Dialogues sur la religion naturelle/I

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Après avoir joint la compagnie que je trouvais rassemblée dans la bibliothèque de Cléanthe, Déméa fit quelques compliments à Cléanthe du soin qu’il prenait de mon éducation et de la constance inébranlable avec laquelle il persévérait dans ses amitiés.

– Le père de Pamphile, dit-il, était votre intime ami : le fils est votre élève ; on peut même le regarder comme votre fils adoptif, à n’en juger que par les peines que vous prenez pour l’instruire dans toutes les branches de la littérature et des sciences. Je ne doute pas que votre prudence n’égale vos talents. En conséquence, je vous ferai part d’une maxime que j’ai suivie dans l’éducation de mes enfants : je voudrais savoir à quel point elle peut cadrer avec ce que vous avez pratiqué. La méthode que j’observe pour leur éducation est fondée sur ces paroles d’un ancien : « Pour acquérir la philosophie, il faut commencer par la dialectique, passer ensuite à la morale, puis à la physique et finir par la science qui nous instruit de la nature des Dieux. » Cette dernière science étant, selon lui, la plus profonde et la plus abstraite de toutes, il fallait avoir le jugement le plus mûr pour l’étudier. On ne pouvait en confier les mystères qu’aux esprits déjà pourvus des trésors de toutes les autres sciences.

– Attendez-vous si longtemps, dit Philon, pour enseigner à vos enfants les éléments de la religion ? N’est-il pas à craindre qu’ils négligent ou rejettent absolument des opinions dont ils auront si peu ouï parler pendant le cours de leur éducation ?

– Ce n’est seulement, répliqua Déméa, que quant à la partie sujette à la discussion, et susceptible de disputes que je réserve pour la fin l’étude de la théologie naturelle. Mon premier soin est que leur esprit soit imbu de bonne heure des principes de la piété. Ce n’est pas seulement par des maximes et des instructions continuelles, c’est aussi par mon exemple que ces esprits encore tendres et flexibles s’accoutument à respecter les principes vénérables de la religion. Quand ils parcourent la carrière des autres sciences, je leur fais remarquer combien il y a de l’incertitude dans chaque partie de ces sciences, les disputes éternelles qu’elles ont causées, l’obscurité de toutes les espèces de philosophie, et les systèmes non moins étranges que ridicules auxquels les principes de la raison humaine, abandonnée à elle-même, ont conduit les plus grands génies. Après avoir ainsi préparé leur esprit à se défier de ses forces et à fléchir quand il le faut, je ne crains plus de les initier dans les plus augustes mystères de la religion : je n’appréhende plus les dangers de cette philosophie orgueilleuse et arrogante qui pourrait les égarer au point de rejeter les opinions et les dogmes les mieux établis.

– La précaution que vous prenez, dit Philon, de façonner de bonne heure l’esprit de vos enfants à la piété, est sans doute louable ; vous ne faites rien là qui ne soit très nécessaire dans le siècle profane et pervers où nous vivons. Mais une chose que je me plais surtout à admirer dans votre plan d’éducation, est votre manière de tirer avantage de ces principes de philosophie et d’éducation, qui, en inspirant l’orgueil et l’égoïsme, ont, dans tous les temps, été les plus grands fléaux de la religion. Il est vrai que le vulgaire, étranger aux sciences et aux recherches profondes, témoin des interminables et scandaleuses disputes des savants, voue ordinairement le mépris le plus sincère à la philosophie et n’en est que plus étroitement attaché aux grands principes de la religion qu’il a sucés dès l’enfance. Ceux qui pénètrent tant soit peu dans les sciences et dans les études abstraites, n’ont pas plus tôt aperçu quelque nuance de vrai dans les systèmes les plus nouveaux et les plus extraordinaires, qu’iis ne pensent plus qu’il puisse y avoir quelque chose de trop abstrait pour la raison humaine : ils rompent tous les freins, ils portent des pas téméraires et sacrilèges dans l’intérieur le plus reculé du sanctuaire. Mais j’espère que Cléanthe conviendra avec moi que, sans nous replonger dans l’ignorance qui serait le meilleur remède à ces maux, il est encore un expédient pour arrêter cette liberté profane. Il n’y a qu’à favoriser l’étude et la propagation des principes exposés par Déméa. Reconnaissons sincèrement la faiblesse, l’aveuglement et les bornes étroites de la raison humaine ; réfléchissons mûrement sur ses incertitudes, sur ses contradictions éternelles, même dans les affaires et dans les actions de la vie commune ; représentons-nous les erreurs et les illusions de nos propres sens, les difficultés insurmontables qui se rencontrent dans les premiers principes de tous les systèmes, les contradictions inséparables des simples idées de matière, de cause et d’effet, d’étendue, d’espace, de temps et de mouvement ; en un mot, de quantité de choses de toute espèce qui font l’objet de l’unique science qui a droit de prétendre à quelque certitude et évidence. Quand ces matières sont exposées dans tout leur jour, comme l’ont fait quelques philosophes et presque tous les théologiens, quel homme oserait placer une confiance assez grande dans la raison, cette faculté si fragile de l’âme, pour avoir la moindre déférence pour ses décisions dans des matières si relevées, si abstraites, si éloignées de l’expérience et de la conduite ordinaire de la vie ? Quand la cohérence des parties d’une pierre, quand la composition seule des parties qui la rendent étendue, quand des objets, dis-je, qui nous sont si familiers, ne laissent pas d’être tellement inexplicables et de renfer- mer des circonstances si révoltantes et si contradictoires, quelle hardiesse de vouloir décider les matières relatives à l’origine des mondes ou tracer leur histoire de l’éternité à l’éternité !

