Dictionnaire analytique d’économie politique/R

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RENTE DE LA TERRE. — Les produits naturels de la terre, qui appartiennent en totalité au propriétaire, ne sont pour lui qu’un revenu précaire entièrement différent de la rente.

Celle-ci est toujours supérieure aux produis naturels. Si elle leur était, inférieure ou, même égale, le propriétaire n’aurait aucun intérêt à la culture de sa terre, et probablement ne permettrait pas de la cultiver.

Qu’est-ce donc qui détermine et règle la rente du propriétaire ?

Il y a sur ce point deux opinions différentes et toutes deux également recommandables par la célébrité méritée de leurs auteurs et de leurs partisans.

L’une fait dériver la rente moyenne de la terre, dans chaque canton, de l’état de la richesse locale et de la fertilité naturelle et acquise de la terre.

L’autre regarde la rente comme l’effet de l’appropriation de la terre et du monopole qui en est la conséquence nécessaire.

Il me semble que ce dissentiment ne vient que de ce que les uns envisagent la rente dans sa cause, et les autres dans sa quotité ; de sorte que tous ont également raison dans le point de vue où ils se sont placés.

Que l’appropriation des terres soit la Cause efficiente de la rente, c’est ce qu’on ne peut raisonnablement méconnaître.

Si en effet la terre n’appartenait à personne, si chacun pouvait la cultiver sans rien payer, si sa culture ne souffrait pas de sa non-appropriation, il n’y aurait ni prétexte, ni motif pour imposer une rente au cultivateur ; car cette rente ne serait d’aucun avantage, ni pour la production, ni pour le cultivateur, ni pour le consommateur, ni pour la richesse particulière et générale.

La terre aurait la même fertilité que si elle était appropriée, sa culture ne serait ni plus ni moins dispendieuse ; le prix vénal de ses produits serait toujours fixé par l’offre et la demande ; le consommateur ne les paierait ni plus cher ni meilleur marché, et le pays ne serait ni plus ni moins riche ; où serait donc la nécessité ou futilité de la rente ? Évidemment il n’y en aurait point.

Ce n’est que lorsque l’appropriation a donné la terre aux uns à l’exclusion des autres, que ceux qui en sont privés ne peuvent la cultiver qu’avec la permission de ceux qui en sont les propriétaires et que cette permission est mise à prix, qu’on voit éclore la rente ; alors le propriétaire de la terre, maître de ses produits naturels, devient le co-propriétaire de ses produits cultivés, et sa copropriété a son principe, sa cause et son titre dans sa propriété ; du moins ils sont inséparables et se prêtent on mutuel appui. On peut d’autant moins se méprendre sur la véritable cause de la rente, qu’elle n’intéresse que le cultivateur, ne pèse que sur lui et n’est acquittée que par ses produits ; preuve irrésistible de la relation de la rente avec la propriété.

À la vérité on dit que la rente augmente le prix vénal des produits, et qu’elle est supportée toute entière par le consommateur ; mais c’est une erreur qu’il est facile de rendre palpable.

Qu’est-ce qui détermine le prix vénal des produits ; ce ne sont ni les frais de la production, ni la rente de la terre ; ou, en d’autres termes, ce n’est pas ce qu’ils ont coûté à produire, mais ce qu’ils valent au marché, valeur qui dépend de la proportion des produits qu’on veut vendre avec ceux qu’on veut acheter. Or la rente n’augmente, ni ne diminue l’une ou l’autre de ces deux quantités ; elle n’a donc sur elles aucune influence.

Seulement ; si le prix vénal ne couvre pas le cultivateur des frais de la production et de la rente, le propriétaire baisse la rente ou là culture cesse ; car, dans aucun cas, les frais de production ne peuvent souffrir de l’insuffisance du prix vénal, donc la rente n’est pas et ne peut pas être supportée par le consommateur. Elle n’atteint que le cultivateur, parce qu’elle est le prix de la permission de cultiver la terre qui ne lui appartient pas.

La rente dérive donc évidemment de l’appropriation des terres ; elle est le prix du monopole que cette appropriation établit, elle n’a pas et ne peut pas avoir d’autre cause.

