Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/11

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 131-149).


CHAPITRE XI

Le Portrait et la bague


Derrière la plus ancienne partie du quartier de Holborn, à Londres, à l’endroit où certaines maisons, surmontées de combles massifs, se tiennent encore debout depuis plusieurs siècles et regardent la place où fut Old Bourne, est un petit recoin composé de deux quadrangles irréguliers qui porte le nom de Staple Inn.

C’est un de ces refuges où le piéton, lorsqu’il les joint, au sortir des rues bruyantes, éprouve la même sensation que s’il avait mis du coton dans ses oreilles et des chaussons de velours sans semelles à ses pieds.

Quelques moineaux, à demi aveuglés par les fumées de la ville, babillent sur les arbres que ces mêmes fumées ont rendus tout gris.

Ils s’appellent les uns les autres et se figurent être à la campagne ; quelques pieds de jardin et d’allées sablées permettent cette douce illusion à leur faible intelligence de moineaux.

Ce quasi champêtre recoin est voué aux hommes de lois ; on y voit une petite cahute avec une lanterne à son faîte.

À quoi sert-elle ?

Aux frais de qui est-elle entretenue ?

L’historien de cette histoire est obligé d’avouer qu’il l’ignore.

Au temps où Cloisterham s’offensa de la création d’un chemin de fer en son voisinage, création menaçante pour ses vieilles institutions… (les vieilles institutions nous sont chères à nous autres habitants de la Grande-Bretagne, et partout si l’on y touche, c’est un concert de jérémiades), à cette époque donc, aucun édifice construit sur de grandes proportions n’avait encore été élevé pour projeter son ombre sur Staple Inn.

Le soleil y répandait ses brillants rayons et le vent du Sud y soufflait sans obstacle.

Cependant, ni le vent, ni le soleil ne favorisaient Staple Inn, par une certaine après-midi de décembre, vers six heures,

Tout le recoin était enveloppé d’un épais brouillard, les chandelles éclairaient de leur lumière nébuleuse et douteuse les fenêtres des appartements, et notamment la maison qui formait un des angles du carré et qui montrait au-dessous de son portail disgracieux cette mystérieuse inscription :

P.
J.xxxxxxxxxT.
1747.

Dans une chambre de cette maison était assis un personnage, auquel il n’était jamais arrivé de se troubler la cervelle au sujet de cette inscription, si ce n’est pour se demander parfois, en y jetant un regard embarrassé, si cela voulait dire : John Thomas ou Joe Tyler.

Ce personnage, M. Grewgious, écrivait devant son feu.

Qui aurait pu dire, en voyant M. Grewgious, s’il avait jamais connu l’ambition ou les déceptions de la vie ?

Il avait fait ses études pour être avocat ; puis il avait abandonné cette profession pour devenir agent d’affaires.

Il dressait des actes, rédigeait des contrats ; mais sa profession et lui avaient fait, au demeurant, un mariage si indifférent ensemble qu’ils se séparèrent bientôt, par consentement mutuel, si toutefois on peut dire qu’il y a séparation lorsqu’il n’y a jamais eu d’union.

Au vrai, cette fière profession ne voulut pas se décider à venir à M. Grewgious ; il lui fit la cour ; il ne put faire sa conquête ; et chacun tira de son côté.

Cependant, il lui vint une première et dernière affaire : un certain arbitrage poussé vers lui par un vent heureux.

Il s’en était fait honneur par l’ardeur infatigable qu’il avait mise à rechercher la justice, en agissant toujours conformément au droit.

Après quoi, une rondelette quantité d’écus arriva dans sa poche.

Il était actuellement receveur de rentes et administrateur de deux riches domaines, dont il remettait les affaires légales, moyennant une importante remise, en l’étude des avoués qui habitaient l’étage inférieur.

M. Grewgious avait alors soufflé son ambition, en supposant que la chandelle eût été jamais allumée ; il s’était établi sous la vigne et le figuier desséchés de P. J. T., plantés en 1747.

De nombreux livres de comptes, des liasses de correspondances, et plusieurs coffres-forts garnissaient le cabinet de M. Grewgious.

On n’aurait pu dire qu’ils l’encombraient, tant était consciencieux et précis l’ordre qui présidait à leur arrangement.

L’appréhension de mourir subitement, en laissant un fait, un chiffre, incomplet ou entaché d’obscurité, aurait tué raide M. Grewgious.

Jamais homme ne fut si ponctuel à accomplir le mandat qui lui était confié : la fidélité était dans son sang.

Il y a des sangs qui circulent plus vite et plus gaiement dans d’autres veines ; mais jamais sang plus honnête ne fit battre le cœur d’un Anglais.

