Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Croisades

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 418-422).

CROISADES. — L Généralités. — IL Origine des croisades. — IIL Fondation des états chrétiens d’Orient. — lY, Destruction des étais chrétiens. — Y. Tentatives de restauration des états chrétiens {XII^-XIII" siècles). — VL La croisade aux ALV^XV^ siècles. — YU. Transformation et survivance de Vidée de croisade. — YIIL Importance historique des croisades. — IX. Bibliographie.

L Généralités. — Les croisades sont les expéditions entreprises à la suite d’un vœu solennel pour délivrer les Lieux saints du joug musulman. Le mot tire son origine de la croix d'étoffe que ceux qui par ticipaient à ces entreprises faisaient coudre sur leurs habits. Dès le moyen âge, on appelle aussi croisade toute guerre dirigée, à la suite d’un vœu, contre des infidèles (musulmans, païens, hérétiques, excommuniés). Les guerres des Espagnols contre les Maures furent, du xi^ au xvi' siècle, une croisade perpétuelle. Des croisades furent organisées, en France contre les Albigeois, en Allemagne contre Frédéric II, dans le nord contre les Lithuaniens, en Angleterre contre Jean Sans Terre, en Bohème contre les Hussites. Enfin, par un véritable abus de mot, on appelle croisade toute expédition qui offre un caractère religieux. En réalité la croisade correspond à une conception politique qui n’a été réalisée dans la chrétienté que du XI' au XV' siècle. Elle suppose une union de tous les peuples chrétiens sous la direction des papes. Toute croisade était annoncée i^ar des prédications ; après avoir prononcé leur vœu, les guerriers recevaient la croix des mains du pape ou de ses légats et jouissaient 1° des indulgences, 2" des privilèges temporels (exemption de la juridiction civile, inA’iolal)ilité des personnes ou des terres, etc.). La division traditionnelle de l’histoire des croisades en huit expéditions est défectueuse, parce qu’elle exclut un grand nombre d’entrepi’ises importantes et ne fait aucune place aux croisades des xiv' et xv' siècles. La division que nous avons adoptée est fournie par l’histoire des établissements chrétiens d’Orient. En réalité l’idée de la croisade n’a cessé jusqu'à la fin du xvii' siècle d'être un des éléments de la politique européenne, et elle a survécu, quoique transformée, dans les luttes auxquelles a donné lieu la question d’Orient.

II. Origine des croisades. — C’est dans l'état moral et politique de la chrétienté au xi' siècle qu’il faut chercher l’origine des croisades. Au moment où l’Europe était divisée en une multitude de souverainetés féodales dont les possesseurs luttaient péniblement pour défendre ou agrandir leur territoire, les papes avaient seuls gardé la conscience de l’unité chrétienne ; seuls ils voyaient clairement les intérêts de l’Europe en face de l’empire byzantin et du monde musulman ; seuls depuis la réforme religieuse, due à l’action des moines de Cluny, ils avaient assez de prestige pour prendre l’initiative d’un mouvement général. Mais en outre, leurs desseins furent favorisés par les préoccupations religieuses des Occidentaux. Dei)uis la fin de l’antiquité, Jérusalem, le Saint Séinilcre et tous les lieux illusti-és par les souvenii-s de la Passion du Christ étaient l’objet de la Aénération des fidèles qui ne reculaient, pour les visiter, devant aucune fatigue et aucun danger. Le premier itinéraire de pèlerinage qui nous soit parvenu est celui de Bordeaux à Jérusalem, cjui date de 333, au moment où l’Invention de la Sainte Croix était encore un éAcnenient récent. Depuis cette époque, c’est pai" centaines qu’il faut compter les témoignages siu- les rapports continuels entre les Occidentaux et la Palestine. Beaucoup, comme S. Jérôme, qui fonda en 385 les premiers monastères latins à Bethléem, étaient attirés par l'éclat des écoles théologiques de l’Orient ou par la renommée des monastères d’Egypte et de Syrie. D’autres se proposaient d’expier leurs péchés ou seulement de fortifier leur foi. Des hospices et des couvents latins se fondèrent à Jérusalem. En 800 le calife Haroun-al-Raschid conféra à Charlemagne le protectorat de ces établissements. Ses successeurs parvinrent à conserver cet héritage et jusqu'à la fin du X' siècle des aumônes abondantes furent envoyées d’Occidentaux chrétiens de Terre Sainte. En 1009 le calife fatimite Hakem ordonna, dans un accès de démence, la destruction du Saint Sépulcre. Le protectorat franc fut ruiné et ce furent les emperem-s de 821