On a cependant essayé de la défendre des préventions qui s’élèvent contre le monopole, et, dans cette vue, on lui a assigné trois causes également justes, légitimes et raisonnables. On les fait résulter,

1°. De la qualité de la terre qui produit au delà des besoins du cultivateur ;

2°. De la qualité des produits de la terre qui assure leur consommation par l’impulsion qu’ils donnent à la multiplication des consommateurs ;

3°. De la rareté comparative des terres naturellement ou artificiellement plus ou moins productives.

Ces trois causes expliquent bien comment dans l’état d’appropriation des terres le propriétaire et le cultivateur parviennent à régler le taux de la rente, mais elles ne prouvent pas que la rente n’appartient pas au propriétaire par la puissance de l’appropriation, et c’est là cependant ce qu’il s’agissait de prouver.

Sans doute la qualité de la terre qui produit au delà des besoins du cultivateur, qui, par la propriété de ses produits, assure leur consommation, et par sa rareté comparative avec les terres plus ou moins productives donne de plus grands ou de moindres produits au cultivateur, autorise son propriétaire à demander une rente plus ou moins forte à ceux qui les cultivent ; mais il ne s’agit là que de la quotité de la rente et non de sa cause. Ce qu’il y a de certain, c’est que si l’appropriation des terres n’avait pas lieu, s’il n’y avait ni propriété, ni propriétaire, quelle que fût la qualité des terres, la rente resterait réunie ou confondue avec la part du cultivateur et ne pourrait en être séparée à aucun titre.

On insiste et l’on dit :

La qualité du sol, cause première du haut prix du produit, est un présent de la nature à l’homme. Si le sol de la terre était tel qu’il ne pût pas produire au delà de ce qui suffit pour entretenir le cultivateur…, quoique la terre pût être encore monopolisée…, la rente ne pourrait pas exister ; donc la rente n’est pas l’effet du monopole.

Cet argument est spécieux, mais son illusion me parait facile à dissiper.

Si la qualité du sol, qui est la cause du haut prix du produit brut, est un présent de la nature ; c’est à l’homme qui cultive ce sol qu’elle fait ce présent et non à celui qui ne le cultive pas. Pourquoi le présent que la nature destine au cultivateur passe-t-il du cultivateur au propriétaire ? Si ce n’est pas en vertu du droit de propriété, quelle autre raison pourrait légitimer la spoliation du cultivateur au profit du propriétaire ?

D’ailleurs est-il vrai que, dans le cas où la terre ne produirait que les frais de la culture, elle pourrait être monopolisée ? J’avoue que cela me parait impossible ; à quoi servirait en effet ce monopole ? Ce ne serait pas au monopoleur qui ne tirerait des produits de la terre que les fruits du travail ; ce ne serait pas non plus au monopolisé, car pourquoi le priverait-on d’une terre qui ne peut plus être utile qu’à lui, qui est indispensable à son existence et sans laquelle il ne pourrait pas exister ?

Supposera-t-on qu’on pourrait monopoliser des terres, quoiqu’on ne pût pas les cultiver et dans la seule pensée d’en permettre la culture à ceux qui voudraient les cultiver ? Mais que signifierait un monopole gratuit ? ne serait-il pas contraire à sa nature ? monopole et liberté sont contradictoires et incompatibles.

Ainsi, sous quelque point de vue qu’on envisage la cause de la rente de la terre, il est impossible de lui en assigner d’autre que l’appropriation et le monopole qu’elle établit, et l’on a eu raison, de dire que le propriétaire récolte où il n’a pas semé ; mais ne résulte-t-il pas de l’appropriation et du monopole des terres des avantages économiques et politiques qui les légitiment et doivent les faire absoudre des inculpations si souvent dirigées et avec tant de raison contre le monopole ? C’est une question d’une autre nature que celle qui m’occupe en ce moment ; mais ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre sa solution ; il me suffit de dire que dans mon opinion elle doit être favorable à ce genre de monopole, parce qu’il est sans résultat fâcheux et pour ainsi dire nominal.