Il n’y avait pas de luxe dans son cabinet ; même les éléments de confort s’y bornaient à ceci : il était sec et chaud et pourvu d’une bonne cheminée.

Ce qu’on pouvait appeler la vie privée de M. Grewgious était confiné à son foyer, à son fauteuil, et à la vieille table ronde qu’on plaçait devant l’âtre après les affaires de la journée et qu’on retirait le matin pour la traîner dans un coin ; là elle restait relevée contre la muraille, comme un brillant bouclier d’acajou devant un buffet qui contenait habituellement quelque chose d’agréable à boire.

La pièce à côté était la chambre du clerc.

La chambre à coucher de M. Grewgious se trouvait située de l’autre côté de l’escalier commun aux locataires de la maison, et au pied de cet escalier, il y avait un cellier qui était loin d’être vide.

Trois cents jours de l’année au moins, M. Grewgious traversait la rue pour aller dîner à l’Hôtel Furnival et après son dîner la retraversait pour goûter les joies simples de son intérieur, jusqu’à ce qu’un nouveau jour de travail se levât sur la maison placée sous l’invocation de P. J. T. 1747.

De même que M. Grewgious était assis et écrivait près de son feu pendant cette après-midi, de même, le clerc de M. Grewgious était assis et écrivait près du sien.

Ce clerc, un personnage de trente ans, au visage pâle et comme tuméfié, avec des cheveux noirs, de grands yeux noirs, plats et ternes, avait à peu près la complexion d’un pain mal cuit, qui semble demander qu’on le renvoie au four.

C’était un être fort mystérieux et l’on pouvait le croire en possession de quelque étrange pouvoir sur M. Grewgious.

Il s’agitait dans le logis comme une sorte de démon familier qui s’imposait par quelque charme magique, car il était manifeste que M. Grewgious, s’il n’avait écoulé que ses convenances personnelles, eût éprouvé de la satisfaction à se voir débarrassé de lui.

Triste compagnon, qui avait l’air d’avoir séjourné à l’ombre de cet arbre sinistre de l’île dé Java, lequel a abrité plus de mensonges à lui seul que tout le reste du règne végétal.

Néanmoins, M. Grewgious le traitait avec une inexplicable considération.

« Eh bien ! Bazzard, dit au clerc qui entrait M. Grewgious levant les yeux de dessus les papiers qu’il était en train de ranger pour la nuit, qu’y a-t-il dans le vent, outre le brouillard, ce soir ?

— Il y a M. Drood, dit Bazzard.

— Quelles nouvelles de lui ?

— Il est venu. Ne vous l’ai-je pas dit ?

— Vous auriez dû le faire entrer.

— C’est ce que j’ai fait, » dit Bazzard.

Et le visiteur en effet se montra sur le seuil.

« Ah ! s’écria M. Grewgious en jetant un regard sur les deux chandelles qui éclairaient son cabinet. Je pensais que vous aviez seulement laissé votre nom et que vous étiez parti. Comment allez-vous, monsieur Edwin ? Ah ! mon Dieu, vous respirez à peine !

— C’est le brouillard, répondit Edwin ; il pique les yeux comme du poivre de Cayenne, et il m’étouffe.

— Est-il réellement aussi mauvais ce brouillard ? Je vous en prie, défaites votre cache-nez. Heureusement, j’ai un bon feu. M. Bazzard a pris soin de moi.

— Non, je n’ai rien fait pour cela, dit M. Bazzard resté près de la porte.

— Alors il faut donc que ce soit moi qui aie pris soin de moi-même sans y faire attention, dit M. Grewgious. Je vous en prie, asseyez-vous dans mon fauteuil… Non… Si !… Je vous en prie. En sortant d’une pareille atmosphère, un bon fauteuil est une chose nécessaire… »

Edwin prit place dans le fauteuil, au coin de la cheminée.

Le brouillard qu’il avait apporté avec lui et celui dont il s’était débarrassé en quittant son pardessus et le châle qui entourait son cou, toutes ces haleines humides s’évaporèrent bientôt sous l’action d’un feu ardent.

« Ma foi ! dit Edwin en riant, je suis bien ici, je veux y rester,

— Eh bien ! s’écria M. Grewgious, rester donc ! Le brouillard sera peut-être dissipé dans une heure ou deux. Nous pouvons nous faire apporter à dîner de l’autre côté d’Holborn. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de prendre votre poivre de Cayenne ici. Il vaut mieux que celui du dehors. Je vous en prie, acceptez à dîner.

— Vous êtes bien bon, dit Edwin en regardant autour de lui, comme alléché par une proposition après tout assez séduisante.

