Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/12

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 149-168).


CHAPITRE XII

Une nuit avec Durdles


Quand M. Sapsea n’a rien de mieux à faire, vers le soir, et qu’il trouve que la contemplation de sa profondeur devient quelque peu monotone, en dépit de l’ampleur du sujet, il prend souvent l’air dans l’enclos de la cathédrale et dans ses alentours.

Il aime à passer dans le cimetière, de l’air important d’un propriétaire et à encourager dans son esprit la pensée qu’il a d’avoir agi en bon et gracieux seigneur envers sa méritoire locataire en ce lieu, Mme Sapsea, à laquelle il a donné publiquement le prix de vertu.

Il aime à voir un ou deux visages se fourvoyer pour le regarder entre les barreaux de la grille et lire peut-être son inscription fameuse.

S’il rencontre un étranger sortant du cimetière d’un pas rapide, il demeure moralement convaincu que cet étranger s’éloigne la rougeur au front, comme le monument l’y invite.

L’importance de M. Sapsea s’était accrue, car il était devenu maire de Cloisterham.

« Sans les maires, on ne disconviendra pas que la charpente de l’édifice social s’écroulerait. »

M. Sapsea croyait consciencieusement avoir imaginé cette figure.

Des maires ont été faits chevaliers pour s’être distingués par leurs harangues, bien que le plus souvent elles criblent de traits perfides la malheureuse grammaire anglaise.

M. Sapsea peut se distinguer tout comme un autre par une harangue.

Montez donc sur le pavois, Sir Thomas Sapsea ! Vous êtes de ceux qui honorent cette terre !

M. Sapsea avait cultivé la connaissance de M. Jasper depuis la première fois qu’ils s’étaient régalés ensemble de porto, d’épitaphes, de trictrac, de bœuf, et de salade.

M. Sapsea avait été reçu dans la demeure de M. Jasper avec une aimable hospitalité.

À cette occasion, Jasper s’était mis au piano ; il avait chanté pour le maire et chatouillé ses oreilles (ceci soit dit au figuré) assez longtemps pour que M. Sapsea gardât le souvenir d’un aussi doux chatouillement.

Ce que M. Sapsea aime en ce jeune homme, c’est qu’il est toujours prêt à profiter de la sagesse de ses aînés et qu’il a un « bon fond. »

La preuve, c’est que ce soir-là, il a chanté à M. Sapsea, non pas l’une de ces chansons profanes goûtées de nos ennemis nationaux, mais le véritable chant indigène de Georges III, invitant ce grand roi à réduire en poudre toutes les autres îles que l’Angleterre, tous les continents, les péninsules, les isthmes, les promontoires, etc., etc., ainsi qu’à balayer les mers.

En résumé, cette chanson établit clairement que la Providence a commis une erreur évidente en créant, aussi petite, une nation de cœurs de chêne, et en donnant de plus grands espaces de terre à d’autres peuples qui ne sont que vermine.

M. Sapsea se promenait donc lentement, par cette soirée humide, près du cimetière, les mains derrière le dos, à la recherche de quelque étranger qui se retirât la rougeur au front.

Il se trouva, au détour d’une allée, en la sainte présence du Doyen qui conversait avec le bedeau et M. Jasper.

M. Sapsea présenta ses respects, et, à l’instant, ses manières prirent un air bien plus ecclésiastique que n’ont jamais eu les archevêques d’York ou de Canterbury réunis ensemble.

« Vous avez évidemment l’intention d’écrire un livre sur nous, monsieur Jasper, dit le Doyen. Écrire un livre sur nous, très-bien ! Nous sommes très-anciens, et nous devons inspirer un bon livre. Nous ne sommes pas aussi bien dotés sous le rapport des possessions que sous celui des années ; mais peut-être consignerez-vous cela dans votre livre, entre autres choses, et appelerez-vous justement l’attention sur nos griefs. »

M. Tope, en esclave de ses devoirs, montra d’un geste que ce début l’intéressait grandement.

« Je n’ai, en réalité, aucune intention, monsieur, réplique Jasper, de me faire auteur ou archéologiste. C’est une pure fantaisie de ma part. Et même, à cette fantaisie M. Sapsea a plus de part que moi-même.

— Comment cela, monsieur le Maire, dit le Doyen en inclinant la tête pour répondre au salut du magistrat. Expliquez-nous cela, monsieur le Maire.

— J’ignore, fit observer M. Sapsea, en regardant autour de lui, comme pour demander à être mis au courant d’une chose qu’en effet il n’aurait point sue, j’ignore à quel sujet, le Très-Révérend Doyen me fait l’honneur d’en référer à moi.