C’est sans aucun fondement qu’on a dit que la rente de la terre est un prix de monopole, et que le propriétaire tire du fermier tout ce qu’il peut en obtenir. Il y a à cet égard deux limites* que le propriétaire ne peut pas franchir : il ne peut demander et le fermier ne peut accorder que ce qui est déterminé par la nature des choses, toujours indépendantes de la volonté dés hommes ; la question de la rente est assujettie à des lois positives et invariables qui enchaînent également le propriétaire et le cultivateur.

Quel est en effet le régulateur de la rente ? C’est d’un côté la quantité des produits qu’on petit espérer de la culture de la terre, et de l’autre le prix vénal des produits cultivés. Tout ce qui dans ce prix excède les frais de la production, c’est-à-dire les salaires du travail et les profits du capital, peut être l’objet du débat entre le propriétaire et le cultivateur pour la fixation de la rente, et c’est sur cet excédant disponible qu’ils peuvent compromettre et hausser ou baisser la rente.

Mais si la quotité de la rente dépend du prix vénal des produits cultivés de la terre, à son tour le prix vénal est subordonné à l’état progressif, stationnaire ou rétrograde de la richesse locale,

La richesse locale est-elle progressive : il y a plus d’ouvrage que d’ouvriers ; le travail est par conséquent mieux payé fies hauts salaires établissent l’aisance parmi les classes laborieuses, elles multiplient dans la proportion de leur aisance ; de plus grands produits de la terre sont nécessaires pour les faire subsister ; les terres sont recherchées et la rente augmente dans la proportion de leur rareté ou de leur fertilité relative. La rente atteint donc son terme le plus élevé quand la richesse locale est progressive.

On s’est évidemment abusé, lorsqu’on a cru que la rente résulte de la fertilité de la terre, qui est un présent de la nature à l’homme.

Cela serait vrai, si la rente consistait dans les produits naturels de la terre ; mais comme elle se compose des produits cultivés qu’il faut arracher à la terre par le travail, et qu’on ne peut distinguer ce qui, dans ces produits, appartient au travail de l’homme et au présent de la nature, on ne peut les attribuer qu’au travail du cultivateur, puisque sans lui la nature aurait conservé son présent. La fertilité de la terre n’est donc, sous ce rapport, d’aucune considération.

Toutefois il faut convenir qu’il y a des terres qui, avec les mêmes frais de production, donnent de plus grands produits que d’autres ; et comme les frais de production doivent être prélevés sur le prix vénal des produits, il s’ensuit que les terres qui donnent de plus grands produits avec les mêmes frais de production sont plus fertiles, et sous ce rapport la fertilité doit être regardée comme une des causes de la rente surtout quand la richesse locale est progressive.

En est-il de même dans le cas où la richesse est stationnaire ? non, sans doute ; quand la richesse est stationnaire la population n’augmente ni ne diminue ; la consommation n’exige que la même production, le prix vénal des produits ne hausse ni ne baisse ; les frais de la production sont les mêmes, nécessitent la même défalcation sur le prix vénal et laissent la rente au même taux. La fertilité de la terre n’exerce par conséquent qu’une faible influence sur la rente, ou plutôt on ne cultive que des terres d’une fertilité à peu prés égale, et par conséquent cette fertilité n’est que d’une considération secondaire dans la fixation de la rente.

Ce résultat est encore bien plus certain lorsque la richesse locale décline ; alors la population suit la décadence de la richesse ; moins de produits sont consommés et reproduits ; leur prix vénal baisse, les frais de la production absorbent cependant la même quotité du prix vénal, et la rente baisse dans la proportion de la diminution de la richesse sociale ; dans ce cas, la fertilité de la terre, loin d’arrêter la baisse de la rente, ne ferait que l’accroître par la baisse que l’abondance des produits occasionne dans leur prix vénal.

