Dialogues sur la religion naturelle/II

La bibliothèque libre.
◄  I III  ►

– Il faut que j’avoue, dit Déméa à Cléanthe, que rien ne m’a causé une plus grande surprise que la manière dont vous avez exposé cet argument. D’après toute la suite de votre discours, on imaginerait que vous vouliez défendre l’existence d’un Dieu contre les sophismes des athées et des mécréants, et que vos raisonnements vous conduiraient à devenir le champion de ce principe fondamental de toute religion. Mais ce point, je l’espère, n’est aucunement un de ceux qu’on puisse mettre en ques tion parmi nous. Je suis persuadé qu’il n’est pas d’homme, ou du moins d’homme doué du sens commun, qui ait jamais conservé sérieusement quelque doute sur une vérité si certaine et si évidente. Il ne s’agit pas de l’existence mais de la nature de Dieu. Quant à cette nature de Dieu, je puis assurer qu’à raison de la faiblesse de l’entendement humain, elle est absolument incompréhensible et inconnue pour nous. L’essence de cet esprit suprême, ses attributs, sa manière d’exister, la nature même de sa durée, toutes ces choses et toutes les particularités relatives à cet Être divin sont des mystères pour l’esprit humain. Créatures bornées, aveugles et faibles, notre lot est de nous humilier devant son auguste présence, de lui faire l’aveu de nos faiblesses, d’adorer en silence ses perfections infinies, que l’œil n’a jamais vues, l’oreille n’a jamais entendues, et que l’esprit de l’homme n’a jamais pu concevoir. Un nuage épais les dérobe à la curiosité humaine ; c’est un crime que d’oser percer ce voile sacré, et c’est être presque aussi impie que ceux qui nient son existence que de porter un œil téméraire sur sa nature, son essence, ses décrets et ses attributs.

Mais de peur que vous n’imaginiez que ma piété égare ma philosophie, je soutiendrai mon opinion, si toutefois elle a besoin d’être soutenue, d’une très grande autorité. Je pourrais en appeler à presque tous les théologiens qui, depuis la fondation du Christianisme, ont traité quelque sujet de théologie. Mais je me bornerai maintenant à un auteur également célèbre, et comme chrétien et comme philosophe. C’est le Père Malebranche, qui, si je m’en rappelle bien, l’écrit dans la Recherche de la Vérité : « On ne doit pas tant appeler Dieu un esprit pour montrer positivement ce qu’il est que pour signifier qu’il n’est pas matériel. C’est un être infiniment parfait, on n’en peut pas douter. Mais de même qu’il ne faut pas s’imaginer qu’il doive avoir la figure humaine, comme faisaient les anthropomorphites à cause qu’elle nous paraît la plus parfaite, quand même nous le supposerions corporel, il ne faut pas aussi penser que l’esprit de Dieu ait des pensées humaines et que son esprit soit semblable au nôtre, à cause que nous ne connaissons rien de plus parfait que notre esprit. Il faut plutôt croire que, comme II renferme dans Lui-même les perfections de la matière sans être matériel, puisqu’il est certain que la matière a rapport à quelque perfection qui est en Dieu, Il comprend aussi les perfections des esprits créés sans être esprit de la manière que nous concevons les esprits, que son nom véritable est : Celui qui est, c’est-à-dire l’Être sans restriction, tout être infini et universel. »