— Durdles ! fit M. Tope,

— Oui, répéta le Doyen, Durdles !… Durdles !…

— La vérité est, reprit M. Jasper, que ma curiosité à l’égard de cet homme, a été en principe stimulée par M. Sapsea. La connaissance du genre humain que possède M. Sapsea et la faculté qu’il a de pénétrer tout ce qui peut exister de mystérieux ou d’étrange autour de lui, m’a induit à m’occuper plus sérieusement de ce personnage que j’avais l’occasion de rencontrer constamment sur mon chemin. Vous ne seriez pas surpris, monsieur le Doyen, si vous aviez vu, comme moi, M. Sapsea traiter avec lui, en son parloir.

— Oh ! s’écria M. Sapsea ramassant la balle au bond avec une ineffable complaisance. Oui… oui… c’est à cela que faisait allusion le Très-Révérend Doyen ? Oui, il m’est arrivé de réunir chez moi Durdles et M. Jasper. Je regarde Durdles comme un caractère.

— Un caractère, monsieur Sapsea, qu’avec votre savant scalpel vous avez pénétré à fond, dit Jasper.

— Non pas précisément, répliqua l’imposant commissaire-priseur. Je puis avoir une légère influence sur lui et peut-être un petit aperçu de sa vraie nature. Le Très-Révérend Doyen voudra bien se mettre dans l’esprit que j’ai quelque peu vu le monde. »

Sur ce, M. Sapsea resta un peu en arrière du Doyen, pour inspecter les boutons de son habit.

« Eh bien ! dit le Doyen en regardant autour de lui pour voir ce qu’était devenu son imitateur, j’espère que M. le Maire voudra bien se servir de ses études et de la connaissance de Durdles qu’il a acquise, pour exhorter ce compagnon à ne pas faire rompre le cou à notre digne et respecté maître de chapelle. Nous ne pourrions réparer un tel dommage ; la tête et la voix de M. Jasper sont trop précieuses pour nous. »

M. Tope, de nouveau très-vivement intéressé, se laissa aller à un éclat de rire convulsif mais respectueux, qu’il sut réduire bientôt aux proportions d’un murmure plein de déférence.

M. Tope sembla donner à entendre que certainement il n’y avait personne qui ne se trouverait heureux et honoré même de se rompre le cou, en retour d’un pareil compliment, sortant d’une telle bouche.

« Je prendrai, sur moi, monsieur, dit Sapsea avec importance, de répondre du cou de M. Jasper. Je dirai à Durdles d’en avoir le plus grand soin ; il tiendra compte de ce que je lui dirai… Mais comment M. Jasper se trouverait-il en danger en ce moment ? reprit M. Sapsea en regardant autour de lui avec un air de protection.

— Uniquement à cause d’une expédition au clair de lune, que je dois faire avec Durdles, au milieu des tombes, des caveaux, des tours et des ruines, répondit M. Jasper. Vous rappelez-vous d’avoir exprimé l’idée lorsque vous nous avez rencontrés, qu’une semblable excursion était digne de tenter un amoureux du pittoresque comme moi.

— Je me le rappelle, » répondit le commissaire-priseur.

Et cet idiot solennel croyait se le rappeler en effet.

« Profitant de votre conseil, poursuivit Jasper, j’ai fait plusieurs promenades pendant le jour avec cet homme extraordinaire, et nous avons projeté une plus ample exploration, au clair de la lune, pour cette nuit.

— Et voici Durdles qui arrive, » dit le Doyen.

Durdles tenant à la main le paquet qui contenait son dîner, s’avançait en effet vers eux, son chapeau rabattu sur ses yeux.

En approchant, et en apercevant le Doyen, il se découvrit, et il allait s’éloigner, son chapeau sous son bras, quand M. Sapsea l’arrêta.

« Songez à prendre soin de mon ami. »

Telle fut l’injonction que M. Sapsea lui adressa.

« Lequel de vos amis est mort ? demanda Durdles. Durdles n’a reçu aucune commande concernant l’un de vos amis.

— Je veux parler de mon ami vivant et ici présent.

— Oh ! lui ? Il peut bien prendre soin de lui-même.

— Mais ce soin vous regarde également, entendez-vous bien, » dit Sapsea.

Durdles, en s’entendant commander sur ce ton, le toisa des pieds à la tête, d’un air fier et courroucé.

« Avec toute la soumission que je dois à Sa Révérence le Doyen, si vous vouliez vous occuper de vos affaires, dit-il, Durdles s’occuperait des siennes.

— Vous sortez de votre caractère, répliqua M. Sapsea en clignant les yeux vers la compagnie pour appeler son attention sur les formes conciliantes dont il se servait avec cet homme de rien. Mes amis m’intéressent et M. Jasper est mon ami. Vous aussi, d’ailleurs, vous êtes mon ami.