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Constantinople qui firent reconstruire l’église du Saint Sépulcre (102’ ;) et prirent les chrétiens de Jérusalem sous leur protection. Loin de diminuer, le mouvement des pèlerinages s’accrut encore au xi^ siècle. De véritables armées de pèlerins traversèrent l’Europe : en 1026, la bande de Richard, abbé de Saint-Vanne, comprenait 700 pèlerins ; en io65 Giinther, évêque de Bamberg, mena en Palestine plus de 1.200 Allemands, qui durent se défendre pendant leur voyage contre les attaques des Bédouins. La route de Palestine était donc familière aux Occidentaux, quand les invasions des Turcs Seldjoucides vinrent menacer l’empire byzantin et la chrétienté tout entière. Le pape Grégoire VII fit le projet de conduire lui-même une expédition en Orient pour faire cesser le schisme de Constantinople et délivrer les chrétiens opi^rimés par les Turcs (1078) ; la guerre des investitures l’empêcha de le réaliser. L’empereur Alexis Comnène chercha à enrôler dans son armée des chevaliers occidentaux ; mais ce fut le pape Urbain II qui conçut Acritablement l’idée de la croisade. La prétendue lettre d’Alexis Comnène au comte de Flandre est l’œuvre d’un faussaire. De même le rôle joué par Pierre l’Ermite a été défiguré par la légende. Seul Urbain II, frappé du danger où l’invasion des Turcs jetait lEuroiie, et désireux d’offrir une diversion aux guerres qui désolaient la chrétienté, x^rit l’initiative de la croisade.

III. Fccdation des Etats chrétiens d’Orient. — Le résultat de cette première croisade fut la fondation de colonies chrétiennes en Orient. Au concile tenu par Urbainllà Clermont-Ferrand (18-28 novembre 1095), des milliers de chevaliers prirent la croix au cri de : « Dieu le veut !)> Le mouvement se propagea dans toute l’Europe et des bandes populaires se dirigèrent vers l’Orient. Celle que commandait Pierre l’Ermite, après avoir massacré sur son passage les colonies juives des Ailles allemandes, parvint à Constantinople et fut détruite par les Turcs en Asie Mineure. Des armées plus régulières ai-riAèrent à Constantinople (1096-1097). Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, conduisit les Français du nord et les Allemands par la Aallée du Danube. Les Normands et les Français de l’ouest, sous les ordres de Robert Courte Heuse, duc de Normandie, de Ilugue de Vermandois, frère du roi de France Philippe I", d’Etienne, comte de Blois, passèrent les Alpes et s’embarquèrent dans les ports d’Apulie. Leur exemple entraîna les Normands de l’Italie méridionale avec Bohémond, fils de Robert Guiscard et son cousin Tancrède. Enfin les Français du Midi, sous Rainiond de S. Gilles, comte de Toulouse, et Adhémar de Monteil, éAêque du Puy et légat du pape, travcrsèrent la Lombardie et gagnèrent Constantinople par la Aallée de la Save. Le passage des croisés terrifia les Grecs, et les désordres qu’il excita engendrèrent les malentendus qui devaienl contribuer à l’échec des croisades. Alexis Comnène réussit, de gré ou de force, à se faire prêter serment de fidélité par les chefs croisés, mais après les avoir euvoyés assiéger Nicée, il se fit livrer la Aille par les Turcs et abandonna les Occidentaux à leur sort. Vainqueurs des Turcs à Dorylée (1" juillet 1097), les croisés traA’ersèrent le plateau d’AnatoIie au j)rix de cruelles souft’rances. Pendant qu’ils se raA’ilaillaient, grâce aux Arméniens du Taurus, Baudouin, frère de Godefroj- de Bouillon s’emparait de la princiiiauté arménienne d’Edesse (octobre). La prise d’Antioche (2 juin 1098) ouvrit aux croisés la route de Palestine, mais à peine entrés dans la place, ils furent assiégés à leur tour par Kerbùga, émir de Mossoul. Accablés par la peste et la famine, ils réussirent cependant à repousser les