— Pas du tout, dit M. Grewgious, c’est vous qui êtes bon de vous joindre à un vieux garçon et de courir la fortune du pot dans son logis !… J’inviterai, ajouta M. Grewgious en baissant la voix et en clignant les yeux comme s’il lui était venu la plus heureuse inspiration, j’inviterai Bazzard. Si je l’oubliais, il pourrait en éprouver du déplaisir. Bazzard ! »

Bazzard apparut de nouveau.

« Dînez avec M. Drood et avec moi.

— Si je reçois l’ordre de dîner, naturellement je m’y conformerai, monsieur, répondit le clerc de son air sombre.

— Quel homme ! s’écria M. Grewgious. Mais ce n’est pas un ordre, Bazzard, c’est une invitation.

— Merci, monsieur, dit Bazzard. Dans ce cas, je le veux bien, ou plutôt cela m’est indifférent,

— C’est arrangé. Et peut-être ne verrez-vous pas d’objection, dit M. Grewgious, à traverser la rue pour demander à l’Hôtel Furnival, d’envoyer ce qu’il faut pour mettre le couvert. Pour dîner, nous aurons un potage, le plus chaud et le plus épicé qu’on pourra se procurer, le meilleur plat du jour, un morceau de viande, quelque chose comme une épaule de mouton ; nous aurons ensuite une oie ou une dinde, ou toute autre petite pièce de ce genre, qui se trouvera portée sur la carte ; en un mot, ce qu’on pourra nous donner de mieux. »

Ces libérales instructions, M. Grewgious les débita de son ton habituel ; il avait l’air de lire un inventaire ou de réciter une leçon.

Bazzard, après avoir tiré la table ronde de son coin, sortit pour exécuter ces ordres.

« J’ai mis quelque délicatesse, voyez-vous, dit M. Grewgious, dans ma façon de l’inviter à se charger de ces fonctions de munitionnaire ou de commissaire des vivres… autrement cela aurait pu ne pas lui plaire.

— Ce clerc paraît avoir sa liberté d’action chez vous, monsieur, fit observer Edwin.

— Sa liberté d’action ? répliqua M. Grewgious. Oh ! non, cher monsieur. Le pauvre garçon, vous vous trompez complètement sur son compte. S’il avait sa liberté d’action, il ne serait pas ici.

— Je me demande où il voudrait être ? » pensa Edwin.

Mais il ne fit que le penser, car M. Grewgious s’était placé devant lui, à l’autre coin du feu, l’épaule appuyée contre la cheminée ; il réunissait les pans de sa robe de chambre pour entamer la conversation.

« J’imagine, sans prétendre au don de prophétie, que vous m’avez fait la faveur de me rendre visite pour m’apprendre que vous allez vous mettre en voyage, et pour m’offrir de vous charger des petites commissions que je puis adresser à ma charmante pupille ; peut-être aussi pour me presser un peu au sujet de certaines affaires… N’est-il pas vrai, monsieur Edwin ?

— Je suis venu vous voir avant de partir, monsieur, pour faire acte d’attention envers vous.

— D’attention !… dit M. Grewgious. Ah ! ah ! vraiment… Et à votre attention il ne se mêle, comme de raison, aucune impatience ?

— De l’impatience, monsieur ? »

M. Grewgious avait eu l’intention d’être méchant ; non pas que cette intention se fût manifestée le moins du monde par l’expression de sa physionomie.

Il s’était mis très-près du feu, dont la vivacité était à peine supportable ; comme s’il eût voulu brûler en lui-même la quintessence de sa méchanceté, une matière dure vraiment qui demandait, pour être consumée, une chaleur peu ordinaire ; mais il se trouva déconcerté par le calme du visage et des manières de son visiteur.

L’effet du feu seul restait, il était cuit, et il se mit à frotter les parties qu’il avait au feu.

« J’ai fait tout récemment un voyage là-bas, dit M. Grewgious en arrangeant de nouveau les pans de sa robe de chambre, et c’est à quoi je faisais allusion, lorsque je disais tout à l’heure que vous étiez attendu.

— En vérité, monsieur. Oui, je sais que Pussy attend mon arrivée.

— Pussy ?… Pussy ?… » demanda M. Grewgious.

Edwin rougit un peu.

« J’appelle Rosa, Pussy, dit-il.

— Oh ! dit M. Grewgious, en passant sa main sur le derrière de sa tête, c’est très-gracieux ! »

Edwin regarda sa figure pour voir si, oui ou non, il trouvait une objection sérieuse à l’emploi de ce mot pour désigner la jeune fille ; mais Edwin aurait pu tout aussi bien regarder le cadran d’une horloge, et ne l’aurait pas trouvé plus immobile.

« C’est un petit nom d’amitié, répétait-il, un petit nom…

— Hum ! dit M. Grewgious, en faisant un signe de tête qui était un si extraordinaire compromis entre l’assentiment vague et le dissentiment formel, que son visiteur acheva d’en être déconcerté.

