– Je ne vous fais aucun scrupule de vous accorder, dit Cléanthe, que j’étais porté à soupçonner que la répétition fréquente du mot infini, que nous rencontrons dans tous les écrivains théologiques, sentait plus la flatterie des faiseurs d’éloges que le bon sens des philosophes ; que l’on remplirait beaucoup mieux l’objet que l’on se propose dans un raisonnement et que l’on rendrait même un plus grand service à la religion, si l’on s’en tenait à des expressions plus exactes et plus modérées. Ces mots, admirable, excellent, supérieurement grand, sage et saint, oui, ces mots remplissent assez l’imagination ; et tout ce qui est au-delà, outre qu’il nous mène à des absurdités, ne saurait avoir aucune influence sur les affections ou les sentiments. Ainsi, dans le sujet présent, si nous abandonnions toute analogie humaine, comme il paraît que c’est votre intention, Déméa, je crains que nous abandonnions en même temps toute religion, et qu’il ne nous reste plus aucune idée sur le grand objet de nos adorations. En conservant l’analogie humaine, il nous sera toujours impossible de concilier l’existence du mal quelconque dans l’univers avec des attributs infinis. Encore moins pourrons-nous prouver ceux-ci de la première. Mais, supposons l’auteur de la nature avec des perfections finies, quoique bien au-dessus de celles de l’homme, on peut alors assigner une raison satisfaisante du mal physique et du mal moral, expliquer et concilier tous les phénomènes du mal. On peut alors choisir un moindre mal pour en éviter un plus grand. On peut se soumettre à des incommodités, dans l’espoir d’obtenir une heureuse fin. En un mot, la bonté, réglée par la sagesse et limitée par la nécessité, peut produire un monde tel que le monde actuel. Quant à vous, Philon, qui êtes si prompt à nous exposer des vues, des réflexions et des analogies, je serais bien aise que vous m’apprissiez au long, et sans vous arrêter, ce que vous pensez de cette nouvelle théorie ; et si vous la jugez digne de notre attention, nous pourrons, ensuite, en former un système régulier.
– Il n’y a dans mes sentiments, répliqua Philon, rien qui vaille la peine que j’en fasse un mystère. Je vous proposerai donc, sans autre préambule, ce qui s’offre à mon esprit relativement à cet objet. Si l’on persuadait à quelque créature intelligente, très limitée, et supposée ne connaître aucunement l’univers, qu’il a été produit par un être très bon, très sage et très puissant, quoique fini, elle s’en formerait d’avance une idée différente de ce qu’il est réellement à nos yeux ; et seulement d’après ces attributs qu’elle sait appartenir à cet être, on doit convenir qu’elle n’imaginerait jamais que son ouvrage pût renfermer tant de défauts, de mal et de désordre que nous en voyons dans ce monde. Supposons encore que, si cette créature venait sur ce globe, toujours dans la persuasion qu’il est l’ouvrage d’un être si sublime et si bon, elle serait, peut-être, surprise de se voir trompée dans son attente, mais elle n’abjurerait jamais sa première croyance, si elle était fondée sur quelque argument solide, attendu qu’étant une intelligence limitée elle s’en prendrait alors à sa propre ignorance et à son aveuglement, et reconnaîtrait qu’il peut y avoir bien des manières de résoudre ces phénomènes, qui seront toujours au-dessus de sa portée. Mais supposons, ce qui est réellement le cas où se trouve l’homme, que cette créature ne sache rien de l’Être suprême, bienfaisant et puissant, mais qu’on la laisse déduire un pareil dogme, d’après le spectacle des hommes et des choses, cette supposition ne change-t-elle pas tout à fait le cas ? Et cette créature trouvera-t-elle jamais aucune raison, qui l’engage à tirer une pareille conséquence ? Elle peut être tout à fait convaincue des bornes étroites de son intelligence ; mais cela ne saurait l’engager à déduire des conséquences en faveur de la bonté des puissances supérieures, puisqu’elle doit tirer ces inductions d’après ce qu’elle sait et non d’après ce qu’elle ignore. Plus vous exagérez sa faiblesse et son ignorance, plus vous l’engagez à se défier d’elle-même et plus vous l’engagez à soupçonner que de pareils objets sont au-dessus de ses facultés intellectuelles. Vous êtes donc réduit à ne raisonner que d’après les phénomènes connus, et à renoncer à toutes les suppositions ou conjectures arbitraires.
