Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 182-200).


CHAPITRE XIV

Quand se retrouveront-ils ensemble
tous les trois.


C’est la veille de Noël à Cloisterham.

Quelques visages étrangers se montrent dans les rues, parmi d’autres visages à demi étrangers et à demi familiers.

Ici, ce sont des habitants de Cloisterham ; là, des gens qui reviennent, à de longs intervalles, dans leur pays de naissance, et qui trouvent leur ville merveilleusement rétrécie.

Pour les premiers, le son des cloches de la cathédrale, et le croassement des corneilles de la tour, sont des voix familières ; les seconds, dans les heures passées au loin, se sont imaginé quelquefois voir tomber autour d’eux à l’automne, les feuilles des grands ormes qui s’élèvent dans l’enclos de la cathédrale.

Alors les premières impressions de leur jeunesse se ravivaient.

Heureux et paisibles souvenirs !

Le moment de la saison se manifeste à plus d’un signe.

Des baies rouges brillent çà et là aux treillages du Coin du Chanoine, M. et Mme Tope s’occupent à planter délicatement des branches de houx dans les sculptures des stalles de la cathédrale : ils y mettent le même soin pieux que s’ils ornaient la boutonnière même du Doyen et des membres du chapitre.

Que de profusion dans l’approvisionnement des boutiques !

Jamais on a vu tant de raisins de Corinthe, d’épices, de fruits confits, et de sucreries.

Un air de dissipation inaccoutumée.

Une botte de plantes parasites se balance au-dessus de la porte des épiciers, et l’on y voit suspendu un gâteau de douze pence qui sera tiré à la loterie.

Les amusements publics foisonnent.

Voici les figures de cire qui ont fait une si profonde impression sur l’esprit sérieux de l’empereur de la Chine ; elles sont visibles pendant la semaine de Noël, et seulement « pour répondre au désir formellement exprimé par la population, » dans un certain vieux local tout en haut de la ruelle, occupé naguère par un loueur de chevaux qui a fait de mauvaises affaires.

Une grande pantomime comique doit être représentée au théâtre.

En somme, tout Cloisterham est debout et en mouvement, à l’exception pourtant de l’école supérieure et du pensionnat de Mlle Twinkleton.

Tous les élèves du premier établissement sont dans leurs familles, et ils ont emporté chacun au cœur un amour pour l’une des jeunes filles du pensionnat de Mlle Twinkleton (amour ignoré de celle qui en est l’objet) ; les servantes seules se montrent par moment aux fenêtres de ce dernier établissement.

Il est à remarquer, à ce propos, que ces demoiselles deviennent plus délicates en matière de décorum, quand elles restent seules ainsi, chargées de représenter leur sexe, que lorsqu’elles partagent ce mandat de représentation avec les jeunes élèves de Mlle Twinkleton.

Trois personnes doivent se rencontrer ce soir-là à la maison de la porte du cloître.

Comment chacune d’elles occupera-t-elle sa journée ?

Neville Landless, quoique dispensé de tout travail par M. Crisparkle, dont la nature primitive n’est nullement insensible aux charmes d’un jour de fête, lit et écrit dans sa petite chambre si tranquille avec un air de grande application, jusqu’à deux heures après midi.

Puis, il se met à débarrasser sa table, à ranger ses livres, et à déchirer et à brûler ses papiers inutiles.

Il fait disparaître la poussière et range les livres qui se sont accumulés sur sa table, met de l’ordre dans ses tiroirs, et déchire ou brûle encore toutes les notes ou fragments de papiers, à l’exception de ceux qui ont trait à ses études.

Cela fait, il passa en revue sa garde-robe et choisit quelques effets d’habillement parmi ceux qu’il porte tous les jours et entre autres de forts souliers et des socques, puis il empaquette le tout dans un havre-sac.

Ce havre-sac est neuf ; il l’a acheté la veille dans la Rue Haute.

Il a aussi fait l’emplette, le même jour, et au même lieu, d’un lourd bâton de voyage dont la poignée est bien en main et le bout ferré.

Il l’essaie, le brandit, le soupèse dans sa main, et le dispose à côté du havre-sac dans l’embrasure de la fenêtre.

Alors toutes ses dispositions sont prises.

Il s’habille pour sortir et il se dispose à partir ; déjà même il a quitté sa chambre et a rencontré sur le palier le Chanoine mineur, dont la chambre est au même étage que la sienne, puis il rentre pour prendre son bâton de voyage.

