Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Enfer

La bibliothèque libre.
Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 697-708).

ENFER. — Au sens spécial que la théologie catholique attache à ce mot, l’enfer est le séjour des damnés, le lieu où les anges déchus et les pécheurs qui meurent en état de péché mortel subissent uji châtiment proportionné à leurs fautes. Trois questions fondamentales se posent de ce chef à l’apologiste : 1° l’existence de la peine infernale ; 2° Sa nature ou ses éléments ; 3° Sa durée.

Aucun dogme de notre foi n’a été attaqué avec plus de passion ni avec de plus captieux ai’guments que le dogme des peines de l’enfer ; aucun n’a soulevé dans le cœur des crojants plus de troubles, parfois, et d’angoisses. Mais est-ce toujours, aussi, que la vérité révélée se trouve exposée dans sa teneur exacte, à égale distance de toute exagération et de tout amoindrissement ?

Si les outrances d’expression, si vivement reprochées aux prédicateurs et à certains théologiens, sont de nature à froisser les âmes sensibles, les compromis vainement imaginés par certains apologistes pour atténuer le dogme ou éclaircir le mystère ont de quoi, à leur tour, faire dévier jusqu’à la négation les esprits moins éclairés ou peu réfléchis. Il est d’une stricte méthode, en si délicate matière, de préciser avant tout, en sa rigueur de ternies, la doctrine catholique, puis d’écarter, de ce cercle dogmatique ainsi délimité, les objections mises en œuvre par l’incrojance, en faisant simplement ressortir le sophisme, sans prétendre fournir du mystère lui-même une explication adéquate, apodictique, qu’il ne comporte point. Toute autre méthode induira aux pires déconvenues. Cf. Schell, Katholische Dogmatik, t. III, p.’521 sqq. ; Bocgald, Le Christianisme et les temps présents, t. Y, p. 891 ; Kleltgex. Théologie der Vorzeit, t. II, n. 2-G-310 ; Schazlku, Menschwerdung, p. 303.

I. Existence de l’enfer. —

Qu’il y ait après la mort un châtiment réservé aux transgresseurs de la loi divine et proportionné à la gravité de leur faute, s’ils n’ont fait préalablement pénitence, c’est un dogme nettement contenu dans le symbole athanasien : lieddituri sunt de factis propriis rationem ; et qui bona egerunt ibunt in itam aeternam, qui vero mala in ignem aeternum. Une déllnition explicite de cette vérité a été foruuilée et renouvelée i)ar le quatrième concile de Lalran (1215), le deuxième concile de Lyon (1274). le concile de Florence. Enchiridion, n. 429 (356), 464 (387), 71 4 (605). Les textes spéciûent que la peine est proportionnée à la coulpe.

Il est à noter contre les rationalistes modernes qu’il s’agit bien, en l’espèce, non pas d’un simple moyen d’amendement imposé au coupable par une bonté tout empreinte de miséricorde, mais d’une peine alllictive proprement dite, au caractère expiatoire, émanée dès lors de la stricte justice en réparation de l’ordre violé, des droits de Dieu méconnus. Tout l’eû’ort des partisans de la morale humanitaire s’applique à ruiner cette idée fondamentale de la sanction, base de toute morale et de toute religion. <( La tradition religieuse et la tradition spiritualiste se sont accordées à maintenir dans l’enseignement classique cette prétendue « vérité nécessaire et absolue » que le bien moral mérite une récompense et le mal moral une punition, que le bon doit être heureux et le méchant malheureux… La science sociale contemporaine a rejeté l’idée barbare des supplices matériels ; elle ne tardera pas à rejeter l’idée non moins barbare des supplices moraux, et, en général, des peines expiatoires. La justice distributive — rémunératrice du bien ou vengeresse du mal — fera place, ici comme ailleurs, à la justice purement commutative ou contractuelle, qui n’a d’autre but que de rétablir entre les personnes les véritables relations de droit. » A. Fouillée, La pénalité et les collisions du droit. Dans Revue des Deux Mondes, novembre 1879, p. 4’i sqq.