Pendant que Philon prononçait ces paroles, j’aperçus un sourire sur les lèvres de Déméa et de Cléanthe. Je crus voir dans le sourire de Déméa une extrême satisfaction d’avoir entendu exposer de pareils principes ; je démêlai dans celui de Cléanthe je ne sais quoi de malin, qui paraissait indiquer qu’il avait découvert une espèce de persiflage dans le discours de Philon. – Vous avez donc, dit Cléanthe à Philon, formé le projet d’élever l’édifice de la foi religieuse sur le fondement du scepticisme philosophique, et vous pensez que l’évidence et la certitude abandonneront tous les autres objets d’étude pour aller se concentrer dans ces dogmes théologiques qui, par ce moyen, acquerront une force supérieure, une autorité exclusive. Nous saurons bientôt si votre scepticisme est aussi général, aussi sincère que vous voudriez nous le faire croire : la compagnie va se séparer ; nous verrons alors si vous sortirez par la porte ou par la fenêtre ; nous verrons si vous doutez de bonne foi que votre corps suive les lois de la gravitation ou puisse être lésé par une chute, d’après l’opinion vulgaire, produite par nos sens qui sont trompeurs et par l’expérience qui l’est encore plus. Cette observation, Déméa, servira, je pense, à faire évanouir vos préjugés contre la secte bizarre des sceptiques. S’ils sont de bonne foi, le monde ne sera pas longtemps fatigué de leurs doutes, de leurs sophismes, de leurs disputes. S’ils ne cherchent qu’à rire, ce sont peut-être de mauvais plaisants, mais ils ne sauraient être des hommes dangereux ni pour l’État, ni pour la philosophie, ni pour la religion.

En vérité, Philon, ajouta Cléanthe, quoiqu’un homme, après avoir profondément réfléchi sur les contradictions et les imperfections innombrables, qui sont l’apanage de la raison humaine, puisse, dans un accès de mauvaise humeur, abjurer toutes les croyances et les opinions, il est certain qu’il ne pourra ni persister dans un scepticisme absolu, ni joindre pendant quelques heures la pratique à la théorie. Les objets extérieurs l’assiègent, les passions l’entraînent, sa mélancolie philosophique se dissipe. Il a beau se faire violence, jamais son humeur ne pourra se plier au misérable rôle du sceptique. Eh ! quel motif le porterait à se faire une pareille violence ? Il ne saurait trouver des raisons qui le contenteraient d’une manière analogue à ses principes. En un mot, rien ne serait plus ridicule que le système des anciens pyrrhoniens, s’il est vrai, comme on le prétend, qu’ils aient fait des efforts pour répandre partout le même scepticisme qu’ils avaient sucé dans les déclamations publiques de leurs maîtres et qu’ils auraient dû garder pour eux seuls.