– Après nous avoir produit une si grande autorité, répondit Philon à Déméa, sans compter un millier d’autres qu’il vous se rait également facile de produire, je me rendrais ridicule, si je vous exposais mes sentiments ou si j’accordais formellement mon suffrage à votre doctrine. Mais certainement, quand des hommes raisonnables discutent de pareils sujets, il ne peut jamais être question de l’existence, mais seulement de la nature de Dieu. La première de ces vérités, comme vous l’observez très bien, est incontestable et porte l’évidence avec soi. Rien n’existe sans cause, et la cause primitive de l’univers, quelle qu’elle soit, nous l’appelons Dieu, et nous lui attribuons pieusement toutes sortes de perfections. Quiconque nie cette vérité fondamentale, mérite tous les châtiments que l’on peut infliger parmi des philosophes, savoir le ridicule, le mépris et la condamnation. Mais comme toutes ces perfections sont entièrement relatives, nous ne devons jamais imaginer que nous comprenons les attributs de cet Être divin, ni supposer que ces perfections ont quelque analogie ou ressemblance avec les qualités des créatures humaines. Nous lui attribuons avec raison la sagesse, la pensée, le dessein, l’intelligence, parce que ces mots sont honorables par mi les hommes, et parce que nous n’avons pas d’autre langage ou d’autres manières de concevoir, pour lui exprimer notre culte et nos hommages. Mais ayons soin de ne pas penser que nos idées répondent en aucune manière à ses perfections ou que ses attributs aient quelque ressemblance avec les qualités qui caractérisent l’homme. Il est infiniment supérieur à nos vues et à notre intelligence bornées ; il doit être plutôt un objet d’adoration dans les temples qu’un objet de dispute dans les écoles.

En vérité, Cléanthe, continua-t-il, il n’est pas besoin, pour en venir à cette décision, d’avoir recours à ce scepticisme affecté qui vous déplaît si fort. Nos idées ne vont pas plus loin que notre expérience ; notre expérience ne s’étend nullement sur les opérations et les attributs de Dieu ; je n’ai pas besoin de terminer mon syllogisme ; je vous laisse le soin de tirer vous-même la conséquence. Et c’est un plaisir pour moi, j’espère aussi que c’en est un pour vous, que des raisonnements justes et une saine piété se réunissent pour la même conséquence, et qu’ils concourent à établir de concert l’ineffable et adorable nature de l’Être suprême.

– Et pour ne point perdre de temps en circonlocutions, reprit Cléanthe en s’adressant à Déméa, encore moins pour répondre aux pieuses déclamations de Philon, j’expliquerai en peu de mots comment je conçois cette matière. Jetez les yeux autour du monde, regardez-le dans son ensemble et dans ses parties : vous trouverez qu’il n’est qu’une grande machine divisée en un nombre infini de moindres machines, qui se subdivisent encore à un degré que les sens et l’intelligence de l’homme ne peuvent ni tracer ni expliquer. Toutes les machines diverses, et même leurs parties les plus déliées sont adaptées les unes aux autres avec une exactitude qui ravit en admiration tous les hommes qui les ont contemplées. La manière curieuse dont les moyens s’adaptent aux fins, dans toute l’étendue de la nature, ressemble exactement, quoiqu’elle les surpasse de beaucoup, aux ouvrages sortis de la main des hommes, aux résultats de leurs desseins, de leur pensée, de leur sagesse et de leur intelligence. Puisque les effets se ressemblent l’un à l’autre, nous avons droit d’inférer, par les lois de l’analogie, que les causes se ressemblent aussi, et que l’auteur de la nature est en quelque façon sembla ble à l’homme, quoiqu’il soit doué d’attributs bien plus relevés à proportion de la grandeur de l’ouvrage dont Il est l’auteur. Par cet argument a posteriori et par cet argument seul, nous prouvons en même temps l’existence de Dieu et sa ressemblance avec l’esprit et l’intelligence de l’homme. – Je prendrai, dit Déméa à Cléanthe, la liberté de vous dire que, dès vos premières paroles, je ne pouvais approuver la conséquence que vous tirez pour déduire la ressemblance de l’Être suprême avec l’homme ; encore moins puis-je approuver les moyens que vous employez pour l’établir. Eh quoi ! Point de démonstration de l’existence de Dieu ! Point d’arguments abstraits ! Point de preuves a priori  ! Celles sur lesquelles les philosophes ont si fort insisté ne sont-elles que des fourberies et des sophismes ? Pouvons-nous aller plus loin dans ce sujet que l’expérience et la probabilité ? Je ne dirai pas que c’est là trahir la cause de la divinité, mais il est certain que par cette candeur affectée vous donnez aux athées des avantages qu’ils ne pourraient jamais obtenir par la seule force des arguments et des raisonnements.