M. Crisparkle, qui est resté sur l’escalier, lui voit ce bâton dans la main, le prend, et lui demande avec un sourire :

« Pour quelles qualités choisissez-vous un bâton ?

— Oh ! répond Neville, je ne saurais dire que je m’y connaisse beaucoup, j’ai choisi celui-ci pour son poids.

— Il est beaucoup trop lourd, Neville, beaucoup trop lourd ?

— Cependant s’il faut s’appuyer dessus pendant une longue marche, monsieur ?

— S’appuyer dessus ? répète M. Crisparkle en prenant la pose du marcheur, vous ne vous appuyez pas, vous ne faites simplement que le balancer dans votre main.

— L’habitude me viendra avec la pratique, monsieur. Je n’ai pas vécu dans un pays d’excursions pédestres, vous le savez.

— C’est vrai, dit M. Crisparkle. Commencez un petit apprentissage, et nous en arriverons à faire quelque vingtaines de milles ensemble. Il faut que je vous quitte pour le moment. Rentrerez-vous longtemps avant le dîner ?

— Je ne le pense pas. »

M. Crisparkle lui dit adieu, par un joyeux signe de tête, exprimant, non sans intention, la confiance la plus absolue et la tranquillité la plus parfaite.

Neville se rend à la maison des Nonnes et demande qu’on avertisse Mlle Helena que son frère est là ainsi qu’il a été convenu.

Il attend près de la grille, sans même en franchir le seuil, fidèle à la parole qu’il a donnée de ne pas chercher à se trouver sur le passage de Rosa.

Sa sœur n’est pas moins attentive qu’il peut l’être, à se conformer à l’engagement qu’ils ont pris tous les deux, et elle ne perd pas un moment pour venir le rejoindre.

Ils se font un accueil affectueux, en évitant de prolonger leur séjour dans ces parages, et ils se dirigent immédiatement vers la campagne.

« Je ne veux pas m’engager sur un terrain défendu, Helena, dit Neville, quand ils sont arrivés à une certaine distance, mais tu comprendras dans un moment que je dois pourtant revenir sur ce que j’appellerai ma folie.

— Ne ferais-tu pas mieux d’éviter cela, Neville ?… Tu sais que je ne veux rien entendre ?

— Tu peux entendre, ma chère, ce qu’a entendu M. Crisparkle, en y donnant son approbation.

— Oui, je puis aller jusque-là.

— Eh bien ! voilà ce dont il s’agit : non-seulement je suis inquiet et malheureux moi-même, mais j’ai la conscience que je suis un sujet d’inquiétude et de gêne pour d’autres. Ne sais-je pas que sans ma malheureuse présence, toi et… et le reste de ceux qui composaient notre première réunion, notre gracieux tuteur excepté, pourraient dîner demain joyeusement au Coin du Chanoine ? En vérité, il est fort probable qu’il en serait ainsi. Il ne m’est que trop aisé de voir que je ne suis pas bien haut placé dans l’opinion de la vieille dame, et il ne m’est pas difficile de comprendre quel fâcheux embarras j’apporte dans l’hospitalité de sa maison si bien ordonnée, surtout à cette époque de l’année. Je dois me tenir éloigné de telle personne que tu sais, et il y a des raisons pour que je ne sois pas mis en contact avec telle autre. La réputation défavorable qu’on m’a faite prévient encore contre moi telle autre personne. J’ai délicatement exposé tout ceci à M. Crisparkle. Tu connais son abnégation et sa nature généreuse. Le point sur lequel j’ai surtout insisté, c’est que je suis engagé dans un misérable combat avec moi-même, et qu’un petit voyage, une petite absence peuvent me permettre d’en sortir plus facilement. Ainsi, le temps étant beau et froid, je me dispose à entreprendre cette excursion pédestre et j’ai l’intention de me tenir isolé de tout le monde et de moi-même, je l’espère, en partant demain matin.

— Pour revenir quand ?

— Dans une quinzaine.

— Et tu pars tout seul ?

— Je l’aime mieux ainsi, alors même que je trouverais quelqu’un qui fût disposé à supporter ma société, ma chère Helena.

— M. Crisparkle donne un entier assentiment à ce projet, dis-tu ?

