Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments/Eustache (église paroissiale de Saint-)

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Eustache (église paroissiale de Saint-).

Située dans les rues Traînée et du Jour. — 3e arrondissement, quartier Saint-Eustache.

Plus les âges qui ont élevé nos églises ont eu de piété, plus ces monuments ont été frappants par la grandeur et la noblesse de leur caractère. On a beau construire aujourd’hui des temples grecs, superbes au dehors, bien dorés au dedans, le peuple préférera toujours ces basiliques moussues, toutes remplies des générations des décédés et des âmes de ses pères.

En pénétrant dans cette sombre et vaste église dont nous allons tracer l’histoire, on éprouve une sorte de frémissement, un sentiment vague de la Divinité.

Au commencement du XIIIe siècle, s’élevait en cet endroit une petite chapelle dédiée à Sainte-Agnès. En février 1214, une sentence arbitrale rendue par l’abbé de Sainte-Geneviève et le doyen de Chartres, la qualifie de chapelle neuve de Sainte-Agnès. Elle était alors sous la dépendance des chanoines de Saint-Germain-l’Auxerrois. Dès 1223 cette chapelle était remplacée par une église sous le vocable de Saint-Eustache, « apparemment (dit Jaillot) à l’occasion de quelques reliques de Saint-Eustache qu’elle obtint de l’abbaye de Saint-Denis, où le corps du martyr avait été déposé.»

Vers cette époque, le prêtre qui desservait cette chapelle, voulut prendre le titre de curé. Cette qualité lui fut vivement contestée par le doyen de Saint-Germain-l’Auxerrois. Alors les prérogatives dont jouissait l’église Saint-Eustache, disparurent une à une, et son état de sujétion donna naissance à ce proverbe longtemps en usage « Il faut être fou pour être curé de Saint-Eustache. »

Dans cette église fut jouée une des scènes de la fameuse croisade des Pastoureaux. Cet étonnant épisode de l’histoire du moyen-âge mérite d’être ici raconté. On appelait Pastoureaux les hommes possédés d’un enthousiasme fanatique ; les gens simples de la campagne, les petits cultivateurs et surtout les bergers éprouvèrent les effets de cette contagion. Louis IX avait quitté son royaume pour aller conquérir la Palestine, la France était alors dégarnie de troupes. L’association de ces paysans fut la suite des exhortations d’un moine appelé Jacob, échappé des cloîtres de Cîteaux. Le visage décharné de cet homme paraissait inspiré, son éloquence mâle et sauvage lui gagna la multitude. « Je suis l’homme de Dieu, disait-il, je suis le maître de Hongrie ; j’ai vu les anges, la Vierge Marie, ils m’ont ordonné de prêcher une croisade ! Je ne veux pas de gentilshommes : Dieu méprise leur orgueil ! Aux pauvres et aux petits est réservé l’honneur de délivrer le roi et les Lieux-Saints. » Ce nouveau prophète, environné de disciples, traina bientôt à sa suite plus de cent mille hommes. Il leur distribua des drapeaux chargés de devises, leur donna des chefs, tous exaltés comme lui. Jacob alla prêcher à Orléans. Un clerc ayant eu la hardiesse de vouloir réfuter le maître de Hongrie, un des satellites du moine fendit d’un coup de hache la tête de l’imprudent. La régente toléra d’abord le rassemblement de ces nouveaux croisés, elle espérait en tirer de prompts secours pour son fils. Mais les disciples de ce moine se donnèrent bientôt comme lui la licence d’exercer, quoique laïcs, des fonctions sacerdotales. Ils confessèrent, dépéçairent les mariages, et accommodèrent la morale chrétienne à leurs idées et à leurs intérêts. Jacob, à la tête de sa troupe, vint à Paris, puis se rendit dans l’église Saint-Eustache ; là, il fit poignarder plusieurs prêtres et chasser ceux qu’il ne craignait pas. Certain alors de trouver dans la multitude une obéissance aveugle, son langage devint plus terrible. « Votre riche clergé, disait-il, est semblable à une brebis galeuse. Vos prêtres, ces papelards qui ne sont bons qu’à boire du vin de Pierrefitte, communiquent à toute la France la contagion de leurs exemples pernicieux. Ils corrompent les habitants, les dévorent et les entraînent dans l’abime ! tuez-les !… » Puis en parlant des nobles : « Avez-vous une maison ? les nobles vous la prennent ! Avez-vous une fille ? malheur si elle est belle ; un noble la souillera. Ce champ cultivé par vous, que vos sueurs vont féconder, qui viendra recueillir ses produits ? un noble, toujours un noble ! Et pourtant combien faut-il au bûcheron de coups de cognée pour abattre le chêne le plus fort ! dix au moins ! Enfants, il n’en faut qu’un pour trancher la tête d’un seigneur. » Ces recommandations furent malheureusement suivies. Nobles et manants se firent une guerre acharnée, des flots de sang furent répandus. Ces excès réveillèrent enfin la régente qui s’empara des chefs de la croisade, et les fit exécuter. Blanche en même temps donna des ordres pour laisser passer ceux qui voulaient quitter le royaume.