– Ce qui m’arrête principalement dans ce sujet, dit Philon, ce n’est pas tant le fait que Cléanthe ramène à l’expérience tous les arguments en faveur de la religion, mais que dans une espèce inférieure, ils ne paraissent pas même les plus certains et les plus incontestables. Nous avons observé mille et mille fois qu’une pierre tombe, que le feu brûle, que la terre a de la solidité ; et quand on nous offre un nouvel exemple de ces choses, nous en tirons sans hésiter les conséquences accoutumées. La ressemblance exacte des mêmes circonstances nous donne une assurance parfaite d’un événement semblable. On ne désire, on ne cherche jamais des preuves plus fortes. Mais partout où vous vous écartez, tant soit peu, de la comparaison des circonstances, vous diminuez la force des preuves à proportion, ce qui peut vous conduire à la fin à la faible ressource de l’analogie qui est, de l’aveu général, sujette à l’erreur et à l’incertitude. Après avoir découvert la circulation du sang dans le corps de l’homme, nous ne doutons plus qu’elle ne se rencontre également dans Titius et Maevius ; mais de ce que cette circulation existe dans les grenouilles et les poissons, c’est seulement une présomption, quoique forte à la vérité, que, par l’analogie, elle doit se rencontrer dans les hommes et dans les autres animaux. Les raisonnements par l’analogie sont encore plus faibles, quand nous inférons la circulation de la sève dans les végétaux, parce que nous avons découvert que le sang circule dans les animaux, et ceux qui ont adopté trop vite cette analogie imparfaite, ont eu, après des expériences plus exactes, la douleur de voir qu’ils s’étaient trompés.

En voyant une maison, nous en inférons avec la plus grande certitude qu’elle a eu un architecte ou un maçon, parce que c’est là précisément l’espèce d’effet que nous avons vu procéder de la même espèce de cause. Mais vous ne pouvez pas affirmer que l’univers ait tant de ressemblance avec une maison que nous puissions en attribuer la structure à une cause semblable, ou que l’analogie se trouve ici entière et complète. La différence est si frappante que toutes les conséquences que vous pouvez en tirer, se bornent à des conjectures, à des présomptions sur une cause semblable : je vous laisse à juger comment cette idée sera reçue dans le monde.

– Elle serait très mal reçue, répliqua Cléanthe, et je mérite rais d’être blâmé et détesté, si je vous accordais que les preuves de la divinité se réduisent à des conjectures ou à des présomp tions. Mais l’adaptation complète des moyens aux fins dans l’univers ainsi que dans une maison formerait-elle une si faible analogie ? L’économie des causes finales l’est-elle ? L’ordre, la proportion, l’arrangement de chaque partie, sont-ce là des analogies si faibles ? Les marches d’un escalier sont visiblement imaginées pour les jambes de l’homme qui doit les monter. Et cette induction est certaine et même infaillible. Les jambes de l’homme sont également faites pour aller et monter, et j’avoue que cette induction n’est pas tout à fait aussi certaine, à raison de la différence que vous y remarquez ; mais serait-ce être juste que de ne voir dans cela qu’une présomption ou une conjecture ?

– Juste ciel ! s’écria Déméa, en interrompant Cléanthe, où en sommes-nous ? Les défenseurs zélés de la religion avouent que les preuves relatives à l’Être suprême sont bien éloignées d’une évidence parfaite ! Et quant à vous, Philon, sur qui je me confiais, pour prouver le mystère adorable de la nature divine, adoptez-vous toutes les opinions extravagantes que Cléanthe vient de nous débiter ? Je ne saurais leur donner d’autres noms. Pourrais-je m’abstenir de proscrire, quand de pareils principes sont exposés, quand ils sont soutenus par une autorité si imposante devant un jeune homme tel que Pamphile ?

– Vous ne paraissez pas faire attention, répondit Philon à Déméa, que je combats Cléanthe sur son propre terrain, et qu’en lui montrant les conséquences dangereuses de ses opinions, j’espère le ramener à la nôtre. Mais je pense que ce qui vous tient le plus à cœur est l’exposition que Cléanthe a faite de cet argument a posteriori. Et voyant que cet argument est près d’échapper à votre prise et de se perdre dans les airs, vous le croyez si compliqué que vous devez avoir de la peine à croire qu’il est exposé dans son vrai jour. A quel point que je puisse actuellement m’écarter, à d’autres égards, des principes dange reux de Cléanthe, je dois cependant avouer qu’il a exposé cet argument de la manière la plus favorable, et je tâcherai de vous éclaircir la matière de façon qu’il ne vous restera plus le moindre nuage sur ce sujet.