Musulmans (28 juin 1098), mais les discordes entre Raimond de S. Gilles et Bohémond firent ajourner la marche sur Jérusalem. Enfin Bohémond garda Antioche, Raimond s’empara de Tripoli, et le 7 juin 1099 les croisés commencèrent le siège de Jérusalem dont ils s’emparèrent le 14 juillet. Après l’horrible massacre qui suivit la prise d’assaut, les chevaliers élurent Godefroy de Bouillon seigneur de la nouvelle conquête, puis, le 12 août 1099, ils fortifièrent leur situation en repoussant une armée égjptienne à Ascalon. Mais Bohémond était i)ris par les Sarrasins tandis qu’Alexis Comnène menaçait Antioche. En II 01, trois nouvelles croisades conduites par Etienne de Blois, le comte de Ncvers, Guillaumet IX d’Aquitaine et Welf IV duc de Bavière, traversèrent l’Europe, mais furent détruites par les Turcs en Asie Mineure. A la mort de Godefroy de Bouillon, son frère Baudouin d’Edesse, élu par les barons, se fit couronner roi de Jérusalem. Avec l’aide des flottes de Gênes et de Venise, il conquit toute la côte de Syrie, appela des colons, distribua des fiefs aux cheA’aliers, concéda des quartiers dans les villes aux Italiens et organisa Araiment les Etats chrétiens, composés du royaume de Jérusalem, du comté de Tripoli, des principautés d’Antioche et d’Edesse. Dans chacun de ces états, le pouvoir du prince était limité par de puissants feudataires. Dansle royaume de Jérusalem, les Aassaux et arrière-Aassaux se réunissaient pour former la Haute-Cour qui seule publiait les « Assises » ou coutumes et exerçait la juridiction suprême. II y avait aussi une « Cour des bourgeois » et des tribunaux de commerce dans les ports. Une hiérarchie ecclésiastique fut organisée sous l’autorité des patriarches de Jérusalem et d’Antioche, des abbayes fiu’ent fondées et reçurent en donation des biens considérables tant en Palestine qu’en Eurox^e. Mais la création la i)lus originale fut celle des ordres de chevalerie religieuse. Tous les nobles devaient au roi le service jierpétuel, mais lem’s forces réunies ne dépassaient guère 20.000 hommes. Poiu’assurer la défense des Etats chrétiens, on imagina de créer des ordres religieux dont les membres, bien qu’astreints aux Aœux monastiques, menaient la Aie des chevaliers et se consacraient à la guerre contre les Sarrasins. Ainsi furent organisés les Hospitaliers en 1113 (ils étaient d’abord les desservants de l’Hôpital Saint-Jean fondé par les Amalfitains à Jérusalem avant 1096) et les Templiers en 1 118. Sous les ordres de leurs grands maîtres, assistés du chai :)itre des chevaliers, auxquels étaient subordonnés les chapelains et sergents d’armes, ces ordres formaient de A’éritables réjiubliques : comblés de donations territoriales, ils possédaient en outre les châteaux les plus importants de Palestine, Margat, le Crac, Tortose, défendus i)ar de puissantes enceintes concentriques de tours carrées. Malheureusement leur autonomie et leurs intérêts souvcnt diA’ergents étaient des obstacles à l’unité de commandement et à l’union qui eussent été si nécessaires aux chrétiens.