— Son entier assentiment. Je ne suis pas sûr que d’abord, il n’ait pensé que c’était un triste projet, ne pouvant produire qu’un mauvais effet sur un esprit absorbé par une idée fixe. Mais nous avons fait une promenade lundi soir, au clair de la lune, pour traiter ce sujet à loisir et je lui ai fait voir les choses sous une autre face. Je lui ai démontré que j’avais besoin de me vaincre moi-même et qu’une fois cette soirée passée et bien passée, il vaudra certainement mieux que je sois partout ailleurs qu’ici. Je ne pourrais pas m’empêcher de rencontrer certaines personnes se promenant ensemble ; cela ne pourrait produire aucun bien et assurément ce ne serait pas le moyen d’oublier. Dans une quinzaine de jours, ces rencontres n’auront plus lieu, il sera parti, et quand il devra revenir ici, je pourrai repartir encore. De plus, j’espère réellement un bon résultat pour moi de l’exercice et d’une fatigue salutaire. Tu sais que M. Crisparkle prête une grande influence aux exercices de ce genre. Il croit leur devoir d’avoir conservé un esprit sain dans un corps vigoureux, et il est trop équitable pour avoir deux lois et deux règles, l’une à son usage et l’autre au mien. Il s’est rangé à ma manière de voir quand il a été convaincu qu’elle était honnête et sérieuse. C’est donc de son plein consentement que je pars demain à une heure assez matinale non-seulement pour n’être plus dans les rues, mais pour n’être plus à la portée d’entendre le son des cloches lorsque les bons chrétiens se rendront à l’église. »

Helena réfléchit à ce projet et le trouva bon : M. Crisparkle l’approuvant, elle ne pouvait que l’approuver aussi ; mais, dès le principe, elle trouva dans son propre esprit des raisons pour lui être favorable.

C’était un sage dessein, dénotant un effort sincère du jeune homme, pour arriver à se corriger.

Elle était disposée à le plaindre, le pauvre garçon, de partir tout seul à l’époque des grandes fêtes de Noël, mais elle comprenait qu’il valait mieux l’encourager et elle l’encouragea.

« Tu m’écriras ? lui dit-elle.

— Oui ! »

Il promit de lui écrire tous les deux jours et de lui raconter toutes ses aventures.

« As-tu envoyé ton bagage à l’avance ?

— Non, chère Helena, c’est un voyage de pèlerin avec la besace et le bâton ; ma besace… ou plutôt mon havresac est tout prêt, il n’y a plus qu’à le boucler, et voici mon bâton. »

Il le lui mit dans la main, elle fît la même remarque que Crisparkle, qu’il était bien lourd, et elle le lui rendit en lui demandant de quel bois il était fait ?

« Il est en bois de fer, » dit-il.

Jusqu’à ce moment Neville avait été extrêmement joyeux.

Peut-être l’idée d’avoir à exposer son projet à sa sœur, et, par conséquent, à le lui présenter sous son aspect le plus brillant ; avait-elle surexcité son esprit ?

Peut-être la chose faite, faite avec succès, éprouva-t-il une réaction ?

Mais, quand le jour baissa et que les lumières de la ville commencèrent à s’allumer, il parut tout à coup fort accablé.

« Je voudrais n’être pas obligé d’aller à ce dîner ce soir, Helena.

— Cher Neville, cela vaut-il la peine de te tant inquiéter ? Pense combien cela sera vite passé.

— Comme cela sera vite passé ! répète-t-il tristement. Oui, mais je n’aime pas ce dîner.

— Il pourra bien y avoir un moment d’embarras, observe-t-elle gaiement, mais encore une fois, ce sera l’affaire d’un instant. Il est sûr de lui.

— Je désirerais être aussi sûr de toute autre chose que je le suis de moi-même.

— Comme tu parles d’une manière étrange, cher frère… Que veux-tu dire ?

— Helena, je n’ai rien à dire. Tout ce que je sais, c’est que je n’aime pas ce dîner. Quelle lourdeur mortelle il y a dans l’air ! »

Elle appela son attention sur les nuages cuivrés qui s’amoncelaient au delà de la rivière et lui dit que le vent s’élevait.

Ce fut à peine s’il prononça un mot jusqu’au moment où il prit congé d’elle, à la porte de la maison des Nonnes.

Elle n’entra pas immédiatement après son départ ; elle resta le regardant s’éloigner dans la rue.

Deux fois il dépassa la porte du cloître, comme s’il éprouvait de la répugnance à s’y engager.

À la fin, l’horloge de la cathédrale sonna un quart, Neville tourna rapidement sur lui-même et entra précipitamment.

Ainsi donc, il monte l’escalier de la poterne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Edwin Drood avait passé une journée solitaire.

Quelque chose d’un intérêt plus profond qu’il ne l’avait pensé s’était détaché de sa vie, et, dans le silence de sa chambre, il avait pleuré.

