Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments/Innocents (marché des)

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Innocents (marché des).

Limité par les rues de la Lingerie, de la Ferronnerie, Saint-Denis et du Charnier-des-Innocents. — 4e arrondissement, quartier des Marchés.

Ce marché a été formé sur l’emplacement de l’église et du cimetière des Saints-Innocents. Plusieurs historiens, parmi lesquels nous citons Dubreuil et Malingre, prétendent que la fondation de cette église est due à Philippe-Auguste, « qui employa pour sa construction une partie de l’argent qu’il tira de la vente des biens confisqués sur les Juifs. Le roi voulait y placer le corps de saint Richard, qui avait souffert le martyre à Pontoise. » Mais plusieurs diplômes des années 1159 et 1178, mentionnant expressément cette église, cette fondation remonterait au règne de Louis-le-Jeune, qui avait, disent les chroniqueurs, une dévotion particulière pour les Saints-Innocents, ou comme il les désignait, pour les saints de Bethléem. Si Philippe-Auguste n’est point le fondateur de cette église, il est certain du moins qu’il la fit rebâtir ou agrandir, et qu’il employa effectivement à cette pieuse destination une partie des biens dont il avait dépouillé les Juifs. Le corps de saint Richard y fut inhumé peu d’années après cette reconstruction. Ces reliques étaient en si grande vénération dans le moyen-âge, que les Anglais, devenus maîtres de Paris, firent exhumer le corps du saint, le transportèrent dans leur île, ne laissant que la tête dans cette église. Les bâtiments furent réparés à diverses époques, comme semblaient l’indiquer les différences très apparentes de ses parties. Ce fut après une de ces réparations, qu’en 1445, Denis Dumoulin, évêque de Paris, en fit la dédicace. L’histoire nous apprend que Louis XI portait un intérêt tout particulier l’église des Innocents. Il fit don à la fabrique de plusieurs droits de voirie, dont le produit servit à l’entretien de six enfants de chœur. Ce qu’on retira de ces droits, ainsi que de la location de plusieurs échoppes dans la rue de la Ferronnerie, se trouva excéder la somme nécessaire à cette fondation ; le surplus fut employé à établir et entretenir une musique qui se fit entendre jusqu’à la démolition de l’église. Louis XI y laissa encore d’autres traces de sa libéralité. Il fit élever à Alix la Burgotte, récluse des Innocents, un tombeau de marbre supporté par quatre lions en cuivre. On lisait l’inscription suivante sur ce mausolée :

En ce lieu gist sœur Alix la Burgotte,
A son vivant récluse très dévotte.
Rendue à Dieu femme de bonne vie
En cet hostel voulut être asservie,

Où a régné humblement et longtemps
Et demeuré bien quarante et six ans,
En servant Dieu augmentée en renom
Le roi Loys, onsièsme de ce nom,
Considérant sa très grande préfecture,
A fait élever icy sa sépulture.
Elle trépassa céans en son séjour,
Le dimanche vingt-neuvième jour,
Mois de juin mil quatre cent soixante et six,
Le doux Jésus la mette en paradis.

Amen !

