Dialogues sur la religion naturelle/XII

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Lorsque Déméa fut parti, Cléanthe et Philon continuèrent la conversation de la manière suivante :

– Je crains, dit Cléanthe, que notre ami n’ait jamais plus envie de ressusciter le sujet sur lequel nous discourons, tant que vous serez de la compagnie ; et pour vous dire la vérité, Philon, j’aimerais mieux discuter avec chacun de vous deux en particulier sur un objet si sublime et si intéressant. Votre esprit de chicane, joint à votre horreur naturelle pour les superstitions vulgaires, vous entraîne étrangement loin, quand vous êtes engagé dans la dispute ; il n’y a rien de si sacré, de si respectable, même à vos propres yeux, que vous puissiez alors épargner.

– Je dois avouer, répliqua Philon, que je suis moins réservé sur l’article de la religion naturelle que sur aucun autre ; soit parce que je sais qu’à cet égard, je ne puis jamais corrompre les principes moraux d’un homme doué de sens commun, soit parce que j’espère qu’aucun homme aux yeux duquel je parais aussi doué de sens commun, ne se méprendra jamais sur mes intentions. Vous, Cléanthe, dans le sein duquel j’ai toujours épanché mon coeur et mes pensées, vous êtes persuadé que, nonobstant la liberté de mes discours et mon amour pour les raisonnements singuliers, personne n’a les sentiments de la religion plus profondément gravés dans le coeur, et ne rend des hommages plus sincères à l’Être divin, lorsqu’il se découvre et se manifeste dans l’inexplicable mécanisme et l’admirable structure de la nature. Un objet, un dessein, une intention frappent partout le penseur le plus épais et le plus inattentif ; et nul homme ne saurait se livrer à d’absurdes systèmes au point de rejeter cette idée dans tous les temps ; la nature ne fait rien en vain : cette maxime s’est établie dans toutes les écoles, uniquement d’après la contemplation des ouvrages de la nature, sans aucun rapport avec la religion ; et d’après une ferme conviction de cette vérité, un anatomiste qui aurait découvert un nouvel organe, un nouveau vaisseau, ne serait jamais satisfait qu’il n’eût découvert l’objet et l’emploi auquel il est destiné. Un des grands fondements du système de Copernic est cette maxime : « La nature opère par les méthodes les plus simples et choisit les moyens les mieux adaptés à chaque fin. » Souvent les astronomes établissent, sans y penser, ce fondement solide de la religion et de la piété. On peut observer la même chose des autres parties de la philosophie. Ainsi presque toutes les sciences nous conduisent à la connaissance d’un premier Auteur intelligent ; et leur autorité est souvent d’autant plus grande qu’elles ne paraissent pas avoir en vue cette observation.

C’est avec plaisir que je vois Galien raisonner sur la structure du corps humain [De la formation du foetus]. L’anatomie de l’homme, dit-il, découvre plus de 600 muscles différents, et quiconque considère bien ces choses, doit voir que, dans chacun de ces muscles, la nature doit avoir combiné au moins dix circonstances différentes, afin d’obtenir la fin qu’elle se proposait : forme requise, juste grandeur, rapport régulier des différentes fins, disposition inférieure et supérieure du tout, emboîtement des différents nerfs, veines et artères, elle a tout combiné ; de sorte que pour les muscles seuls, il faut que plus de 6000 différents plans et desseins aient été tracés et exécutés. Il met le nombre des os à 284. Il porte à plus de 40 les différents objets que la structure de chacun pouvait avoir en vue. Quel artifice prodigieux se déploie, même dans ces parties simples et homogènes ! Mais, si nous considérons la peau, les ligaments, les vaisseaux, les glandes, les humeurs et les différents membres et parties du corps, combien notre étonnement ne doit-il pas croître à proportion du nombre et de la contexture des parties combinées avec tant d’art ? Plus nous avançons dans ces recherches, plus nous découvrons de nouvelles scènes d’art et de sagesse. Mais tracez encore dans le lointain d’autres tableaux qui ne sont pas à notre portée, la belle structure intérieure des parties, l’économie animale du cerveau, la construction des vésicules séminales : tout ce mécanisme artificiel est répété dans diverses espèces d’animaux, avec une étonnante variété et une exacte propriété, et adaptée aux différentes intentions de la nature, en formant chaque espèce. Et si dans le temps même que ces sciences naturelles étaient encore imparfaites, l’incrédulité de Galien ne put résister à un spectacle si frappant, à quel degré d’opiniâtreté ne faut-il pas qu’un philosophe de ce siècle soit parvenu, pour douter actuellement d’une Intelligence suprême ?