Vainement veut-on se prévaloir de ce que les produits cultivés de la terre trouvent toujours des consommateurs, et ne peuvent pas suffire à la tendance progressive de la multiplication de la race humaine ; cela n’est vrai que quand la richesse est progressive, quand les peuplés prospèrent, quand les populations suivent le torrent des prospérités. Dans le cas contraire, les produits ne sont pas consommés malgré la demande des consommateurs, parce qu’il ne suffit pas de vouloir consommer, il faut encore donner un équivalent de sa consommation ; ce qui manque dans le cas de la décadence de la richesse locale. Dans cette crise terrible les produits ne peuvent pas plus soutenir la consommation que la consommation la production. La misère générale stérilise et flétrit la fertilité, ce présent de la nature à l’homme.

Il me paraît donc démontré que la fertilité de la terre a peu de part à la fixation de la rente, et qu’elle est presque entièrement subordonnée à l’état de la richesse locale.

Si tel est le régulateur de la rente, il me parait inutile d’entrer dans l’examen des développemens qu’on a donnés au système de la rente, présent de la nature. Ces développemens sont très-ingénieux sans doute, mais ils compliquent prodigieusement la science, et j’ose le croire, sans utilité.

On veut que certaines terrés donnent toujours une rente et que ce soit celles qui produisent des subsistances ; et cependant on est forcé de convenir que certaines terres ne donnent que peu ou point de rente, quoiqu’elles produisent des subsistances. Ce sont les terres mauvaises ou médiocres dont les produits couvrent à peine les frais de production et qu’on cultive cependant dans les temps de prospérité et de richesse progressive, parce que les subsistances ont la plus grande valeur.

On veut encore que les terres qui produisent des subsistances donnent toujours une rente, et même qu’elle soit plus forte et régularise la rente de toutes les terres qui ne produisent que les matières premières du vêtement, du logement et des autres commodités de la vie ; mais l’on est encore forcé de reconnaître que cette règle est assujettie à une foule d’exceptions qui l’énervent et la paralysent. Faut-il s’en étonner ? Le moyen d’assujettir à la même règle des produits qui varient d’un canton à l’autre, de province à province, d’état à état ; qui ont un prix vénal selon l’état de la richesse locale de chaque canton, de chaque province et de chaque état ; et qui sont préférés ou rebutés selon qu’ils sont plus ou moins convenables aux commodités et aux jouissances que désirent où prescrivent la richesse et l’opulence. Alors les produits que la richesse demande avec le plus d’empressement donnent la plus forte rente ; et cette rente elle-même est peu stable, parce que les goûts de la richesse sont mobiles comme elle. C’est s’abuser volontairement que de chercher des règles invariables à des choses qui sont dans une continuelle mobilité.

Ainsi, il me paraît certain que l’appropriation et le monopole des terres sont la seule cause de la rente de la terre, et que sa quotité dépend de l’état de la richesse locale combinée avec la fertilité des terres, combinaison qui ne se fait que dans le seul cas de la richesse progressive. Là me paraît être le terme de la science sur ce point important.


REVENU. — On appelle revenu, la valeur vénale des produits annuels de la terre et du travail.

Le revenu consiste dans la valeur des produits et non dans tes produits. Qui n’a que des produits n’a point encore de revenu ; rechange des produits qu’on ne veut pas consommer peut seul en donner un, et déterminer sa quotité par la valeur monétaire ou Vénale des produits.

Toutefois on tomberait dans une grave erreur si l’on considérait la valeur monétaire que donne l’échange des produits, comme le revenu ; elle n’en est, pour, ainsi dire, que la mesuré ; elle exprime à quelle somme il s’élève, mais il n’est en réalité que les produits que la monnaie peut acheter. Si, par exemple, l’échange porte la râleur des produits à 100,000 fr. en monnaie, ce ne sont pas les 100,000 fr. en monnaie, fut-elle d’or et d’argent, qui formant le revenu, il se compose uniquement des produits que les 100,00 f. en or et en argent peuvent acheter.

D’où il résulte que sans l’échange des produits en monnaie, il n’y a point de revenu, et que l’emploi de la monnaie constitue le revend et fixe sa quotité.

Quand le revenu embrasse la valeur totale dès produits annuels de la terre et du travail d’au pays, il prend la dénomination de revenu général.

