Dialogues tristes/L’Épidémie
L’ÉPIDÉMIE
Le Maire,
Le Membre de la majorité,
Le Membre de l’opposition.
Conseillers municipaux.
Un Huissier.
Messieurs, j’ai une nouvelle fâcheuse à vous apprendre… (Mouvement d’attention parmi les conseillers. Un qui dormait se réveille)… Mais, rassurez-vous, Messieurs, quand je dis fâcheuse, c’est pour conformer mon langage…
Dites votre éloquence.
… Pour conformer mon… langage au langage usuel, que des sentimentalités trop ombrageuses…
Très bien… très bien…
Parlez clairement… On ne vous comprend pas…
Veuillez ne pas interrompre… (Aux conseillers) Dans ce que j’ai à vous apprendre, Messieurs, il n’y a rien de grave, rien qui puisse vous effrayer… La nouvelle, en soi, n’est pas extraordinaire… Ce n’est pas, à proprement parler, une nouvelle, une de ces nouvelles qui… qui… Bref, Messieurs, c’est, si j’ose m’exprimer ainsi, un ennui périodique…
Très bien ! très bien !
À la question !… Pas d’allusions politiques ici… Nous ne sommes pas ici pour faire de la politique…
Il ne s’agit pas de politique…
Il ne s’agit pas de politique…
De quoi s’agit-il, alors ?
Je ne sais pas de quoi il s’agit… Mais…
Si vous ne savez pas de quoi il s’agit, taisez-vous !
Je me tairai, si je veux… Vous n’avez pas de leçons à me donner…
Messieurs !… Messieurs !… Je vous en prie… Je fais appel à votre patriotisme, aux sentiments d’union, de concorde… (D’une voix forte)… Non, Messieurs, il ne s’agit pas de politique… Il s’agit de la ville, des intérêts de la ville, de la ville que vous aimez, que vous représentez, que vous administrez… Messieurs !… (Grave et d’une voix sourde)… une épidémie de fièvre typhoïde, vient de fondre sur la ville. (Les conseillers pâlissent, silence).
Une épidémie sur la ville !
Sur la ville !
Quand je dis sur la ville, c’est une façon de parler… Dieu merci l’épidémie n’est pas sur la ville… elle est…
Au fait !… Elle est où ?… Elle est sur quoi ?… Est-elle sur la ville, ou non ?… Précisez… Pas d’équivoque ! Est-elle sur quoi, cette épidémie ?… Sur quoi ?
Elle est sur la ville… et pourtant elle n’y est pas absolument… Elle y est sans y être !… Je m’explique ! Elle est sur la caserne de l’artillerie de marine !
Très bien !… très bien !
Il fallait le dire tout de suite… et nous épargner d’inutiles angoisses… Nous avons tous de la famille, que diable ?… Et la caserne n’est pas la ville… Et puis, quoi ?… elle est tous les ans sur la caserne !… Cela ne nous regarde pas !… qu’elle s’arrange !
Y a-t-il eu décès ?
Hier, douze soldats sont morts… Ce matin, seize… À l’heure actuelle, on compte cent trente-cinq malades.
Je remercie Monsieur le Maire de ses loyales explications… Un mot encore… Pas d’officiers ?
Non, pas d’officiers, heureusement !… Le mal ne s’attaque qu’aux simples soldats, comme toujours !
Nous n’avons pas à entrer dans cette question… Que voulez-vous que nous fassions ?… Les soldats sont faits pour mourir !
C’est leur métier de mourir.
C’est leur devoir de mourir.
Je suis de votre avis… Et je ne vous eusse point entretenu de ces choses futiles, croyez-le bien, Messieurs, si je n’y avais été, en quelque sorte, forcé… Messieurs, le préfet maritime est fort en colère… Je l’ai vu, hier soir… Il m’a dit que cela ne pouvait durer… Il prétend que les casernes sont d’immondes foyers d’infection, que l’eau bue par les soldats est plus empoisonnée que le purin des étables… Bref, Messieurs, il exige que nous reconstruisions les casernes, que nous amenions de l’eau de source dans les casernes, que…
C’est de la folie !
Du gaspillage !
Nous n’avons pas d’argent pour ces fontaines !… La commune est obérée… Il nous faut reconstruire le théâtre, décorer l’hôtel de ville… S’ils n’ont pas d’eau, les soldats, qu’ils boivent de la bière… (Applaudissements.)
Je m’associe aux idées si spirituellement exprimées par mon honorable collègue. Je dirai même plus. Aujourd’hui la science est aux microbes, à l’eau de source, aux logements salubres. C’est là une simple hypothèse, et, permettez-moi cette expression, de simples billevesées… Demain d’autres théories, inverses à celle-là, viendront, aussi peu probantes, aussi peu démontrées par les faits. Les communes doivent-elles subordonner leur activité aux fantaisies ruineuses des savants ? Je ne le pense pas. Nos pères, Messieurs, ignoraient ces choses. Ils se sont contentés de l’eau qu’ils avaient, et l’histoire ne dit pas qu’ils s’en soient plus mal portés pour cela… On m’objectera peut-être : « Et l’Angleterre ? » Messieurs, nous ne sommes pas en Angleterre. L’Angleterre est l’Angleterre, et la France est la France… Messieurs, vive la France ! (Enthousiasme général, les conseillers battent des mains et répètent : Vive la France !)