Si je rencontrais un homme de cette sorte (Dieu merci, ils sont bien rares), je commencerais par lui faire cette question : en supposant qu’il y a un Dieu qui ne s’est pas découvert immédiatement à nos sens, pourrait-il donner des preuves plus fortes de son existence que celles qui s’offrent à tous les yeux sur toute la surface de la nature ? Un tel Être suprême aurait-il en effet pu faire autre chose que de copier l’économie actuelle des choses ; que d’exposer les traits de son génie, avec tant d’évidence, que le plus stupide ne pourrait s’y méprendre ; de jeter l’ébauche de chefs-d’oeuvre encore plus grands qui démontrent sa prodigieuse supériorité, comparée à la sphère étroite de notre intelligence et d’en dérober absolument un grand nombre à la vue de créatures aussi imparfaites ? Actuellement, d’après toutes les règles de la saine logique, on doit regarder comme incontestables tous les faits qui sont étayés par tous les arguments que la nature de ces faits peut admettre, quand bien même ces arguments ne seraient pas eux-mêmes bien nombreux et bien puissants. A combien plus forte raison doit-on les admettre dans le cas présent, où toute l’imagination de l’homme ne saurait calculer leur nombre, ni tout son entendement apprécier leur force ?

– J’ajouterai encore, dit Cléanthe, à ce que vous venez de prouver si bien, qu’un des grands avantages du théisme, c’est qu’il est le seul système de cosmogonie qu’on puisse rendre intelligible et complet, sans qu’il perde jamais la forte analogie qu’il conserve avec ce que nous éprouvons et voyons tous les jours. La ressemblance de l’univers avec une machine faite de la main des hommes est si palpable, si naturelle, et justifiée par un si grand nombre d’exemples d’ordre et de dessein dans la nature qu’elle doit frapper immédiatement tous les esprits dégagés de préjugés et obtenir une approbation universelle. Quiconque entreprend d’affaiblir cette théorie ne saurait prétendre y réussir en y substituant une autre qui soit précise et déterminée. Il lui suffit d’élever des doutes et des difficultés, et, par des conjectures éloignées et abstraites, d’atteindre cet état d’incertitude qui est le comble de ses désirs. Mais, outre que cette disposition de l’âme n’est point satisfaisante en elle-même, on ne saurait jamais la maintenir constamment contre un spectacle aussi frappant que celui qui nous invite à nous attacher à l’hypothèse de la religion. Il est vrai que la nature humaine, entraînée par la force du préjugé, est capable d’épouser un système absurde et faux, et de s’y attacher avec obstination et persévérance ; mais, je crois que le penchant naturel ou la première éducation ne peuvent faire soutenir ou défendre aucun système opposé à une théorie prouvée par d’évidentes et fortes raisons.