Cette récluse avait pour demeure une espèce de cellule étroite où le jour et l’air ne pénétraient que par deux meurtrières grillées, dont l’une ouvrait sur la voie publique et servait à la récluse pour recevoir ses aliments, et l’autre, pratiquée dans l’église même, lui permettait de prendre part aux cérémonies religieuses. Il y eut aussi des récluses volontaires ou forcées dans les autres églises de Paris. Parmi ces dernières était Renée de Vendomois, femme noble, adultère, voleuse, qui fit assassiner son mari, Marguerite de Barthélemi, seigneur de Souldai. Le roi, en 1485, lui fit grâce de la vie, et le parlement la condamna à demeurer perpétuellement récluse et emmurée au cimetière des Saints-innocents à Paris, en une petite maison qui lui sera faicte à ses dépens et des premiers deniers venans de ses biens, joignant l’église, ainsi que anciennement elle estoit. À côté de cette église, se trouvait un cimetière dont l’origine remonte à la plus haute antiquité. On sait que les premiers chrétiens, à l’exemple des Romains, n’ensevelissaient pas leurs morts dans les villes. Ils élevaient les tombeaux au milieu des champs, ou sur le bord des grandes routes. Les rois, les princes, les grands de l’église, avaient seuls le privilège d’être inhumés dans la crypte des basiliques. Le cimetière des Innocents, réservé ensuite aux seuls paroissiens de Saint-Germain-l’Auxerrois, servit plus tard aux autres paroisses qui furent séparées de cette église. Après l’établissement des halles, ce cimetière fut perpétuellement traversé pendant le jour par une population commerçante. Les animaux séjournaient dans la partie la moins fréquentée et déterraient les cadavres ; les voleurs s’y cachaient la nuit et pillaient les imprudents qui s’y risquaient. Philippe-Auguste, en 1186, fit cesser le scandale et entoura le cimetière d’une clôture en pierre. Dans la suite on construisit autour de cette muraille une galerie voûtée appelée les Charniers. C’est là qu’on enterrait ceux que la fortune séparait encore du commun des morts. Cette galerie sombre, humide, malsaine, servait de passage aux piétons ; elle était pavée de tombeaux, tapissée de monuments funèbres et bordée d’étroites boutiques de modes, de lingerie, de mercerie et de bureaux d’écrivains publics. Elle avait été construite par le maréchal de Boucicaut et Nicolas Flamel. Cette galerie occupait une partie de la largeur actuelle de la rue de la Ferronnerie, et de ce côté était peinte la fameuse danse Macabre ou danse des morts. Cette danse offrait une série de tableaux représentant la mort qui frappe indifféremment toutes les classes de la société, et qui entraîne avec elle dans son branle terrible tous les âges et toutes les conditions. C’était une consolation bien grande pour l’homme du peuple, accablé de souffrances et de misère, de voir ce grand niveleur jeter au favori de la fortune ces leçons ironiques et de sentir qu’il exposait aux grands de la terre l’avertissement de leur commune destinée. On a dit que ce ne fut point la peinture qui la première conçut la pensée d’une danse bizarre dans laquelle la mort se faisait successivement la partenaire de tout être humain, elle n’aurait fait en cela que reproduire des mascarades en usage au XIVe siècle. Selon d’autres écrivains, la peinture de la danse macabre était une traduction fidèle représentant par des images les poèmes d’un troubadour appelé Macabrus, dont le nom serait ainsi resté à ses inventions fantastiques. L’immense mortalité qui désola les XIVe et XVe siècles développa sans doute cette idée du poète qui fut accueillie par le peuple, dont elle caressait si agréablement les instincts d’égalité absolue. Ces compositions, qui dans le principe n’avaient été destinées qu’à la décoration des lieux funèbres, ne tardèrent point à prendre une telle extension, qu’on les retrouva bientôt dans les marchés, dans tous les lieux publics les plus fréquentés et jusque dans les palais des rois. La miniature les reproduisit sur les marges des heures et des missels, et dans le XVIe siècle, elles ornaient les gardes des épées et les fourreaux des poignards. Sur les tombes qui tapissaient les charniers des Innocents, on lisait plusieurs épitaphes ; on remarquait celle-ci :

Cy gist Yollande Bailly,
Qui trépassa l’an 1514, la 82e année de son âge
Et la 42e de son veuvage laquelle a vit ou a pu voir
Deux cent quatre-vingt-treize enfants issus d’elle.

Parmi les morts illustres enterrés dans le cimetière ou dans ces charniers, on distinguait les tombes de Jean le Boullanger, premier président au parlement ; Nicolas le Fêvre, habile critique, et François Eudes de Mézerai, célèbre historiographe de France. Le cimetière des Innocents, situé dans un quartier populeux et au centre de Paris, compromettait depuis longtemps la santé publique.