Mais le doute ne saurait être permis sur ce point ni au croyant ni même au spiritualiste. ife^f, ’--SA^^-i-^ Sans recourir aux documents de l’Ancien Testament dont la discussion mettrait ce jDoint en vive lumière, Ps. xi^njfc, -i-^ /*.. « Jts*H-, -t4| Lxvi, 24. Dan., xn. 2 ; j Sap., IT. 19 : V, 16, etc., le texte de saint Patii, il ad Thess., 1, 5-10, ojMVTi ; ’iy.èur.ni-j, est dégagé de toute ambiguïté. Cf. 4-é^#*v, jx, _.5=^ Matth..^ xvi, 27 ; xxv, 31 ; Apoc, XX, 10, où la seule idée de justice vindicative ou distributive.de stricte pénalité, apparaît dans la sentence de malédiction qui frappe les pécheurs impénitents. D’utiles indications seront fournies à l’apologiste par l’étude des documents traditionnels, notamment par les formules déclaratives de saint HiLAiRE, Ln Ps. II, 48, P. L., IX. 290 ; de Tertulliex, Adv. Marc, ii, 26 ; P. L.. II, 227 ; de saint Augcstix, Ln Ps., Lxxvii, 22, P. /-., XXXVI ; de saint Jean Chrysostome, Ln Phil.. vi, 6. P. G., LXII, 228.

Au reste la raison n’a aucune peine à reconnaître le caractère strictement sanctionnel. expiatoire, du sort imposé par Dieu au pécheur impénitent. N’est-ce pas une simple conséquence du démérite ? Du moment qu’il y a eu faute grave et obstination dans le mal, une réparation s’impose, en rapport avec la gravité même de la faute. Car si la vie humaine a une valeur morale, si nos actions sont en connexion intime avec notre lin dernière, avec l’acquisition du souverain bien, celles-là seules qui sont bonnes seront en puissance de ce lùen suprême ; les autres, celles qui se retournent contre lui. ne peuvent prétendre à en jouir à aucun titre, elles vont d’ellesmêmes au terme logique de leur libre tendance, à l’exclusion de la lin dernière, du principe même du bonhevu*, et portent ainsi en elles, directement, la sanction de leur malice. L’ordre violé est par là réparé ; la liberté humainesoutient le poids de sa faute, et c’est stricte justice : il serait contraire à la nature même de l’ordre que le mal fût. en quelque proportion que ce soit, le principe du bien.

Que l’on envisage le problème par son côté divin, la même conclusion s’impose. Si la responsabilité de l’homme est engagée d’une favon purement illusoire, sans la sanction adéquate qui punit le transgresseur, l’idée même de loi, pratiiiuement, s’évanouit. Une loi 1379

ENFER

1380

privée de sanction est une loi privée d’efficacité ; du coup, le principe même de l’obligation morale disparait. La volonté divine ne s’impose plus, et n’a aucun titre à s’imposer à la volonté humaine, dont elle ne peut avoir raison. C’est donc l’indépendance morale pour la créature essentiellement faite de dépendance, c’est le droit à la faute et la négation formelle de la souveraineté de Dieu. Et c’est bien à cette conclusion que se rallient explicitement les humanitaires en rejetant toute idée de justice distributive et en n’acceptant que la notion de justice contractuelle. Le contrat suppose l’autonomie des contractants et pose une égalité de droits et de devoirs. Dieu devient par là notre débiteur et l’homme se fait son égal. C’est le renversement de tous les rapports qui lient le iini à l’inlini.

Vainement les adversaires de la damnation s’attachent à démontrer que le caractère de la justice vindicative est essentiellement défectueux et blâmable, parce qu’il est immoral de se livrer au plaisir de la vengeance et de rendre le mal pour le mal. C’est se faire une idée fort inexacte de la conduite de Dieu à l’égard du pécheur et de la sainteté de sa justice. En fait, c’est le pécheur lui-même, avec sa pleine liberté, qui se prive de sa iîn, qui récuse le souverain bonheur et le méprise ; c’est lui l’artisan de son malheur. Les bienfaits de Dieu, les appels à la conversion, les grâces de toutes sortes ne cessent de l’entourer pendant sa vie et de provoquer son retour au bien ; jusqu’au dernier moment il a refusé la faA’eur olferte. A qui incombe la responsabilité des conséquences ? A lui seul. La sainteté de Dieu est incommunicable à la malice de l’homme. Dieu lui-même ne serait plus Dieu, si le mal a^ait des droits sur lui, si le pécheur n’était justement privé d’un bien dont il se rend indigne. En cela même, la souveraineté de Dieu, sa justice et sa sainteté se manifestent. La punition n’a nullement pour but la joie barbare de la vengeance, le mal rendu poui* le mal : elle ramène par force le pécheur révolté à l’état d’essentielle dépendance à l’égard de Dieu, elle rétablit le droit du Créateur sur sa créature ; elle arrive ainsi à ce même résultat que l’humanitarisme se propose d obtenir par la simple justice contractuelle : « rétablir entre les personnes les A’éritables notions de droit ». (A. Fouillée, op. cit., p. 41’) C’est ainsi que les arguments des adversaires se retournent directement contre eux, et il est impossible de nier, au nom de la justice, la légitimité, l’existence de l’enfer, sans nier la raison elle-même.