IV. Destruction des Etats chrétiens. — La première moitié du xii"^ siècle fut en effet pour les colonies chrétiennes une époque de prospérité. Les chevaliers français, les colons italiens émigrés en Palestine, s’affinaient au contact de populations plus cultivées, sans rien perdre de leurs qualités militaires. Le commerce des Indes, concentré dans les ports, était une source de revenus fructueux, mais le manque de cohésion entre les Etals chrétiens, l’absence d’une autorité suprême incontestée, la faiblesse des secours envoyés d’Occident, permirent aux ennemis qui entouraient les colonies chrétiennes d’en préparer la ruine. Au nord les empereurs l)yzantins 823

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parvinrent sous Jean Comnène à imposer leur suzeraineté à Antioche (i iSy-i 144)-P"is la lointaine principauté d’Edesse succomba sous les coups des « atabeks » de Mossoul(i 144)- La prise d’Edesse excita la douleur en Europe, où saint Bernard prêcha la croisade. Le roi de France Louis VII et l’empereur Conrad IH conduisirent en Syrie une croisade, qui n’eut d’autre résultat que d’augmenter la haine entre les Grecs et les Occidentaux. L’expédition qu’ils tentèrent contre Damas échoua quillet 1 1 48), et ils purent seulement arrêter la marche envahissante de l’alabekNoureddin. Le roi de Jérusalem Amauri essaya de conquérir l’Egypte où l’autorité des califes fatimites n’existait plus. En 1 167, Amauri parvint à imposer un tribut à l’Egjpte, mais en 1168, iin général de Noureddin, Schirkouh, s’empara de l’Egypte et à sa mort (1 169) son neveu, Saladin, lui succéda et substitiia son pouvoir à celui des Fatimites. Bien plus, à la mort de Noureddin (i 174)) Saladin conquit Damas et la Mésopotamie, menaçant ainsi les Etats chrétiens de tous côtés. Sans s’inquiéter des intérêts du royaume, un puissant feudataire, Renaud de Chàtillon, seigneur de Montréal, rompit la trêve conclue avec le sultan, et en 1 182 enAOja dans la mer Rouge une audacieuse expédition qui menaça les villes saintes, la Mecque et Médine ; Saladin vint l’assiéger sans succès dans son château de Karak. Une deuxième fois, Renaud rompit la trêve qu’il venait de signer. Saladin exaspéré envahit la Palestine. Le 4 juillet 1187, l’armée chrétienne, conamandée par le roi Guy de Lusignan, fut écrasée par Saladin près du lac de ïibériade. Le 17 juillet, Saladin prenait Jérusalem ; bientôt les chrétiens ne possédèrent plus que Tyr, Antioche et Tripoli.

V. Tentatives de restauration des Etats chrétiens, xfi’^-xiii^ siècles. — A partir de 1187, l’histoire des croisades se compose des tentatives qui ont réussi à reconstituer momentanément les Etats chrétiens de Syrie. Mais l’autorité des papes dans la chrétienté était battue en brèche par les empereurs germaniques ; l’enthousiasme religieux avait diminué. Les villes italiennes, dont les navires étaient indispensables, ne songeaient c]u’à l’exploitation commerciale de l’Orient. Enfin, plusieurs souverains essayèrent de se servir delà croisade pour s’emparer de la domination de l’Orient. La croisade qui suivit la prise de Jérusalem eut encore le cai’actère d’une expédition européenne. Les plus puissants soiiverains y prirent part. L’armée de Frédéric Barberousse se dispersa après sa mort (il se noya dans le Selef). Philippe- Auguste, roi de France, et Richard Cœur-de-Lion, roi d’Angleterre, tinrent prendre part aux opérations de l’armée chrétienne contre Saint-Jean-d’Acre, qui capitula après un siège de deux ans (13 juillet 1191). Le caractère brouillon de Richard, qui resta en Palestine après le départ de Philippe, fit échouer la marche sur Jérusalem. Par contre, une nouvelle colonie chrétienne se fondait à Chypre, enlevée par Richard à un dynaste byzantin. Organisée sur le modèle du royaume de Jérusalem, peuplée de chevaliers français, elle allait devenir un point d’appui pour les croisades. L’empereur Henri VI, lils de Barl)erousse, préparait une expédition qui devait conquérir Constantinople et la Terre Sainte, quand il mourut à Bari (septembre 1198). L’avant-garde qu’il avait euA’oyée en Palestine revint en Europe, mais la création des Chevaliers Teutoniques, organisés en i ig8 sur le modèle des Hospitaliers, introduisit l’inlluence allemande en Palestine. La croisade de Constantinople (1203-1204) montre la première déviation importante de l’idée de la croisade. Les croisés qui, à la Aoix d’Innocent III, se rassemblèrent à Venise, se laissèrent circonvenir par le gouvernement Aénitien et aussi par