— Est-ce que Pus…, c’est-à-dire Rosa… ? fit Edwin cherchant à se remettre.

— Pus… c’est-à-dire Rosa, répéta M. Grewgious.

— Oui, j’allais dire Pussy et j’ai changé d’idée. Est-ce qu’elle vous a dit quelque chose au sujet des Landless ?

— Non, répondit M. Grewgious ; qu’est-ce que les Landless. Un domaine… une villa… une ferme ?…

— Un frère et une sœur. La sœur est à la Maison des Nonnes, et est devenue une grande amie de Pus…

— De Rosa, acheva M. Grewgious, avec sa figure impassible.

— C’est une jeune personne d’une beauté remarquable, et je pensais qu’on avait dû vous la décrire ou vous la présenter peut-être.

— Ni l’un ni l’autre, dit M. Grewgious. Mais voici Bazzard. »

Bazzard revenait, en effet, accompagné de deux garçons, l’un remuant à peine, l’autre voltigeant sans cesse.

Tous les trois firent entrer avec eux assez de brouillard pour provoquer de nouveau les pétillements du feu.

Le garçon qui voltigeait toujours apportait sur son épaule tout ce qu’il fallait pour le couvert ; il mit la nappe avec une rapidité et une dextérité surprenantes, pendant que son inerte collègue, qui ne faisait rien, le gourmandait.

Le premier se mit à essuyer les verres et l’autre toujours immobile à le regarder.

Le premier reprit son vol de l’autre côté d’Holborn, revint avec le potage, et reprit son vol de nouveau pour aller chercher le plat du jour ; et ainsi de suite pour l’épaule de mouton et la volaille, sans compter les voltiges diverses qu’il fut obligé d’accomplir pour courir à la recherche de maint objet que le garçon immobile lui reprochait d’avoir oublié.

Mais quelque rapidité que le garçon qui voltigeait mit à fendre l’air, il recevait toujours de nouvelles gourmades de son collègue, soit parce qu’il rapportait du brouillard avec lui, soit parce qu’il était hors d’haleine.

À la fin du repas, le garçon impassible enleva la nappe qu’il mit sous son bras avec un grand air et après avoir jeté un regard sévère, pour ne pas dire indigné, sur l’autre, qui s’agitait encore en plaçant des verres propres sur la table, il adressa un regard d’adieu à M. Grewgious comme pour lui dire :

« Qu’il soit bien entendu, entre nous, que la gratification appartient à moi seul, et que cet esclave n’a droit à rien. »

Puis poussant devant lui le garçon toujours voltigeant, il sortit de la chambre.

Ceci n’est-il pas l’image en miniature des hauts et puissants seigneurs qui occupent dans le gouvernement les fonctions de Commandants en chef ou autres grands postes ; les subalternes font la besogne, les pachas se reposent.

Il nous semble que la petite peinture ci-dessus est édifiante, digne d’occuper sa place dans la Galerie nationale.

Comme le brouillard avait été la cause première de ce repas somptueux, il en fut également le principal assaisonnement.

On entendait, au dehors, les clercs éternuer, tousser, et battre la semelle sur le gravier.

Il fallait ordonner en frissonnant au malheureux garçon voltigeant sans cesse de fermer la porte, avant qu’il ne l’eût ouverte, et il est bon de noter ici, sous forme de parenthèse, que les jambes de ce jeune homme, dans ses applications contre la porte, témoignaient au plus haut degré de la finesse de son tact, car elles précédaient toujours de quelques secondes, lui et son plateau, comme la ligne précédée d’un pêcheur, et s’attardaient, après qu’il avait disparu avec son plateau, tout comme la jambe de Macbeth qui le suit avec répugnance au moment où il sort de scène pour aller assassiner Duncan.

L’amphitryon était descendu à son cellier, et en avait extirpé des bouteilles pleines de vins couleur de rubis ou d’un superbe jaune paille fabriqués avec des raisins qui avaient mûri dans des pays où l’on ne connaît pas le brouillard ; puis ils avaient dormi à l’ombre ; pétillants et bouillonnants après un si long sommeil, ils poussaient le bouchon d’eux-mêmes pour venir en aide au tire-bouchon comme des prisonniers qui se joignent aux émeutiers pour briser les portes de leurs prisons ; et quelle pétulante sortie ils faisaient hors du goulot de la bouteille.

Si P. J. T. en 1747, ou à toute autre époque de son existence, avait bu de pareils vins, ç’avait été un joyeux compagnon.

Extérieurement, M. Grewgious ne montrait point du tout qu’il subît l’influence de ces vins généreux.

