à la rencontre d’un beau visage qu’elles reconnaissent pour une copie de ce beau qu’elles ont vu dans le ciel ; leurs ailes qui se réchauffent, qui recommencent à pousser, et dont elles tachent de se servir pour s’envoler vers ce qu’elles aiment ; enfin, cette crainte, cette horreur, cette épouvante dont elles sont frappées à la vue de la beauté qu’elles savent qui est divine, cette sainte fureur qui les transporte, et cette envie qu’elles sentent de faire des sacrifices à l’objet de leur amour, comme on en fait aux dieux.

PLATON.

Je vous assure que tout cela, bien entendu et fidèlement traduit, veut seulement dire que les belles personnes sont propres à inspirer bien des transports.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Mais, selon vous, on ne s’arrête point à la beauté corporelle, qui ne fait que rappeler le souvenir d’une beauté infiniment plus charmante. Serait-il possible que tous ces mouvemens si vifs, que vous aviez dépeints, ne fussent causes que par de grands yeux, une petite bouche et un teint frais ? Ah ! donnez-leur pour objet la beauté de l’âme, si vous voulez les justifier, et vous justifier vous-même de les avoir dépeints.

PLATON.

Voulez-vous que je vous dise la vérité ? La beauté de l’esprit donne de l’admiration, celle de l’âme donne de l’estime, et celle du corps de l’amour. L’estime et l’admiration sont assez tranquilles ; il n’y a que l’amour qui soit impétueux.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Vous êtes devenu libertin depuis votre mort ; car non-seulement pendant votre vie vous parliez un autre langage sur l’amour, mais vous mettiez en pratique les idées sublimes que vous en aviez conçues. N’avez-vous pas été amoureux d’Arquéanasse de Colophon, lorsqu’elle était vieille ? Ne fîtes-vous pas ces vers pour elle ?

L’aimable Arquéanasse a mérité ma foi.
   Elle a des rides ; mais je voi
Une troupe d’amours se jouer dans ses rides.
Vous qui pûtes la voir avant que ses appas
Eussent du cours des ans reçu ces petits vides,
   Ah ! que ne souffrîtes-vous pas ?

Assurément cette troupe d’amours, qui se jouaient dans les rides d’Arquéanasse, c’étaient les agrémens de son esprit que l’âge avait perfectionnés. Vous plaigniez ceux qui l’avaient vue jeune, parce que sa beauté avait fait des impressions trop sensibles sur eux, et vous aimiez en elle le mérite qui ne pouvait être détruit par les années.

PLATON.

Je vous suis trop obligé de ce que vous voulez bien interpréter si favorablement une petite satire que je fis contre Arquéanasse, qui croyait me donner de l’amour à l’âge qu’elle avait. Mes passions n’étaient point si métaphysiques que vous pensez, et je puis vous le prouver par d’autres vers que j’ai faits. Si j’étais encore vivant, je ferais la même cérémonie que je fais faire à mon Socrate, lorsqu’il va parler d’amour ; je me couvrirais le visage, et vous ne m’entendriez qu’au travers d’un voile : mais ici ces façons-là ne sont pas nécessaires, Voici mes vers :

   Lorsqu’Agathis, par un baiser de flamme,
Consent à me payer des maux que j’ai sentis,
Sur mes lèvres soudain je sens venir mon âme,
   Qui veut passer sur celles d’Agathis.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Est-ce Platon que j’entends ?

PLATON.

Lui-même.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Quoi ! Platon, avec ses épaules carrées, sa figure sérieuse, et toute la philosophie qu’il avait dans la tête, Platon a connu cette espèce de baiser ?

PLATON.

Oui.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Mais songez-vous bien que le baiser que je donnai à mon savant, fut tout-à-fait philosophique, et que celui que vous donnâtes à votre maîtresse ne le fut point du tout ; que je fis votre personnage, et que vous fîtes le mien ?

PLATON.

J’en tombe d’accord ; les philosophes sont galans, tandis que ceux qui seraient nés pour être galans, s’amusent à être philosophes. Nous laissons courir après les chimères de la philosophie les gens qui ne les connaissent pas, et nous nous rabattons sur ce qu’il y a de réel.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Je vois que je m’étais très mal adressée a l’amant d’Agathis, pour la défense de mon baiser. Si j’avais eu de l’amour pour ce savant si laid, je trouverais encore bien moins mon compte avec vous. Cependant l’esprit peut causer des passions par lui-même, et bien en prend aux femmes : elles se sauvent de ce côté là, si elles ne sont pas belles.

PLATON.

Je ne sais si l’esprit cause des passions ; mais je sais bien qu’il met le corps en état d’en faire naître sans le secours de la beauté, et lui donne l’agrément qui lui manquait : et ce qui en est une preuve, c’est qu’il faut que le corps soit de la partie, et fournisse toujours quelque chose du sien, c’est-à-dire, tout au moins de la jeunesse ; car s’il ne s’aide point du tout, l’esprit lui est absolument inutile.

MARGUERITE D’ÉCOSSE.

Toujours de la matière dans l’amour !

PLATON.

Telle est sa nature. Donnez-lui, si vous voulez, l’esprit seul pour objet, vous n’y gagnerez rien ; vous serez étonnée qu’il rentrera aussitôt dans la matière. Si vous n’aimiez que l’esprit de votre savant, pourquoi le baisâtes-vous ? C’est que le corps est destiné à recueillir le profit des passions que l’esprit même aurait inspirées.


  1. Alain Chartier.
  2. Romans de ce temps-là.