Quoique l’image de Mlle Landless voltigeât encore à l’arrière-plan dans son imagination, la jolie petite créature si affectueuse, qu’il avait trouvée plus ferme et plus sage qu’il ne l’aurait jamais supposé, occupait encore une grande place dans son cœur.

C’est avec un soupçon de sa propre indignité qu’il pensait à elle et à ce qu’ils auraient pu être l’un pour l’autre, s’il eût été plus sérieux, ces derniers temps, s’il l’avait estimée à une plus haute valeur, si au lieu d’accepter négligemment le lot qui lui était échu dans la vie, comme un héritage tout naturel, il s’était mieux étudié à la connaître et à l’apprécier.

Et pourtant, malgré tout cela, malgré le douloureux déchirement qu’il se sentait au cœur, la vanité, un caprice de jeune homme agitait toujours devant ses yeux la belle image de Mlle Landless.

C’était un étrange coup d’œil que celui que lui avait lancé Rosa au moment de leur séparation à la porte de la Maison des Nonnes.

Avait-elle voulu lui faire sentir qu’elle voyait au delà de la surface de ses pensées, qu’elle pénétrait dans les replis intimes de son être ?

Cela était difficile à admettre, car le regard avait été à la fois étonné et scrutateur.

Il décida qu’il lui était impossible de le comprendre, tout expressif qu’il eût voulu être.

Comme il n’attendait plus que l’arrivée de M. Grewgious et qu’il devait partir aussitôt après l’avoir vu, il sortit pour prendre congé de la vieille ville et de ses environs.

Il se rappela le temps où Rosa et lui se promenaient ici et là, quand ils n’étaient encore que des enfants, tout pleins de la dignité que leur donnait l’engagement qui les liait l’un à l’autre.

« Pauvres enfants !… Pauvres enfants !… » se dit-il avec une tristesse pleine de compassion.

S’apercevant que sa montre s’était arrêtée, il entra dans la boutique d’un bijoutier pour la faire remonter et régler.

Le bijoutier mit la conversation sur un bracelet, qu’il demanda la permission de lui soumettre, d’un air indifférent et tout à fait désintéressé.

« Ce bracelet conviendrait dans la perfection, fit observer le marchand, à une jeune mariée, surtout si sa beauté était du genre mignon et délicat. »

Trouvant que le bracelet n’attirait qu’un regard bien froid, il appela l’attention sur un assortiment d’anneaux pour hommes.

« Voici les alliances qui se portent maintenant, dit-il, elles ont un grand cachet de distinction ; c’est ce que les gentlemen aiment à acheter quand ils changent de condition. Elles ont une belle apparence, et la date du mariage est gravée à l’intérieur ; c’est le genre d’alliances que beaucoup de gentlemen préfèrent à tout autre. »

Edwin regardant les anneaux tout aussi froidement que le bracelet, répond au tentateur qu’il ne porte pas d’autres bijoux que sa montre et sa chaîne, lesquelles lui viennent de son père, et son épingle de chemise.

« Je sais cela, réplique le bijoutier, car M. Jasper est venu ici l’autre jour faire remettre, lui aussi, un verre à sa montre, et pour vous dire la vérité, je lui ai montré ces articles en lui faisant remarquer que s’il voulait faire un cadeau à certain gentleman de ses parents, dans certaine circonstance particulière… Mais il m’a répondu en souriant, précisément ce que vous venez de me répondre, que vous ne portiez pas de bijoux. Toutefois, ce qui est vrai pour le présent, peut ne pas être une règle pour l’avenir. Je mets votre montre à deux heures vingt minutes, monsieur Edwin ; permettez-moi de vous recommander de ne pas la laisser tomber par terre. »

Edwin prend sa montre, la met dans son gousset et sort en se disant :

« Ce cher vieux Jacques ! il a remarqué que je n’aime pas les bijoux. Si je faisais un pli de plus à ma cravate, il s’en apercevrait bien ! »

Il se promena de côté et d’autre pour passer le temps jusqu’à l’heure du dîner.

Il lui arrivait par moment de trouver que la vieille ville de Cloisterham prenait des airs fâchés contre lui et semblait lui dire :

« Je sais bien, toi, qu’on ne te verra plus ! »

Il était triste et point du tout irrité ; son insouciance habituelle avait disparu ; il jetait un regard attentif sur tous ces vieux monuments, sur les vieilles bornes même de la route.

« Oui, je serai bientôt loin d’ici, pensait-il, peut-être ne reverrai-je jamais Cloisterham. Ma pauvre jeunesse !… ma pauvre jeunesse !… »

Lorsque le jour baissa, il traversa la vigne des moines.