Si je vous montrais une maison ou un palais où l’on ne trouvât pas un seul appartement agréable ou commode ; où les fenêtres, les portes, les foyers, les corridors, les escaliers et toute l’économie de l’édifice ne produisît que bruit, confusion, fatigue, ténèbres et l’excès du froid et du chaud, vous ne manqueriez pas d’en blâmer l’exécution, sans autre examen. L’architecte aurait beau faire parade de ses talents et prétendre vous prouver qu’en changeant la distribution de telle porte ou de telle fenêtre, il en résulterait de plus grands inconvénients, ce qu’il dirait pourrait être vrai à la rigueur : un changement dans une partie, sans en faire dans les autres pièces du bâtiment, ne peut qu’en augmenter les incommodités. Mais vous ne laisseriez pas de soutenir en général que, si l’architecte avait eu de la capacité et de bonnes intentions, il aurait imaginé un plan pour l’ensemble et combiné les parties de manière à remédier à tous ces inconvénients ou à la plupart. De ce qu’il ignore ou même de ce que vous ignorez un pareil plan, est-ce une raison pour vous convaincre que ce plan est impossible ? Si vous trouvez plusieurs autres inconvénients et défauts dans l’édifice, vous condamnerez toujours l’architecte, sans entrer dans aucun autre détail.
En un mot, j’en reviens à ma question : le monde considéré dans son ensemble, et tel qu’il nous paraît dans cette vie, diffère-t-il de ce qu’un homme ou l’intelligence limitée que nous avons supposée, attendrait d’avance d’une Divinité très puissante, très sage et très bienveillante ? Ce serait donner dans d’étranges préjugés que de soutenir le contraire. Et de là, je conclus que, malgré les rapports que l’on peut rencontrer dans le monde, en admettant certaines suppositions et conjectures avec l’idée d’une pareille Divinité, ce monde ne saurait nous fournir une induction pour en conclure qu’elle existe. Ce ne sont pas absolument les rapports, c’est l’induction que l’on rejette. Des conjectures, surtout quand on n’admet pas que les attributs divins sont infinis, suffiraient peut-être, pour prouver ces rapports, mais elles ne peuvent servir de base à des conséquences.
Il existe, ce semble, quatre circonstances, qui sont la source de la somme entière ou de la plus grande partie des maux, qui désolent les créatures sensibles ; et il n’est pas impossible que toutes ces circonstances ne puissent être nécessaires et inévitables. Nous savons si peu au-dessus de la sphère commune de la vie, que, relativement à l’économie de l’univers, il n’y a pas de conjecture, si étrange qu’elle soit, qui ne puisse être juste. Il n’en est aucune, si plausible qu’elle soit, qui ne puisse être fausse. Tout ce que peut l’intelligence humaine, dans cet abîme d’ignorance et de ténèbres, c’est d’être sceptique, ou du moins réservée, et de n’admettre aucune hypothèse quelconque ; encore moins celles qui ne sont appuyées sur aucune apparence de probabilité. A présent, je soutiens que nous sommes dans ce cas, relativement à toutes les causes du mal et aux circonstances dont il découle. Il n’en est aucune qui paraisse, sous le moindre rapport, inévitable ou nécessaire à la raison humaine. Et nous ne pouvons les supposer telles, sans nous livrer aux plus grands écarts de l’imagination. […]
Ainsi, du concours de ces quatre circonstances, dépend la somme entière ou la plus grande partie des maux physiques. Si toutes les créatures vivantes étaient inaccessibles à la peine, ou si le monde était régi par des déterminations particulières, le mal ne se fût jamais introduit dans l’univers ; et si les animaux étaient pourvus d’une abondante provision de propriétés et de facultés, au-delà de la mesure de l’exacte nécessité, ou si les divers ressorts et principes de l’univers étaient combinés avec assez de précision pour se conserver toujours dans un juste milieu, il y aurait eu bien peu de maux en comparaison de ceux que nous éprouvons actuellement35. Comment nous expliquerons-nous donc sur cet objet ? Dirons-nous que ces circonstances ne sont pas nécessaires et qu’on aurait aisément pu les