Après la mort de leurs chefs, les bergers et les paysans se dispersèrent, et bientôt s’écoula ce torrent qui menaçait de tout envahir.

Cent soixante-huit ans après la révolte des Pastoureaux, Paris assistait à un drame lugubre. Les Anglais et les Bourguignons étaient maîtres de la capitale. Les agents du duc de Bourgogne, dans le but de diriger plus facilement les Parisiens, voulurent les réunir sous une même bannière. Dans l’église Saint-Eustache fut instituée une confrérie de Saint-André ; chaque associé devait orner sa tête d’une couronne de roses ; on en fabriqua soixante douzaines dans l’espace d’une heure ; ce nombre était trop petit pour satisfaire le zèle des associés ; néanmoins ces fleurs furent assez abondantes pour parfumer l’église. La tête couverte de ces roses printanières, les bouchers de Paris, qui formaient le noyau de cette confrérie redoutable, coururent égorger les prisonniers Armagnacs.

Mais quittons cette funeste époque, pour nous occuper un moment de l’architecture de cet édifice. À différentes époques, cette église avait été agrandie et réparée. Au commencement du XVIe siècle, elle ne pouvait contenir le nombre toujours croissant de ses paroissiens. On résolut alors de la reconstruire sur un plan beaucoup plus vaste. La première pierre de l’église que nous voyons aujourd’hui fut posée le 19 août 1532 par Jean de la Barre, comte d’Étampes, prévôt de Paris. On ne conserva de l’ancien monument qu’une partie du pilastre de la tour qui était surmontée d’une pyramide. Ce débris existe encore sur le côté du portail méridional de la croisée. Grâce à la libéralité du surintendant Bullion et du chancelier Séguier, l’édifice était achevé vers 1642, à l’exception du portail actuel dont nous parlerons bientôt.

Après la cathédrale, Saint-Eustache est l’église la plus vaste de Paris ; mais placée au centre d’un quartier populeux, elle perd de sa grandeur et de sa beauté. Cependant on admire les grandes roses des deux portails de la croisée, les tourelles de l’escalier et les ornements pleins d’élégance qui décorent le portail méridional.

Le portail actuel commencé en 1752, sur les dessins de Mansart de Jouy, fut repris en 1772 et continué jusqu’en 1788 par Moreau. La tour du nord est complètement achevée, mais celle du midi est encore à construire.

Un auteur moderne a jugé de la manière suivante le portail de Saint-Eustache : « Cette composition n’a pour tout mérite que d’être exécutée sur une grande échelle ; la largeur beaucoup trop grande de ses entre-colonnements, surtout au second ordre, entraînera sa destruction ; et déjà le poids énorme de la plate-bande qui supporte le fronton la fait se rompre, et semble écraser les maigres colonnes qui la soutiennent. Le genre de cette architecture massive, qui n’est ni antique ni moderne, n’a aucune espèce de rapport avec le reste de l’édifice, etc… »

Mais lorsqu’on entre dans l’église Saint-Eustache, la critique se tait et l’émotion vous gagne en présence de cette large nef, de ces nombreux piliers qui supportent une voûte pleine de hardiesse et de grandeur ; puis, si la pensée descend aux détails, on admire ces sculptures élégantes et capricieuses qui grimpent, se poursuivent, se perdent en jouant sur les piliers.

Le chœur surtout est merveilleusement orné. Un pendentif splendide, supporté par des anges, décore le sanctuaire. Les vitraux des fenêtres représentent les douze apôtres. La chaire a été construite sur les dessins de Lebrun, et l’œuvre a été exécutée par Le Pautre, d’après Cartaud. Le maître-autel est orné d’un corps d’architecture supporté par quatre colonnes de marbre d’ordre corinthien. Les dix statues groupées autour de l’autel sont de Jacques Sarrazin. Cet artiste a représenté saint Louis sous les traits de Louis XIII, la Vierge sous la figure d’Anne d’Autriche, et le petit Jésus, qu’elle porte dans ses bras, rappelle le jeune Louis XIV ; plus haut, on aperçoit les statues de saint Eustache et de sainte Agnès ; enfin, sur le dernier plan, ont été placés deux anges en adoration.

La chapelle de la Vierge, reconstruite au commencement de notre siècle, a été consacrée par le pape Pie VII, le 28 décembre 1804. Elle est décorée de plusieurs tableaux représentant le martyre de sainte Agnès ; le baptême de Jésus-Christ, par Stella ; Moïse dans le désert, par Lagrenée ; la guérison des lépreux, par Vanloo ; enfin, une statue en marbre de la Vierge, par Pigalle, complète les ornements de cette chapelle.