« Arrêt du conseil, 9 novembre 1785. Le roy s’étant fait représenter en son conseil le plan des halles de la ville de Paris, sa majesté a reconnu que malgré les changements et démolitions par elle précédemment ordonnés, pour en augmenter l’étendue, le terrain sur lequel elles sont situées ne présente pas encore un espace suffisant pour y placer le marché aux herbes et légumes qui se déposent journellement dans les rues adjacentes, notamment dans les rues Saint-Denis et de la Ferronnerie où elles occasionnent un engagement considérable et quelquefois dangereux ; sa majesté, toujours attentive à ce qui peut être utile aux habitants de sa bonne ville de Paris, a déterminé de transférer le marché aux herbes et légumes dans le terrain connu sous le nom de cimetière des Saints-Innocents, déclaré domanial par arrêt du 25 octobre 1785. Ce terrain a paru d’autant plus convenable à cette destination, que se trouvant à la proximité des halles dont il formera la continuation, il procurera aux habitants l’avantage de trouver réunies dans un même arrondissement, les denrées nécessaires à leur consommation. À quoi voulant pourvoir ; ouï le rapport. Le roy étant en son conseil, a ordonné et ordonne que le marché aux herbes et légumes qui se tient actuellement tous les matins dans les rues Saint-Denis et de la Féronnerie d’autres adjacentes, sera transféré et établi sur le terrain qui formait ci-devant le cimetière des Saints-Innocents ; après néanmoins que toutes les formalités et conditions prescrites par les lois canoniques et civiles, pour autoriser sa nouvelle destination, auront été remplies et que le dit terrain aura été disposé conformément aux plans qui ont été adoptés pour que le d. marché y soit établi de la manière la plus commode pour le public. Signé Hue de Miroménil et de Calonne.» (Archives du royaume, section administrative, registre E, no 2613). En 1786 l’église et les charniers des Innocents furent démolis ; on enleva les ossements et plusieurs pieds de terrain de ce cimetière, qu’on transporta hors de la barrière Saint-Jacques, dans les carrières voisines de la maison dite de la Tombe-Issoire. Toutes les constructions hideuses disparurent pour faire place à un établissement d’une grande utilité publique, le sol fut renouvelé, exhaussé, pavé. En 1813, on construisit autour de ce marché des galeries en bois où les marchands sont abrités. Le matin on vend en gros les denrées qui sont débitées en détail dans le cours de la journée.

Le marché des Innocents a été cédé à la ville de Paris, en vertu d’un décret impérial du 30 janvier 1811.

La perception du prix des places dans cet établissement a produit, en 1840, une somme de 68 320 fr. 80 c.

À l’angle formé par la rencontre des rues aux Fers et Saint-Denis, on voyait une jolie fontaine adossée à l’église des Innocents. Cette belle construction était due aux talents réunis de Pierre Lescot et de Jean Goujon. Lors de la démolition de l’église, on chercha les moyens de conserver ce précieux monument de la sculpture du XVIe siècle. Un ingénieur nommé Six proposa d’ériger une fontaine au centre du marché des Innocents, et de conserver pour la construction tous les éléments reproduits dans le gracieux monument de la rue aux Fers. Sa proposition fut heureusement adoptée ; on démolit d’abord, ou plutôt on détacha lentement et avec précision toutes les parties qui formaient la décoration de cette fontaine. Mais les deux faces de la décoration ancienne étaient insuffisantes pour orner les quatre côtés de la nouvelle fontaine, il fallait y suppléer par de nouveaux pilastres, de nouveaux bas-reliefs, ajouter, et c’était là le plus difficile, aux cinq figures de Naïades exécutées avec tant de grâce, par Jean Goujon, trois autres Naïades dans le même style. Voici de quelle manière on opéra : les pierres des deux faces anciennes furent employées à la construction des quatre faces, on les mêla alternativement avec des pierres nouvelles et toutes préparées, on donna aux unes et aux autres une teinte générale qui détruisit la différence de leur couleur. Par cet amalgame de pierres, par cette teinte commune qu’elles reçurent, l’ensemble du monument fut en harmonie parfaite avec ses anciennes parties, et son architecture conserva son caractère primitif, sans qu’on pût apercevoir aucun des nouveaux raccords. Les trois Naïades ajoutées sont dues à M. Sajou. L’artiste n’a pu leur donner cette beauté pleine de grâces et de naïveté qui distingue les compositions de Jean Goujon. Les sieurs L’Huillier, Mezières et Danjon ont exécuté les ornements et bas-reliefs qui restaient à faire. Cette fontaine est la plus jolie, la plus coquette de toutes celles qui décorent la capitale.