Réparti entre les particuliers soit à titre de salaires du travail, soit à titre de profits du capital, soit à titre de rente de la terre, le revenu général forme le revenu particulier ; ces (rois libres au partage du revenu, ne s’excluent pas, ne sont pas incompatibles et peuvent se cumuler sans obstacle et sans inconvénient. Rien n’empêche en effet que le revenu d’un individu ne se compose cumulativement des salaires du travail, des profits du capital et de la rente de la terre.

On doit aussi comprendre dans le revenu particulier, le revenu de ceux qui rendent des services aux salaries, aux capitalistes et aux propriétaires de la rente ; ce revenu est une sorte de déduction du revenu particulier, il en fait partie, et doit rester confondu avec lui.

Enfin, l’état, pour satisfaire à ses besoins et acquitter ses dépenses, fait des prélèvemens directs, et indirects sur le revenu particulier, et ces prélèvemens forment le revenu public.

Après la répartition du revenu général en revenu particulier et public, il est soumis à la consommation individuelle, et l’on ne voit p$s pourquoi chacun n’en disposerait pas pour se& besoins ; ses commodités et ses jouissances. On prétend cependant qu’il n’en doit pas être ainsi, et qu’on doit le diviser en deux parties.

L’une pour les besoins et la satisfaction de l’individu.

Et l’autre pour la production ultérieure, ou, ce qui est la même chose, pour l’entretien du capital, aliment et instrument nécessaire de la production. (Voyez Capital.)

On ajoute que quand la réserve pour l’entretien du capital est la même que celle de l’année précédente, les moyens de travail et de production sont les mêmes, qu’on peut espérer qu’on obtiendra les mêmes produits, et que la richesse acquise n’éprouvera aucune altération.

La réserve est-elle inférieure à celle qui l’a précédée, il y a moins de travail, et la production est réduite ; les produits éprouvent une réduction proportionnelle, et les sources de la richesse se dessèchent et tarissent.

Enfin, si la réserve est supérieure à celle de l’année antérieure, il y a plus de moyens de travail, plus de produits et plus de richesse.

Dans ce système, le mobile de la richesse, de ses progrès et de sa progression indéfinie est dans l’économie progressive du revenu, comme sa décadence et sa ruine résultent du peu ou point d’économie.

Il faut en convenir, cette théorie est très-ingénieuse, et a dû trouver de nombreux partisans parce que, simple et facile, elle n’exige pas de grands efforts pour pénétrer le mystère de la richesse ; mais est-elle aussi solide qu’elle est spécieuse ? il est permis d’en douter.

L’économie du revenu augmente le capital, qui, à son tour, augmente le travail, et celui-ci donne de plus grands produits ; mais là s’arrêtent les derniers effets de l’économie.

Considérés isolément, les produits ne sont pas la richesse, ils ne sont rien par eux-mêmes, ils n’ont qu’une valeur éventuelle, et ce n’est pas d’espérances, mais de réalités que se compose la richesse.

L’échange seul vivifie les produits, leur donne une valeur et les fait concourir à la formation de la richesse, jusqu’à concurrence de leur valeur ; mais l’échange ne s’opère pas par la seule existence des produits ; il y faut le concours du consommateur, et jusqu’à ce qu’il se présente, l’échange est impossible, les produits restent sans valeur, et l’économie est frappée de stérilité.

Sans doute tout producteur est consommateur, mais ce ne sont pas ses produits que le producteur consomme, ou du moins il n’en consomme que la moindre partie ; la consommation de l’autre partie ne s’opère que par son échange avec d’autres produits qui lui conviennent. Si d’autres produits n’existent pas, ou si l’on ne veut pas prendre les siens en échange de ceux qui existent, à quoi lui serviront ses produits repoussés par l’échange. Évidemment ils ne lui seront d’aucun profit et seront perdus pour lui. Sera-t-il alors bien disposé à s’imposer chaque année de nouvelles économies pour augmenter des produits qui, chaque année, lui feront éprouver de nouvelles pertes ? ce serait une dérisoire absurdité de le croire, et cependant c’est à ce résultat que conduit l’économie progressive et continue du revenu.