Il avait erré pendant une grande heure au bruit du carillon de la cathédrale et l’obscurité s’était faite avant qu’il ne se fût aperçu de la présence d’une vieille femme accroupie par terre dans un coin, près du guichet de la grille.

Cette grille s’ouvre sur un petit passage peu fréquenté quand vient le soir, et la vieille femme pouvait bien être là, sans qu’il l’eût vue, depuis le commencement de sa promenade.

Il s’engagea dans ce passage et marcha jusqu’au guichet.

À la clarté d’une lanterne placée près de là, cette femme lui apparut avec un air hagard.

Bon menton ridé reposait sur ses mains et ses yeux ouverts, aux paupières immobiles, regardaient devant elle avec la fixité des yeux d’aveugles.

Toujours bon, mais enclin ce soir-là à une bonté plus expansive, Edwin s’était déjà plusieurs fois arrêté pour adresser de douces paroles aux enfants et aux vieillards qu’il avait rencontrés ; il se pencha vers cette femme.

« Êtes-vous malade ? lui demanda-t-il.

— Non, mon bon monsieur, répondit-elle sans le regarder et sans rien changer à la fixité de son regard.

— Êtes-vous aveugle ?

— Non, mon bon monsieur.

— Êtes-vous sans asile ? Pourquoi rester aussi longtemps immobile et exposée au froid ? »

Avec un lent et pénible effort, la vieille arrive enfin à changer la direction de son regard et le repose sur lui ; alors un spasme s’empare d’elle : il la voit s’agiter convulsivement.

Il se redresse, recule d’un pas, et la considère avec un sentiment de surprise et d’effroi, car il lui semble qu’il la connaissait.

« Grand Dieu ? se dit-il, c’est ainsi qu’était Jacques certaine nuit… »

La vieille murmurait :

« Mes poumons sont faibles… mes poumons sont bien malades… Pauvre malheureuse que je suis… ma toux est horriblement sèche !… »

Et, comme pour confirmer ses paroles, elle se mit à tousser affreusement.

« D’où venez-vous ?

— Je viens de Londres, mon bon monsieur. »

La toux déchira de nouveau sa poitrine.

« Où allez-vous ?

— Je retourne à Londres. Je suis venue ici à la recherche d’une aiguille dans une botte de foin, et je ne l’ai pas trouvée. Écoutez-moi, mon bon monsieur… Donnez-moi trois shillings et six pence et ne vous effrayez pas à mon sujet. Je retournerai à Londres et je ne causerai de tracas à personne. Je suis dans les affaires… Pauvre malheureuse créature !… Elles sont bien molles… bien molles… les affaires… et les temps sont très-durs  !… Je trouve pourtant le moyen de gagner ma vie.

— Est-ce que vous mangez de l’opium !

— J’en fume quelquefois, répond-elle avec difficulté après un nouvel accès de toux. Donnez-moi trois shillings six pence et je me tirerai très-bien d’affaire, je retournerai à Londres. Si vous me donnez ces trois shillings et ces six pence, je vous dirai quelque chose.

Il compte la monnaie qu’il a dans sa poche et la lui met dans la main.

Elle referme la main sur l’argent, se dresse sur ses pieds, et fait entendre un éclat de rire discordant.

« Que Dieu vous bénisse ! Écoutez-moi bien, cher monsieur, quel est votre nom de baptême ?

— Edwin.

— Edwin… Edwin… Edwin… répéta-t-elle en traînant sur les mots comme une personne engourdie par le sommeil, puis elle lui demanda tout à coup : — Le diminutif de ce nom n’est-il pas Eddy ?

— On m’appelle quelquefois ainsi, répond-il en rougissant.

— N’est-ce pas une bien-aimée qui vous appelle ainsi ? demande-t-elle en ayant l’air de réfléchir.

— Que voulez-vous dire ?

— N’avez-vous pas une bien-aimée au fond du cœur ?

— Aucune bien-aimée. »

Déjà elle faisait un mouvement pour s’éloigner, après un nouveau : « Dieu vous bénisse, merci, mon bon monsieur ! » mais il ajouta :

« Vous deviez me dire quelque chose. Vous ne tenez point votre promesse.

— Je vais la tenir… je vais la tenir Eh bien, donc, murmura-t-elle, remerciez le ciel de ce que votre nom n’est pas Ned. »

Il attacha sur elle un regard attentif, et lui demanda :

« Pourquoi ?