Voilà pourquoi, historiquement, le dogme de l’enfer se retrouve à la base ^de toutes les religions, et, comme le remarquait déjà Sénèque, cet argument est d’un grand poids pour quiconque veut bien prendre la peine de la réflexion. Ad Lucilium, cxvii. La description, dans le Livre des Morts, du jugement rigoureux auquel l’âme est soumise au tribunal dOsiris et le détail des supplices infernaux dans les textes d’origine thébaîne ne laissent aucun doute sur la pensée religieuse de l’antique Egypte. Cf. A. WiEDEMANX, Die Toten und ilire Reiclie im Glauben der Alten Aegypter dans Der Alte Orient, 1901, t. II, p. 2. Mallon, art. Egypte, Dictionnaire apologétique, col. 1334. Les mj’thes babyloniens distinguent l’île des Bienheureux, en dehors de l’empire d’AUatou, lieu d’horreur et de lamentation pour les morts. Cf. A. Jeremias, Die babylonisch-assyrischen Vorstellungen’om Leben nach dem Tode, p. 222 sqq. Les Védas distinguent soigneusement entre la félicité céleste réservée aux bons et l’enfer où les méchants expient leurs méfaits. L’anéantissement bouddhique est absolument inconnu de ces vieux textes et la métempsycose est elle-même, pour l’Inde antique, d’importation relativement récente. Cf. A. Roussel,

La religion védique, p. 277. Oldexberg dans sa remarquable étude : Die Lieligion der Veda, la meilleure des monographies parues jusqu’à ce jour sur ce sujet, s’est attaché à relever jusque dans le Rigveda, le livre des poèmes religieux, tous les passages qui attestent, aux temps les plus reculés de la civilisation indienne, la croyance à l’enfer, « témoignages assez précis pour qu’on ne puisse les récuser sans violence y>. Op. cit., trad. franc, par V. Henry, p. ! b<^. La persistance d’une vie personnelle et consciente après la mort était, comme on sait, un dogme fondamental poiu- le Mazdéisme. Mithra, dieu de justice, présidait au jugement de l’âme avec la plus stricte équité. Au pécheiu’était réserve labime éternel de l’enfer. Dans un des fragments de I’Avesta publiés par Westergaard, se lisent plusieurs textes absolument décisifs.

« Le ciel et l’enfer attendent les bons et les mauvais…

Toutes les bonnes pensées, les bonnes paroles, les bonnes actions gagnent le paradis, toutes les mauvaises pensées, les mauvaises paroles, les mauvaises actions gagnent l’enfer. » Dinkart, IX, 69, 45. L’idée de rétribution éclaire toute la religion des Perses. Cf. Nathan Soderblom, La vie future d’après le mazdéisme, 1). io3. Sur les doctrines eschatologiques des Grecs et des Romains, voir les nombreux textes et références de Patrizzi. De futuro impiorum statu, p. 9 sqq. Cf. Kxabexuauer, Das Zeugnis des Menschengeschlechtes fur die Unsterblichkeit der Seele, passim ; James Meav, Traditional aspects of LLell, p. 22 sqq.

De ces données précises, il résulte que l’existence de l’enfer est une vérité qui ne heurte aucune des exigences légitimes de la raison et qui répond à ce sentiment dont l’humanité porte au plus profond d’elle-même la trace indélébile. La philosoi)hie adopte avec fermeté cette conclusion ; elle ne pourrait d’ailleurs la rejeter sans ruiner la thèse de la Providence.

« Après avoir renoncé à la métempsycose, il

faut en revenir à chercher ce que la philosophie nous permet d’alfirmer avec certitude. Nous aA’ons vu qu’il y aurait nécessairement récompense pour les bons et punition pour les méchants. Nous pouvons ajouter que l’âme ne perdra pas le souvenir de ce qu’elle a été : c’est une condition indispensable pour qu’elle puisse être récompensée ou punie… Quel sera dans ce monde nouveau le châtiment des coupables ? Ils seront punis. Cela seul importe, parce que cela seul importe à la justification de la Providence. » Jules Simon, La religion naturelle, p. 809. Cf. J.-J. Rousseau, Lm profession de foi du vicaire savoyard, édit. Lahui’e, II, 75.