On a pensé que la production crée la consommation, parce que les produits s’échangent centre des produits, parce que les producteurs sont en même-temps consommateurs, et que plus il y a de produits à échanger, plus il y a de moyens d’échange. J’ai prouvé aux mots Échanges et Produits que cette assertion est dénuée de fondement ; la difficulté reste donc tout entière.

L’a-t-on résolue lorsqu’on a dit :

C’est par son capital qu’une nation se procure ce qu’elle consomme ; son capital se proportionne à sa consommation, et toute augmentation de consommation, non-seulement arrête l’accumulation du capital, mais nécessite l’emploi d’un plus grand capital que celui qui existe.

On ajoute :

La dépense d’une nation à laquelle son capital est toujours proportionné, augmente avec son revenu, et elle ne peut pas augmenter autrement. Si l’augmentation du revenu est économisée, elle s’ajoute au capital ; si elle est dépensée, l’augmentation de la dépense provoque l’extension du capital. L’économie du revenu augmente donc le capital, pendant que l’augmentation de la dépense augmente le besoin du capital ; par ce moyen, l’augmentation du revenu du pays peut être partiellement économisée et partiellement dépensée, et cela dans des proportions si égales que le revenu économisé peut former un capital suffisant pour le revenu dépensé ; alors l’accumulation et la dépense marchent à pas égaux, et peuvent augmenter indéfiniment.

Le résultat de cette augmentation est donc qu’à mesure que le revenu d’un pays augmente, la dépense augmente, et que le capital s’accroît dans la proportion de l’augmentation de la dépense. Qu’il en soit ainsi quand l’augmentation dû revenu précède l’augmentation du capital, je n’en fais aucun doute, mais ce n’est pas là notre question.

Il ne s’agit pas ici de l’augmentation du capital après l’augmentation du revenu, mais de l’augmentation du capital pour augmenter le revenu, et dans ce cas il me paraît évident qu’augmenter le capital c’est augmenter les produits et non augmenter ta revenu, ce qui est bien différent ; on ne peut transformer les produits en revenu que par le secours de l’échange, et, encore une fois, l’échange n’est ni forcé ni assuré par l’existence des produits.

C’est donc sans aucun motif qu’on prescrit l’économie d’une partie du revenu, comme un moyen infaillible de richesse ; il est permis de croire que ce n’est pas par cette route qu’on arrive jusqu’à elle.

Et d’abord si on descend des hauteurs de la théorie pour se rapprocher des faits, on découvre des résultats bien différens, et l’on ne comprend même pas la possibilité de séparer le revenu réservé pour la production du revenu affecté à la consommation sans production. On ne trouve rien de semblable dans l’usage et la pratique des peuples.

Les classes laborieuses, industrieuses et commerçantes qui vivent de salaires et des profits du capital, et celles qui tirent leur revenu de leurs services privés, consomment au moins les 5/6e du revenu général, et leurs consommations concourent avec ou sans économie séparée à la production ; tout ce qu’elles consomment est reproduit ; du moins est-il impossible, dans leur reproduction, de séparer ce qui appartient à l’économie ou à la consommation sans économie. Si cette séparation existe, il est impossible de la rendre sensible.

Est-il même vrai ou vraisemblable que dans la consommation du revenu, il y en ait une part quelconque qui ne tourne pas directement ou indirectement au profit de la reproduction ?

Le revenu particulier ne se dépense qu’en échange d’une valeur en produits ou en services. Chaque consommateur est l’échangiste de chaque producteur. Tous deux donnent une valeur en échange de celle qu’ils reçoivent, et sans doute la valeur donnée par le consommateur, et prise cette année pour bonne par le producteur, le sera également l’année prochaine ; toute consommation porte donc avec elle le germe et la garantie de sa production.

Cette conséquence n’es cependant ni aussi exacte ni aussi sûre, par rapport à la consommation du revenu public. Comme il consiste en prélèvemens sur le revenu particulier, et que sa consommation n’offre au producteur d’autre équivalent que le service public, il est possible que cet équivalent ne soit pas toujours suffisant pour stimuler sa production, surtout quand les prélèvemens épuisent les forces du producteur, et compromettent la force de la production.