– J’estime si peu, dit Philon, que, sur ce sujet, une telle suspension d’âme soit possible, que je suis porté à soupçonner qu’il entre dans ces sortes de disputes plus de chicane sur les mots qu’on ne l’imagine ordinairement. Il est évident que les ouvrages de la nature ont une sorte d’analogie avec les productions de l’art ; et d’après toutes les règles de la saine logique, dès que nous argumentons sur ces matières, nous devrions inférer que leurs causes ont toujours une analogie proportionnée. Mais, comme il s’y trouve également des différences considérables, nous avons raison d’en inférer des différences proportionnées dans les causes, et surtout nous devons attribuer à la cause suprême plus de pouvoir et d’énergie que nous en avons observés dans l’homme. Voilà donc l’existence d’un Dieu clairement énoncée par la raison, et lorsque nous disputons si, à raison de ces analogies, nous devons l’appeler Esprit ou Intelligence, nonobstant l’immense différence que l’on peut supposer, avec raison, entre cette âme et l’âme humaine, n’est-ce pas là une pure dispute de mots ? On ne peut pas rejeter les analogies qui se rencontrent dans les effets ; il n’est guère possible que nous nous abstenions de faire des recherches sur les causes : la conséquence légitime de ces recherches est que les causes ont également une analogie. Et si nous ne sommes pas contents de donner à la cause suprême le nom de Dieu ou de Divinité, et que nous désirions varier les expressions, quel autre nom pouvons-nous lui donner que celui d’âme ou de pensée avec laquelle on suppose avec raison qu’elle a beaucoup de ressemblance. Tous les hommes, doués d’un jugement sain, sont fatigués de disputes de mots qui sont si fréquentes dans les recherches philosophiques et théologiques. On a trouvé que le seul remède contre cet abus doit venir de définitions claires, de la précision des idées qui entrent dans un raisonnement et de l’emploi strict et uniforme des termes dont on se sert. Mais il y a une espèce de controverse qui, d’après la nature même du langage et des idées de l’homme, est enveloppée d’une perpétuelle obscurité, et qu’aucune précaution ni définition ne peut jamais porter à un degré raisonnable de certitude et de précision. Telles sont les disputes sur le degré d’une circonstance ou d’une qualité. On peut disputer éternellement si Annibal était un grand, un très grand ou un supérieurement grand homme ; quel degré de beauté l’on doit attribuer à Cléopâtre, et quelles épithètes ou quels éloges méritent Tite-Live ou Thucydide sans jamais parvenir à mettre fin à la dispute. Les disputants peuvent s’accorder quant au fond, ne différer que dans les termes ou vice versa, et n’être cependant jamais capables de donner des définitions qui les fassent entrer dans le sens l’un de l’autre, parce que les degrés de ces qualités ne sont pas, comme le nombre et la quantité, susceptibles d’être soumis à un calcul exact qui puisse servir de règle dans la dispute. Le plus léger examen peut suffire à montrer que les disputes relatives au théisme, étant de cette espèce, ne sont que des disputes de mots et n’en sont peut-être, s’il est possible, que plus compliquées et plus interminables. Je demande au théiste s’il n’y a pas entre l’âme humaine et l’âme divine une différence grande et incommensurable, parce ce qu’elle est incompréhensible. Plus il aura de zèle et de piété, plus il sera porté pour l’affirmative et plus il sera disposé à relever cette différence. Il assurera même que cette différence est d’une nature qu’on ne saurait relever par trop d’éloges. Je me tourne ensuite vers l’athée, qui, selon moi, ne peut l’être que de nom, mais jamais réellement ; et je lui demande si, d’après la cohérence et l’harmonie qui éclatent dans toutes les parties du monde, il n’y a pas un certain degré d’analogie entre toutes les opérations de la nature, dans toutes les situations et dans tous les siècles, et si la corruption d’un navet, la génération d’un animal et la structure de la pensée humaine ne sont pas des énergies qui ont probablement quelque analogie éloignée l’une avec l’autre. Il est impossible qu’il nie cela : il s’empressera même de l’avouer. Après avoir obtenu cet avantage, je le pousse encore plus loin dans son retranchement ; je lui demande s’il n’est pas probable que le principe qui le premier arrange et conserve encore maintenant l’ordre dans l’univers, n’a pas aussi quelque analogie éloignée et incompréhensible avec les autres opérations de la nature et, entre autres, avec l’économie de l’âme humaine et de la pensée. Quoique à regret, il n’en sera pas moins obligé de m’accorder cette proposition. Quel est donc, dirai-je à ces deux antagonistes, le sujet de votre dispute ? Le théiste accorde que l’intelligence originelle est très différente de la raison humaine ; l’athée accorde que le principe d’ordre originel présente avec elle quelque lointaine analogie. Voulez-vous, Messieurs, contester sur le plus ou le moins, et vous engager dans une dispute dont le sujet ne renferme rien de précis et par conséquent aucun sens déterminé ? Si vous êtes si obstinés, permettez-moi de vous dire que je ne serai pas surpris de vous voir changer peu à peu d’étendard ; pendant que d’un côté le théiste exagère la différence entre l’Être suprême et des créatures fragiles, imparfaites, variables, flottantes et mortelles, et que d’un autre côté l’athée se plaît à relever l’analogie qui se trouve dans toutes les opérations de la nature, à chaque époque, à chaque situation et à chaque position. Faites donc attention quel est le vrai point de la question ; et si vous ne pouvez renoncer à la manie des disputes, tâchez au moins de renoncer à toute animosité.