les intrigues de Philippe de Souabe, beau-frère du i prétendant byzantin, qu’ils allèrent rétablir sur le ^ trône de Constantinople. Une fois restauré, Alexis ne put tenir les promesses qu’il avait faites aux barons. Les croisés assiégèrent de nouveau Constantinople, la prirent d’assaut (12 avril 1204). la livrèrent au pillage et proclamèrent empereur l’un d’entre eux, le comte de Flandre, Baudouin. Innocent Illci-ut d’abord qu’il pourrait faire sei’vir à la croisade les forces du nouvel empire latin. Il comprit bientôt qu’il ne serait pour la chrétienté qu’une source nouvelle d’embarras, et ne songea plus qu’à organiser une nouvelle croisade. L’enthousiasme mj stique pour la Terre Sainte se manifesta encore dans l’épisode si étrange de la croisade d’enfants (1212). La croisade, proclamée au concile de Latran (121 5), fut conduite d’abord par le roi André de Hongrie (1217), puis en 12 j 8 le roi de Jérusalem Jean de Brienne à la tête de toutes les forces chrétiennes, attaqua l’Egypte et assiégea Damiette qu’il prit d’assaut (5 novembre 1219). Mais l’armée chrétienne, peu disciplinée, fut arrêtée dans sa marche sur le Caire par les Sarrasins et dut restituer sa conquête. L’empereur Frédéric II, qui avait pris la croix en 12 15, différait sans cesse l’accomplissement de son vœu. Excommunié par le pape, il partit enfln en 1228, mais ce fut pour conclure avec le Soudan d’Egypte une convention diplomatique qui lui livra Jérusalem (1229). Marié à Isabelle de Brienne, il prit la couronne royale au Saint Sépulcre sans aucune cérémonie religieuse, et chercha à imposer son autorité aux barons de Terre Sainte. Le véritable esprit de la croisade ne se manifeste au xiii’siècle que chez le roi S. Louis. Lorsqu’en 1244 Jérusalem eut été reprise par une bande d’aventuriers Kharizmiens qui fuyaient devant l’invasion mongole, seul parmi les souverains S, Louis prit la croix. Son expédition en Egypte échoua (i 248-1 250), malgré la prise de Damiette, qu’il dut rendre pour payer sa rançon après avoir été fait prisonnier à la Mansourah. Il ne put que profiter de son séjour en Palestine pour délivrer les prisonniers et mettre les places fortes en état de défense. Mais les discordes entre les chrétiens, et surtout la longue guerre qui commença entre Gênes et Venise, interdisaient tout espoir de relèvement. En 1261 les Grecs reprirent Constantinople et mirent lin à l’empire latin. Un aventurier mamlouk devenu maître de l’Egypte, le sultan Bibars, repoussa les Mongols qui menaçaient de faire cause commune aA-ec les chrétiens, et prit une à une toutes les places de Palestine ; en 1268, il emporta Antioche. En Occident le frère de S. Louis, Charles d’Anjou, devenu roi des Deux-Siciles, ne songeait qu’à conquérir Constantinople. S. Louis lui-même prit la croix en 1267, mais ce fut pour aller mourir de la peste devant Tunis (26 août 1270). Une nouvelle tentative des Mongols sur la Palestine fut repoussée par les Egyptiens (bataille de Hims, 1 280). La révolte des Vêpres siciliennes força Charles d’Anjou à abandonner ses projets sur l’Orient. Kelaoun, successeur de Bibars, avait désormais le champ libre. En 1289 il prit Tripoli. En 1291 son fils, Malek-Aschraf assiégea Saint-Jean-d’Acre et s’en empara après un siège de 53 jours. La domination chrétienne avait disparu de la Syrie ; le résultat de l’immense effortfaitauxiu » siècle était anéanti. Les chrétiens ne gardaient plus en Oi-ient que l’île de Chypre, la Petite- Arménie et quelcjnes principautés de l’empire latin.

