Dialogues tristes/Sur la berge
SUR LA BERGE
(Deux bourgeois sont assis sur la berge, à l’ombre d’un aulne. Il est sept heures. Le soleil, qui décline, illumine de pourpre vive la rivière, à droite ; à gauche, l’eau s’assombrit, s’approfondit, rayée çà et là de lumières roses. Un air respirable et frais monte de la rive, qui reverdit. Les petites fleurs éparses dans l’herbe redressent leurs têtes courbées par le soleil ; les arbres, les touffes de houblon pendantes sur l’autre rive, sont pleins d’une gaîté qui chante. Les deux bourgeois causent.)
Écoutez… On a beau crier à l’immoralité, à la décadence, au relâchement, à tout ce que l’on voudra… moi, je trouve que nous vivons dans une belle époque. L’histoire nous rendra justice un jour… Il n’y a pas à dire. Jamais la France n’a été aussi forte, aussi grande, aussi respectée… Oui, ou non, est-elle respectée, la France ? C’est incroyable, après tant de malheurs !… (Frissonnant)… On la croyait morte !… Nos ennemis disaient que c’en était fini de la France… Finis Galliæ.
Le fait est qu’elle s’est bien relevée… Que nous nous sommes tous bien relevés… Le niveau… que dis-je, l’étiage moral de la France ne fut jamais aussi haut… (Il indique la hauteur du niveau moral de la France avec sa canne)… Et s’il n’y avait pas les anarchistes…
Les anarchistes ?… Pourquoi dites-vous les anarchistes ?… Est-ce que vous y croyez, vous, aux anarchistes ?… Les anarchistes, au milieu d’un pays fermement républicain, qu’est-ce que c’est que ça !… Ça ne compte pas !
Ça ne compte pas… Ça ne compte pas… En attendant, ils détruisent.
Ils détruisent quoi ?… Des maisons… des marchands de vin ?… Et puis après ?… (Tout à fait stoïque) : Est-ce que leurs bombes atteignent les consciences, les notions du devoir, du patriotisme… le sentiment fermement républicain des masses ? Non !… mille fois non !…
Ça, c’est vrai ! Nous vivons dans une belle époque, dans une époque de lumières. Les masses sont éclairées… l’instruction… la liberté… le service obligatoire…
Voyez-vous, un pays fermement républicain… un pays… (Il achève sa pensée dans un geste)… Je ne comprends rien aux doléances de certaines gens… Qu’est-ce qu’ils veulent ?… Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?… La France fait l’admiration de l’Europe… On nous admire partout… Et savez-vous pourquoi on nous admire ?
Parce que nous sommes admirables.
Sans doute… Mais pourquoi sommes-nous admirables ? Parce qu’on nous craint, retenez bien ceci… parce qu’on nous craint… Nous sommes forts… soyons calmes… Tout est là !… Et qu’ils viennent, les anarchistes !… (Gouailleusement menaçant)… Ce que nous les enverrons à Berlin !… (Deux vaches conduites par une petite fille, débouchent d’un sentier, sur la berge. Mouvement d’effroi du bourgeois)… Des vaches !… Je n’aime pas voir des vaches sur les berges !… C’est bien dangereux !… Ça n’est pas leur place !
On ne sait jamais quelles lubies peuvent les prendre !… Il y a des vaches très mauvaises… des vaches qui poursuivent le monde… qui frappent les gens à coups de corne…
Et qui mordent !… J’ai lu, dans mon journal, qu’il y a des vaches enragées… Oui, dans je ne sais plus quelle commune, une vache, qui avait la rage, a mordu un conseiller municipal ! (Avec respect). Un conseiller municipal !
Eh bien !… merci !… Si les vaches s’en mêlent !… On ne devrait pas tolérer des choses pareilles… Il devrait y avoir des ordonnances de police très sévères… par ces chaleurs !
Qu’on laisse les vaches, en liberté, dans des champs clos… très bien !… c’est leur affaire… Mais qu’elles vagabondent sur les routes, sur les berges, libres… voilà qui est abusif… Dans un pays fermement républicain, on devrait au moins rendre les vaches inoffensives, les attacher, les museler !… (Regardant les vaches qui paissent le gazon abrouti de la berge)… Est-ce qu’elles ne vont pas s’en aller ?… Et n’est-ce pas une honte que des vaches si grosses, si dangereuses, des vaches peut-être enragées, soient conduites par une fille, si petite ? (Les vaches s’éloignent)… J’aime mieux ça !… qu’elles s’en aillent loin !… C’est vrai, aussi, avez-vous remarqué ?… Il est rare qu’on puisse goûter tranquillement, dans la campagne, la joie d’une conversation sérieuse… Où en étions-nous ?