Permettez-moi une observation… Je crois que le préfet maritime se moque de l’épidémie… Mais il redoute l’opinion, il craint la presse, il a peur d’une interpellation à la Chambre… Il m’a fait comprendre que si le Conseil municipal votait les dépenses nécessaires aux travaux susmentionnés, il se tiendrait pour satisfait… Ce qu’il demande, c’est une formalité !… Sa prétention ne va pas jusqu’à exiger l’exécution de ce vote… C’est uniquement pour se mettre en règle vis-à-vis de l’opinion, de la presse et de la Chambre !… Une fois l’épidémie passée, il ne sera plus question de rien… Et nous en serons pour un an de tranquillité !… Dans ces conditions, Messieurs, je crois que nous pouvons voter des crédits, que nous pouvons même nous montrer généreux… puisqu’il ne nous en coûte rien…
Je proteste… ce serait établir un précédent déplorable… Toutes les casernes de France sont infectées, toutes les eaux imbuvables… La fièvre typhoïde est une institution en quelque sorte nationale… ne touchons pas aux vieilles institutions françaises.
Oui, Messieurs… ne touchons pas à ce qui fait la force de notre belle armée, à ce qui est son honneur… la mort ! Ne donnons pas à l’étranger le spectacle douloureux d’une armée battant en retraite devant quelques problématiques microbes, d’une armée qui est synonyme d’Austerlitz et de Marengo. (Tempête de bravos).
Après les admirables paroles que vous venez d’entendre et l’accueil enthousiaste que vous leur avez fait, je crois inutile de mettre aux voix la proposition concernant les crédits… (Tous les conseillers se lèvent, gesticulent, « Non !… non !… pas de vote !… pas de crédits » Tumulte indescriptible. À ce moment, paraît dans la salle des délibérations, un huissier, il est porteur d’un pli cacheté que, très pâle, il remet au maire. Celui-ci ouvre le pli, devient livide, pousse un cri).
Qu’est-ce qu’il y a ?
Silence !… Qu’est-ce qu’il y a ?…
Messieurs, une affreuse nouvelle… Une nouvelle incroyable !… Jamais, je ne pourrai…
Parlez !… Parlez !…
Messieurs… Un bourgeois est mort !… Un bourgeois est mort, emporté par l’épidémie ! (Et, tandis qu’une épouvante plane au-dessus des conseillers, subitement immobiles et convulsés, le maire, d’une voix qui tremble et qui pleure, poursuit, dans le silence mortuaire de la salle)… C’était un vénérable bourgeois, un bourgeois gras, rose, riche, heureux. Son ventre faisait envie aux pauvres. Chaque jour, il se promenait souriant, sur le cours, et sa face réjouie, son triple menton, ses mains potelées qui serraient sa canne de jonc à pomme d’or, étaient, pour chacun, un vivant enseignement social. Il semblait qu’il ne dût jamais mourir… Et pourtant, il est mort !… Un bourgeois est mort !
Un bourgeois est mort !
Un bourgeois est mort !
Un bourgeois est mort ! (Silence. Les conseillers se regardent, étrangement effarés. D’horribles visions de faces mortes, de ventres putréfiés, passent et repassent devant eux. Ils entendent comme des coups de marteau tombant sur des cercueils, comme des descentes de lourds cercueils glissant dans des trous noirs.)
Messieurs, il ne faut pas se laisser abattre… Il faut lutter !… Sursum corda… Aux circonstances douloureuses opposons les résolutions viriles.
Parlez !… nous vous écoutons.
Êtes-vous prêts à tous les sacrifices ?
Oui, à tous ! à tous !
Il nous faut beaucoup d’argent…
Nous imposerons le peuple… Nous trouverons des impôts inouïs.
Il faudra démolir les vieux quartiers de la ville, ces foyers d’infection, et les reconstruire.
Nous démolirons… Nous reconstruirons.
Il faudra faire jaillir de partout des sources d’eau pure, des sources larges et profondes comme la mer.
Elles jailliront.
Il faudra créer dans toutes les rues des fontaines, dans tous les quartiers des hôpitaux… Il faudra des étuves, des appareils stérilisateurs, des filtres prodigieux, des conseils d’hygiène, des jardins, des squares…
Oui ! Oui !
C’est dix millions que nous allons voter ?
Que voulez-vous faire avec dix millions… Votons vingt millions.
Oui ! Oui ! Votons vingt millions.
Au scrutin, mes amis !… Et si les vingt millions ne suffisent pas, nous en voterons d’autres.
Oui ! Oui ! Au scrutin !