On se disait en le regardant que, au lieu de les boire, il aurait pu tout aussi bien les répandre par terre ou les laisser couler en pure perte sur son corps desséché, en guise d’ondée rafraîchissante.

Ils ne produisaient aucun effet sur son visage impassible.

Ses manières n’en étaient pas changées.

Toujours avec ses façons d’homme de bois, il observait Edwin, et lorsqu’à la fin du dîner, il l’invita à reprendre sa place dans son fauteuil au coin du feu, et que celui-ci s’y laissa tomber avec volupté, non sans quelques compliments, M. Grewgious plaça également son siège devant le feu et passa ses mains sur son visage.

Il examinait le jeune homme à travers ses doigts légèrement écartés.

« Bazzard ! dit M. Grewgious, en se tournant tout à coup vers le clerc.

— Qu’y a-t-il, monsieur ? répliqua Bazzard qui avait fait, en homme vaillant, honneur à la bonne chère et qui avait beaucoup bu, mais le plus souvent en silence.

— Je bois à vous, Bazzard ; monsieur Edwin, aux succès de M. Bazzard.

— Aux succès de M. Bazzard ! répéta Edwin, sans la moindre apparence d’enthousiasme, et en ajoutant intérieurement : À quels succès… Je me le demande ?…

— Et puisse, poursuivit M. Grewgious, je n’ai pas la liberté d’être explicite,… puisse… mes moyens de conversation sont si limités que je ne sais comment sortir de là… puisse… il faudrait de l’imagination, mais je n’en ai point… puisse !… l’épine de l’anxiété est ce qui se rapproche le plus de l’idée que je voudrais rendre… puisse-t-elle sortir ! »

M. Bazzard, en regardant le feu avec un sourire maussade, passa sa main dans ses cheveux en désordre, comme si l’épine de l’anxiété s’y était fixée ; puis la fourra dans les poches de son gilet et dans les poches de son habit, toujours à la recherche de l’épine.

Les yeux d’Edwin suivaient tous ses mouvements, comme s’il s’attendait à la voir paraître ; mais elle ne se produisit pas, et Bazzard se contenta de dire :

« Je vous remercie.

— Étrange ! dit M. Grewgious en faisant résonner son verre sur la table d’une main, tandis qu’il mettait l’autre devant sa bouche et murmurait à l’oreille d’Edwin : Il faut porter la santé de ma pupille. Mais j’ai commencé par celle de Bazzard, autrement cela lui aurait peut-être déplu. »

Ces derniers mots avaient été accompagnés d’un clignement d’yeux qui voulait être mystérieux, mais qui n’était pas même un clignement ; les paupières de Grewgious étaient trop lentes.

Edwin, qui les avait plus vives, cligna de l’œil à son tour, en manière de réponse, histoire de faire plaisir à Grewgious, il n’avait point d’autre idée.

« Et maintenant, dit M. Grewgious, je propose un toast à la belle et séduisante Mlle Rosa. Bazzard, à la belle et séduisante Mlle Rosa !

— Fort bien, monsieur, dit Bazzard, je vous fais raison.

— Et moi également, dit Edwin.

— Que Dieu me protège ! s’écria M. Grewgious, en rompant le morne silence qui, naturellement, avait suivi ce toast (et pourquoi sommes-nous disposés à nous taire, après nous être conformés à un petit usage de société, qui, après tout, n’est point de nature à éveiller nos réflexions ou à provoquer en nous le moindre accablement d’esprit ? Pourquoi nous taisons-nous ?… qui pourrait le dire !) Ah ! ah ! ah ! En vérité, je suis un homme essentiellement positif et pourtant je m’imagine, si je puis me servir de cette locution, n’ayant pas un atome d’imagination à mon service, que je serais capable ce soir de peindre l’état d’esprit d’un véritable amoureux.

— Nous vous écoutons, dit Bazzard. Veuillez nous faire ce portrait.

— M. Edwin corrigera les endroits défectueux, reprit M. Grewgious, et, par quelques touches habiles, il saura donner de la vie à mon tableau. Je ne suis pas un homme fait comme les autres. Je peux d’abord dire de moi-même, que je suis né morceau de bois, et je ne connais ni les tendres sympathies ni les tendres expériences de l’amour. Eh bien ! je hasarde cette conjecture que l’esprit du véritable amoureux est complètement pénétré par l’objet de ses affections ; il doit chérir jusqu’à son nom, il ne peut l’entendre prononcer, ce nom précieux, ni le répéter sans émotion. Si l’amoureux a pour désigner celle qu’il aime quelque dénomination particulière et mignarde, il la réserve pour elle seule, et ne la profère pas devant des oreilles vulgaires. Un nom qu’il a le privilège de donner à sa bien-aimée, quand il est en tête-à-tête avec elle, il ne prendra point la liberté de le faire connaître aux profanes. Ce serait donner une preuve de froideur et d’insensibilité équivalant presque à un manque de foi, Monsieur Edwin, que vous en semble ? »

C’était une chose merveilleuse que de voir M. Grewgious assis le corps raide, les mains sur ses genoux, et débitant son discours par phrases hachées comme un enfant des écoles de charité, qui a une belle mémoire, et qui récite son catéchisme.