— Ne vous laissez pas aller à votre mauvaise habitude de vous vanter toujours ! répliqua Durdles, en l’avertissant d’un regard sévère, elle fait encore des progrès, c’est Durdles qui vous en avertit,

— Vous sortez de votre caractère, répéta M. Sapsea, qui rougit, tout en adressant un nouveau clignement d’yeux à la compagnie.

— Durdles en a sujet, répliqua Durdles, Durdles n’aime pas les libertés qu’on prend avec lui. »

M. Sapsea cligna de l’œil une troisième fois à l’intention des personnes présentes, comme s’il voulait dire :

« Je pense que vous conviendrez, avec moi, que j’ai bien réglé cette affaire. »

Et il s’éloigna pour couper court à la discussion.

Durdles alors souhaita le bonsoir au Doyen, et ajouta, en remettant son chapeau :

« Vous trouverez Durdles chez lui, comme c’est convenu, quand vous aurez besoin de Durdles. Durdles rentre pour se nettoyer. »

Et il fut bientôt hors de vue.

Cette prétention de rentrer chez lui pour se nettoyer était un des plus inexplicables outrages commis par cet homme envers la vérité des choses : sa personne, son chapeau, ses bottes et ses habits ne laissaient jamais voir trace de la brosse, étant toujours couverts d’une couche uniforme de poussière et de plâtre.

L’allumeur de réverbères fît apparaître des points lumineux çà et là dans le tranquille enclos ; il montait et descendait vivement sa petite échelle et faisait une rapide besogne.

La lumière perça cette ombre sacrée dans laquelle Cloisterham est enveloppé depuis des siècles.

La petite ville ne conçoit point une existence plus agitée et serait effrayée rien que de la concevoir.

Donc la nuit était venue.

Le doyen gagna son dîner, M. Tope son thé, et M. Jasper son piano.

Là, sans autre lumière que celle du feu, ce dernier s’assoit et chante de sa belle voix grave de la musique d’église pendant deux ou trois heures, tant que la nuit reste sombre.

Au bout de ce temps la lune se leva.

Alors, sans bruit, Jasper ferme son piano, change son habit pour une jaquette, dans la poche de laquelle il place une grande gourde recouverte d’osier, met sur sa tête un chapeau bas de forme et à grands bords, et sans bruit toujours, il sort de sa demeure.

Pourquoi toutes ces précautions ?

Il semble n’avoir aucune raison de se cacher.

Médite-t-il quelque démarche étrange et inavouable ?

Gagnant la maison inachevée de Durdles, ou plutôt le trou que cet être bizarre s’est pratiqué dans le mur de la ville, et y apercevant de la lumière, Jasper s’aventure au milieu des pierres tumulaires, des tablettes, et des fragments de marbre qui encombrent la cour et que la lune commence à éclairer çà et là.

Les deux ouvriers à la journée ont laissé leurs deux grandes scies enfoncées dans leurs blocs de pierre.

Maintenant, deux ouvriers fantômes, échappés à la danse des morts, pourraient se glisser en grimaçant dans leurs deux sièges, et tailler avec des outils fantastiques les pierres tumulaires des deux citoyens de Cloisterham destinés à mourir les premiers.

Il est peu probable que ces deux citoyens pensent à la mort, étant vivants et peut-être menant joyeuse vie.

« Holà ! Durdles !… » fit Jasper.

La lumière se met en mouvement, et Durdles apparaît à la porte.

Il était rentré chez lui pour se nettoyer ; il s’est donc servi pour cela d’une bouteille, d’un pot et d’un verre, car aucun autre objet ne se voyait dans la chambre qui puisse être employé pour la toilette ; les briques sont à nu, les poutres du plafond ne sont pas même recouvertes de plâtre ; c’est un triste palais dans lequel il introduit son visiteur.

« Êtes-vous prêt ?

— Durdles est prêt,» maître Jasper. Que les vieilles pratiques de Durdles se montrent si elles l’osent pendant que nous nous promènerons au milieu de leurs tombes ; les esprits de Durdles sont disposés pour les recevoir.

Jasper écoute sans surprise ce jargon mystérieux.

Durdles prend une lanterne accrochée à un clou, met quelques allumettes dans sa poche, pour pouvoir l’allumer quand le besoin s’en fera sentir, et ils sortent ensemble, sans oublier le paquet qui contient le dîner.

À coup sûr, c’était là une singulière expédition !

Que Durdles, toujours rôdant au milieu des tombes comme une goule, sortît sans bruit de chez lui, pour recommencer sa promenade favorite, cela n’avait rien d’extraordinaire.

Mais que le maître de chapelle se passât la fantaisie de se joindre à Durdles et d’étudier les effets de lune, en sa compagnie, c’était une autre affaire.

À coup sûr ce fut une étonnante expédition.