Sous ce rapport, il semble qu’il y a beaucoup de ressemblance entre la secte des stoïciens et celle des pyrrhoniens, quoiqu’ils eussent des querelles éternelles ensemble. Ces deux sectes paraissent fondées sur cette maxime commune à l’une et à l’autre, que les choses possibles quelquefois et dans certaines dispositions sont possibles toujours et dans toutes les dispositions. Quand l’âme imbue des idées stoïques est exaltée par l’enthousiasme sublime de la vertu et fortement remuée par quelque apparence de gloire ou de patriotisme, les peines et les tortures les plus cruelles ne sauraient l’emporter sur la satisfaction intérieure de remplir son devoir. Il est même possible qu’avec un secours pareil, elle fasse éclater de la joie au milieu des supplices les plus affreux. Si les exemples d’un si grand courage peuvent se rencontrer, à plus forte raison un philosophe dans son école et même dans son cabinet pourra-t-il élever son esprit à ce même enthousiasme et souffrir en idée les peines les plus aiguës et les calamités les plus désolantes que son imagination peut se retracer. Mais pourra-t-il soutenir cet enthousiasme même ? Son esprit tendu se relâche et ne se remonte pas facilement. Les distractions égarent son âme ; l’infortune l’accable à l’improviste. Et le philosophe dégénère peu à peu jusqu’à n’être qu’un homme vulgaire.

– Je vous accorde, répliqua Philon, la comparaison que vous faites entre les stoïciens et les sceptiques. Mais vous observerez en même temps que, quoique dans le stoïcisme l’esprit ne saurait soutenir longtemps un enthousiasme philosophique, cependant, quand il retombe et conserve encore un peu de ses premières impressions, l’effet des principes des stoïciens percera même dans la vie commune et dans toute l’économie de ses actions. Les anciennes écoles, surtout celle de Zénon, se sont illustrées par des traits de constance et de vertu qui paraissent faire l’étonnement des temps modernes.

« Leur sagesse était vaine et leur philosophie fausse. Elles avaient cependant l’admirable magie de charmer les soucis, d’exciter l’espoir, de suspendre la douleur ou d’armer le cœur d’un triple airain que rien ne pouvait entamer. »

Il en est ainsi du scepticisme. Dès qu’un homme s’est accoutumé à faire des réflexions sceptiques sur l’incertitude et les bornes étroites de la raison humaine, il ne pourra jamais y renoncer entièrement, quand son esprit est occupé d’autres ob- jets. Mais dans toutes ses observations et ses principes philosophiques, dirai-je aussi dans sa vie privée, il conservera une teinte de ses premiers sentiments qui le distinguera de ceux qui ne formèrent jamais d’opinion sur cet article ou qui sont restés attachés à des principes plus favorables à la raison humaine. A quelque degré qu’un homme puisse porter ses principes de scepticisme, il n’en doit pas moins, je l’avoue, agir, vivre et parler comme les autres hommes ; il n’est pas même obligé de rendre raison de cette conduite autrement qu’en s’excusant sur la nécessité où il est d’en agir de la sorte. Si jamais il pousse ses spéculations plus loin que cette nécessité ne l’oblige, et qu’il veuille philosopher sur des sujets de morale ou de physique, il se sent entraîné par un plaisir et une satisfaction particulière qu’il goûte en se conduisant de cette manière. Il considère d’ailleurs que chacun, même dans la vie privée, est contraint d’avoir plus ou moins de cette philosophie que, depuis notre plus tendre enfance, nous nous accoutumons de plus en plus à régler notre conduite et nos opinions sur des principes plus généraux, que, plus la sphère de notre expérience s’agrandit et plus notre raison se perfectionne, plus alors nos idées se généralisent et s’étendent, et que ce que nous appelons philosophie n’est qu’une opération plus régulière et plus méthodique de la même sorte. Philosopher sur de pareils sujets, ce n’est pas différer essentiellement de ceux qui raisonnent sur la vie commune, et nous pouvons espérer de notre philosophie, sinon la vérité dans une plus grande évidence, du moins plus de solidité, à raison de la méthode plus exacte et plus détaillée avec laquelle elle procède.