Et c’est ici que je dois reconnaître, Cléanthe, que, comme les ouvrages de la nature ont une plus grande analogie avec les effets de nos arts et de notre industrie, qu’avec ceux de notre justice et de notre bonté, nous avons raison d’inférer que les attributs physiques de Dieu ont plus de ressemblance avec ceux de l’homme que ses attributs moraux n’en ont avec les vertus humaines. Mais quelle est la conséquence ? Rien d’autre, sinon que les qualités morales de l’homme sont plus imparfaites dans leur espèce que ses facultés physiques ne le sont dans la leur. Car, comme l’être suprême est reconnu pour être entièrement et infiniment parfait, plus on diffère de lui, plus on s’éloigne du modèle suprême de rectitude et de perfection.

Il paraît évident que la dispute élevée entre les sceptiques et les dogmatiques n’est qu’une dispute de mots, et n’a rapport qu’avec les degrés de doute et d’assurance que nous devons adopter pour toutes sortes de raisonnements. Et, dans le fond, ces sortes de disputes ne sont que des équivoques et n’admettent aucun sens déterminé. Il n’est pas de philosophe dogmatique qui puisse nier qu’il y ait des difficultés soit par rapport aux sens, soit par rapport à toutes les sciences, et que toutes ces difficultés ne sauraient être absolument résolues, même en suivant une méthode dialectique (ici technique du raisonnement) et régulière. Il n’est pas de sceptique qui nie que, nonobstant ces difficultés, nous ne soyons soumis à une absolue nécessité de penser, de croire et de raisonner relativement à toutes les espèces de sujets, et même d’assurer fréquemment avec confiance et sécurité. Ainsi la seule différence qui se trouve entre ces deux sectes, si tant est qu’elles méritent ce nom, c’est que le sceptique, par habitude, par caprice, ou par inclination, insiste le plus sur les difficultés et le dogmatique, par des raisons pareilles, sur la nécessité.

Tels sont, Cléanthe, mes vrais sentiments sur ce sujet : et ces sentiments, je les ai toujours affectionnés et soutenus. Mais autant je suis zélé pour la vraie religion, autant j’abhorre les superstitions vulgaires, et je trouve un plaisir particulier à pousser mes principes parfois jusqu’à l’absurdité, parfois jusqu’à l’impiété. Et vous n’ignorez pas que les prétendus dévots, malgré leur aversion pour ce dernier excès plus grande que pour le premier, se rendent ordinairement coupables de l’un et de l’autre.

– J’avoue, répliqua Cléanthe, que mon caractère est tout à fait différent. Il vaut mieux avoir une religion quelque corrompue qu’elle soit, que de ne point en avoir du tout. La doctrine d’un état futur est un soutien si fort et si nécessaire pour la vertu, que nous ne devons jamais l’abandonner ni la négliger : car si des récompenses ou des punitions bornées et temporelles ont l’effet que nous remarquons tous les jours, quel effet bien plus grand ne devons-nous pas attendre de punitions et de récompenses éternelles et infinies ?

– Comment se peut-il faire, dit Philon, si la superstition est si salutaire à la société, que l’histoire soit remplie de récits des funestes effets qu’elle a produits dans les affaires publiques ? Factions, guerres civiles, persécutions, bouleversements d’États, oppression, esclavage : telles sont les affreuses conséquences de son empire. Dès que nous rencontrons l’esprit de religion dans des récits historiques, nous devons toujours nous attendre à y trouver le détail des calamités qu’il a produites. Et je ne sache pas qu’il y ait d’époques plus heureuses ou plus florissantes que celles où cet esprit a été inconnu ou méprisé.

– La raison de cette observation saute aux yeux, répliqua Cléanthe. L’office propre de la religion est de régler l’esprit des hommes, d’adoucir les moeurs, d’inspirer l’esprit de tempérance, d’ordre et d’obéissance ; et comme elle n’opère que dans le silence et n’inculque que par force les motifs de justice et de vertu, elle est souvent exposée à se voir négligée et confondue avec d’autres motifs. Quand elle veut s’isoler et agir sur les hommes comme un motif particulier, elle abandonne sa sphère et devient le voile de l’ambition et l’étendard de la révolte.

