Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/IV. L’empereur Adrien, Marguerite d’Autriche

La bibliothèque libre.
Salmon, libraire-éditeur (5p. 426-432).

DIALOGUE IV.

L’EMPEREUR ADRIEN, MARGUERITE D’AUTRICHE.


MARGUERITE D’AUTRICHE.

Qu’avez-vous ? je vous vois tout échauffé.

ADRIEN.

Je viens d’avoir une grosse contestation avec Caton d’Utique, sur la manière dont nous sommes morts l’un et l’autre. Je prétendais avoir paru dans cette dernière action plus philosophe que lui.

MARGUERITE D’AUTRICHE.

Je vous trouve bien hardi d’oser attaquer une mort aussi fameuse que la sienne. Ne fût-ce pas quelque chose de fort glorieux, que de pourvoir à tout dans Utique, de mettre tous ses amis en sûreté, et de se tuer lui-même, pour expirer avec la liberté de sa patrie, et pour ne pas tomber entre les mains d’un vainqueur, qui cependant lui aurait infailliblement pardonné ?

ADRIEN.

Oh ! si vous examiniez de près cette mort-là, vous y trouveriez bien des choses à redire. Premièrement, il y avait si long-temps qu’il s’y préparait, et il s’y était préparé avec des efforts si visibles, que personne dans Utique ne doutait que Caton ne se dût tuer. Secondement, avant que de se donner le coup, il eut besoin de lire plusieurs fois le dialogue où Platon traite de l’immortalité de l’âme. Troisièmement, le dessein qu’il avait pris le rendait de si mauvaise humeur, que s’étant couché et ne trouvant point son épée sous le chevet de son lit (car comme on devinait bien ce qu’il avait envie de faire, on l’avait ôtée de là), il appela pour la demander un de ses esclaves, et lui déchargea sur le visage un grand coup de poing, dont il lui cassa les dents ; ce qui est si vrai, qu’il retira sa main tout ensanglantée.

MARGUERITE D’AUTRICHE.

J’avoue que voilà un coup de poing qui gâte bien cette mort philosophique.

ADRIEN.

Vous ne sauriez croire quel bruit il fit sur cette épée ôtée , et combien il reprocha à son fils et à ses domestiques, qu’ils le voulaient livrer à César, pieds et poings liés. Enfin, ils les gronda tous de telle sorte, qu’il fallut qu’ils sortissent de la chambre, et le laissassent se tuer.

MARGUERITE D’AUTRICHE.

Véritablement les choses pouvaient se passer d’une manière un peu plus tranquille. Il n’avait qu’à attendre doucement le lendemain pour se donner la mort : il n’y a rien de plus aisé que de mourir quand on le veut ; mais apparemment les mesures qu’il avait prises en comptant sur sa fermeté, étaient prises si juste, qu’il ne pouvait plus attendre, et il ne se fût peut-être pas tué, s’il eût différé d’un jour.

ADRIEN.

Vous dites vrai, et je vois que vous vous connaissez en morts généreuses.

MARGUERITE D’AUTRICHE.

Cependant, on dît qu’après qu’on eût apporté cette épée à Caton, et que l’on se fut retiré, il s’endormit et ronfla. Cela serait assez beau.

ADRIEN.

Et le croyez-vous ? Il venait de quereller tout le monde, et de battre ses valets : on ne dort pas si aisément après un tel exercice. De plus, la main dont il avait frappé l’esclave lui faisait trop de mal pour lui permettre de s’endormir ; car il ne put supporter la douleur qu’il y sentait, et il se la fit bander par un médecin, quoiqu’il fût sur le point de se tuer. Enfin, depuis qu’on lui eut apporté son épée jusqu’à minuit, il lut deux fois le dialogue de Platon. Or, je prouverais bien, par un grand souper qu’il donna le soir à tous ses amis, par une promenade qu’il fit ensuite, et par tout ce qui se passa jusqu’à ce qu’on l’eût laissé seul dans sa chambre, que quand on lui apporta cette épée il devait être fort tard : d’ailleurs, le dialogue qu’il lut deux fois est très long, et par conséquent, s’il dormit, il ne dormit guère. En vérité, je crains bien qu’il n’ait fait semblant de ronfler, pour en avoir l’honneur auprès de ceux qui écoutaient à la porte de sa chambre.

MARGUERITE D’AUTRICHE.

Vous ne faites pas mal la critique de sa mort, qui ne laisse pas d’avoir toujours dans le fond quelque chose de fort héroïque. Mais par où pouvez-vous prétendre que la vôtre l’emporte ? Autant qu’il m’en souvient, vous êtes mort dans votre lit tout uniment, et d’une manière qui n’a rien de remarquable.

ADRIEN.

Quoi ! n’est-ce rien de remarquable que ces vers que je fis presque en expirant ?

Ma petite âme, ma mignonne,
Tu t’en vas donc, ma fille, et Dieu sache où tu vas ?
Tu pars seulette et tremblottante ! Hélas !
Que deviendra ton humeur folichonne ?
Que deviendront tant de jolies ébats.