Hors ce cas, la valeur d’échange du revenu consommé, quand elle est acceptée librement, me semble offrir un gage suffisant de la production, et cette cause des progrès de la richesse est bien préférable à celle de l’économie progressive du revenu.

Celle-ci est problématique, incertaine et sujette à une foule d’erreurs et d’accidens.

Si l’économie du revenu est inférieure à ce qu’exige la production ultérieure, les produits sont insuffisans pour la consommation, il y a souffrance et détresse pour les individus, retard et peut-être décadence de la richesse sociale, affaiblissement ou perte de forces pour l’état.

Augmentera-t-on au contraire l’économie du revenu au delà des besoins du capital, on évitera le danger de l’insuffisance des produits ; mais leur surabondance ne produira-t-elle aucune calamité ? Ne découragera-t-elle pas la production ? ne ruinera-t-elle pas le producteur ? ne détruira-t-elle pas les capitaux inutilement accumulés, et n’opposera-t-elle pas un obstacle insurmontable aux progrès de la richesse et de la civilisation,

La consommation du revenu sans autre condition que celle de l’équivalent, n’a aucun de ces inconvéniens. Toujours averti par l’impulsion de la consommation, le producteur sait s’il doit économiser, et provoquer des économies pour étendre sa production et augmenter ses produits ; l’augmentation du capital ne produit jamais d’engorgement, son emploi est assuré, les produite sont échangés, et, leur échange augmente le revenu ; alors l’augmentation du revenu précède l’augmentation de la dépense, le revenu et la dépense réagissent l’un sur l’autre, et le capital stimulé par leur concours se proportionne à leurs besoins.

Ces résultats comparatifs de l’économie spéculative, et de l’économie stimulée par les besoins du capital, me paraissent ne laisser aucun doute sur les véritables effets de la consommation du revenu ; elle doit être entièrement abandonnée à la règle de l’équivalent.

RICHESSE. — Ce mot exprime l’état d’un individu, d’un peuple relativement aux nécessités, aux commodités et aux jouissances de la vie sociale.

N’ont-ils strictement que ce qui leur suffit, ils ne sont ni riches ni pauvres.

Éprouvent-ils des privations et des souffrances, ils sont pauvres et misérables.

Il n’y a aucune différence entre la richesse de la chaumière et l’opulence des palais, leur nature est la même, l’abondance les caractérise également, et marque les degrés qui les séparent.

Sous ce point de vue, la richesse consiste dans les objets matériels qui sont le produit annuel de la terre et du travail ; ce n’est pas que l’homme, être intellectuel, n’éprouve aussi le besoin des jouissances intellectuelles, et que les travaux qui les lui procurent ne doivent être ajoutés à la somme des richesses sociales, mais ils ne sont que des accessoires de la richesse matérielle, et doivent se confondre avec elle.

Trois conditions sont indispensables pour assurer aux objets matériels la qualité de richesse, ils doivent être durables et susceptibles d’accumulation et d’évaluation.

Ils doivent être durables, parce que si le caractère de la pauvreté est, suivant un proverbe populaire, de vivre de la main à la bouche, le caractère de la richesse est d’avoir un fonds d’objets matériels, disponibles pour la consommation actuelle, ou réservés pour une consommation prochaine ou éloignée ; sans la durée des objets matériels, la richesse serait, pour ainsi dire, annuelle et subirait tous les accidens des saisons, tous les changement, tous les événemens de la vie politique et civile. La durée prévient tous ces risques ou atténue leurs calamités.

D’un autre côté, la durée favorise l’accumulation des objets matériels qui supplée à leur abondance et la perpétue. On n’a pas encore de notions suffisantes de l’étendue des accumulations qu’un pays peut effectuer ; ne fussent-elles capables de suffire qu’aux besoins d’une année, et cela n’est pas impossible, un peuple est à l’abri des calamités de la pauvreté et de la misère, et pourrait se dire véritablement riche. On doit donc regarder l’accumulation comme un des plus grands moyens de richesse.