M. Grewgious ne trahissait aucune émotion en rapport avec ses paroles, si ce n’est à de rares instants par un petit tremblement de l’extrémité du nez.

« Mon tableau, bien entendu, est soumis à vos retouches, monsieur Edwin, continua M. Grewgious ; il tend à représenter le véritable amoureux comme toujours impatient de se trouver en présence ou dans le voisinage de l’objet de ses affections, et comme se souciant fort peu de toute autre compagnie. Si je disais qu’il la cherche, comme l’oiseau cherche son nid, je me rendrais ridicule, car j’aurais l’air de vouloir faire de la poésie et je n’y entends rien. J’ai été, en tout temps, éloigné de la poésie ; entre elle et moi il y a plus de deux mille lieues. D’ailleurs, je suis complètement ignorant des mœurs des oiseaux, sauf de celles des moineaux de Staple Inn, qui font leurs nids dans les corniches, les gouttières, et les tuyaux de cheminées. Tous ces abris n’ont pourtant pas été construits pour eux par la main bienfaisante de la Nature. Je vous prie donc de considérer comme abandonnée l’idée des nids d’oiseaux. Mon portrait se borne à représenter le véritable amoureux comme ne pouvant avoir aucune existence séparée de celle de l’objet aimé, et comme vivant d’une vie tout à la fois partagée et doublée. Si je n’exprime pas plus clairement ce que je veux dire, c’est par la raison que, n’ayant aucune facilité de conversation, je ne puis exprimer ce que j’ai dans la pensée, ou bien c’est que, n’ayant pas d’idée, je ne comprends pas moi-même ce que je ne réussis pas à exprimer. Je me plais à croire cependant que ce dernier cas n’est pas le mien. »

Edwin avait rougi, puis pâli à certains passages de ce portrait.

Il demeurait assis, les yeux fixés sur le feu, en se mordant les lèvres.

« Les idées spéculatives d’un homme positif et anguleux comme moi, reprit M. Grewgious en gardant la même posture et en parlant exactement sur le même ton, sont probablement erronées sur un sujet aussi nébuleux. Mais je me figure, sauf toujours les objections et les corrections de M. Edwin, qu’il ne peut exister ni froideur, ni lassitude, ni doute, ni indifférence, ni demi-feu, ni demi-fumée, dans l’esprit d’un véritable amoureux. Dites-moi, je vous prie, ai-je à peu près touché juste dans mon tableau ? »

Aussi brusque dans sa conclusion qu’il l’avait été dans son exorde et dans l’exposition de ses idées, il lança cette interpellation à Edwin et s’arrêta court, au moment où l’on aurait pu supposer qu’il n’était encore qu’au milieu de son discours.

« Je répondrai, monsieur, balbutia Edwin, puisque c’est à moi que vous adressez cette question…

— Oui, dit M. Grewgious, je m’adresse à vous comme à une autorité en la matière.

— Je dirai donc, monsieur, continua Edwin avec embarras, que le portrait esquissé par vous est, en thèse générale, assez exact ; mais je ferai observer que, peut-être, vous avez été un peu rude pour le pauvre amoureux qu’il vous a plu de décrire.

— C’est probable, reconnut M. Grewgious, c’est probable… Je suis un homme rude par nature.

— Il peut ne pas montrer tout ce qu’il sent, dit Edwin, ou peut-être ne peut-il pas… »

Là il s’arrêta, et longtemps ; il ne trouvait point le reste de sa phrase.

M. Grewgious lui rendit la difficulté mille fois plus grande en s’écriant :

« Non, bien certainement, il ne peut pas ! »

Sur quoi tous gardèrent le silence.

Le mutisme de M. Bazzard avait d’ailleurs pour cause, un profond sommeil.

« Néanmoins, sa responsabilité est très-grande, » dit enfin M. Grewgious, les yeux toujours fixés sur le foyer.

Edwin fit un signe d’assentiment.

« Qu’il s’assure donc bien, dit M. Grewgious, qu’il ne se joue ni d’une autre personne, ni de lui-même. »

Edwin se mordit encore les lèvres, et se mit, lui aussi, à regarder le feu.