Mais quand nous jetons les yeux au-delà des choses humaines et des propriétés des corps qui nous environnent, quand nous portons nos idées sur l’une et l’autre éternité, avant et après l’état actuel des choses, sur la création et la formation de l’univers, sur l’existence et les attributs des esprits, sur la puissance et les opérations d’un esprit universel, existant sans commencement et sans fin, sachant tout et pouvant tout, immuable, infini, incompréhensible, il faut alors que nous ayons bien peu de penchant au scepticisme, pour ne pas craindre d’être entré dans une sphère trop relevée pour notre faible intelligence. Tant que notre spéculation se borne à des objets de commerce, de morale, de politique ou de littérature, nous en appelons à chaque instant au sens commun et à l’expérience qui donnent une nouvelle force à nos décisions philosophiques et font disparaître, du moins en partie, le soupçon que nous devons naturellement conserver, relativement à tous les raisonnements qui sont très subtils et très ingénieux. Mais, dans les matières théologiques, nous n’avons pas le même avantage, quoiqu’elles offrent des objets que nous devons regarder comme au-dessus de notre portée et avec lesquels notre faible intelligence a le plus besoin de se familiariser. Nous sommes comme de nouveaux débarqués dans un pays étranger : chaque objet doit leur paraître suspect ; ils sont à chaque instant en danger de pécher contre les lois et les usages du peuple avec lequel ils vivent et conversent. Nous ignorons à quel point nous pouvons nous en rapporter à nos méthodes ordinaires de raisonner sur un tel sujet, attendu que, même dans les fonctions de la vie commune et dans le département qui leur est particulièrement assigné, nous ne saurions rendre raison de ces méthodes et n’avons pour les employer d’autre guide qu’une espèce d’instinct ou de nécessité.

Tous les sceptiques prétendent que la raison envisagée d’une manière abstraite fournit des arguments insolubles contre elle-même, et que nous ne pourrions jamais asseoir quelque conviction ou certitude sur aucun sujet si les raisonnements des sceptiques n’étaient pas, par leur trop grande finesse et subtilité, incapables de contrebalancer les arguments plus solides et plus naturels que nous tirons des sens et de l’expérience. Mais il est évident que, dès que nos arguments perdent cet avantage et s’écartent des routes de l’expérience ordinaire, alors les principes subtils du scepticisme peuvent les égaler, les arrêter et les contrebalancer. Les uns ne peuvent l’emporter sur les autres : l’esprit reste en suspens entre deux, et voilà le véritable équilibre ou la balance qui fait le triomphe des sceptiques.

– Mais j’observe, dit Cléanthe à Philon, dans vous ainsi que dans tous les autres sceptiques de spéculation, que vos principes et votre conduite sont autant en contradiction dans les points de théorie les plus abstraits que dans la manière d’agir de la vie commune. Toutes les fois que l’évidence s’offre elle-même à nos yeux, vous vous rendez à elle, nonobstant votre prétendu scepticisme : je puis même observer qu’il y a dans votre secte des hommes aussi décisifs et aussi tranchants que ceux qui font profession de douter le moins. En vérité, ne serait-il pas ridicule de prétendre rejeter l’explication du phénomène étonnant de l’arc-en-ciel, parce que, dans cette explication, les rayons du soleil sont décomposés et, pour ainsi dire, disséqués d’après une exacte analyse, objet certainement trop abstrait pour l’intelligence humaine ? Que diriez-vous à un homme qui, n’ayant rien de particulier à objecter aux arguments de Copernic et de Galilée sur le mouvement de la terre, refuserait de les adopter, d’après le principe général que de pareils objets sont trop sublimes et trop éloignés de la sphère humaine, pour pouvoir être expliqués par les lumières bornées et trompeuses de la raison ?

Je sais qu’il y a, comme vous l’avez très bien observé, une espèce de scepticisme ignorant et grossier, qui inspire au vulgaire un préjugé général contre ce qu’il a de la peine à comprendre, et l’engage à rejeter toute doctrine qui demande à être prouvée et établie par des raisonnements profonds. Cette espèce de scepticisme est funeste aux sciences et non pas à la religion, puisqu’il est avéré que ceux qui se piquent le plus de scepticisme, admettent souvent non seulement les grandes vérités du théisme et de la théologie naturelle, mais encore les opinions les plus absurdes qu’une superstition orale a pu leur transmettre. Ils croient fermement aux sorciers et refusent de prêter l’oreille et d’ajouter foi à la plus simple proposition d’Euclide. Mais les sceptiques éclairés et philosophes tombent dans des inconséquences et des excès opposés. Ils poussent leurs recherches dans les secrets les plus profonds des sciences, et, ne procédant que pas à pas, leur consentement va toujours à proportion de l’évidence qu’ils rencontrent. Ils sont même obligés d’avouer que les objets les plus abstraits et les plus éloignés sont ceux que les philosophes ont le mieux expliqués. On a réellement fait l’anatomie de la lumière ; on a découvert, on a démontré le vrai système des corps célestes. Mais la manière dont s’opère la nutrition du corps animal par les aliments est encore un mystère inexplicable. La cohérence des parties de la matière est encore une chose incompréhensible. Ces sceptiques sont donc obligés, à chaque question, de considérer à part chaque évidence particulière et de n’accorder leur consentement qu’à proportion du degré précis d’évidence qui se présente. Telle est leur manière de procéder dans tous les objets de physique, de mathématique, de morale ou de politique. Eh ! pourquoi ne procéderaient-ils pas de même dans les matières de théologie ou de religion ? Pourquoi rejeter de pareilles conséquences, uniquement d’après la présomption générale de l’insuffisance de la raison humaine, sans discuter en particulier ce que c’est que l’évidence ?

