Dialogues tristes/Fructidor
FRUCTIDOR
La nature est en joie ; la terre est heureuse. Dans les champs, sous le soleil, partout, la vie revenue de son exil, éclate et sourit. Les arbres s’illuminent de fruits rouges ; et les gerbes de blé, prometteuses de pain, partout se pavanent, dansent, étalent sur le sol réchauffé leurs bouffantes jupes d’or, ou le grain de vie s’égrène, parmi la paille, et sonne gaîment, comme de l’espoir, dans les champs, sous le soleil.
Dans les champs, sous le soleil, ce n’est qu’une fête, une longue, une grave fête, de l’aurore, à la nuit. Aux plaintes mornes, aux cris de détresse, ont succédé les chansons, les traînantes et joyeuses chansons qui rythment le travail joyeux. Il n’est plus question de misère ni de famine, car la récolte sera bonne, dans les champs, sous le soleil.
Dans les champs, sous le soleil, il n’y a plus de gens qui souffrent ; il n’y a plus de pauvres. Le soleil rit aux guenilles des mendiants, aux bouches affamées, aux mains débiles. La souffrance et la pauvreté se sont dissipées, comme, au matin, se dissipent les brouillards frileux et s’évanouissent les mauvais nuages, au matin, dans les champs, sous le soleil.
Et pourtant un homme est affalé au bord des champs, dans le fossé de la route, sous le soleil. Un vêtement, fait de lambeaux déchirés, recouvre à peine son corps décharné, son thorax où les côtes saillissent, squelettaires. Ses pieds sont nus et saignent. Ses cheveux, collés, agglutinés par la sueur et la poussière, retombent, gluants, sur ses yeux hagards, aux paupières gonflées, aux sanguinolentes prunelles. Il est pâle ; et il halète, comme une bête forcée, forcée par ces chiens féroces : la fatigue et la faim. Sur ses lèvres livides, mousse une broue verdâtre. On dirait qu’il va mourir, tandis que, autour de lui, les travailleurs chantent la vie, revenue de son exil, dans les champs, sous le soleil.
Et voilà qu’un jeune homme passe sur la route, il s’arrête, de pitié, devant le pauvre être, étendu dans le fossé, près du chaume, sous le soleil. Il lui parle et le pauvre ne répond pas, il ne peut pas lui répondre ; ses lèvres remuent, mais la parole commencée s’achève en soupirs sur ses lèvres trop faibles. Le jeune homme s’approche de lui, plus près, se penche vers lui, lui parle encore. Et le pauvre ne répond pas. Seulement ses regards s’attachent, suppliants, sur le jeune homme ; et de grosses larmes coulent de ces suppliants regards. Alors, le jeune homme aide le pauvre à se relever : « Venez chez moi, dit-il, doucement. La maison est tout près d’ici. » Les jambes tremblantes, le corps courbé, le pauvre, soutenu par le jeune homme, marche lentement, sur la route, près des champs, lentement sur la route, dans le soleil.
Et bientôt loin des champs, à l’abri du soleil, le pauvre, devant une table où sont servis du pain, de la viande, des fruits, de la boisson fraîche, s’est réconforté. Peu à peu, la parole lui revient, il bégaie des mots de remerciements.
D’où venez-vous ?
De… Je ne sais pas…
Vous ne savez plus ?
Non… Je ne sais plus… Je ne sais plus rien… Si… je sais que des gens, à Rouen, m’ont engagé pour conduire avec eux des bœufs, dans un pays… dans un pays… où il y avait une grande foire…
Et vous ne savez pas quel était ce pays ?
Non… Je ne sais pas… C’est très loin… par là… très loin… Je ne sais plus… je ne me souviens plus.
Eh bien ! Et ces hommes ?
Je suis tombé sur la route… (Avec honte)… J’ai souvent… des attaques… Oui… (Très bas)… je tombe du haut mal… Je suis tombé sur la route… Ils m’ont laissé là… On me laisse toujours là…
Vous êtes souvent malade ?… Vous avez souvent des attaques ?…
Oui, souvent… tous les jours !
Ah !…
Et après… je ne sais plus… je ne me souviens plus… C’était très loin.
Quel âge avez-vous ?
Trente ans.
Trente ans ! (Un silence.) Vous n’avez pas de parents ?