« Il ne doit pas faire son jouet d’un cœur qui est un trésor. Malheur sur lui s’il faisait cela ! Qu’il y prenne garde ! » dit M. Grewgious.

Quoiqu’il eût débité tout ce chapelet par courtes sentences, à la façon de l’enfant de l’école de charité, dont nous avons parlé tout à l’heure, répétant les versets du Livre des Proverbes, il y avait quelque chose de rêveur, pour un homme aussi prosaïque, surtout dans le geste final qui marqua la fin de son homélie ; il secoua son index devant les charbons ardents, et retomba de nouveau dans le silence.

Mais ce ne fut pas pour longtemps.

Il se tenait toujours assis, droit et raide sur sa chaise, quand tout à coup il frappa sur ses genoux.

On eût dit l’image en bois sculpté de quelque magot, sortant de sa rêverie séculaire.

« Il faut finir cette bouteille, monsieur Edwin, dit-il, permettez-moi de vous servir ; je servirai aussi Bazzard, bien qu’il soit endormi. Autrement, cela pourrait lui déplaire. »

Il les servit tous les deux, se servit lui-même, vida son verre, et le posa sur la table le fond en l’air, comme s’il venait d’y attraper un papillon.

« Et maintenant, monsieur Edwin, reprit-il en s’essuyant la bouche et les mains avec son mouchoir, occupons-nous d’une petite affaire… Vous avez reçu de moi l’autre jour une copie certifiée du testament du père de Mlle Rosa… Vous en connaissiez le contenu : je ne vous l’ai pas moins adressée. Question de régularité en affaires. Je l’aurais envoyé à M. Jasper, si Mlle Rosa ne m’avait pas exprimé le désir qu’il vous fût remis directement.

— Parfaitement, monsieur.

— Vous auriez dû m’en accuser réception, dit M. Grewgious, les affaires étant toujours les affaires. Néanmoins vous n’en avez rien fait.

— J’avais l’intention de vous dire que je l’avais reçue, quand je suis venu ce soir vous rendre visite.

— Ce n’est pas la bonne façon de donner un accusé de réception, en affaires, répliqua M. Grewgious, mais n’insistons pas sur ce sujet. Maintenant, dans ce document, vous avez dû remarquer quelques mots de bienveillante allusion à une mission qui m’a été verbalement confiée et dont je devais m’acquitter, quand je jugerais le moment favorable, ce qui était d’ailleurs laissé à ma discrétion.

— Oui, Monsieur.

— Monsieur Edwin, il m’est venu à la pensée, pendant que je regardais le feu, que je ne trouverais jamais une meilleure occasion qu’aujourd’hui de remplir cette mission de confiance ; accordez-moi la faveur de toute votre attention pendant une demi-minute. »

Il prit un trousseau de clefs dans sa poche, choisit à la clarté des chandelles la clef dont il avait besoin, puis, armé d’une des chandelles, s’approcha d’un bureau, l’ouvrit, fit jouer le ressort d’un tiroir secret, et en tira un petit écrin de forme ordinaire et destiné à contenir une seule bague.

Cet écrin à la main, il revint à son siège.

Quand il le tendit pour le faire voir au jeune homme, sa main tremblait.

« Monsieur Edwin, voyez cette petite rose formée de diamants et de rubis, enchâssés délicatement dans cette monture d’or ; c’est une bague qui a appartenu à la mère de Mlle Rosa. Elle a été retirée de la main de la morte, en ma présence, avec un tel transport de douleur, que j’espère n’avoir plus jamais sous les yeux un pareil spectacle. Je suis un homme dur, très-dur, mais pas encore assez, croyez-moi… Voyez l’éclat brillant de ces pierres ! continua-t-il, en ouvrant l’écrin, et pourtant des yeux bien plus brillants encore les ont regardés souvent ; cette jeune femme avait un cœur heureux et fier ; ce cœur et ces yeux ne sont plus que poussière confondue dans la poussière, depuis des années ! Si j’avais quelque imagination, ce dont je suis privé, je n’ai pas besoin de le dire, je pourrais m’imaginer que la durable beauté de ce bijou a quelque chose de cruel. »

En disant cela, il referma l’écrin.

« Cette bague fut un présent fait par son mari à la jeune dame qui s’est noyée au début de son heureuse et belle carrière. Elle lui a été donnée le jour où ils ont engagé leur foi l’un à l’autre. C’est lui qui la retira plus tard de sa main inerte… C’est lui qui, lorsqu’il sentit l’approche de la mort, la remit en mes mains. Ce dépôt m’a été confié, à votre intention, afin que vous et Mlle Rosa étant devenus, vous un homme, elle une femme, et votre projet d’alliance persistant malgré les années, je vous remette cette bague, que vous passerez à son doigt. Dans le cas où cette union désirée ne pourrait s’accomplir, le bijou doit rester en ma possession. Les choses ont ainsi été réglées, monsieur Drood. »

Quelque trouble se montra sur le visage du jeune homme et il y eut une sorte d’hésitation dans le mouvement de sa main, lorsque M. Grewgious le regarda fixement en lui présentant la bague.

