Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Barre (Le Chevalier de la)

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BARRE (LE CHEVALIER DE LA). — Au nombre des faits d’intolérance et de cruauté que la libre-pensée reproche à l’Église, il n’en est guère de plus souvent exploité de nos jours que le supplice du chevalier de la Barre ; il n’est guère, non plus, d’accusation moins fondée, et plus insoutenable.

Jean-François de la Barre (1747-1766), d’une famille apparentée à celle des Lefèvre d’Ormesson, était, en 1765, lieutenant d’infanterie, en garnison à Abbeville. Resté sans fortune par la faute d’un père dissipateur, il avait été recueilli par sa tante, Mme Feydeau de Brou, abbesse de Willancourt, et habitait un appartement dont l’abbaye disposait, en dehors de la clôture.

Ce protégé de l’Église était indigne de ses bontés. Voltaire, son défenseur, avoue qu’il « avait toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée » (Dictionnaire philosophique, art. Torture) ; qu’il fréquentait de « jeunes étourdis que la démence et la débauche entraînaient jusqu’à des profanations publiques » (Lettre à d’Argence, 1er  juillet 1766) ; qu’enfin « il fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies » (Dict. phil., supra. Cf. Relation de la mort du chev. de la Barre, p. 8). Il vivait depuis quelque temps à Abbeville, connu par son impiété, lorsqu’une odieuse profanation y fut commise. « Un crucifix de bois, exposé sur un pont à la vénération publique, fut trouvé le matin du 9 août 1766 chargé de plusieurs coups de sabre qui y avaient laissé des traces profondes ». (Mémoire pour les sieurs Moisnel…, par Linguet). Sous la pression de l’opinion publique, les autorités civiles se mirent en campagne pour découvrir les coupables, aidées par l’évêque d’Amiens qui, comme la loi l’y contraignait (Ordonnance de 1670). lança un Monitoire obligeant les fidèles à seconder les magistrats. La mauvaise réputation de la Barre le fit soupçonner des premiers. Arrêté avec quatre de ses compagnons ordinaires, il fut interrogé à diverses reprises. Mais ni ses réponses ni les dépositions des témoins ne prouvèrent sa culpabilité. Ce grief fut donc abandonné. Malheureusement pour lui, plusieurs, tout en le disculpant du sacrilège commis, l’accusèrent de paroles impies, de propos obscènes et d’actes scandaleux. Les juges d’Abbeville, prévenus contre lui, le condamnèrent de ce chef à la peine de mort. Appel fut interjeté au Parlement de Paris. On comptait au moins sur une diminution de peine ; on s’était trompé : la sentence fut confirmée. Renvoyé à Abbeville, l’infortuné jeune homme y fut exécuté le 1er  juillet 1766.

Voilà le fait dans toute sa nudité. Qui doit en endosser la responsabilité et en porter l’odieux ? C’est l’Église, répondent en chœur ses ennemis : c’est elle qui a versé le sang de cet étourdi, et cela sans motif. — Eh bien, non : l’Église n’est pas coupable de cette cruauté ; non, le sang répandu sur la place d’Abbeville ne retombe pas sur elle. On objectera l’intervention de l’évêque d’Amiens et son Monitoire. Tout cela, vu les circonstances, n’importe guère. Qu’on en juge !

Nous sommes, on le sait, à une époque où les deux pouvoirs vivent en bonne intelligence et se prêtent, au besoin, mutuellement secours. Or un crime vient d’être commis contre la religion que la loi protège : tout le monde appelle et réclame le châtiment du coupable ; mais jusqu’ici les efforts pour le découvrir ont été vains. L’évêque d’Amiens intime aux fidèles l’ordre d’aider les magistrats en déclarant ce qu’ils savent ; il leur commande d’empêcher la justice de s’égarer en éclairant sa marche ; il demande aux témoins, s’il en est, de parler selon leur conscience. Voilà le but du Monitoire, voilà toute la part du prélat. Il faut noter encore qu’en agissant de la sorte Mgr de Lamotte se conformait à un usage, auquel il ne lui était pas loisible de se soustraire ; qu’à maintes reprises, en effet, le concile de Trente, Pie V, le clergé avaient protesté contre l’obligation qu’on imposait ainsi, mais toujours inutilement : la puissance séculière maintenant et défendant ce qu’elle tenait pour un droit, par des amendes et des confiscations.

Voulût-on cependant faire à l’Église un grief de cette intervention légale et nécessitée, on devrait reconnaître du moins que cette démarche n’eut aucune influence sur l’issue du procès. Le Monitoire visait uniquement la mutilation du crucifix : or, dit Voltaire, « la procédure, ni la sentence, ni l’arrêt ne font aucune mention » de cette accusation, qui de fait ne fut pas retenue par les tribunaux. L’avocat de la Barre, Linguet, n’est pas moins catégorique. « L’insulte à la croix, écrit-il, n’entre absolument pour rien dans la sentence, ni dans l’arrêt… ; elle n’est même rappelée ni dans l’une ni dans l’autre ». On peut d’ailleurs s’en convaincre en lisant le texte du jugement d’Abbeville conservé aux Archives nationales (X2B, 1392, 1393).

Ainsi l’Église n’a point travaillé à la condamnation du malheureux jeune homme. Je vais plus loin et dis qu’au contraire elle s’employa très activement à tenter de le sauver.