Nous en étions au relèvement de la France !…
Ah ! oui !… Et qu’on ose en nier les résultats, c’est, si je puis m’exprimer ainsi, une extraordinaire impudeur !
C’est de la mauvaise foi, tout simplement !
Monsieur Carnot à Nancy… M. Frédéric Febvre à Bâle ! Quels enthousiasmes ! quels triomphes !
Et le grand-duc Constantin !… Croyez-vous que cela a dû leur clouer le bec, aux Allemands !
Et Coquelin, partout ! Et Sarah Bernhardt !… On a dit beaucoup de mal des comédiens ; et c’est de l’ingratitude… Car enfin, les comédiens — surtout les comédiens de la Comédie-Française — vont porter à l’étranger quelque chose de l’âme de la France… Oui, ils font de l’étranger, en quelque sorte, une patrie française… Moi, je trouve que les comédiens ont fait, pour le relèvement de la France, plus que toute la diplomatie… Et si l’on me disait que Cronstadt, — soyons nets, que l’alliance russe, c’est à Mlle Reichenberg et à madame Judic que nous la devons… eh bien, je ne trouverais pas cela exagéré… Les événements politiques, quand on les étudie, ont des causes bien mystérieuses… Tenez, ce Febvre à Bâle…
Qu’est-ce qu’il a fait à Bâle, ce Febvre ?
Ce qu’il a fait ?… Une chose extraordinaire, incalculable, surhumaine. Il a, dans un souper, forcé des Allemands… oui, mon cher, des Allemands, à crier : « Vive la France ! » (Confidentiellement.) Tenez, quand cet homme-là nous rendrait l’Alsace et la Lorraine, il ne faudrait pas s’en étonner !…
Ah ! Mais, du reste, ça n’est pas le premier venu que M. Febvre !… D’abord, c’est un parfait homme du monde… un grand seigneur, dans toute l’acception du terme… Est-il assez distingué !… Quelle prestance ! Quel geste ! Quel habit !
Et quel écrivain ! En voilà un qui vous trousse la phrase !… S’il parle comme il écrit… rien ne m’étonnera de sa part… On peut s’attendre aux choses les plus imprévues, les plus incroyables.
D’autant qu’il ne connaît que des têtes couronnées !… Il fut l’ami, le confident de Napoléon III. Et si ce dernier l’avait écouté !… Enfin !… C’est un plaisir que de lire les œuvres de M. Febvre, un vrai régal de lettré et de patriote !… Avec quelle grâce il vous raconte ce qu’il a dit au prince de Galles, et ce que le prince de Galles lui a répondu ! Quel esprit ! quel charme ! et quel respect !… Ce sont de fines histoires et de délicieuses réparties, comme on en entend au théâtre, dans les bonnes pièces… Moi, à la place du gouvernement, je n’hésiterais pas !
Que feriez-vous ?
Je le nommerais ambassadeur à… Berlin !…
Ma foi !… Il doit connaître le métier… Il en a assez joué des ambassadeurs, à la Comédie-Française !… Enfin, un pays qui possède un Carnot, un Febvre… un grand-duc Constantin, est un pays fort, un pays qui ne craint rien… on peut attendre les événements, et les regarder en face, d’un œil calme.
Et n’oublions pas le pape !… C’est un fameux appoint !… Je ne suis pas catholique, certes… j’ai lu Voltaire, comme tout le monde… Mais il faut bien avouer que le pape nous est d’un puissant secours, dans les circonstances actuelles…
Parce que nous sommes forts… les papes vont à la force, comme le papillon à la lumière… (Sublime, confidentiel.)… Autrefois, quand ma pensée allait… là-bas… (Il montre l’Est, de la pointe de sa canne) j’avais dans tout mon être, comme une colère bouillonnante, mêlée à un découragement profond… aujourd’hui je sens, je sais ce que n’avons qu’à vouloir… Je suis calme et j’espère… L’espérance ! Elle est redevenue une vertu française !… Qu’est-ce que c’est ? (Il pâlit et montre quelque chose tout noir et qui bondit dans le lointain)… On dirait d’un chien…
Oui, ça a l’air d’un chien !
Cela vient vers nous !
Je déteste rencontrer les chiens sur les berges. Il est tout seul.
Et comme il est drôle ! Pourquoi rôde-t-il, de cette façon ? Pourquoi va-t-il, à droite, à gauche, comme un fou.
Ce chien ne me revient pas…
Il y en a qui sont enragés.
Rentrons… Il approche.
Par ces chaleurs… des chiens, tout seuls, sur la berge !… Et il n’a pas bu une fois !… Rentrons. (Il se lève.)
(Les deux bourgeois traversent le chemin et disparaissent précipitamment par la sente.)