changer dans la structure de l’univers ? Cette décision ne semble-t-elle pas trop présomptueuse pour des créatures si aveugles et si ignorantes ? Soyons plus modestes dans nos conséquences. Accordons que si la bonté de la Divinité (je veux parler d’une bonté semblable à celle de l’homme) pouvait être établie sur quelques raisons plausibles a priori, ces phénomènes, quoique irréguliers, ne suffiraient pas pour renverser ce principe ; on pourrait aisément les concilier ensemble d’une manière inconnue. Mais soutenons encore que cette bonté n’étant pas établie antécédemment, mais étant déduite des phénomènes, il n’y a pas de raison de déduire une pareille conséquence, tandis qu’il y a tant de maux dans l’univers et tandis qu’il eût été si facile de remédier à ces maux, autant qu’il est donné à l’entendement humain de s’expliquer sur ce sujet. Je suis encore assez sceptique pour accorder que les apparences fâcheuses peuvent, nonobstant tous mes raisonnements, se concilier avec tous les attributs que vous supposez ; mais elles ne peuvent assurément jamais prouver ces attributs. Une pareille conséquence ne peut être l’effet du scepticisme, elle doit être le résultat des phénomènes, et de la confiance que nous avons dans les raisonnements que nous tirons de ces phénomènes.
Promenez vos regards autour de l’univers. Quelle immense profusion d’êtres animés et organisés, actifs et sensibles ! Vous admirez cette variété, cette fécondité prodigieuse ! Mais examinez de plus près les substances vivantes, les seuls êtres qui excitent notre attention. Avec quelle fureur ils s’attaquent et se détruisent les uns et les autres ! Qu’ils sont odieux et méprisables aux yeux du spectateur ! Le tout n’offre que le tableau d’une nature aveugle, imprégnée d’un grand principe vivifiant, qui fait sortir de son sein, sans prévoyance et sans sollicitude maternelle, des avortons ou des enfants mutilés.
Ici s’offre à l’esprit le système des manichéens36 comme une hypothèse propre à résoudre la difficulté : on ne peut douter qu’à plusieurs égards il ne soit plausible et beaucoup plus probable que l’hypothèse commune ; il rend assez bien raison de l’étrange confusion de bien et de mal qui se rencontrent dans la vie. Mais, si nous considérons, d’un autre côté, l’uniformité parfaite et la grande harmonie des parties de l’univers, nous ne pouvons y découvrir aucune marque d’un combat entre l’Auteur du mal et l’Auteur du bien. Il y a certainement un combat entre la peine et le plaisir dans ce qu’éprouvent les créatures sensibles, mais la nature ne procède-t-elle pas dans toutes ses opérations par un combat de principes de chaud et de froid, d’humide et de sec, de léger et de pesant ? La vraie raison est que la source primitive de toutes choses est absolument indifférente sur ces principes, et ne s’embarrasse pas plus que le mal soit au-dessus du bien qu’elle ne se soucie que la chaleur soit au-dessus du froid ou le sec au-dessus de l’humide ou le léger au-dessus du pesant. On peut imaginer quatre principes relativement aux premières causes de l’univers : 1° qu’elles sont douées d’une parfaite bonté ; 2° qu’elles ont une malice parfaite ; 3° qu’elles sont opposées et qu’elles procèdent de la malice et de la bonté ; 4° qu’elles n’ont ni bonté ni malice. Des phénomènes mixtes ne prouveront jamais les deux premiers principes que nous supposons homogènes. La constance et l’uniformité des lois générales semblent combattre le troisième. Ainsi le quatrième semble, de beaucoup, le plus probable. Ce que j’ai dit relativement au mal physique peut s’appliquer au mal moral avec un peu ou point de changement, et nous n’avons pas plus de raison d’inférer que l’équité de l’Être suprême ressemble à l’équité de l’homme, que nous n’en n’avons pour assurer que sa bonté ressemble à la bonté de l’homme. Au contraire, on pensera plutôt que nous avons plus de raison de lui ôter les sentiments moraux tels que nous les éprouvons, attendu que, dans l’opinion de plusieurs, le mal moral excède bien plus le bien moral que le mal physique n’excède le bien physique.