Vous dites que nos sens sont trompeurs, que notre intelligence est erronée, et que nos idées, même sur les objets les plus familiers, tels que l’étendue, la durée, le mouvement, fourmillent d’absurdités et de contradictions. Vous me défiez de résoudre les difficultés ou de concilier les contradictions que vous y découvrez. Je n’ai pas assez de talent pour remplir une pareille tâche ; je n’ai pas le loisir de l’entreprendre ; je pense même que ce serait une chose superflue. Votre propre conduite réfute vos principes dans toutes les circonstances et prouve en vous l’attachement le plus ferme à toutes les maximes reçues de science, de morale, de prudence et de conduite.

Je n’adopterai jamais une opinion aussi dure que l’est celle d’un auteur célèbre, qui avance que le scepticisme n’est pas une secte de gens qui soient persuadés de ce qu’ils disent, mais une secte de menteurs. Je crois cependant pouvoir affirmer (soit dit sans offenser personne) que les sceptiques forment une secte de plaisants et de railleurs. Mais, quant à moi, si je me trouvais disposé à la gaîté et au badinage, je vous assure que je chercherais un amusement d’une espèce moins compliquée et moins abstraite. Une comédie, un roman, ou tout au plus une histoire, me semble un amusement plus naturel que toutes ces subtilités et ces abstractions métaphysiques.

En vain le sceptique chercherait à faire une distinction entre la science et la pratique de la vie commune, ou entre science et science. Les arguments employés partout portent, s’ils sont justes, le même caractère de ressemblance, et contiennent la même force et la même évidence. Ou s’il s’y rencontre quelque différence, l’avantage se trouve entièrement du côté de la théologie et de la religion naturelle. Que de principes dans la mécanique sont fondés sur des raisonnements abstraits ! Cependant il n’est pas un homme qui se pique des sciences, il n’est pas même un sceptique de spéculation qui ose encore conserver des doutes sur cet article. Le système de Copernic renferme les paradoxes les plus surprenants, et les plus contraires à ce que nous concevons naturellement, aux apparences et même à nos sens. Cependant il n’est plus ni moines ni inquisiteurs qui ne soient obligés actuellement de lever l’interdiction qu’ils avaient jetée sur ce système et de permettre que la terre tourne. Et Philon, avec un génie si libre, des connaissances si étendues, pourra-t-il conserver indistinctement des soupçons généraux sur une hypothèse religieuse qui est fondée sur les arguments les plus simples et les plus sensibles, et qui trouve un accès si facile dans le cœur de l’homme, à moins qu’elle n’y rencontre des obstacles imaginés à plaisir.

Et c’est ici, continua-t-il, en se tournant du côté de Déméa, que nous pouvons observer une circonstance très curieuse dans l’histoire des sciences. Quand la philosophie se fut unie à la religion nationale, dans les premiers temps du christianisme, rien n’était plus ordinaire parmi les prédicateurs de la religion que de s’élever avec véhémence contre la raison, contre les sens et contre tous les principes qui ne tiraient leur origine que des études et des recherches purement humaines. Tous les systèmes de l’ancienne Académie furent adoptés par les pères de l’Église et de là répandus d’âge en âge dans toutes les écoles et les chaires de la chrétienté. Les réformateurs embrassèrent cette méthode de raisonner, ou plutôt de déclamer, et jamais on ne prodiguait à l’excellence de la foi les éloges ordinaires, sans les parsemer de traits extrêmement caustiques contre la raison humaine.