VI. La croisade aux XI’V'-X’V" siècles. — Malgré cette catastrophe, les i^rinces d’Occident ne bougèrent pas, et il n’y eut plus de croisade générale. Au lieu d’agir, on écrivit beaucoup, et des théoriciens, comme l’avocat Pierre Dubois (De recuperatione Terrae 825

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Sanctae, 1307), ou des hommes d’expérience, tels que Fidence de Padoue, Jacques de Molay, Guillaume d’Adam, Marino Sanude. etc., recherchèrent les causes des défaites de la chrétienté et indiquèrent des remèdes variés qui exigeaient, pour être efficaces, l’établissement préalable de la paix universelle en Europe. En outre, depuis l’exemple donné par S. François d’Assise à Damiette (1218), beaucoup d’esprits, comme Raimond Lulle voulaient remplacer la croisade gaierrière par la propagande religieuse chez les infidèles. Le xiV siècle estvme époque glorieuse dans l’histoire des missions franciscaines et dominicaines qui parcoiu-urent l’Asie et pénétrèrent jusqu’en Chine. Les papes continuèrent à diriger l’action chrétienne en Orient, envoj’ant des missionnaires, négociant avec les princes mongols, constituant une escadre chargée de faire le blocus commercial de l’Egypte. En 1310, les Hospitaliers s’établirent dans l’île de Rhodes. Mais les princes d’Occident ne prenaient plus la croix que pour lever les décimes de la croisade sur le clergé. En même temps, la formation en Asie Mineure de la puissance nouvelle des Ottomans allait donner aux croisades un caractère purement défensif. En 1344> une flotte chrétienne s’empara de Snij rue, mais Hunibert, dauphin de Viennois, mis à la tête de la croisade, ne tira aucun parti de ce succès. Le roi de Chypre Pierre de Lusignan prit Satalie (Petite-Arménie) en 1361, et, poussé par son chancelier Pliilippe de Mézières, vint faire chez les princes d’Occident une propagande enthousiaste pour la croisade (i 362-1 365). Il fut bien reçu, mais dut repartir presque seul et se contenter d’inquiéter les Musulmans par des coups de main hardis (prise d’Alexandrie, 1 365, pillage des ports de Syrie, 136 ;). La défense de Constantinople, menacée par les Turcs, préoccupa alors l’Occident. En 1366 Amédée VI, comte de Savoie, enleva Gallipoli. En 1396, lorsque Bajazet menaça la Hongrie, des chevaliers français, parmi lesquels le comte de Xe^ers, prirent la croix : leur indiscipline fut la cause du désastre de Xicopolis. L’invasion des Mongols et de Tamerlan (1^02) i-etarda de quelques années la chute de Constantinojjle. Xi l’union religieuse proclamée au concile de Florence, ni la croisade dirigée par le légat Julien Cesarini et qui aboutit à la défaite de Varna (1 444) » ni l’héroïsme de Jean Hunyade, voiévode de Transylvanie, ne purent la sauver. Mahomet II s"en empara le 28 mai 1453, sans que les princes d’Occident eussent fait le moindre effort pour retarder sa chute. Les papes prêchèrent en Aain la croisade. En 1464, Pie II ne put rassembler à Ancône qu’un ramassis d’aventuriers et il mourut au nioment où il allait les conduire en Orient. En 1480, Mahomet II put même occuper Otrante, mais sa mort qui survint à propos arrêta les progrès des Turcs. Enfin les projets de croisade de Charles VIII, en 1492, sombrèrent au milieu des complications de la politique italienne.