« Prenez garde à ce monticule de terre qui est près de la porte de la cour, monsieur Jasper.

— Je le vois. Qu’est cela ?

— De la chaux. »

M. Jasper s’arrêta, et attendit que Durdles, qui s’était attardé derrière lui, l’eût rejoint.

« Ce que vous appelez de la chaux vive ? dit-il.

— Oui, fit Durdles, assez vive pour manger vos semelles, et avec un peu plus de temps, assez vive aussi pour venir à bout de vos os. »

Ils se mirent en route, en passant devant les croisées rouges de l’auberge à deux sous par voyageur, et en traversant au clair de lune la vigne des moines.

Après quoi, ils arrivèrent au Coin du chanoine dont la plus grande partie demeurait dans l’ombre, la lune n’étant pas encore assez élevée pour l’éclairer en plein.

Le bruit d’une porte qui se fermait parvint à leurs oreilles, et deux hommes sortirent du logis.

C’était M. Crisparkle et Neville.

Jasper eut un étrange sourire et posa sa main sur l’épaule de Durdles, pour l’avertir de ne pas aller plus loin.

On sait que là l’ombre était profonde.

En cet endroit, il y avait aussi un vieux mur, à hauteur d’appui, seul reste de la clôture d’un ancien jardin, qui maintenant formait une place.

Si Jasper et Durdles avaient fait un pas de plus, ils auraient dépassé ce mur ; mais, en s’arrêtant, ils demeuraient derrière.

« M. Crisparkle et son élève ne sortent que pour faire un tour de promenade, murmura Jasper, ils vont bientôt se trouver dans la partie éclairée par la lune. Restons tranquillement où nous sommes, autrement ils nous retiendraient ou voudraient se joindre à nous. »

Durdles fît un signe d’assentiment et se mit à grignoter quelques fragments tirés de sa besace.

Jasper, appuyant ses bras sur le haut du mur et son menton sur sa main, épiait les promeneurs.

Cependant il ne faisait guère attention au chanoine mineur ; son regard était fixé sur Neville, et ce jeune homme était le point de mire de deux yeux semblables à une carabine chargé.

En vérité, il y avait sur le visage de Jasper une telle puissance de destruction que Durdles lui-même la vit peut-être dans les ténèbres ; il arrêta le mouvement de ses mâchoires, et oublia d’avaler le morceau qu’il avait entre les dents.

Pendant ce temps, MM. Crisparkle et Neville allaient et venaient tranquillement, tout en causant.

Ce qu’ils disaient ne pouvait complètement s’entendre ; mais M. Jasper avait déjà distingué son nom qui avait été plus d’une fois prononcé.

« Nous sommes au premier jour de la semaine, dit M. Crisparkle, et le dernier jour sera la veille de Noël.

— Vous pouvez être sûr de moi, monsieur. »

Les échos étaient favorables à l’endroit où ils se trouvaient alors : puis leurs paroles redevinrent confuses.

Cependant M. Jasper entendit le mot confiance… prononcé par M. Crisparkle.

Il saisit encore ce fragment de réponse, les deux promeneurs se rapprochant :

« Confiance non méritée encore, mais qui le sera, monsieur. »

Lorsqu’ils revinrent de nouveau sur leurs pas, Jasper reconnut encore son nom associé à ces mots de M. Crisparkle :

« Rappelez-vous que j’ai dit que je répondrais de vous. »

Puis ils s’arrêtèrent un instant et M. Neville sembla parler avec animation.

Quand ils se remirent en mouvement, Jasper vit Crisparkle regarder le ciel et le désigner à son élève.

Ils disparurent ensuite après avoir traversé la partie éclairée par la lune à l’extrémité opposée du Coin du Chanoine.

Lorsqu’ils se furent éloignés, M. Jasper fit un geste et, se tournant du côté de Durdles, il partit d’un éclat de rire.

Durdles, qui avait toujours quelque chose dans la bouche et qui ne se voyait aucun sujet d’hilarité, regarda fixement M. Jasper, jusqu’au moment où celui-ci mit son bras sur son visage pour étouffer cette singulière envie de rire.

Alors Durdles avala le reste de son dîner d’une seule fois, au risque d’une indigestion.

Dans ces régions solitaires, il y a très-peu de bruit et de mouvement dès qu’il fait sombre.

Le flux et le reflux des allées et venues déjà rares au grand jour, n’est plus rien à la nuit.

Jasper et Durdles marchaient parallèlement à la Rue Haute dont la vieille cathédrale les séparait.

Cette rue est le canal naturel de la circulation marchande de Cloisterham ; mais une espèce de silence si effrayant s’établit autour du vieil édifice, des cloîtres et du cimetière, dès que le jour est tombé, que peu de personnes osent affronter ce désert.