– Tel sera toujours, dit Philon, l’effet de toutes les religions, excepté de celle qui se fonde sur la philosophie et la raison. Il est plus facile d’éluder vos arguments que la force des faits que je vous allègue. Ce n’est pas raisonner juste que d’inférer que, parce que des récompenses et des punitions limitées ont une si grande influence, celles qui sont éternelles et infinies doivent en avoir une bien plus grande. Considérez, je vous supplie, l’attachement que nous avons aux choses présentes et le peu d’intérêt que nous paraissons prendre à des objets si éloignés et si peu certains. Quand les théologiens sont à déclamer contre la marche ordinaire et la conduite commune du monde, ils exposent toujours ce principe comme le plus fort (et il l’est réellement) qu’il est possible d’imaginer ; ils représentent presque tout le genre humain comme soumis à son influence impérieuse et plongé dans la plus grande léthargie et la plus grande indifférence sur l’intérêt de la religion. Cependant les mêmes théologiens, quand ils réfutent la théorie de leurs adversaires, ne laissent pas de supposer ces motifs de religion comme si puissants que, sans eux, il serait impossible que la société civile subsistât ; ils ne rougissent pas même d’une contradiction si palpable. Il est certain, d’après l’expérience, que la plus légère notion d’honneur et de bienveillance naturelle a plus d’effet sur la conduite des hommes que les perspectives les plus brillantes que les théories et les systèmes de théologie peuvent offrir. Le penchant naturel travaille sans relâche sur l’homme : il est toujours présent à son esprit et se mêle avec toutes ses vues, et avec toutes ses pensées ; tandis que les motifs de religion quand ils agissent, ne procèdent que par bonds et par sauts ; il arrive rarement qu’ils se changent tout à fait en habitude dans l’esprit. La force de la plus grande pesanteur, disent les philosophes, est infiniment petite, en comparaison de celle de la plus légère impulsion. Il ne laisse pas d’être certain que la plus légère pesanteur prévaudra à la fin sur une forte impulsion, parce que des coups et des secousses ne peuvent être répétés avec la même constance que l’attraction et la gravitation.

Autre avantage de l’inclination naturelle : elle attire en sa faveur tout ce que l’esprit peut produire de plus fin et de plus subtil ; et quand on le met en opposition avec les principes de la religion, elle cherche toutes les méthodes et tous les artifices possibles pour les éluder ; en quoi elle réussit presque toujours. Qui peut développer le coeur de l’homme et rendre raison de ces excuses et de ces subterfuges étranges par le secours desquels le peuple sait si bien composer avec sa conscience, lorsqu’il suit son propre penchant en opposition avec son devoir religieux ? C’est une chose qui s’entend fort bien dans le monde ; et il n’y a que les sots qui reposent moins de confiance dans un homme, parce qu’ils savent qu’à la suite de l’étude et de la philosophie, il s’est formé quelques doutes de spéculation relativement aux matières de la théologie. Et quand nous avons à faire avec une personne qui fait profession particulière de religion et de dévotion, quel autre effet cette circonstance peut-elle avoir sur certaines personnes prudentes, sinon à les engager à se mettre sur leur garde, de crainte qu’elles ne soient trompées.

Nous devons considérer encore que les philosophes qui réfléchissent et cultivent leur raison, ont moins besoin de pareils motifs pour observer les lois de la morale et que le vulgaire, qui peut seul en avoir besoin, est absolument incapable d’une religion si épurée qu’elle représente la Divinité comme n’ayant d’autre plaisir que le spectacle de la vertu dans les hommes. Le culte rendu à la Divinité ne consiste guère en général qu’en cérémonies frivoles, en ravissements, en extase, en croyances superstitieuses. Nous n’avons pas besoin de remonter aux temps les plus reculés ou de nous égarer dans des climats lointains, pour trouver des exemples de cette dégradation. Il en est parmi nous qui se sont rendus coupables d’une atrocité inconnue aux superstitions de l’Egypte ou de la Grèce, en déclamant, en propres termes, contre la moralité, en la représentant comme une perte certaine de la faveur divine, quand on y met la moindre confiance.

Mais, quand même la superstition ou l’enthousiasme ne parviendrait pas au point d’être en opposition directe avec les vertus morales, la seule diversion qu’elle fait dans l’esprit, l’espèce nouvelle et frivole de mérite qu’elle fait naître, la distribution irrégulière qu’elle fait des louanges et du blâme, doivent avoir les conséquences les plus pernicieuses et affaiblir extrêmement l’attachement humain aux motifs naturels de justice et d’humanité.