Si un homme faisait abstraction de toutes les choses qu’il connaît ou qu’il a vues, il serait absolument incapable, unique ment d’après les idées qu’il aurait à lui, de déterminer quelle espèce de scène l’univers représente ou de donner à un état ou à une position de choses la préférence sur d’autres. Car, comme aucune des choses qu’il conçoit clairement, ne pourrait passer pour impossible ou contradictoire, toutes les chimères de son imagination seraient au même niveau. Il ne pourrait même jamais donner de bonne raison, pourquoi il adopterait préférablement une idée ou un système, et pourquoi il en rejetterait d’autres qui sont également possibles.

D’ailleurs, quand il jette les yeux et considère le monde tel qu’il est, il ne lui est pas possible d’assigner d’abord la cause d’aucun événement, encore moins de l’ensemble des choses ou de l’univers. Il pourrait laisser errer son imagination ; peut-être le conduirait-elle à une variété infinie d’exposés et de représentations. Toutes ces choses seraient possibles, mais étant toutes également possibles, jamais il ne pourrait de lui-même rendre une raison satisfaisante de la préférence qu’il accorde à l’une sur les autres. L’expérience seule peut lui indiquer la vraie cause d’un phénomène quelconque.

Il suit, à présent, d’après cette méthode de raisonner, dit Philon à Déméa, et c’est même une chose avouée facilement par Cléanthe lui-même, que l’ordre, l’arrangement ou la disposition des causes finales ne prouvent pas par eux-mêmes un dessein, mais seulement autant que l’expérience aurait montré qu’ils résultent de ce principe. D’après ce qu’il nous est donné de connaître a priori, la matière peut contenir originairement la cause ou la source de l’ordre, comme l’esprit la contient. Il n’est pas plus difficile de concevoir que les différents éléments mis en action par une cause intérieure et inconnue peuvent se combiner de manière à former l’ordre le plus admirable, que de concevoir que leurs idées écloses dans le sein de l’esprit universel et déterminées également par une cause intérieure et inconnue se sont combinées pour cet ordre. Il est certain que ces deux suppositions sont également possibles. Mais s’il faut en croire Cléanthe, l’expérience nous montre qu’on y trouve quelque différence. Jetez ensemble quelques morceaux d’acier sans figure et sans forme, vous ne les verrez jamais se combiner ensemble de manière à former une montre ; des pierres, du mortier et du bois ne formeront jamais une maison sans un architecte. Mais nous voyons que, dans l’esprit humain, les idées se combinent suivant une économie inconnue, inexplicable, de manière à former le plan d’une montre ou d’une maison. L’expérience prouve donc qu’il y a dans l’esprit et non pas dans la matière un principe primitif d’ordre. De pareils effets donnent lieu d’inférer des causes semblables. Les rapports des moyens aux fins sont égaux dans l’univers ainsi que dans une machine qui sort de la main de l’homme. Les causes doivent donc se ressembler.

Je dois avouer que cette ressemblance que l’on assure se rencontrer entre Dieu et les créatures humaines m’a d’abord révolté, et je dois la regarder comme une hypothèse qui dégrade si fort l’Être suprême qu’un bon théiste ne saurait la soutenir. Je vais donc m’efforcer, mais avec votre secours, Déméa, de défendre ce que vous avez raison d’appeler l’adorable obscurité de la nature divine ; et je vais réfuter ce raisonnement de Cléanthe, pourvu qu’il avoue que je l’ai exposé dans son vrai jour.

Cléanthe convint que l’exposition était fidèle. Philon, après avoir repris haleine, suivit le fil de son discours.