— Parce que c’est un mauvais nom pour le moment actuel.

— Comment, un mauvais nom ?

— Un nom menacé… un nom dangereux.

— Le proverbe dit que les hommes menacés vivent longtemps, lui répliqua-t-il d’un ton léger.

— Alors Ned, menacé comme il l’est, en quelque lieu qu’il se trouve, pendant que je suis là et que je vous parle, mon bon monsieur, Ned doit vivre toute une éternité ! »

La vieille s’était penchée en avant pour lui dire ces mots à l’oreille ; elle brandissait son index devant ses yeux, puis elle se ramassa sur elle-même, et après un nouveau : « Dieu vous bénisse et merci ! » elle se mit en mouvement dans la direction de l’Auberge des Voyageurs.

Cet épisode n’était pas bien réjouissant pour finir une ennuyeuse journée.

Seul, dans un lieu désert, au milieu des ruines et des vestiges du temps passé, Edwin pouvait bien avoir le frisson.

Il s’empressa de gagner les rues mieux éclairées, et tout en marchant, il prit la résolution de ne rien dire ce soir-là, mais de raconter l’aventure à Jacques, le seul ami qui l’appelle Ned, le lendemain, comme une étrange coïncidence.

Naturellement il ne voyait en tout ceci qu’une coïncidence et rien de plus : il se disait même que le souvenir lui en aurait peut-être échappé le lendemain.

Pourtant cet incident le préoccupa plus que d’autres choses qui l’auraient mérité davantage.

Il fit encore un mille ou deux, pour attendre l’heure du dîner, et il traversa le pont et arriva sur le bord de la rivière.

Était-ce une hallucination ?

Le vent qui s’élevait, les eaux qui gémissaient lui rapportaient les paroles de la vieille.

Il en retrouva l’écho dans le carillon des cloches de la cathédrale. Il était affreusement troublé au moment où il entra sous la voûte de la porte du cloître.

Et lui aussi gravit l’escalier de la poterne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

John Jasper avait passé une bien plus agréable et plus joyeuse journée que l’un et l’autre de ses hôtes.

N’ayant pas de leçon de musique à donner, en raison de la fête, tout son temps lui appartenait, sauf celui qu’il devait au service de la cathédrale.

Dès le matin il avait fait une visite dans les boutiques pour y commander les petites friandises qu’aimait son neveu.

« Edwin n’a pas bien longtemps à rester avec moi, disait-il aux marchands, il faut donc mettra le temps à profit pour le bien traiter. »

Ces préparatifs hospitaliers une fois achevés, il était allé faire une visite à M. Sapsea et lui annoncer que son cher Ned et l’inflammable damoiseau qui habitait chez M. Crisparkle, devaient dîner chez lui pour mettre fin à leur différend.

M. Sapsea était dans des dispositions rien moins qu’amicales pour l’inflammable damoiseau en question.

Il répondit que la complexion de Neville n’avait rien d’anglais, et quand M. Sapsea déclarait qu’une chose n’avait rien d’anglais, cela était bien grave !

John Jasper paraît sincèrement afligé d’entendre M. Sapsea parler ainsi.

Il répond qu’il sait très-bien que M. Sapsea ne parle jamais sans intention, et que, grâce à sa subtilité d’esprit, il a toujours raison.

M. Sapsea incline la tête avec complaisance : son opinion sur lui-même est bien celle que Jasper vient d’exprimer.

Jasper est admirablement en voix ce jour-là.

Dans la pathétique prière qu’il adresse à Dieu pour disposer son cœur à rester toujours fidèle à la loi divine, il étonne presque ses concitoyens par sa puissance mélodieuse.

Il n’a jamais chanté la musique d’église avec autant de science que le psaume de ce jour.

Son tempérament nerveux le pousse trop souvent à presser un peu le mouvement.

Cette fois, il a gardé irréprochablement la mesure.

Ces beaux effets sont probablement dus à un grand calme d’esprit.

Quant au mécanisme de son gosier toujours un peu délicat, M. Jasper le soigne toujours fort bien : il porte entre sa robe de chambre, par-dessus ses vêtements habituels, une large écharpe de laine nouée autour de son cou.

Mais que ce calme si rare en lui est remarquable ce jour-là !

M. Crisparkle ne peut se tenir de lui en parler au moment où ils sortent ensemble après les vêpres.

« Je dois vous remercier, Jasper, pour le plaisir que j’ai éprouvé à vous entendre aujourd’hui. C’est beau ! c’est délicieux ! Vous ne vous seriez pas ainsi surpassé, si vous ne vous portiez pas admirablement bien.