D’ailleurs un tel principe d’action, n’étant pas un des motifs familiers de la conduite des hommes, n’agit sur l’esprit que par intervalles et doit être excité par des efforts assidus, pour rendre les dévots satisfaits de leur conduite et leur faire remplir leurs devoirs de religion. Il est plusieurs exercices de religion où l’on s’engage avec une ferveur apparente, et cependant le coeur s’y trouve toujours tiède et languissant. On contracte peu à peu une habitude de dissimulation ; la fraude et la fausseté deviennent ainsi le principe dominant. De là cette observation vulgaire que le plus grand zèle de la religion et la plus profonde hypocrisie, loin d’être contraires, sont souvent ou commune ment réunis dans le même individu. Il est aisé d’imaginer les mauvais effets de ces sortes d’habitudes ; mais quand il s’agit des intérêts de la religion, il n’est point de motifs moraux assez puissants pour ralentir le zèle des enthousiastes. La sainteté de la cause sanctifie toutes les mesures que l’on peut employer pour la favoriser.

La seule attention portée constamment vers l’intérêt si important du salut éternel est capable d’éteindre les sentiments de bienveillance et d’inspirer un égoïsme étroit et concentré dans lui-même. Et quand ce caractère est encouragé, il élude facilement tous les préceptes généraux de bienveillance et de charité.

Ainsi les motifs de la superstition vulgaire n’ont pas grande influence sur la conduite générale de la vie, et leurs effets ne sont pas bien favorables aux vertus morales dans les cas où ils emportent la balance.

Y a-t-il une maxime politique plus certaine et plus infaillible que la maxime que le nombre et l’autorité des prêtres devraient être resserrés dans des bornes très étroites et que le magistrat civil doit prendre garde de ne jamais mettre « la hache et les faisceaux » dans de pareilles mains ? Si, cependant, l’esprit de religion, répandu parmi le peuple, était si salutaire à la société, la maxime contraire devrait prévaloir. Plus les prêtres sont en grand nombre et plus leurs richesses et leur autorité sont grandes, plus l’esprit de religion sera grand. Et quoique les prêtres doivent avoir la direction de cet esprit, pourquoi n’attendrions-nous pas des moeurs plus régulières et plus de bienveillance et de modération de gens qui font un état particulier d’étudier la religion, qui s’occupent continuellement à l’inspirer aux autres et qui doivent eux-mêmes en avoir sucé les principes avec le plus d’abondance ? D’où peut donc venir qu’en effet, le plus sage qu’un magistrat puisse faire relativement aux religions populaires, est de tirer son épingle du jeu, et d’empêcher qu’elles ne causent de pernicieux effets dans la société. Tous les expédients qu’il essaie pour réussir dans une si petite entreprise sont environnés d’inconvénients. S’il ne tolère qu’une seule religion parmi ses sujets, il faut qu’il sacrifie à une perspective incertaine de tranquillité toutes les considérations de liberté publique, de science, de raison, d’industrie et même sa propre indépendance. S’il donne accès à différentes sectes, ce qui est la maxime la plus sage, il faut qu’il s’attache à conserver parmi toutes ces sectes une indifférence très philosophique, et qu’il ait soin de modérer les prétentions de la secte dominante ; autrement il ne doit s’attendre qu’à d’interminables disputes, querelles, factions, persécutions et troubles civils. J’avoue que la vraie religion n’a pas des conséquences aussi pernicieuses ; mais nous devons prendre la religion telle qu’on la trouve communément dans le monde, et je n’en veux pas à ces principes de théisme spéculatif qui, étant une branche de la philosophie, participent nécessairement au suc bienfaisant de l’arbre, mais toujours avec le même inconvénient d’être bornés dans le cercle d’un petit nombre de personnes. […]

– Prenez garde, Philon, répliqua Cléanthe, prenez garde ; ne poussez pas les matières trop loin ; que votre zèle contre la fausse religion ne vous porte pas à saper les fondements du respect que vous avez pour la vraie. N’abjurez pas ce principe, la première et la seule grande consolation de la vie, et notre principal support au milieu de toutes les attaques de la mauvaise fortune. La plus agréable idée qu’il est possible à l’imagination humaine d’inspirer, est celle du pur théisme, qui nous représente comme l’ouvrage d’un Être parfaitement bon, sage et puissant qui nous a créés pour le bonheur et qui, ayant gravé dans nos coeurs le désir illimité du bien, prolongera notre existence dans toute l’éternité et nous transportera sur un théâtre où les scènes sont extrêmement variées, afin de satisfaire ces désirs et de rendre notre félicité complète et durable. Après le bonheur d’être cet Être lui-même (si la comparaison est permise), le sort le plus heureux que nous pouvons imaginer est celui d’être sous sa garde et sous sa protection.

