Dialogues tristes/La Grande Voix de la presse

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LA GRANDE VOIX DE LA PRESSE


L’Interviewer. — Jeune homme de vingt-cinq ans, un peu pâle, moustaches blondes, très fines. Un mélange de gommeux, de commis-voyageur, d’employé de magasin. Porte une cravate rose et un chapeau à bords plats.
L’Interviewé. — Marchand de vins, gros, court, replet, quarante-cinq ans.


(La scène se passe chez le marchand de vins)


L’Interviewer

Monsieur Chapuzot ?

L’Interviewé

C’est moi, monsieur.

L’Interviewer

Très bien… (L’examinant avec attention.) Oui, c’est bien ça !

L’Interviewé

À qui ai-je l’honneur de… ?

L’Interviewer (avec fierté)

L’interviewer en chef du Mouvement.

L’Interviewé (un peu étonné, l’air rond)

Quoi ?… vous dites quoi ?

L’Interviewer (insistant avec hauteur)

L’interviewer en chef du Mouvement ! (Avec pitié). Vous ne connaissez pas le Mouvement ? (Haussant les épaules)… Mais pardon, je suis pressé… Veuillez, je vous prie, répondre aux questions que je vais vous adresser… D’abord servez-moi un bock…

L’Interviewé

Voilà ! voilà… (Il sert un bock).

L’Interviewer (Il s’assied devant une table et dispose son carnet de notes)

Vous êtes marchand de vins ?

L’Interviewé (prenant à témoin la salle et le comptoir.)

Dame, oui !

L’Interviewer

Vous vivez en mauvaise intelligence avec votre femme ?

L’Interviewé (interloqué)

Avec ma femme ?… Je ne suis pas marié.

L’Interviewer

Très bien ! Alors vous vivez en mauvaise Intelligence avec votre maîtresse ?

L’Interviewé

Mais je n’ai pas de maîtresse, non plus.

L’Interviewer

Vous n’êtes pas marié, et vous n’avez pas de maîtresse !… Vous savez, on ne me la fait pas, celle-là !… Je la connais… Je les connais toutes. Il est inutile de nier. Voyons !… Votre femme vous trompe-t-elle ? Ou bien est-ce vous qui trompez votre femme ?… (Gai)… Qui trompe-t-on ici ?…

L’Interviewé

Mais, pardon !… Je vous ai déjà dit que…

L’Interviewer

Oui, oui !… Vous voulez faire le malin… Ça ne prend pas avec la Presse, savez !… Je vous engage à ne pas vous jouer plus longtemps de la Presse… Je suis la Presse, moi, monsieur… La Presse est la grande force moderne !… Elle dénonce, juge et condamne… Servez-moi un autre bock…

L’Interviewé

Voilà !… voilà ! (Il sert un second bock).

L’Interviewer (après avoir bu)

La Presse, monsieur, est à elle toute seule, la police, la justice, la conscience universelle… Elle est tout !… Répondez !… Pourquoi avez-vous jeté une bouteille de cassis à la tête de votre femme ?

L’Interviewé

Mais sapristi !… sapristi !… Je vous dis que…

L’Interviewer (sans paraître entendre les dénégations de l’interviewé et se préparant à prendre des notes).

Quel est le mobile de cet acte de brutalité ? Est-ce une vengeance vulgaire ?… Une explosion de colère soudaine et irréfléchie ? Sommes-nous en présence d’un cas passionnel, ou purement physiologique… ou simplement atavique ?… Y a-t-il eu beaucoup d’assassins dans votre famille ?… Vous ne dites rien ?… Autre chose ! Y a-t-il eu préméditation dans le choix de la bouteille de cassis ?… Pourquoi cette bouteille de cassis, plutôt que de curaçao, ou de telle autre liqueur ?… Enfin, ce que je vous demande… écoutez-moi bien !… c’est, par le récit complet de votre crime, par l’analyse exacte des circonstances particulières, internes, conjugales ou sociales, qui l’ont précédé, de me donner les éléments sur quoi je puisse établir la psychologie de ce crime.

L’Interviewé

Mais sapristi !… sapristi !…

L’Interviewer (continuant)

… Faire, en quelque sorte, la chimie mentale de ce crime… Connaissez-vous l’illustre docteur Césare Lombroso ? Et quelle est votre opinion sur ses travaux, relatifs à l’insensibilité de la femme ?… Êtes-vous un impulsif, un sensuel, un déséquilibré, un neurasthénique, un mystique, un agoraphobe, un décadent ?