— Je suis, en effet, admirablement bien portant.

— Rien d’inégal, dit le Chanoine avec un doux mouvement de la main, rien d’incertain, rien de forcé, rien d’évité, tout a été rendu d’une façon magistrale et avec la sûreté d’un homme parfaitement maître de lui.

— Merci. J’espère qu’il en a été ainsi, mais peut-être me complimentez-vous un peu trop !

— On dirait, Jasper, que vous avez fait l’essai d’un nouveau remède contre l’indisposition qui vous chagrine quelquefois.

— Voilà qui est bien observé ; j’ai essayé un nouveau remède.

— Eh bien ! tenez-vous-y, mon brave garçon, dit M. Crisparkle en lui frappant amicalement sur l’épaule ; tenez-vous-y.

— C’est mon intention.

— Je vous félicite, reprend encore M. Crisparkle au moment où ils sortent de la cathédrale ; je vous félicite sous tous les rapports.

— Merci… merci… je vous accompagnerai jusqu’à votre demeure, si cela ne vous incommode point. J’ai du temps devant moi, avant que mes convives n’arrivent, et j’ai quelque chose à vous dire que vous serez bien aise d’apprendre.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien ! nous parlions l’autre jour de mes humeurs noires. »

Le visage de M. Crisparkle s’assombrit et il secoua la tête d’un air compatissant.

« Je vous ai dit, reprit Jasper, que vos conseils seraient pour moi un antidote à ces noires humeurs et vous m’avez répondu que vous espériez que je jetterais aux flammes certaines notes qui les entretiennent.

— Et je l’espère encore, Jasper.

— Vous avez raison. Je compte brûler mon journal de cette année dès que l’année sera révolue.

— Parce que vous vous sentez mieux ?… »

Le visage de M. Crisparkle se rasséréna visiblement, tandis que le Chanoine prononçait ces derniers mots.

« Vous me devinez. Je sens que je n’étais plus moi-même, j’étais devenu triste et bilieux, j’avais le cerveau embarrassé. Vous m’avez dit que je donnais dans l’exagération. C’était bien vrai. »

Le visage de M. Crisparkle se rassérénait de plus en plus.

« Je pouvais bien ne pas m’en apercevoir alors, parce que je n’étais pas dans mon état naturel ; mais maintenant ma santé est bien meilleure, et je reconnais avec un vrai plaisir que j’ai fait une grande affaire de très-peu de chose.

— Cela me fait du bien, s’écria M. Crisparkle, de vous entendre parler ainsi.

— Un homme qui mène une existence monotone, continua Jasper, et dont les nerfs et l’estomac ne sont pas dans un état normal, s’appesantit sur une idée jusqu’à en perdre les justes proportions. C’était mon cas à l’égard de l’idée dont il s’agit. Aussi je brûlerai les preuves de ma folie quand le livre en sera plein, et je commencerai un nouveau volume avec un jugement bien plus net.

— À la bonne heure ! dit M. Crisparkle en s’arrêtant devant sa porte pour serrer la main de Jasper, cela finit mieux que je ne l’aurais espéré.

— Bon, répliqua Jasper, vous ne pouviez guère espérer que je tâcherais de me rendre semblable à vous. Vous vous appliquez toujours à vous tenir l’esprit et le corps purs comme le cristal ; c’est votre état habituel et vous n’en changerez jamais. Moi, je suis une mauvaise herbe, fangeuse, solitaire, et languissante. Pourtant j’ai triomphé de cette torpeur… M. Neville ne doit pas encore avoir quitté votre demeure pour se rendre à la mienne. S’il n’est pas parti, nous ferons la route ensemble.

— Je pense, dit M. Crisparkle en introduisant la clef dans la serrure, qu’il est sorti depuis quelque temps, tout au moins je sais qu’il a quitté la maison et je ne pense pas qu’il soit de retour. Mais je vais m’en informer. Ne voulez-vous pas entrer ?

— Ma compagnie m’attend, » dit Jasper avec un sourire.

Le Chanoine disparaît et revient au bout d’un moment.

Comme il le pensait, Neville n’était pas rentré.

« Je me rappelle maintenant, ajouta M. Crisparkle, qu’il m’a annoncé l’intention de se rendre directement à la porte du cloître.

— Belle conduite pour un hôte ! dit Jasper. Ma compagnie sera arrivée avant moi ! Je parie que je vais trouver mes invités s’embrassant.