En 1834, on a placé à l’entrée du portail au nord de l’église, un bénitier qui représente le pape Alexandre II, distribuant l’eau bénite. Deux anges soutiennent le pontife, qui foule aux pieds le démon exorcisé. Ce morceau de sculpture est dû au ciseau de M. Eugène Bion.

Saint-Eustache est sans contredit la plus riche église de Paris, en œuvres des grands-maîtres. Mais nous sortirions des limites que nous nous sommes tracées, en analysant ici tant de productions remarquables.

D’illustres personnages ont leurs monuments funèbres dans cette église ou y furent inhumés. Nous devons citer : Anne-Hilarion de Cotentin, comte de Tourville, vice-amiral et maréchal de France, mort en 1701, à l’âge de 59 ans.

Dans le mur de la façade intérieure à droite, on voit le tombeau et le buste de Chevert. Son épitaphe, composée par d’Alembert, mérite d’être rapportée : — « Ci-gît François Chevert, commandeur, grand’croix de l’ordre de Saint-Louis, chevalier de l’Aigle-Blanc de Pologne, gouverneur de Givet et de Charlemont, lieutenant-général des armées du roi.

Sans aïeux, sans fortune, sans appui, orphelin dès l’enfance, il entra au service à l’âge de onze ans ; il s’éleva malgré l’envie, à force de mérite, et chaque grade fut le prix d’une action d’éclat. Le seul titre de maréchal de France a manqué, non pas à sa gloire, mais à l’exemple de ceux qui le prendront pour modèle. — Il était né à Verdun-sur-Meuse, le 2 février 1699. Il mourut à Paris, le 24 janvier 1769. »

Un autre monument plus somptueux, et qui porte aussi le nom d’un grand homme, décore la chapelle de la Vierge. C’est le mausolée de Colbert, exécuté par Baptiste Tuby et Antoine Coysevox, sur les dessins de Lebrun. — En face de la tombe du grand ministre, on voyait un petit monument bien simple ; c’était celui de Marin Cureau de La Chambre, médecin ordinaire de Louis XIV. Les traits du savant docteur étaient reproduits dans un médaillon que portait le génie de l’immortalité. On lisait dans un cartouche cette inscription :

Spes illorum immortalitate plena est.

et plus bas :

Marinus de La Chambre, obiit 1669, ætatis 75.

Le roi consultait toujours son médecin sur le choix de ses ministres. Il existait entre Louis XIV et Cureau de La Chambre une correspondance secrète sur cet objet. On y lisait cette phrase du docteur : « Si je meurs avant sa majesté, elle court grand risque de faire à l’avenir de mauvais choix. »

Saint-Eustache compte plusieurs curés célèbres parmi lesquels on cite le fameux René Benoit, que ses paroissiens appelaient le pape des halles ; le savant jurisconsulte Cosme Guymier et Jean Balue, parent du cardinal de ce nom.

L’attachement des habitants de cette paroisse pour leurs pasteurs était si grand, qu’il était souvent impossible de les changer de cure. L’histoire nous fournit un exemple de cette tendresse. Vers le milieu du XVIIe siècle, le curé de Saint-Eustache, appelé Merlin, tomba malade et mourut. L’archevêque de Paris nomma bientôt un successeur, qui vint pour prendre possession de sa cure. Le neveu de Merlin, simple prêtre, crut devoir s’y opposer, et donna pour raison que cette cure lui appartenait en vertu d’une résignation que son oncle lui avait faite.

Cet argument n’était pas des meilleurs ; cependant fortifié par la bienveillance des dames de la halle, comptant sur l’appui des paroissiens, le neveu de Merlin persista. Bientôt toute la population du quartier s’assemble en tumulte pour le protéger, met en fuite les soldats, puis installe le neveu de l’ancien curé.

Ce désordre dura trois jours. Enfin, les dames de la halle envoyèrent une députation à la reine.

L’orateur en jupons, après avoir expliqué les causes de l’émeute, résuma ainsi son discours : « Le bon curé Merlin a reconnu son neveu pour successeur ; d’ailleurs, les Merlin ont toujours été curés de Saint-Eustache, de père en fils, et les paroissiens n’en souffriront pas d’autres. »

La reine ne put leur promettre une entière satisfaction. Alors l’émeute devint sérieuse. Déjà les bourgeois commençaient à barricader les rues, lorsqu’on apprit que l’archevêque venait de céder.

Merlin remplaça son oncle et le calme se rétablit. Le lendemain, quelques plaisants firent placarder sur l’église une affiche ainsi conçue :

AVIS.
La cure de Saint-Eustache est à la nomination des dames de la halle.