Mais, quand même cela ne serait pas accordé et qu’on soutiendrait que les vertus qui se trouvent dans le genre humain sont de beaucoup supérieures à ses vices, cependant, tant qu’il restera quelque vice dans l’univers, vous serez toujours fort embarrassés, vous autres anthropomorphites, pour pouvoir en expliquer la raison. Il faudra que vous en assigniez la cause, sans avoir recours à la première cause. Mais, comme tout effet doit avoir une cause, et cette cause une autre cause, vous êtes réduit, ou à suivre le progrès à l’infini ou à vous arrêter sur ce principe primitif qui est la cause ultime de toutes causes…
– Arrêtez ! Arrêtez ! s’écria Déméa : où votre imagination va-t-elle vous égarer ? Je m’étais ligué avec vous, pour prouver ensemble l’incompréhensibilité de la nature de Dieu, et renverser les principes de Cléanthe qui mesure toutes choses sur des règles et des modèles humains. Mais je vois à présent que vous vous précipitez dans les opinions favorites des impies et des incrédules les plus obstinés, et que vous trahissez la sainte cause que vous paraissiez avoir épousée. Seriez-vous donc un ennemi encore plus dangereux que Cléanthe lui-même ?
– Avez-vous été si longtemps sans vous en apercevoir ? répliqua Cléanthe. Croyez-moi, Déméa, notre ami n’a fait, depuis le commencement, que s’amuser à nos dépens : il faut avouer que les raisonnements indiscrets de notre théologie vulgaire n’ont donné que trop d’occasion à son persiflage. L’extrême faiblesse de l’humaine raison, l’incompréhensibilité absolue de la nature divine, les grandes et générales calamités et la perversité encore plus grande de f’homme, voilà d’étranges objets qui méritent bien l’excessif attachement des théologiens et des docteurs orthodoxes. Il est vrai que, dans les siècles d’ignorance et de stupidité, on pouvait, avec sécurité, adopter tous ces principes, et peut-être n’est-il aucune perspective plus propre à favoriser la superstition, que celle qui nourrit l’aveugle étonnement, la défiance et les idées noires du genre humain. Mais, pour en revenir…
– Ne blâmez pas tant, interrompit Philon, l’ignorance de ces vénérables Messieurs. Ils savent très bien la manière de changer de ton, suivant les circonstances. C’était autrefois un point de théologie des plus répandus de soutenir que la vie humaine n’était que misère et vanité, et de peindre des plus sombres couleurs les maux et les peines qui sont communs à tous les hommes. Mais on les a vus depuis peu commencer à se rétracter : ils soutiennent actuellement, mais non sans hésiter un peu, qu’il y a plus de bien que de mal, plus de plaisirs que de peines, même dans cette vie. Quand la religion n’était appuyée que sur les dispositions de l’âme et sur l’éducation, on jugeait à propos de favoriser la mélancolie : en effet, les hommes ne sont jamais si portés à recourir aux puissances supérieures que lorsqu’ils sont affectés d’idées noires. Mais, comme les hommes ont appris maintenant à poser des principes et à tirer des conséquences, il est devenu nécessaire de changer de batterie et d’employer des arguments qui peuvent au moins subir quelque recherche et quelque examen. Cette variation est la même (et d’après les mêmes causes) que celle que j’ai remarquée auparavant, relativement au scepticisme. C’est ainsi que Philon continua, jusqu’à la fin, à faire connaître son penchant à attaquer et à fronder les opinions établies. Mais je ne tardais pas à m’apercevoir que Déméa ne goûta pas la manière dont Philon acheva son discours : il trouva bientôt un prétexte pour s’échapper et abandonner la compagnie.