– Je ne m’obstinerai pas maintenant à disputer, dit-il à Cléanthe, que toutes les inductions relatives à des faits sont fondées sur l’expérience, et que tous les raisonnements faits d’après l’expérience sont fondés sur cette supposition, que des causes semblables supposent des effets semblables, ainsi que des effets semblables supposent des causes semblables. Je vous conjure seulement d’observer avec quel excès de précaution tous les bons logiciens procèdent, quand il est question de transporter des expériences à des cas semblables. A moins que ces cas ne soient parfaitement semblables, ils n’osent transporter avec une confiance entière l’application de leurs premières observations à des phénomènes particuliers. Le moindre changement dans les circonstances excite quelque doute touchant l’événement. Ils font aussitôt de nouvelles expériences pour s’assurer si les nouvelles circonstances ne sont pas importantes et ne peuvent pas tirer à conséquence. Une différence dans la masse, la situation, l’arrangement, l’âge, la température de l’air ou la disposition des corps ambiants, peut occasionner les conséquences les plus imprévues. A moins que les objets ne nous soient bien familiers, c’est le comble de la témérité d’attendre avec certitude, d’après une de ces différences, un événement semblable à ceux qui étaient auparavant les objets de nos observations. Et c’est dans cette occasion plus que dans toute autre que les pas lents et réfléchis du philosophe se distinguent de la marche précipitée du vulgaire, qui, se laissant entraîner par la plus légère ressemblance, est incapable d’attention et de jugement.

Oseriez-vous penser, Cléanthe, que vous avez conservé cette tournure philosophique d’esprit et ce flegme qui vous caractérise, lorsque, par une résolution extrême, vous avez pu comparer des maisons, des navires, des ameublements et des machines à l’univers, et lorsque, d’après une ressemblance dans quelques circonstances, vous en avez inféré une ressemblance dans leurs causes ? La pensée, le dessein, l’intelligence que nous découvrons dans les hommes et dans les animaux, ne sont qu’un seul des principes ou sources de l’univers, ainsi que le chaud, le froid, l’attraction, la répulsion et cent autres accidents qui sont tous les jours les objets de nos observations. C’est une cause active, par laquelle certaines portions particulières de la nature produisent, comme nous le voyons, des différences dans d’autres parties. Mais est-il raisonnable de transporter au tout une conséquence qui n’est tirée que des parties ? Est-ce qu’une si grande disproportion n’arrête pas toute induction et toute comparaison ? Des observations faites sur l’accroissement d’un cheveu peuvent-elles nous donner des lumières sur la génération de l’homme ? Quand nous connaîtrions parfaitement la manière dont les feuilles se reproduisent et se développent, en serions-nous plus éclairés sur la végétation d’un arbre ?

En accordant même que nous devrions prendre les opérations d’une partie de la nature sur une autre pour le fondement de nos jugements sur l’origine du monde (ce qu’il est impossible d’admettre), pourquoi choisir un principe aussi léger, aussi faible, aussi borné que l’est la raison et l’intelligence d’un animal de la planète sur laquelle nous vivons ? Quelle prérogative particulière ce petit mouvement du cerveau, que nous appelons pensée, a-t-il acquise, pour devenir exclusivement le modèle de tout l’univers ? Les préjugés dont nous sommes imbus en notre faveur, nous l’offrent, il est vrai, dans toutes les occasions, mais la saine philosophie devrait nous mettre soigneusement en garde contre une illusion si naturelle.

Bien loin d’admettre, continua Philon, que les opérations d’une partie puissent nous fournir de justes conséquences sur l’origine du tout, je ne vous accorderai pas même qu’une partie puisse former une règle pour une autre partie, si cette dernière est bien éloignée de la première. Quel motif raisonnable avons-nous de conclure que les habitants des autres planètes possèdent la pensée, l’intelligence, la raison ou quelque chose de semblable à ces facultés de l’homme ? Tandis que la nature a si excessivement varié sa manière d’opérer dans ce petit globe, pouvons-nous imaginer qu’elle ne fait que se copier elle-même dans l’immensité de l’univers ? Et si la pensée, comme nous pouvons le supposer, est affectée exclusivement à ce petit coin et ne s’y déploie que dans une sphère si limitée, quelle raison particulière avons-nous de la peindre comme la cause primitive de toutes choses ? Les vues étroites d’un paysan, qui proposerait la manière dont il conduit sa famille pour règle de l’administration des royaumes, seraient en comparaison moins absurdes et plus pardonnables.