VII. Transformation et survivance de l’idée des croisades. — A j)artir du xvi’= siècle, le principe <k’la raison d’Etat, qui domine en Europe, rend tout projet de croisade cliimérique. L’expédition préparée par Léon X en 1517, après la concpiète de l’Egypte et de Jérusalem par Selim, échoua par suite de la lutte entre François I"-’^ et Charles-Quint. L’ardeur pour la croisade ne s’éteignit pas cependant : les « conquistadores », l’infant don Enrique, Christoplic Colomb, Albuquerque portaient la croix sur la poitrine et croyaient, en cherchant les nouvelles routes des Indes qui permettraient de prendre les Musulmans à revers, préparer la délivrance de la Terre Sainte. En outre la maison d’Autriche, maîtresse de la Hongrie et prédominante dans la Méditerranée, eut parfois

intérêt, pour arrêter les progrès des Turcs, à réveiller l’esprit de la croisade. La victoire de Lépante (7 octobre J571) abattit la prépondérance navale des Turcs. Celle de Saint-Gothard (1664) gagnée grâce à l’appui d’un contingent français envoyé par Louis XIV et surtout celle du roi de Pologne Jean Sobieski devant Vienne (1683) marquèrent le recul définitif des Ottomans. Enfin les Hospitaliers, établis à Malte en 1530 après la prise de Rhodes par les Turcs, survécurent jusqu’à la conquête de Bonaparte (1798) comme un débris glorieux des croisades. La politique réaliste des hommes d’Etat n’a jamais pu faire disparaître entièrement la tradition généreuse que l’Europe doit aux croisades ; en plein xix<= siècle, elle inspira, autant que les souvenirs de l’antiquité, les philhellènes qui aidèrent les Grecs à recouvrer leur indépendance.

VIII. Importance historique des croisades. — L’histoire des croisades, considérée dans son ensemble, est dans un rapport intime avec celle de la papauté. La croisade est avant tout une entreprise des papes. Ce fut au xi^ siècle, à une époque où il n’y avait pas encore d’état organisé en Europe, et où, au milieu de l’anarchie féodale, le pape avait seul gardé le sens des intérêts chrétiens, que naquit l’idée de la croisade. Profilant du prestige dont jouissait son autorité, Urbain H entreprit de faire cesser les querelles entre tous les chrétiens et de les réunir sous une même bannière pour arrêter l’invasion des Turcs. La tradition séculaire qui poussait les Occidentaux à visiter les Lieux Saints, les souvenirs glorieux du protectorat de Charlemagne, rendirent la tâche du pape facile et la fondation des colonies chrétiennes de Syrie fut le résultat de cet effort. Tant que l’autorité des papes demem’a incontestée en Europe, ils purent assurer à ces colonies les secours qui leur étaient nécessaires ; au contraire, quand la lutte du sacerdoce et de l’empire eut affaibli à la fois la puissance Tiolitique des papes et la notion de la république chrétienne, l’armée de la croisade perdit l’unité de direction, nécessaire au succès. Les puissances mai-itimes de l’Italie, dont le concours étaient indispensable aux armées chrétiennes, ne songèrent qu’à exjiloiter la croisade pour développer leur commerce et ne craignirent pas de conclure des traités particuliers avec les Musulmans. Les Hohenstaufen, et après eux Charles d’Anjou, essayèrent de se servir de la croisade pour satisfaire leur ambition politique. La croisade de 1204 fut la iiremière rébellion éclatante contre la volonté du pape. La prédication de la croisade contre des hérétiques ou des excommuniés eut pour résultat de disperser les forces qu’il aurait fallu concentrer en Orient. Bientôt la croisade se trouva discréditée dans l’esprit des fidèles <jui voyaient leurs princes prendre la croix et lever les décimes sans accomplir leur vœu. Saint Louis fut le dernier prince qui eut le vrai sens de la croisade. Il n’j' eut plus après lui que des expéditions d’aventuriers et des coups de main. Malgré les elforls des papes, l’Europe assista indifférente à la chute de Saint-Jean-d’Acre et de Constantinople : l’Orient tout entier fut asservi par les Turcs, et le résultat de plusieurs siècles d’héroïsme sembla anéanti. Et pourtant en dépit de cet échec, les croisades n’en tiennent pas nu>ins une grande place dans l’histoire. Oùivre des papes, elles eurent d’abord pour résultat de fortifier l’autorité pontificale. La prédication de la croisade donnait aux papes l’occasion d’intervenir dans les guerres entre les princes chrétiens et d’exercer leur juridiction sur tous ceux qui avaient pris la croix. Mais les avantages acquis ainsi pai* les papes étaient employés 82 :