– Ce spectacle, dit Philon, est très beau et ravissant, et pour un vrai philosophe, il y a même plus que des apparences. Mais, il arrive ici, comme dans le premier cas, que, relativement à la plus grande partie du genre humain, ces apparences sont trompeuses et qu’ordinairement la religion inspire plus de frayeurs qu’elle ne procure de consolations. C’est un fait reconnu que les hommes n’ont jamais recours à la dévotion avec plus d’ardeur que lorsqu’ils sont accablés par la douleur, ou abattus par la maladie. N’est-ce pas là une preuve que l’esprit de religion a plus d’affinité avec la douleur qu’avec la joie ?

– Mais, répliqua Cléanthe, ceux qui sont affligés trouvent des consolations dans la religion.

– Quelquefois, dit Philon ; mais il est naturel d’imaginer qu’ils se formeront de ces êtres inconnus une notion analogue à la situation sombre et mélancolique de leur âme, lorsqu’ils en font les objets de leur contemplation. Nous voyons en conséquence que les tableaux effrayants sont ceux qui ont le plus de cours dans les religions, et nous-mêmes, après avoir employé les expressions les plus sublimes dans nos descriptions de la Divinité, ne laissons pas de tomber dans la contradiction la plus grossière, en affirmant que le nombre des damnés est infiniment supérieur à celui des élus.

J’ose même assurer qu’il n’y eut jamais de religion nationale qui ait représenté l’état des âmes après la mort sous des traits qui rendissent la perspective de cet état agréable aux hommes. Tous ces beaux modèles de religion ne sont que l’ouvrage de la philosophie. Car la mort étant placée entre l’oeil et la perspective d’un avenir, cet événement est si révoltant pour la nature, qu’il répand nécessairement les nuages les plus sombres sur toutes les régions situées au-delà, et n’offre à l’espèce humaine en général que l’affreux tableau de Cerbère et des furies, de démons et de torrents de soufre et de feu.

Il faut dire : il est vrai que l’espérance et la crainte entrent dans toutes les religions, parce que ces deux passions agitent l’esprit humain en différents temps et que chacune de ces passions forme une espèce de Divinité qui lui est analogue. Mais, quand l’homme est de bonne humeur, il est propre au travail, à la compagnie ou à toutes sortes de plaisirs ; on le voit même les chercher naturellement ; il ne pense plus à la religion. Mais lorsqu’il est affecté d’idées sombres et tristes, il n’aime qu’à se repaître des terreurs d’un monde invisible et à se plonger plus profondément dans la douleur. Et lorsque les opinions se sont gravées de cette manière dans sa pensée et son imagination, il peut arriver un changement dans sa santé ou dans ses affaires qui lui rendent la gaîté et qui, berçant son esprit d’une perspective agréable dans l’avenir, le précipitent dans l’excès opposé de joie et de triomphe. Mais il faut reconnaître que, la terreur étant le premier principe de la religion, c’est aussi la passion qu’elle entretient le plus et qui n’admet que de courts intervalles de plaisir. Je ne m’arrêterai pas à remarquer que ces accès de joie extrême et portée jusqu’à l’enthousiasme, en épuisant les esprits, frayent toujours la route à des excès semblables de terreur et d’abattement religieux ; il n’y a même aucune situation d’esprit aussi heureuse que le calme et l’égalité de l’âme. Mais, il est impossible qu’un homme qui se croit dans l’incertitude et des ténèbres si profondes entre une éternité de bonheur et une éternité de malheur, goûte jamais les douceurs d’un pareil état. Il n’est pas étonnant qu’une opinion semblable dérange l’heureuse économie de l’âme et la jette dans le plus grand désordre ; et quand même les effets de cette opinion ne seraient pas assez constants pour influer sur toutes les actions, elle ne laisse pas d’être propre à donner une terrible secousse au caractère et à produire ces idées sombres et cette mélancolie que l’on remarque parmi toutes les personnes qui font profession particulière de dévotion. C’est une chose contraire au sens commun de se repaître de craintes et de terreurs, à la suite d’une opinion quelconque, ou d’imaginer que le plus libre usage de notre raison nous fait courir des risques après la mort. Une semblable idée est en même temps absurde et contradictoire. Il est absurde de penser que la Divinité est sujette aux passions humaines, et même à une des plus basses passions, savoir le désir inquiet des applaudissements. C’est une contradiction de croire que la Divinité étant sujette à cette passion, n’éprouverait pas aussi les autres et surtout le mépris d’opinions de créatures qui lui sont si inférieures.