Demandez aux cent premiers citoyens de Cloisterham que vous rencontrerez par hasard dans la rue, à midi, s’ils croient aux revenants, ils vous répondront non ; mais offrez-leur, lorsqu’il fait nuit, le choix entre l’enceinte du cloître et le quartier des boutiques, quatre-vingt-dix-neuf sur cent préféreront faire le double de chemin et prendre la route la plus fréquentée.

Il ne faut chercher la cause de cette préférence dans aucune superstition locale se rattachant à l’enclos du cloître, bien qu’une dame mystérieuse, avec un enfant dans ses bras et une corde attachée autour de son cou, eût été vue rôdant dans ces parages par plusieurs personnes, aussi impalpables qu’elle-même ; mais c’est une répugnance innée, que la poussière animée par le souffle de la vie a pour la poussière inanimée.

Et puis chacun fait confusément la réflexion suivante :

« Si les morts peuvent devenir jamais visibles pour les vivants, de pareils lieux sont très-probablement ceux qu’ils doivent choisir, et c’est une raison pour moi qui suis vivant de m’en éloigner aussi vite que je pourrai. »

Aussi, quand M. Jasper et Durdles s’arrêtèrent pour regarder autour d’eux, avant de descendre dans la crypte, par une petite porte latérale dont ce dernier avait la clef, tout l’espace éclairé par la lune qui s’offrait à leurs regards était complètement désert.

On aurait pu s’imaginer que la limite du séjour des vivants était arrêtée par la maison de Jasper, au milieu de laquelle s’ouvrait la porte du cloître.

Au-dessus de l’arcade, brûlait sa lampe qui jetait un feu rouge derrière les rideaux, comme si cet édifice eût été un phare.

Ils entrent, après avoir refermé la porte sur eux, descendent un escalier en ruine, et arrivent dans la crypte.

La lanterne n’est pas nécessaire, car la lune frappe directement sur les fenêtres dépourvues de vitraux dont les débris jonchent le sol.

Les lourds piliers, qui supportent la voûte, produisent des masses d’ombres épaisses, et entre eux s’allongent des raies lumineuses.

Ils se promenèrent quelque temps dans ces sentiers éclairés et Durdles discourait sur les « vieilles pratiques. »

Il parlait d’abattre et de fouiller un mur sous lequel il pensait que toute une famille avait été enfermée.

Avait-il reçu avis de cette circonstance de la bouche d’un rejeton de cette famille ?

La taciturnité de Durdles était en ce moment bien dissipée par la gourde d’osier de M. Jasper, qui lui disait :

« Faites circuler ceci librement dans votre circulation, Durdles ! »

M. Jasper, lui, ne faisait que se rincer la bouche et rejetait ensuite le liquide.

Ils vont monter à la grande tour.

Sur les marches qu’ils commencent à gravir, Durdles s’arrête pour respirer et prendre de nouveau un cordial.

Ces marches sont enveloppées d’une ombre fort épaisse, mais au delà de l’obscurité ils peuvent voir les sentiers lumineux qu’ils viennent de traverser.

Durdles s’assied.

M. Jasper l’imite.

L’odeur de la gourde d’osier, qui est tout à fait passée, on ne sait comment, en la possession de Durdles, indique bientôt que le bouchon vient encore d’en être enlevé : mais ce n’est pas à l’aide du sens de la vue que Jasper pouvait s’en assurer, car ni l’un ni l’autre ne pouvait voir son compagnon.

Et pourtant quand ils se parlent, leurs visages se tournent instinctivement l’un vers l’autre.

« Cette liqueur est de bonne qualité, monsieur Jasper ?

— De très-bonne qualité, je l’espère. Je l’ai achetée avec l’intention de l’avoir telle et non autrement.

— Ils ne se montrent pas, vous le voyez, monsieur Jasper. Les « vieilles pratiques » ne veulent pas se montrer.

— Il y aurait plus de confusion encore en ce monde qu’il n’y en a, Durdles, si les morts se faisaient voir.

— En effet, cela amènerait la confusion en toutes choses, » dit Durdles après un moment de silence consacré à la réflexion.

L’idée des revenants ne s’était pas encore présentée à lui, au point de vue de leur inconvénient domestique ou chronologique.

« Mais croyez-vous qu’il puisse exister des fantômes qui ne sont ni des hommes, ni des femmes ?

— Que seraient-ils alors ?… Des ombres portées par les pierres ou par les arbres…

— Non, car ils rendent des sons.

— Quels sons, Durdles ?

— Des cris.

— Quels cris ?… Chaises à raccommoder ? Ou bien : À la sardine fraîche !

— Non, des cris de douleur. Durdles va vous conter cela, monsieur Jasper ; mais attendez que Durdles ait mis la gourde en ordre. »

Alors il se résigna à remettre le bouchon de la fiole.