J’ai ma mère… Elle est infirme… elle mendie à Rouen…
Et vous aussi, vous mendiez ?…
Faut bien que je mendie, aussi, quelquefois… Je n’aime pas mendier… Est-ce que je vous ai mendié quelque chose ?… Je ne me souviens plus…
Non, mon ami…
Voilà peut-être deux jours que je n’avais mangé… Il me semble qu’il y a même bien plus longtemps que ça !…
Vous ne travaillez pas… Vous ne pouvez pas travailler ?
Je pourrais travailler… Mais personne ne veut que je travaille…
Pourquoi ?
À cause de ma maladie… Ceux qui savent, ne veulent pas de moi ; ceux qui ne savent pas, me renvoient tout de suite… Je fais peur au monde… Les jeunes filles surtout ont horreur de moi… (Il pleure)… Non ça ne peut pas durer comme ça… ça ne peut pas durer comme ça !… Pourtant, je ne suis pas méchant !… (Il sanglote). Mais quand on est trop pauvre… Quand on est trop malheureux, on croit que vous êtes méchant…
Est-ce que votre maladie vous fait beaucoup souffrir ?
Il me semble bien que oui… Mais je ne sais pas trop… Il me semble que c’est comme des chiens qui me mordraient… en rêve…
Vous veniez d’avoir une attaque, quand je vous ai trouvé sur la route ?…
Je ne sais pas… je ne me souviens pas… Oui, je crois que oui !…
Est-ce que vous vous êtes présenté à l’hôpital ?
Quatre fois, monsieur… On n’a pas voulu de moi… Le médecin a dit que je n’avais pas la tête assez perdue… Je suis trop pauvre… On n’aime pas recevoir les pauvres à l’hôpital… On ne les reçoit que quand ils vont mourir… (Un silence)… La dernière fois, j’ai eu une attaque… On m’a jeté de l’eau à la tête, puis on m’a mis dehors… Le médecin a dit que ça n’était rien…
Est-ce possible ?…
Je ne vous mens pas… Monsieur… Je ne voudrais pas vous mentir, à vous… (Morne). Je n’ai pas la tête assez perdue ! Assez perdue ! (Brusquement)… Ah ! je me souviens maintenant… C’était Mantes… Oui, nous allions à Mantes conduire les bœufs… Je suis tombé en route, (Morne de nouveau)… Assez perdue ! je n’ai pas la tête assez perdue !
Qu’allez-vous faire ?
Je vais retourner à Rouen… J’irai encore à l’hôpital… Et si l’on ne veut pas de moi… eh bien j’aime mieux mourir. (Avec force)… J’aime mieux mourir… Ça ne peut pas durer comme ça !…
Reposez-vous encore. Dormez un peu, mon ami. Cela vous fera du bien… Vous ne pouvez vous remettre en route, maintenant… Et puis après vous partirez…
(Il conduit le pauvre dans une chambre, l’aide à se déshabiller, lui donne du linge et des habits propres… Puis il se retire, et revient dans la salle, troublé par des pensées tristes).
Pourquoi ai-je une maison, moi, quand il y a d’aussi affreuses misères, d’aussi douloureux vagabonds ? Pourquoi ai-je une table grassement servie, de belles fleurs dans mon jardin, de la joie, du bonheur que je gaspille, quand, tous les jours, à ma porte, passent de tels crimes sociaux, de telles souffrances humaines ? Qu’ai-je donc fait pour cela ?… Et tout à l’heure, je vais le laisser partir, ce misérable, je vais le laisser partir à la mort… Et je n’aurai pas le courage, en l’étreignant sur ma poitrine, de lui dire : « Reste ici ; la moitié de ce que j’ai t’appartient, tu es mon frère… » Oh ! lâche !… lâche !… lâche… Et lui, au lieu de me haïr, comme ce serait juste, voilà qu’il va m’aimer maintenant ! Non seulement je lui vole son pain, non seulement je lui vole sa part de bonheur, mais je lui vole encore son affection ! Et quand il va partir, tout à l’heure, au lieu de me sauter à la gorge, et de m’étouffer, il me baisera la main, comme un bon chien reconnaissant et fidèle… Ô les pauvres éternels agneaux, quand donc apprendrez-vous à haïr, même ceux qui vous donnent ?
Il va s’accouder à la fenêtre ouverte.
La nature est en joie ; la terre est heureuse.
Dans les champs, sous le soleil, partout, la vie revenue de son exil éclate et sourit. Les arbres s’illuminent de fruits rouges, et les gerbes de blé prometteuses de pain, partout, se pavanent, dansent, étalent sur le sol réchauffé leurs bouffantes jupes d’or, ou le grain de vie s’égrène parmi la paille et sonne gaiement, comme de l’espoir, dans les champs, sous le soleil.