L’étrange théorie bouddhique de la métempsycose ou transmigration des âmes, vulgarisée en France par les écrits de Fourier, Théorie de l unité universelle, de Ballanciie, L’alingénésie sociale, de Jean Reyxaud, Terre et Ciel, d’Arsène Houssaye, Des destinées de rame, de Figuier, L.e lendemain de la mort, de Flammarion, Lumen, IListoire d’une âme, etc., se réfute d’elle-même à la lumière de ces. mêmes principes ; théorie purement gratuite et dont le caractère fantaisiste se révèle jusque dans les formules qui prétendent résumer avec le plus de précision cette doctrine. « Des aperçus d’immortalité composée (celle-ci comprend pour chacun de nous 810 existences, dont ! b en demi-bonhem-, 4^ en malheur gradué et 720 en plein bonheur), essayons de nous élever à la bi-composée, aux rapports de nos âmes avec la grande âme planétaire dont nous partagerons le sort pendant l’éternité. Lorsqu’une âme planétaire se sépare de son globe défunt, elle s’adjoint à une jeune comète non encore implanée. Lorsque la comète est mûre et suffisamment raffinée, on l’implane, et son âme recommence une carrière d’harmonie sidérale. » Ame de satellite, âme de cardinale, puis âme 1381

ENFER

1382

de nébuleuse, àme de prosolaire, àme de soleil, elle monte l’échelle des existences et devient « àme d’univers, de binivers, de trinivers, etc… Les métempsycoses auront lieu pour lai^rande àme passant de planète en planète, comme pour les petites âmes qui, en définitive, s’amalgament avec elle, fusion qui aura lieu au décès corporel de la planète, à l’époque vulgairement nommée lin du monde ». Ch. Fourier, Traité de l’Association. Prolégomènes, I"" partie. Pivot direct : Thèse de l’immortalité bi-composée. De pareilles théories trouvent dans l’extravagance même de leurs formules la meilleure des réfutations ; par contre-coup, elles peuvent constituer, en outre, au regard de la doctrine catholique, une excellente apologie de nos croyances.

En dégageant de ces fantasmagories le principe des épreuves indéfiniment poursuivies, remarquons seulement que l’idée même de probation implique un terme et qu’une série éternelle d’épreuves serait la négation même de la fin dernière. Il est de foi que la mort est le terme de l’épreuve, du mérite comme du démérite. Cf. Trident., vi, 16, Enchir., 810 (692) ; Bened. XII, De justis, Enchir., 530 (456) et les textes scripturaires, Eccli., xviii, 22 ; ti ; , -3 ; xi, 22 ; xiv, 13 ; II 6’or., v, 10 ; /ci., IX, l^. Pour le pécheur, le châtiment commence aussitôt après la mort, et il n’est plus pour lui de résipiscence. Hirscher (i’j88-i 865) a prétendu, sans autres raisons que celles du sentiment personnel, que les pécheurs peuvent se repentir dans l’autre inonde de certaines fautes graves, pourvu que tout germe de bon vouloir n’ait pas été étouffé en eux. Contre cette doctri-ne, professée par un grand nombre de protestants, un schéma avait été rédigé au concile du Vatican, et les théologiens du concile n’Iiésitaient point à qualifier d’hérétique « sine dubio hæreticani », Coll. Lac, YII, 760, cette assertion, dont s’est inspiré ultérieurement le professeur Schell en affirmant que le péché de malice, de révolte directe contre Dieu, méritait seul l’enfer. Schell, Katliolische Z)o^mfl^/A-, III, 721. Le Concile de Ti’ente, Sess., vi, c. 15, Enchir.. 808 (691), a condamné à l’avance cette eri-eur qui dénature le caractère du péché et détruit toute l’économie de la grâce. Tout péché mortel non remis par la pénitence avant la mort sera expié en enfer. C’est l’enseignement même du catéchisme. Cf.STUi’LER, Die Heili<(keit Gottes und der ewige Tod, }. 248 ; PEScn, Tlieol. Streitfragen, II, 47 5 Gerig, Wesen und Voraussetzungen der Todsiinde, p. 1 1 sqq.