« Là, reprit-il. Tout est en ordre maintenant. L’année dernière, à cette même époque de l’année, quelques jours seulement plus tard, il était arrivé à Durdles de faire ce qu’il est convenable de faire en cette saison, c’est-à-dire que Durdles avait fêté le retour de la Noël. Eh bien ! les enfants du village s’acharnèrent après Durdles. À la fin, Durdles parvint à leur échapper et Durdles vint s’enfermer ici. Durdles tomba dans un profond sommeil, et savez-vous ce qui l’éveilla ? Le fantôme d’un cri. Un cri terrible, lequel cri fut suivi par un fantôme de hurlement. Le hurlement d’un chien, un long et triste hurlement, semblable à ceux que poussent ces animaux quand une personne est morte. Voilà comment se passa pour Durdles la veille de Noël.

— Que voulez-vous dire ? » s’écria Jasper.

Sa réponse avait été brusque, presque violente.

« Durdles veut dire que Durdles s’est informé partout, et que nulles autres oreilles vivantes que les siennes n’avaient entendu ce cri et ce hurlement. C’est pourquoi Durdles répète que tous deux devaient avoir été poussés par des fantômes. Pourquoi ces fantômes se sont-ils manifestés à Durdles ? Jamais Durdles ne put s’en rendre compte.

— Durdles, je pensais que vous étiez une toute autre espèce d’homme, lui dit Jasper d’un ton méprisant.

— Durdles le pensait lui-même, répondit Durdles avec son calme habituel, mais Durdles a été choisi pour être mis à cette épreuve. »

Jasper s’était levé brusquement.

« Allons, dit-il, nous nous glaçons ici, montrez-moi le chemin. »

Durdles se rendit à cette invitation, sans être trop ferme sur ses jambes.

Il ouvrit la porte du haut de l’escalier avec la clef dont il s’était déjà servi, et ils arrivèrent au niveau de la grande nef par un passage qui longeait le chœur.

Là, la clarté de la lune était si vive que les couleurs des vitraux se projetaient sur leurs visages.

Durdles, tenant la porte ouverte, avait lui-même presque l’air d’un fantôme sortant du tombeau ; il était extrêmement pâle, malgré la bande de pourpre qui lui coupait la figure et la tache jaune qui lui dansait sur le front.

Mais il supporta le regard scrutateur de son compagnon, avec une insensibilité parfaite, bien que ce regard se prolongeât.

Jasper fouillait en même temps dans ses poches, y cherchant la clef qui lui avait été confiée pour ouvrir la grille de fer qui devait lui permettre de gagner l’escalier de la grande tour,

« Cette clef et la gourde sont une charge suffisante pour vous, dit-il en remettant la clef à Durdles. Donnez-moi votre paquet. Je suis plus jeune et j’ai la respiration plus longue que vous. »

Durdles hésita un moment entre le paquet et la gourde ; mais il donna la préférence à cette dernière, comme lui offrant une plus agréable compagnie, et il confia les provisions solides à son compagnon d’exploration.

Alors ils se mirent à monter l’escalier en colimaçon de la vieille tour, opération fatigante, parce qu’il fallait tourner, tourner sans cesse, en baissant la tête, pour éviter de se heurter aux marches supérieures ou aux saillies du pivot de pierre autour duquel l’escalier s’enroule.

Durdles avait allumé sa lanterne en tirant de la muraille froide et dure une étincelle de ce feu merveilleux qui se cache en toutes choses, et, guidés par la lumière, ils montaient à travers la poussière et les toiles d’araignées.

Ce chemin les mena en des lieux étranges ou effrayants.

Parfois, ils arrivent de plain-pied à de petites galeries à basses arcades, d’où ils peuvent regarder la nef, éclairée par la lune.

Durdles, promenant sa lanterne, montre les têtes d’anges obscures qui ornent l’encorbellement de la voûte et qui ont l’air d’épier leur marche.

Plus loin, ils joignent des escaliers plus étroits et plus raides ; l’air extérieur souffle sur leur tête et les glace ; le cri de quelque choucas ou de quelque corneille effrayés retentit suivi d’un lourd battement d’ailes, une pluie de paille et de poussière vole sur les deux grimpeurs.

Enfin, après avoir déposé leur lanterne derrière une marche, car le vent souffle très-fort en cet endroit, ils arrivent au faîte et dominent Cloisterham.

La petite ville est belle à voir ainsi au clair de lune ; avec ses monuments en ruines, sanctuaires de la mort, à la base de la tour, puis ses maisons couvertes de mousse, et leurs toits en tuiles et leurs murs de briques rouges, destinées aux vivants.

Un peu plus loin, la rivière serpente jusqu’à la limite de l’horizon.

Le flot s’enfle et s’agite déjà aux approches de la mer.