Mais encore, quand nous aurions une certitude aussi grande que l’on peut trouver dans l’univers entier la pensée et la raison, telles qu’elles se rencontrent dans l’homme, et qu’elles se déploient ailleurs avec une activité beaucoup plus grande et plus impérieuse qu’elles ne paraissent le faire sur ce globe, je ne puis cependant voir comment les opérations d’un monde arrangé, disposé, organisé, peuvent être rapportées à un monde qui est encore dans l’état d’embryon et s’avance vers cet état d’organisation et d’ordre. Nos observations nous ont donné quelques lumières sur l’économie, l’action et la nutrition d’un animal par venu à son accroissement ; mais ce n’est qu’avec une grande précaution que nous pouvons transporter cette observation à l’accroissement d’un fœtus qui n’est pas né, et encore moins à la formation des animalcules dans la semence du mâle. Avec notre expérience, toute bornée qu’elle est, nous voyons que la nature possède un nombre infini d’éléments, de ressorts et de principes qui se découvrent à chaque changement de position et de situation. Et ce serait le comble de la témérité que de prétendre déterminer quels principes nouveaux et inconnus pourraient la mettre dans une situation aussi nouvelle et inconnue que le serait celle de la formation d’un univers.

Il n’y a qu’une très petite partie de ce grand système qui nous ait été découverte depuis peu, et très imparfaitement. Et nous pourrions nous flatter d’en tirer des décisions concernant l’origine du tout ?

Le beau raisonnement ! La pierre, le bois, les briques, le fer, le cuivre n’ont pas encore acquis, sur le petit globe terrestre, un ordre ou un arrangement sans l’art et le travail de l’homme. Et l’on en conclut que l’univers ne pouvait acquérir une organisation et de l’ordre, sans quelque chose de semblable au travail humain ! Une partie de la nature serait-elle donc une règle pour une autre partie bien éloignée de la première ? Serait-elle une règle pour le tout ? Une petite partie serait-elle une règle pour l’univers ? La nature dans une situation peut-elle servir de règle sûre pour la nature dans une situation bien différente de la première ?

Et pouvez-vous me blâmer, Cléanthe, si j’imite ici la sage réserve de Simonide. L’histoire dont je veux parler est bien connue. Hiéron, tyran de Syracuse, pria le philosophe de lui dire ce que c’est que Dieu. Il demanda pour y penser un jour, ensuite deux jours ; et de cette façon il différa toujours de répondre, sans vouloir jamais donner une description ou une définition de Dieu. Pourriez-vous me blâmer si, étant à sa place, j’avais répondu, dès la première fois, que je n’en savais rien, et que je reconnaissais qu’un sujet pareil était infiniment au-dessus de mon intelligence ? Vous auriez eu beau crier que j’étais un sceptique et un moqueur, mais, après avoir découvert dans tant d’autres sujets, beaucoup plus familiers, les imperfections et même les contradictions de la raison humaine, je n’attendrais jamais le moindre succès de ses faibles conjectures sur un sujet si sublime et si éloigné de l’étroite sphère de notre intelligence. Quand deux espèces d’objets ont toujours paru liés l’un à l’autre, dès que je vois l’un exister, je puis, par habitude, inférer l’existence de l’autre ; c’est là ce que j’appelle un argument tiré de l’expérience. Mais qu’un raisonnement pareil puisse avoir lieu quand les objets sont, comme dans le cas présent, simples, individuels, sans parallèle ni ressemblance spécifique, c’est ce qui me paraît difficile à expliquer. Est-il un homme qui puisse me dire d’un air sérieux que l’harmonie de l’univers doit être le résultat d’un esprit et d’un art semblable à celui de l’homme, parce que nous en avons fait l’expérience ? Pour rendre ce raisonnement définitif, il faudrait que nous connussions par expérience la manière dont les mondes se forment, et certainement il ne suffit pas que nous ayons vu des navires et des cités s’élever par l’art et le génie de l’homme…