Il y a eu même un illustre Prélat (Mgr Huet) de la communion de Rome, un des hommes les plus érudits de son siècle, qui, après avoir publié sa Démonstration évangélique en faveur de la religion, composa un traité où se trouvent rassemblés les sophismes des plus hardis et des plus déterminés pyrrhoniens. Locke semble avoir été le premier chrétien qui ait osé affirmer ouvertement que la foi n’était qu’une espèce de raison, que la religion n’était qu’une branche de la philosophie, et qu’un enchaînement de preuves semblables employées pour établir une vérité de morale, de politique ou de physique, était également employé pour exposer tous les principes de la religion naturelle et les autres esprits et révélée. Le mauvais usage que Bayle et les autres esprits forts ont fait du scepticisme philosophique des Pères et des premiers réformateurs, servit encore à propager le sentiment judicieux de Locke ; et c’est en quelque façon une chose convenue parmi tous ceux qui se piquent de dialectique et de philosophie, que les noms d’athées et de sceptiques sont synonymes. Et comme il est certain qu’on ne saurait soutenir de bonne foi le système des premiers, je souhaiterais que le nombre de ceux qui soutiennent sérieusement le système des seconds ne fût pas plus grand.

– Vous rappelez-vous, dit Philon, ces belles paroles de Lord Bacon à ce sujet ? – Il disait, reprit Cléanthe, qu’un peu de philosophie faisait un athée et que beaucoup de philosophie le ramenait à la religion. – Cette remarque est bien judicieuse, dit Philon. Mais j’avais en vue un autre passage où, parlant des insensés mentionnés par David, qui disent dans leur cœur : il n’y a point de Dieu, ce grand philosophe observe que les athées ont actuellement une double portion de folie ; car ils ne se contentent pas de dire dans leurs cœurs : il n’y a point de Dieu, ils osent encore prononcer cette impiété de leur bouche, et sont par conséquent coupables d’une double imprudence et indiscrétion. Si de pareilles gens sont de bonne foi, je ne crois pas qu’ils soient bien redoutables.

Mais, quand vous devriez me mettre au nombre de ces insensés, je ne puis m’empêcher de vous communiquer une remarque qui se présente à mon esprit, d’après l’histoire du scepticisme religieux et irréligieux, dont vous venez de nous entretenir. Il me semble qu’il y a dans toute la suite de ce récit des traits marqués de fourberie monacale. Pendant les siècles d’ignorance, tels que ceux qui suivirent la décadence des anciennes écoles, les prêtres s’aperçurent que l’athéisme, le déisme ou l’hérésie de quelque espèce que ce fût, ne pouvait procéder que de questions présomptueuses faites d’après les opinions reçues, et de l’idée que la raison humaine pouvait tout pénétrer. L’éducation avait alors la plus grande influence sur l’esprit humain et pouvait presque égaler en force ces suggestions des sens et de l’intelligence commune par lesquelles le sceptique le plus déterminé doit se laisser gouverner. Mais actuellement que l’influence de l’éducation a beaucoup perdu de sa force, et que les hommes, en communiquant avec plus de liberté avec l’univers entier, ont appris à comparer les opinions populaires des diverses nations et des différents siècles, nos théologiens ont habilement changé tout leur système de philo- sophie ; ils ont quitté le langage des pyrrhoniens et des académiciens, pour celui des stoïciens, des platoniciens et des péripatéticiens. Si nous rejetions la raison humaine, nous n’aurions plus de principes pour nous conduire à la religion. Ainsi, pyrrhoniens dans un siècle, et dogmatiques dans un autre ; tout système qui paraît à ces vénérables Messieurs le plus adapté à leur but qui est de dominer le genre humain, vous les voyez se l’approprier, en faire un de leurs principes favoris et un de leurs principaux dogmes.

– Il est bien naturel, dit Cléanthe, que les hommes épousent les principes qu’ils savent devoir être les plus propres à défendre leurs opinions ; je ne vois pas que, dans une conduite si raisonnable, il y ait rien qui ressente la supercherie monacale. Et certainement, il n’y a rien qui donne une présomption plus forte en faveur de la vérité d’une doctrine et de la nécessité de l’embrasser, que de voir qu’elle tend à affermir l’édifice de la vraie religion et sert à confondre les sophismes des athées, des libertins et des esprits forts de toutes les dénominations.