On l’accusait de propos scandaleux ; l’abbesse de Willancourt l’excuse : « Il n’est âgé que de dix-neuf ans, dit-elle, combien n’échappe-t-il pas à cet âge de mouvements inconsidérés… que la bouche imprudente prononce et que le cœur plus sage désavoue » (Lettre à Joly de Fleury, 18 octobre 1765). Au surplus « il n’y avait rien dans tout cela qui ait rapport à l’ordre public de la société, qui puisse apporter aucun trouble ni confusion dans cet ordre et dans celui de la religion. Je vous supplie donc. Monseigneur, d’avoir égard aux représentations que je prends la liberté de vous faire. M. le président d’Ormesson, à qui j’envoie le même détail, aura la bonté d’appuyer ma demande auprès de vous » (Ibid.).

On affirmait encore qu’il avait lacéré un évangile dans sa chambre. « Je peux assurer, réplique-t-elle, qu’il n’y a jamais eu d’évangile dans sa chambre. » Au reste, continue-t-elle, « le juge criminel d’ici a poussé bien loin, la sévérité », et paraît bien partial.

Ce plaidoyer adressé à l’avocat général demeura sans effet : La Barre fut condamné ; il devait même subir sa peine sans délai. À cette nouvelle, l’évêque d’Amiens rentre en scène : « Je vous supplie, écrit-il au président du tribunal, je vous supplie de suspendre, autant qu’il se pourra, l’exécution de la sentence. Nous travaillons à obtenir du roi que la peine de mort soit changée en prison perpétuelle ; il est certain que rien ne souffrira du délai que je prends la liberté de vous demander. » Cet appel à la modération ne fut pas entendu. L’Église n’en continua que plus fidèlement à s’intéresser au malheureux condamné. Le prêtre chargé de l’assister à ses derniers moments montra quels sentiments on nourrissait à son endroit dans les rangs du clergé. « Ce bon homme pleurait, raconte Voltaire, et le chevalier le consolait » (Relation de la mort du chevalier de la Barre, p. 25). On pleura pareillement, continue-t-il « depuis le trône de Pétersbourg jusqu’au trône pontifical de Rome » (Le Cri du sang innocent, p. 379). En tout cas, le nonce à Paris blâma tout haut cette cruauté. « Il dit publiquement que le malheureux n’aurait pas été traité ainsi à Rome, et que s’il avait avoué ses fautes à l’Inquisition d’Espagne et de Portugal, il n’eût été condamné qu’à une pénitence de quelques années » (Relation, p. 36). D’Alembert parle de même : « À Rome, assure le nonce, ce jeune fou aurait été tout au plus condamné à un an de prison » (Lettre du 16 juillet, 1766).

Ainsi, d’après les documents les plus authentiques et au témoignage de ses ennemis, l’Église n’eut aucune part à cette cruauté, bien au contraire.

Mais où sont les coupables ?

Voltaire va nous répondre. « Plus j’ai examiné ce que je sais de l’affaire, écrit-il, plus il m’est évident qu’il n’y a de crimes que dans les juges » (À Condorcet, 23 nov. 1774). Qu’on ne dise pas pour les disculper, qu’ils ont appliqué la loi. Ce serait faux : en croyant l’appliquer « ils péchèrent visiblement contre elle autant que contre l’humanité » (Œuvres XLIV, p. 879, édit. Garnier). « En France, il n’y a point de loi expresse qui condamne à mort pour des blasphèmes… ce qui le prouve, c’est que depuis vingt ans, aucun des membres du tribunal n’a osé la citer (Ibid.). (Voir la déclaration du 7 novembre 1651 renouvelant l’ordonnance de Louis XII, de 1510.)

Cette criminelle aberration de leur part, continue-t-il, se comprend d’ailleurs aisément. Des trois juges d’Abbeville, deux étaient de parfaits ignorants (À Condorcet, 6 févr. 1775), l’autre un franc coquin : « Je vous assure que les cheveux dresseraient à la tête si vous saviez tous les ressorts qu’un vieux scélérat a fait jouer » (Ibid.). « Cette abominable affaire ne fut entamée que par une querelle de quelques familles. » Tout « fut l’effet d’une tracasserie de province et d’une inimitié de famille. C’est une chose publique » (Lettres du 26 septembre, du 7 décembre 1766). Quant à venger la religion outragée, ces indignes magistrats n’y songèrent jamais. (Voir les lettres de plusieurs magistrats, conservées aux Archives nationales, loc. cit.)

Telle est la conclusion qui ressort de tous les écrits du patriarche de Ferney. Cette conclusion sera la même si après avoir étudié à sa suite le jugement d’Abbeville, on examine celui de Paris. Voltaire l’explique par le fanatisme de ceux qui furent appelés à prononcer. Or qu’étaient-ils d’après lui ? Dans leur ensemble, de fougueux « jansénistes », répond-il.

Ou l’a bien entendu : c’étaient de fougueux jansénistes. Espérons que les ennemis de l’Église ne la rendront pas responsable des actes de fils révoltés. Ce serait grossière injustice de recourir pour savoir ce qu’elle est, ce qu’elle pense, ce qu’elle veut, aux sentences de semblables juges, plutôt qu’aux actes de ses évêques, de ses prêtres et de ses religieuses ; d’oublier ce qu’ont fait ses enfants les plus fidèles, pour se souvenir seulement des fautes de ceux qui, par leurs sentiments, ne lui appartenaient plus.

P. Bliard.