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à assurer le salut commun de la chrétienté. Bien que les croisades aient eu d’abord l’apparence d’une offensive hardie, elles furent en réalité, dès le début, des guerres de défense. Si l’empire byzantin eût succombé au xi « siècle, l’Europe, dépourvue d’organisation, n’aurait pu résister à l’invasion musulmane. En forçant les Musulmans à se défendre sur leur territoire, les croisades permirent aux puissances occidentales de s’organiser, et lorsque l’Islam reprit l’offensive au xv* siècle, il trouva devant lui des Etats réguliers. La civilisation européenne doit donc aux croisades d’aA’oir pu conserver son indépendance. Elle leur doit encore d’ailleurs d’autres bienfaits auxqviels ne songeaient guère les chevaliers qui partaient pour la Terre Sainte. Les croisades en effet donnèrent une intensité plus grande au mouvement d'échanges qui se produisait depuis plusieurs siècles entre l’Orient et l’Occident. Les chevaliers occidentaux, transportés en Syrie, y subirent l’influence d’une culture plus raflînée, et le commerce des Indes, favorisé par les croisades, transforma Araiment la vie matérielle des Occidentaux. Le développement déjà brillant de la civilisation occidentale à la lin du xii*^ siècle est un résultat des croisades. Enfin les croisades furent le point de déjîart des explorations géographiques qui ont révélé aux Occidentaux la connaissance du inonde entier ; la découverte de l’Extrême-Orient est due aux missionnaires qui allaient chercher des alliés à la chrétienté chez les princes mongols. La civilisation européenne doit donc aux croisades d'être devenue universelle ; elle leur doit aussi le prosélytisme généreux qui, aujourd’hui encore, anime ses explorateiu’S et ses missionnaires. Aucune race, aucune société n’a jamais ijossédé un pareil héritage.

IX. Bibliographie. — Collection de l’Histoire des Croisades, publiée par l’Académie des Inscriptions depuis iS^i (Historiens occidentaux, 5v. — Historiens arabes, 4 v. — Historiens grecs, 2 v. — Documents arméniens, 2 vol. — Lois, i v.). — Société de l’Orient Latin (depuis 18^5). i » Série géographique. 2° Série historique. 3° Archives de l’Orient Latin. l° Revue de V Orient latin (depuis iSgS).

— Michaud, Histoire des Croisades (édit. de 1829, j vol.). — Kugler, Geschichte der Kreuzziige (Leipzig, 1880). — Bréhier, L’Eglise et l’Orient au moyen âge. Les croisades (Paris, 1907). — Rôhricht, Geschichte des Kônigreichs Jérusalem (Innsbriick, 1898). — Delaville-Leroulx, Cartulaire général des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem (Pa.vis, 4 v., 18g4). — Hagenmeyer, Chronologie de la première croisade (Paris, J902). — Sybel, Geschichte des ersten Kreuzzuges (2^ éd., Dusseldorf, 1881). Schlumberger, Renaud de Châtillon (Paris, 1898) et Campagnes du roi Amaury I" (Paris, 1906). — Stubbs, The mediæval Kingdoms of Cyprus and Armenia (Oxford, 1887). — Luchaire, Innocent IIL La question d’Orient (Paris, 1907). — W. Norden, Dus Papsthum und Byzanz (Berlin, 1898). — Rôhricht, Etude sur les derniers temps du royaume de Jérusalem (Archives de l’Orient Latin). — Delaville-Leroulx, La France en Orient au XIV'^ siècle (Paris, 1880). — Gay, Le pape Clément VI et les affaires d’Orient (Paris, 1904). — Jorga, Philippe de Mézières et la croisade au XIV^ siècle (Paris, 1896). — Vast, Le cardinal Bessar ion (Paris, 1878).

— Jorga, Notices et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XV' siècle (Paris, 1902).

Louis BuiiiiiEn.