— Je parie ou plutôt je parierais, s’il entrait jamais dans mes habitudes de parier, réplique M. Crisparkle, que vos invités passeront une joyeuse soirée. »

Jasper fit un signe de tête et, en riant, il lui souhaita une bonne nuit.

Il revint sur ses pas jusqu’à la porte de la cathédrale et la dépassa dans la direction de la porte du cloître.

Il chantait à demi-voix, avec beaucoup d’expression, tout en marchant.

Il semblait que ce soir-là il lui serait impossible de faire une fausse note, que rien ne pouvait ni le presser ni le retarder.

Arrivé devant l’arcade qui passe sous sa maison, il s’arrêta un instant sous l’auvent pour se débarrasser de sa grande écharpe noire et la placer sur son bras.

Durant ce court espace de temps, son visage se contracta et prit une expression sévère ; puis, immédiatement après, son front s’éclaircit de nouveau ; il recommença de fredonner et poursuivit son chemin.

Et lui aussi gravit l’escalier de la poterne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les reflets rouges d’une joyeuse lumière brillèrent toute la soirée à la fenêtre de la maison placée comme un phare à Cloisterham sur la limite de la vie active.

Le bruit des pas et le bourdonnement des voix humaines franchissaient par moment la porte du cloître et pénétraient dans l’enceinte solitaire.

Mais on n’entendait guère autre chose, sauf de violentes rafales de vent.

Le vent en effet s’était élevé et soufflait violemment.

L’enclos de la cathédrale n’est jamais bien éclairé ; mais, ce soir-là, les coups de vent avaient éteint plusieurs lanternes ; quelques-unes avaient même été brisées, et leurs vitres détachées tombèrent avec fracas.

Alors il se fit une obscurité inaccoutumée.

La poussière s’élevait en tourbillons ; le vent faisait aussi voler les débris des nids de corneilles, construits au faîte de la tour ; les arbres eux-mêmes s’agitaient et craquaient, et leurs racines semblaient au moment d’être arrachées.

Tout à coup retentit un bruit nouveau : la chute d’un corps pesant, quelque maîtresse branche, sans doute, qui cédait à l’effort de la tempête.

On a rarement vu, par une nuit d’hiver, le vent souffler avec une telle violence.

Les cheminées sont emportées ; les tuiles roulent sur le pavé des rues ; les gens qui sont dehors sont obligés de s’accrocher aux murailles ; les rafales, loin de diminuer, deviennent plus furieuses jusqu’à minuit.

La tempête s’attaque aux maisons mêmes après avoir découronné les toits, ébranlant les loquets des portes et détachant les volets, comme pour avertir les habitants de se lever et de fuir devant l’orage, s’ils ne veulent point que les toits de leurs maisons s’écroulent sur leurs têtes.

La lumière rouge, dans la maison de la porte du cloître, brillait toujours.

Le vent gémit tout le reste de la nuit.

De grand matin, quand les premières lueurs du jour firent pâlir les étoiles, il s’apaisa par moments.

Il soufflait encore par intervalles et par charges furieuses.

On aurait dit un monstre blessé à mort, qui tombe avec d’effroyables râlements.

Le jour brilla.

On put voir alors que les aiguilles de l’horloge de la cathédrale étaient tordues ; le plomb des combles avait été enlevé et précipité dans l’enceinte du cloître ; quelques grosses pierres même étaient déplacées au sommet de la grande tour.

Bien qu’on fût au matin de Noël, il parut nécessaire d’envoyer des ouvriers pour s’assurer de l’importance du dommage.

Sous la conduite de Durdles, ces ouvriers montent à la tour, tandis que M. et Mme Tope et des groupes de curieux s’assemblent aux environs du Coin du Chanoine.

Tout à coup ce groupe s’écarte devant M. Jasper, qui accourt, et tous les yeux levés en l’air sont rappelés vers ici-bas par la demande que le chantre adresse à haute voix à M. Crisparkle, accoudé à une fenêtre ouverte.

« Où est mon neveu ?

— Je ne l’ai pas vu.

— Il est sorti hier soir pour faire un tour aux environs de la rivière, avec M. Neville, et il n’est pas revenu.

— Veuillez appeler M. Neville.

— Neville est parti ce matin, de très-bonne heure.

— Il est parti de grand matin ? Laissez-moi entrer… laissez-moi entrer !… »

Personne ne considère plus le sommet de la tour désormais.

Tous les regards sont tournés sur M. Jasper, pâle, à demi vêtu, respirant avec peine, et s’appuyant à la grille de la maison du Chanoine.