Philon allait continuer sur ce ton animé, moitié sérieux, moitié badin, comme je crus le démêler, lorsqu’il aperçut quelques signes d’impatience sur le visage de Cléanthe. Il s’arrêta. – Ce que j’avais à vous faire apercevoir, lui dit alors Cléanthe, c’est qu’il vous plaise seulement de ne pas faire un abus des termes, ni d’employer des expressions populaires pour renverser des raisonnements philosophiques. Vous savez que le vulgaire distingue souvent la raison de l’expérience, même quand la question n’a rapport qu’à des matières de fait et de réalité, quoique, si l’on soumet la raison à une exacte analyse, il soit facile de découvrir qu’elle n’est qu’une espèce d’expérience. 11 n’est pas plus contraire au discours commun de prouver par l’esprit l’origine du monde d’après l’expérience, que de prouver le mouvement de la terre par le même principe. Un sophiste pourrait former contre le système de Copernic toutes les mêmes objections que vous avez avancées avec chaleur contre mes raison nements. Avez-vous, dirait-il, vu d’autres terres qui aient un mouvement ? Avez-vous…

– Oui, s’écria Philon, en l’interrompant, nous avons d’autres terres. La lune n’est-elle pas une autre terre que nous voyons tourner autour de son centre ? Vénus n’est-elle pas une autre terre où nous voyons le même phénomène ? Les révolutions du soleil ne sont-elles pas, suivant l’analogie, une confirmation de la même théorie ? Toutes les planètes ne sont-elles pas des terres qui décrivent leurs orbites autour du soleil ? Les satellites ne sont-ils pas des lunes qui tournent autour de Jupiter et de Saturne et autour du soleil en suivant le mouvement de ces planètes principales ? Les analogies et les ressemblances sont, avec plusieurs autres que je ne produis pas, les seules preuves du système de Copernic, et c’est à vous qu’il appartient d’examiner si vous pouvez produire quelques analogies de la même espèce, pour étayer votre théorie.

En vérité, Cléanthe, continua-t-il, ce système moderne d’astronomie a pris tellement faveur chez tous les savants ; il est même entré comme une partie si essentielle dans nos premières études, qu’ordinairement nous ne regardons pas de bien près aux raisons sur lesquelles il est bâti. Ce n’est plus à présent que l’effet d’une pure curiosité de lire les premiers auteurs de ces systèmes, qui avaient à combattre le préjugé dans toute sa force et devaient tourner leurs arguments de tous les côtés pour les rendre convaincants et les mettre à la portée du peuple. Mais, si nous lisons les fameux dialogues de Galilée sur le système du monde, nous verrons que ce grand homme, un des plus profonds génies qui aient existé, commença par employer tous ses efforts à prouver que la distinction faite communément entre les substances élémentaires et célestes n’était appuyée sur aucun fondement solide. L’école ancienne, n’ayant pour guides que les illusions des sens, avait poussé fort loin cette distinction : elle regardait comme un principe établi que les substances célestes étaient incréées, incorruptibles, inaltérables, imperméables, et que les substances terrestres avaient toutes les qualités opposées. Mais Galilée, commençant par la lune, montra qu’elle ressemblait dans toute ses parties à la terre ; qu’elle avait sa convexité, son obscurité naturelle, quand elle n’est pas éclairée par des rayons étrangers, sa densité, ses différentes substan ces, solides et liquides, les variations de ses phases, les feux qu’elle lance à la terre et ceux qu’elle en reçoit, leurs éclipses mutuelles, les inégalités de la surface de la lune, etc. Après divers exemples de cette sorte, pour toutes les planètes, on vit clairement que ces corps étaient des objets propres à l’expérience et que la ressemblance de leurs natures nous autorisait à transporter de l’un à l’autre les mêmes arguments et les mêmes phénomènes.

Vous pouvez, Cléanthe, lire dans ce sage procédé des astronomes l’arrêt qui vous condamne ; ou plutôt y voir que le sujet dans lequel vous vous êtes engagé est au-dessus de la raison et des recherches de l’homme. Prétendriez-vous pouvoir me montrer une ressemblance aussi frappante entre la construction d’une maison et la formation de l’univers ? Avez-vous jamais vu la nature dans une situation qui ressemble à la première disposition des éléments ? Votre œil a-t-il vu des mondes se former ? Avez-vous eu le loisir d’observer toute la suite de ce phénomène, depuis le premier développement de l’ordre jusqu’à son entière perfection ? Si vous avez observé tout cela, produisez ce que vous avez vu, exposez votre théorie.