Caton traita la mort comme une affaire trop sérieuse : mais pour moi, vous voyez que je badinai avec elle ; et c’est en quoi je prétends que ma philosophie alla plus loin que celle de Caton. Il n’est pas si difficile de braver fièrement la mort, que d’en railler nonchalamment, ni de la bien recevoir quand on l’appelle à son secours, que quand elle vient sans qu’on ait besoin d’elle.

MARGUERITE D’AUTRICHE.

Oui, je conviens que la mort de Caton est moins belle que la votre ; mais, par malheur, je n’avais point remarqué que vous eussiez fait ces petits vers, en quoi consiste toute la beauté.

ADRIEN.

Voilà comme tout le monde est fait. Que Caton se déchire les entrailles, plutôt que de tomber entre les mains de son ennemi, ce n’est peut-être pas au fond si grand’chose ; cependant un trait comme celui là brille extrêmement dans l’histoire, et il n’y a personne qui n’en soit frappé. Qu’un autre meure tout doucement, et se trouve en état de faire des tours badins sur sa mort, c’est plus que ce qu’a fait Caton ; mais cela n’a rien qui frappe, et l’histoire n’en tient presque pas compte.

MARGUERITE D’AUTRICHE..

Hélas ! rien n’est plus vrai que ce que vous dites ; et moi, qui vous parle, j’ai une mort que je prétends plus belle que la vôtre, et qui a fait encore moins de bruit. Ce n’est pourtant pas une mort tout entière ; mais telle qu’elle est, elle est au-dessus de la vôtre, qui est au-dessus de celle de Caton.

ADRIEN.

Comment ! que voulez-vous dire ?

MARGUERITE D’AUTRICHE..

J’étais fille d’un empereur : je fus fiancée a un fils de roi, et ce prince, après la mort de son père, me renvoya chez le mien, malgré la promesse solennelle qu’il avait faite de m’épouser. Ensuite on me fiança encore au fils d’un autre roi ; et comme j’allais par mer trouver cet époux, mon vaisseau fut battu d’une furieuse tempête qui mit ma vie en un danger très évident. Ce fut alors que je me composai moi-même cette épitaphe :

Ci gist Margot, la gentil’damoiselle,
Qu’a deux maris, et encore est pucelle.

À la vérité, je n’en mourus pas, mais il ne tint pas à moi. Concevez bien cette espèce de mort-là, vous en serez satisfait. La fermeté de Caton est outrée dans un genre, la vôtre dans un autre, la mienne est naturelle. Il est trop guindé, vous êtes trop badin, je suis raisonnable.

ADRIEN.

Quoi ! vous me reprochez d’avoir trop peu craint la mort.

MARGUERITE D’AUTRICHE.

Oui ; il n’y a pas d’apparence que l’on n’ait aucun chagrin en mourant ; et je suis sûre que vous vous fîtes alors autant de violence pour badiner, que Caton pour se déchirer les entrailles. J’attends un naufrage à tous momens, sans m’épouvanter, et je compose de sang-froid mon épitaphe : cela est fort extraordinaire ; et s’il n’y avait rien qui adoucît cette histoire, on aurait raison de ne la croire pas, ou de croire que je n’eusse agi que par fanfaronnade. Mais en même temps, je suis une pauvre fille deux fois fiancée, et qui ai pourtant le malheur de mourir fille ; je marque le regret que j’en ai, et cela met dans mon histoire toute la vraisemblance dont elle a besoin. Vos vers, prenez-y garde, ne veulent rien dire ; ce n’est qu’un galimatias composé de petits termes folâtres : mais les miens ont un sens fort clair, et dont on se contente d’abord, ce qui fait voir que la nature y parle bien plus que dans les vôtres.

ADRIEN.

En vérité, je n’eusse jamais cru que le chagrin de mourir avec votre virginité eût dû vous être si glorieux.

MARGUERITE D’AUTRICHE.

Plaisantez-en tant que vous voudrez ; mais ma mort, si elle peut s’appeler ainsi, a encore un avantage essentiel sur celle de Caton et sur la vôtre. Vous aviez tant fait les philosophes l’un et l’autre pendant votre vie, que vous vous étiez engagés d’honneur à ne craindre point la mort ; et s’il vous eût été permis de la craindre, je ne sais ce qui en fût arrivé. Mais moi, tant que la tempête dura, j’étais en droit de trembler, et de pousser des cris jusqu’au ciel, sans que personne y trouvât à redire, ni m’en estimât moins ; cependant je demeurai assez tranquille pour faire mon épitaphe.

ADRIEN.

Entre nous, l’épitaphe ne fut-elle point faite sur la terre ?

MARGUERITE d’AUTRICHE.

Ah ! cette chicane là est de mauvaise grâce : je ne vous en ai pas fait de pareille sur vos vers.

ADRIEN.

Je me rends donc de bonne foi, et j’avoue que la vertu est bien grande quand elle ne passe point les bornes de la nature.