Quelle étonnante expédition !

Jasper, toujours se mouvant sans bruit et sans raison apparente, contemple la scène et surtout la partie la plus tranquille qu’enveloppe l’ombre projetée par la cathédrale.

Mais il ne considère pas Durdles avec une moindre curiosité, et Durdles, par moments, a conscience des regards scrutateurs qui se fixent sur lui.

Nous disons par moments, parce que, dans d’autres, Durdles commence à devenir quelque peu engourdi et somnolent.

De même que les aéronautes diminuent leur lest quand ils veulent s’élever, de même Durdles a allégé la gourde d’osier à mesure qu’il montait.

Il dort tout debout, et le sommeil lui coupe la parole.

Un léger accès de délire s’empare même de lui ; il se figure que le sol qui est à une si grande distance, est de niveau avec la plate-forme de la tour, et il serait bien capable de prolonger sa promenade au-delà dans l’espace.

Jasper le soutient et tous deux vont commencer la descente.

Comme les aéronautes chargent leur ballon quand ils veulent descendre, de même Durdles se charge encore une fois du liquide emprunté à la gourde pour descendre plus facilement.

Ils atteignent la grille de fer qu’ils referment, non sans que Durdles ne soit tombé deux fois.

À la seconde fois il se fend un sourcil.

Ils redescendent dans la crypte, et Jasper pense qu’on en sortira comme on y est entré.

Mais quand ils arrivent au point où de longues lignes de lumière se projettent entre les piliers, Durdles devient si incertain dans sa marche et dans ses discours qu’il tombe.

Le voilà au pied d’un lourd pilier, à peine aussi lourd que lui-même et il demande à son compagnon, d’une voix éteinte, de lui permettre de fermer l’œil un instant.

Il n’appelle point cela le fermer ; il dit :

« Permettez à Durdles de cligner de l’œil un peu. »

Locution d’ivrogne.

« Faites !… réplique Jasper, je ne vous laisserai pas seul ici… Dormez donc, je me promènerai. »

Durdles s’endormit à l’instant et pendant son sommeil il fit un rêve.

N’est-ce rien de plus qu’un rêve ?

Si l’on considère la vaste étendue du pays des songes et ses productions variées et merveilleuses, celui-ci n’est remarquable que parce qu’il est plus agité et plus près d’être réel que ne le sont ordinairement les rêves.

Durdles songe qu’il est couché là… il y est, en effet… qu’il dort, et que pourtant il compte les pas de son compagnon qui se promène.

Il rêve que les pas se perdent dans l’éloignement par intervalle, et que quelque chose le touche, et que quelque chose tombe de sa main.

Puis il entend un son prolongé : on cherche à tâtons autour de lui, et il rêve qu’il demeure seul pendant bien longtemps et que les raies de lumière prennent une direction différente, à mesure que la lune avance dans sa course.

Puis il se sent anéanti, brisé ; il rêve qu’il éprouve un malaise causé par le froid, et il s’éveille.

La lumière de la lune a bien changé de direction, mais elle lui montre encore Jasper qui se promène en battant des mains et en frappant des pieds sur le sol.

« Holà ! s’écrie Durdles, alarmé sans savoir pourquoi.

— Êtes-vous enfin éveillé ? dit Jasper. Savez-vous que vos clignements d’yeux ont duré longtemps ?

— Longtemps ?… non…

— Je vous assure que si.

— Quelle heure est-il ?

— Chut ! l’horloge de la tour va sonner. »

L’horloge sonna les quatre quarts, et la grosse cloche s’ébranla.

« Deux heures ! s’écria Durdles en se mettant avec peine sur son séant. Pourquoi n’avez-vous pas essayé de réveiller Durdles, monsieur Jasper ?

— Je l’ai fait, mais avec autant de succès que si j’avais secoué un mort… un des membres de la famille de vos morts là-bas, dans le coin.

— Avez-vous touché Durdles ?

— Si je vous ai touché ? Oui, puisque je vous ai secoué. »

Durdles se rappelle, en effet, avoir été touché dans son rêve.

Il regarde par terre et voit la clef de la porte de la crypte près de l’endroit où lui-même est assis.

« Durdles l’aura laissée tomber, n’est-ce pas ? » dit-il en la ramassant.

Il fait de grands efforts pour se lever et se tenir droit, ou du moins aussi droit que la chose lui est possible ; mais il s’aperçoit de nouveau que son compagnon l’observe.

« Eh bien ? dit Jasper en souriant. Êtes-vous tout à fait prêt ? Je vous en prie, ne vous pressez pas.

— Laissez Durdles arranger son paquet, monsieur Jasper, et Durdles est à vous. »

Pendant qu’il refait les nœuds de son paquet, il s’aperçoit encore que M. Jasper le surveille.