L’Interviewé (ahuri)

Mais sapristi, sapristi !… Je suis marchand de vins ; je ne suis pas marié… Et je n’entends rien à ce que vous me chantez là ?

L’Interviewer (sévère)

Vous persistez à nier : vous vous obstinez à vous jouer de la Presse… Très bien… Je vais vous confondre… (Il tire de son pardessus le Petit Journal)… Servez-moi un bock !

L’Interviewé

Voilà !… voilà… (Il sert un troisième bock).

L’Interviewer (après avoir bu, il déploie le Petit Journal sur la table).

Tenez, voilà ce que je lis dans le Petit Journal. Vous admettez, n’est-ce pas, que le Petit Journal est une autorité !… Oui !… Eh bien, écoutez : (Lisant). « À la suite d’une altercation, dont la cause est restée mystérieuse, le sieur Chapuzot, marchand de vins à Montrouge, a lancé une bouteille de cassis, à la tête de sa femme… » (Le regardant dans les yeux, fixement)… Nierez-vous encore ?…

L’Interviewé

Mais sapristi… Je ne suis pas de Montrouge, puisque je suis de Montmartre.

L’Interviewer

Vous nommez-vous Chapuzot ?

L’Interviewé

Oui.

L’Interviewer

Êtes-vous marchand de vins ?

L’Interviewé

Oui…

L’Interviewer

Alors, que vous soyez de Montrouge ou de Montmartre, qu’est-ce que cela fait ?… Ça n’a pas d’intérêt.

L’Interviewé

Mais sapristi !… Ça n’est pas moi.

L’Interviewer (très sévère)

Vous refusez de répondre à mes questions ?… Eh bien !… Je dirai dans le Mouvement, que vous mettez de la trichine, — pardon, de la fuchsine, — dans votre vin… Je dirai que vous avez fait un enfant à votre fille, même un infanticide — je dirai que votre établissement est un repaire d’anarchistes… que votre femme couche avec le garçon… que… que… que… nous verrons, si vous persistez à vous jouer de la Presse… de la grande voix de la Presse…

L’Interviewé (effrayé et ne sachant plus que dire)

Mais je vous dis que… Sacré nom d’un chien !… C’est trop fort, tout de même… Je…

L’Interviewer (l’interrompant)

Je vous ruinerai, je vous déshonorerai !.. On ne badine pas avec la Presse !… Je vous ai déjà expliqué que la Presse, c’est la conscience universelle !… Où est votre femme ?… Puis-je voir votre femme ?

L’Interviewé (levant les bras au plafond)

Puisque je n’ai pas de femme !…

L’Interviewer (sarcastique)

Vous n’avez pas de femme et vous lui lancez des bouteilles de cassis à la tête !… Il faudrait être logique dans vos dénégations.

L’Interviewé (affolé)

Nom de nom ! de nom de nom !…

L’Interviewer (impérieux)

Allons, amenez-moi votre femme… Il faut que je la voie, que je l’interroge… que je tâte sa psychologie… que je remonte aux sources de son atavisme… Comment est-elle, votre femme ?… Blonde ? (Silence). Grande ? Bien faite ? (Silence). A-t-elle des passions inavouables, des vices lesbiens ? (Silence). Est-ce vous qui l’avez dépravée ?… Combien de fois s’est-elle fait avorter ?… (Silence). Mais vous refusez de répondre, de m’aider dans mon enquête… (Silence). Très bien ! (Il prend des notes). Encore une question !… Que pensez-vous de la télépathie ?… Quelles sont, suivant vous, les causes des phénomènes hypnotiques ?… À quoi attribuez-vous la marche progressive de la dépopulation ?… Avez-vous une opinion très nette sur le socialisme d’État ?… Dans quelle direction pensez-vous que doit s’orienter la littérature ?… (Silence). Très bien !… C’est un parti pris de mutisme ; une offense voulue envers la Presse ! Il vous en cuira, monsieur, c’est moi qui vous le dis… (Il se lève). Je m’en vais… (Menaçant). Vous n’échapperez pas à la psychologie !… Je vais interroger vos voisins et les voisins de vos voisins… car les voisins de nos voisins sont nos voisins, n’est-ce pas ?… Adieu ! (Il se dirige vers la porte).

L’Interviewé (le rappelant)

Monsieur ! monsieur !

L’Interviewer

Il est trop tard, tant pis pour vous !

L’Interviewé

Vous me devez trois bocks.

L’Interviewer

La Presse ne doit jamais rien… (Il sort.)


L’Écho de Paris, 31 mai 1892.