« Ce présent, qui est un souvenir, dit M. Grewgious, doit être aussi, pensez-y bien, le sceau de la stricte fidélité, que vous jurerez à la vivante et aux volontés de la morte. Vous vous rendrez auprès de votre fiancée, pour achever les derniers et irrévocables préparatifs de votre mariage. Emportez donc cette bague. »

Le jeune homme prit le petit écrin.

« S’il survenait quelque désaccord même léger entre vous… si vous aviez secrètement conscience que vous vous décidez à franchir ce pas redoutable, sans autre raison plus sérieuse, qu’une longue habitude de considérer qu’il en doit être ainsi parce que c’est réglé à l’avance… je vous adjure encore, au nom de la vivante et de la morte, de me rapporter cette bague ! »

En cet instant Bazzard fut réveillé par le bruit qu’il faisait lui-même en ronflant.

Comme il arrive habituellement en pareil cas, il se mit à regarder dans le vide ayant peur que son air égaré ne l’accusât d’avoir dormi, s’il regardait son patron.

« Bazzard ! dit M. Grewgious d’une voix plus rude que jamais.

— Je vous écoute, monsieur, dit Bazzard, et je n’ai pas cessé de vous écouter

— En exécution d’une mission qui m’avait été confiée jadis, j’ai remis à M. Edwin Drood une bague enrichie de diamants et de rubis, vous le voyez ? »

Edwin tira le petit écrin de sa poche et l’ouvrit.

« Fort bien, répondit Bazzard. Je suis témoin de la transaction. »

Évidemment impatient de se retirer et de se trouver seul, Edwin Drood reprit son pardessus et son cache-nez en marmottant quelques mots au sujet d’un rendez-vous.

Le brouillard ne s’était pas éclairci, s’il fallait en croire le rapport du garçon qui vint faire une nouvelle voltige chez M. Grewgious pour y reprendre un verre oublié, mais Edwin sortit quand même.

Bazzard le suivit.

M. Grewgious, resté seul, se promena de long en large pendant une heure.

Il semblait, ce soir-là, tour à tour agité et abattu.

« J’espère avoir bien agi, dit-il. Son intervention semblait nécessaire. Il était dur de me séparer de la bague, mais elle m’aurait été enlevée tôt ou tard. »

Il repoussa le tiroir vide, en soupirant, referma le bureau, et revint prendre sa place à son foyer solitaire.

« Sa bague, continua-t-il, me reviendra-t-elle !… Mon esprit est suspendu à cette bague d’une manière étrange, ce soir… Cela s’explique bien… Je l’ai eue si longtemps et je l’ai tant aimée… je me demande… »

Il était d’humeur aussi méditative qu’inquiète ; malgré les efforts qu’il faisait pour se calmer, après une nouvelle promenade par la chambre, quand il revint s’asseoir au coin du feu, il retomba de nouveau dans ses réflexions anxieuses.

« Je me demande pour la dix millième fois pourquoi je suis si faible et si insensé, car m’a-t-il confié sa fille orpheline parce qu’il savait… Grand Dieu ! comme en grandissant elle est devenue le portrait vivant de sa mère !… je me demande s’il a jamais été jusqu’à soupçonner qu’un autre l’adorât, sans espoir et en silence, quand il s’est présenté et s’est fait aimer d’elle… je me demande s’il lui est venu à l’idée qui ce quelqu’un pouvait être !… je me demande si je pourrai dormir cette nuit. Dans tous les cas je vais m’isoler du monde, entre mes draps et essayer. »

M. Grewgious traversa le palier pour gagner sa chambre froide et imprégnée de brouillard ; il fut bientôt prêt à se mettre au lit.

Apercevant imparfaitement son visage dans la glace d’un miroir terni par l’humidité, il en approcha la chandelle et se regarda de plus près pendant un moment.

« Joli museau pour avoir la chance probable d’occuper la pensée d’une femme ! Gagne ton lit, pauvre homme, et cesse de divaguer ! »

Sur ce, il éteignit sa lumière, se fourra entre ses draps et, après un nouveau soupir, il s’isola du monde.

Et cependant il y a tant de recoins romanesques dans le cœur et la cervelle des hommes, même les plus « anguleux » et les plus « positifs » que le vieux P. J. T. lui-même divaguait peut-être tout comme M. Grewgious dans les anciens temps, aux environs de l’an dix-sept cent quarante-sept.