« De quoi soupçonnez-vous Durdles, monsieur Jasper ? demanda-t-il avec le mécontentement grognon des ivrognes. Que ceux qui ont un soupçon sur Durdles s’expliquent !

— Je n’ai aucun soupçon sur vous, mon bon monsieur Durdles ; mais je soupçonne que ma gourde était pleine de quelque liqueur plus chaude que nous ne le supposions. Et puis, ajouta Jasper en ramassant la gourde et en lui mettant le goulot en bas, j’ai le soupçon qu’elle est vide. »

Durdles daigne rire de cette plaisanterie, ce qui ne l’empêche point de s’adresser à lui-même des remontrances, au sujet de son penchant à la boisson.

Il roula jusqu’à la porte qu’il ouvrit.

Ils sortirent tous deux et Durdles referma la porte et remit la clef dans sa poche.

« Mille remerciements pour cette curieuse et intéressante nuit, dit Jasper en lui donnant la main. Pourrez-vous retrouver votre chemin pour rentrer chez vous ?

— Durdles le pense ! répondit Durdles. Si vous faisiez à Durdles l’affront de vouloir le reconduire chez lui, Durdles ne consentirait pas à rentrer.

Durdles ne rentrerait pas avant le matin ;
Et alors, il ne voudrait plus rentrer du tout.

Durdles ne rentrerait pas.

Ces mots avaient été dits du ton le plus ferme.

« Bonne nuit, donc !…

— Bonne nuit, monsieur Jasper ! »

Chacun d’eux se disposait à reprendre le chemin de sa demeure, quand un aigre coup de sifflet retentit dans le silence, et une voix cria dans un affreux jargon :

Gare ! gare ! gare !
Je t’y prends ;
Il est plus de dix heures
Si tu ne rentres pas,
Je te jetterai des pierres,
Gare ! gare ! gare !
C’est l’avertissement du coq,
Il s’éveille, il s’éveille,
Gare ! gare ! gare !

Un instant après, une volée de pierres vient frapper le mur de la cathédrale, et le hideux gamin qui les avait lancées se montra du côté opposé, dansant au clair de la lune.

« Quoi ! ce démon d’enfant nous épie encore ! s’écria Jasper transporté par une fureur si prompte et si violente qu’il semblait être lui-même le démon dont il parlait. Je verserai le sang de ce petit misérable. Je sens que cela m’arrivera. »

Sans tenir compte de la volée de pierres dont plus d’une l’atteignît, il courut sur Deputy, le saisit au collet, et voulut l’entraîner.

Mais Deputy ne se sentit pas plutôt pris à la gorge qu’il recroquevilla ses jambes et força son assaillant à le tenir suspendu en l’air.

En même temps il râlait et son corps s’agitait et se tordait comme s’il sentait déjà les premières angoisses de l’étranglement.

Jasper le laissa retomber.

Immédiatement Deputy revient à lui, cherche une protection en se retranchant derrière Durdles, et se met à crier à son assaillant, en serrant ses méchantes lèvres :

« Je vous aveuglerai, je vous crèverai les yeux à coups de pierres ! »

Et en même temps, il se préparait, si son ennemi fondait sur lui, à s’enfuir en décrivant tous les détours possibles pour lui échapper, quitte, s’il se voyait au moment d’être pris, à se rouler dans la poussière en criant :

« Maintenant frappez-moi, quand je suis par terre !

— Ne faites pas de mal à cet enfant, monsieur Jasper, dit Durdles, en s’interposant. Revenez à vous.

— Il nous a suivis ce soir, quand nous avons passé ici, la première fois !

— Ce n’est pas vrai !… je ne vous ai pas suivis, répliqua Deputy, employant sa forme de dénégation la plus polie.

— Il n’a cessé de rôder autour de nous.

— Ce n’est pas vrai !… Je ne venais juste que de sortir et de prendre l’air, pour ma santé, quand je vous ai vus près de la cathédrale, et si…

— Je t’y prends.

— Il est plus de dix heures, ajouta-t-il, reprenant sa mélopée et sa danse habituelle, tout en s’abritant toujours derrière Durdles. Est-ce ma faute ?

— Reconduisez-le chez lui, répliqua Jasper avec fureur, tout en faisant un violent effort pour se contenir, et débarrassez-moi de la présence de ce drôle. »

Deputy, après avoir fait entendre un nouveau coup de sifflet pour exprimer sa satisfaction, laissa passer Durdles devant lui et se mit à chasser ce respectable personnage à coups de pierres, dans la direction de sa demeure, comme il aurait fait à un porc récalcitrant.

M. Jasper regagnait sa demeure, absorbé dans ses réflexions.

Ainsi se termina… pour cette fois… l’inexplicable expédition.