« Connaître Dieu, dit Sénèque, c’est l’adorer. » Tout autre culte est, en effet, absurde, superstitieux, et même impie. C’est dégrader son être et le réduire à la condition des vils mortels qui se complaisent dans les prières, les sollicitations, les présents et la flatterie. Ce n’est encore là que la plus légère impiété dont la superstition se rend coupable. Ordinairement, elle ravale la Divinité bien au-dessous de la condition du genre humain, et la représente comme un Génie capricieux qui exerce son pouvoir sans raison et sans miséricorde. Et si cet être divin était offensé des vices et des folies des vils mortels, qui sont son ouvrage, les spectateurs zélés des superstitions les plus répandues seraient sûrement bien à plaindre. Il n’y aurait dans l’espèce humaine qu’un très petit nombre qui mériteraient ses faveurs, les théistes philosophes, qui conservent ou du moins qui font leurs efforts pour conserver des notions analogues à ses divines perfections. Et les seules personnes qui auraient droit à sa compassion et à son indulgence seraient les philosophes sceptiques, secte presque aussi rare, qui, par la défiance naturelle de leurs facultés, suspendent ou s’efforcent de suspendre tout jugement sur des sujets si sublimes et si extraordinaires.

Si, comme quelques-uns paraissent le soutenir, la somme de la religion naturelle se réduisait à une seule proposition simple, quoique ambiguë, ou du moins indéterminée, savoir que la cause ou les causes de l’ordre dans l’univers ont probablement quelque analogie éloignée avec l’intelligence humaine ; si cette proposition n’est pas susceptible d’extension, de variation, ni d’explication plus particulière, si elle ne fait naître aucune induction qui affecte la vie humaine ou qui puisse être la source d’aucune action ou omission ; et si l’analogie, toute imparfaite qu’elle est, ne peut être portée au-delà de l’intelligence humaine, et ne saurait, sous aucune apparence de probabilité, être transférée aux autres qualités de l’esprit ; si tel est réellement le cas, que peut faire l’homme le plus ardent pour les découvertes, pour la contemplation et pour la religion, que de donner un consentement simple et philosophique à cette proposition, toutes les fois qu’elle se rencontre, et de croire que les arguments sur lesquels elle est établie surpassent les objections qui militent contre elle. Il faut avouer que ce sujet doit faire naître de l’étonnement par la grandeur de l’objet ; de la mélancolie par son obscurité, du mépris pour la raison humaine qui ne peut donner une solution plus satisfaisante sur une question si extraordinaire et si sublime. Mais, croyez-moi, Cléanthe, le sentiment le plus naturel qu’un esprit bien disposé éprouvera dans cette occasion, sera un désir ardent, une attente impatiente qu’enfin le ciel voudra bien dissiper ou du moins diminuer ces ténèbres profondes, en procurant quelque révélation plus particulière au genre humain et des découvertes sur la nature, sur les attributs et sur les opérations de l’objet divin de notre foi. Une personne, imbue d’idées justes sur les imperfections de la raison naturelle, volera avec la plus grande ardeur aux vérités révélées, tandis que l’orgueilleux dogmatique, persuadé qu’avec le secours seul de la philosophie, il peut élever un système complet de théologie, dédaigne toute autre assistance et repousse le maître que le hasard lui présente. Le premier et le plus essentiel pas pour parvenir à la foi saine d’un vrai chrétien est, pour un homme de lettres, de commencer par être un philosophe sceptique : voilà une observation à laquelle je voudrais que Pamphile fît une attention particulière. Et j’espère que Cléanthe me pardonnera de m’être mêlé jusqu’à ce point de l’éducation et de l’instruction de son élève.

Cléanthe et Philon ne poussèrent guère plus loin cette conversation, et comme rien n’a jamais fait plus d’impression dans mon esprit que tous les raisonnements qui furent exposés ce jour-là, j’avoue qu’après avoir réfléchi sérieusement sur le tout, je ne puis m’empêcher de croire que les principes de Philon sont plus probables que ceux de Déméa ; mais que ceux de Cléanthe se rapprochent encore plus de la vérité.