Si la bonté de la nature fournissait à tous les habitans d’un pays les objets matériels qui composent la richesse, et si elle les leur dispensait dans la proportion de leurs désirs, le pays serait riche au plus haut degré, et l’on ne serait jamais dans le cas d’apprécier la valeur des objets qu’il consomme ; la richesse serait entièrement indépendante de sa valeur.

Mais comme la nature n’est libérale envers l’homme qu’autant qu’il mérite ses bienfaits par son travail, et que les hommes ne jouissent des produits de leur travail, que par l’échange qu’ils font de ceux qu’ils ont de trop avec les produits des autres travaux, il en résulte que l’abondance des objets matériels sans la possibilité de leur échange réduirait le pays le plus abondant à une pauvreté absolue. Tous éprouveraient le sort de Tantale, et seraient condamnés au supplice de la faim, de la soif et de tous les besoins physiques, au milieu de l’accumulation et de l’accroissement des produits et des richesses. Cet état n’est pas tout-à-fait inconnu parmi les peuples civilisés, et l’on pourrait en citer de nombreux exemples dans tous les pays où l’on n’a pas senti la nécessité des échanges et l’avantage de les rendre faciles et sûrs.

Ce danger disparait dès que les objets matériels, durables et accumulés, peuvent s’échanger les uns contre les autres ; dès que chaque producteur peut avec ses produits se procurer ceux qui lui manquent, dés que les produits de tous sont par l’échange rendus communs à chaque producteur. Mais on ne parvient à l’échange des divers produits que par leur appréciation respective, par la fixation de leur valeur réciproque et de la part de richesse qu’ils renferment ; dès qu’on en est arrivé là, ce n’est plus l’abondance des objets matériels qui constitue la richesse, c’est leur valeur d’échange.

La richesse qui, avant la nécessité de l’évaluation des objets matériels, consistait exclusivement dans leur abondance, prend un autre caractère, dès que l’abondance est subordonnée à la valeur d’échange ; alors on n’est plus riche dans la proportion de l’abondance, mais dans la proportion de la valeur.

Ce qu’il y a de plus étrange dans ce nouvel ordre de choses, c’est que l’abondance nuit souvent à la valeur, et que phis on abonde en produits moins on est riche en valeur.

On ne peut conserver à l’abondance tous ses avantages qu’en favorisant la consommation des produits surabondans ; consommation qui seule peut leur donner une valeur.

Ainsi la consommation est, en dernière analyse, la mesure dé la richesse d’un pays. Tant que la consommation est égale à la production, les produit ont une bonne valeur, et la richesse est portée à son maximum.

Si les produits surabondent et restent sans consommateurs, la richesse diminue non-seulement de ce qui n’est pas consommé, mais encore de la baisse de la valeur opérée par la surabondance.

On ne peut échapper à ces résultats que par des débouchés ouverts à l’écoulement des produits surabondons, par la facilité de leur circulation du lieu de la production à tous les marchés où ils peuvent trouver des consommateurs, par leur perfectionnement et par leur bon marché qui les font triompher de la concurrence de leurs rivaux.

Selon que les conditions de la durée, de l’accumulation et de l’échange sont plus ou moins fidèlement accomplies, l’abondance a plus ou moins de part à la richesse, et les individus, comme peuples sont plus ou moins riches.

Mais ils sont d’autant plus riches qu’ils savent mieux concilier l’abondance de la production avec la facilité des débouchés. Si les produits dépassent les besoins de la consommation, les produits ont une moindre valeur et la richesse diminue. Si les produits sont inférieurs aux besoins de la consommation, leur valeur est plus considérable, mais la diminution de leur quantité réduit les avantages de la hausse de leur valeur. Les débouchés font concourir l’abondance, avec la valeur, aux progrès de la richesse et la font, dans tous les temps, arriver à son maximum ; lorsqu’on ne sait, ou qu’on ne peut pas procurer des débouchés a l’abondance, on doit se borner à proportionner les produits à la consommation. Cette proportion conserve la richesse acquise et la fait dépendre de la prospérité locale ; au lieu d’en être le principal mobile, comme il arrive quand elle repose sur les débouchés illimités des produits de la terre et du travail, quelle que soit leur abondance.

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