Quant à la détermination locale de l’enfer, aucun document certain ne nous est fourni par la tradition catholicpie. Rien ne s’oppose à ce que l’on admette le sentiment des tliéologiens du moyen âge et d’un grand nomljre de Pères, qui plaçaient au centre de la terre le séjour des damnés. Mais leur opinion personnelle n’engage en rien la foi. « De hac re tcmere definire nihil audeo », déclare saint Grégoiue le Grand. Dialog.. IV, ^2, P. l.., LXXVII, 400. Le plus sage, pour l’apologiste, est de s’en tenir au conseil de saint. Ieax Chuysostomk : « Ne quæranius ubi sit, sed quomodo eiini f’ugiamus.y> InRoni., xx-s.i, P.G., LX, 6^4

Toutefois c’est une vérité théologiquement certaine que les damnés sont séparés de la société des élus et, contrairement aux théories des Ubiquistes protestants, qu’ils expient leurs péchés dans un lieu déterminé. Cette doctrine se déduit des textes scripturaires : Luc, XVI, 22, aC), 28 ; Mattti., v, 30 ; xxv, i ; Marc, IX, 44 ; f-itc, VIII, 31 ; Apoc, -lOi-v*^ ; XX, 9, /et des données traditionnelles, malgré le texte de’saint x.uousTix, Z>e Gen. ad liit., XII, 32.

II. Nature des peines de l’enfer. — Le châtiment réservé aux réprouvés comporte une double peine : la peine du dam et la peine du sens.

1° La peine du dam. — Le supplice de l’enfer est constitué avant tout par la séparation définitive de làine d’avec Dieu, qui est son principe, son centre et sa fin, seul capable de la rendre heureuse et vers qui elle se sentira éternellement entraînée par un attrait puissant, invincible, mais sans espoir de s’unir jamais à lui. Repoussée, elle sent peser sur elle le poids de la réprobation ; maudissante, parce qu’elle a conscience d’être maudite. Cest la peine du dam, celle cjui fait les damnés. Quelques théologiens, à la suite de Capreolus, ont rattaché à la peine du sens la douleur qui résulte pour le damné de la privation effective de Dieu. Mais envisager cette séparation en dehors de ses effets psychologiques, c’est l’abstraire en c^uelque sorte de la réalité, c’est lui enlever proprement son caractère pénal. Aussi la plupart des théologiens ont-ils soin de spécifier que le dam et la peine qui en résulte constituent un tout indissolu])le, et c’est en ce sens qu’il convient d’interpréter la doctrine catholique.

Cette doctrine établit comme un dogme de notre foi que les damnés sont privés, en punition de leur révolte contre Dieu, de la vision béatifique. Cf. Concilii Florentini décréta, Enchir. 693 (588). Le protestant Reixhardt a soutenu que cette peine n’était nulle part statuée par les textes évangéliques. Elle est clairement contenue dans la sentence prononcée par N.-S. lui-même dans saint Matthieu, xxv, 41 :

« Discedite a me, maledicti. » Il importe seulement

d’observer : 1° qu’il s’agit bien dans ce texte de la parousie, du dernier avènement du Clirist, comme il ressort et de la question antérieurement posée à Jésus par les Apôtres, xxiv, 3, et des signes terrestres, xxiv, 14, 24, ou célestes, xxiv, 29, cjui accompag : nent le prodige, et de l’apparition même du Christ dans sa gloire, XXIV, 30 ; — 2° que le Christ fait ici office de juge, comme le prouvent, soit la doctrine générale de l’Ecriture sur la parousie et le jugement, I Cor., iv, 5 ; xv, 02 ; II Cor., V, 10, soit les paraboles contenues dans le discours du Sauveur, Matth., xxv, i-14, soit la description du jugement lui-même, xxv, 31, 46 ; — 3° que tous les méchants sont présents à la condamnation. On ne saurait se tromper sur leur caractère : ils sont à gauche, ce sont les boucs, 33, complètement séparés des bons, 32, et réprouvés par une même et unique sentence, v. [i. C’est bien le jugement universel, xxiv, 30 ; xxv, 32 ; où Jésus-Christ apparaît avec tous ses anges et où se trouAC signalée la présence de tous les élus, xxv, 40. Il s’agit donc également de l’universalité des pécheurs et d’une sentence suprême, définitive. Or, cette sentence pose en premier lieu la réprobation, le bannissement des damnés, exclus de la présence du Clirist et, parle fait, de la béatitude dont il est à la fois l’objet et le dispensateur. Discedite a me. La malédiction consacre cette sentence : les réprouvés sont voués au malheur, au nicalheur suprême, sans aucun droit à la bienveillance du Christ ; Dieu se retire et les laisse à leur châtiment, tandis qu’il réserve aux seuls élus les joies de sa présence, l’infini bonheur de la vision béatifique.

Du moment que le pécheur a renoncé de lui-même, dans la plénitude de sa liberté, à la possession de sa fin dernière, la raison ne peut trouver sa peine imméritée. Aussi les rationalistes n’ont-ils soulevé contre ce dogme que des dillicultés scrii)turaires, que les indications données sufiiront à résoudre.

2° La peine du sens. — A. l’existence du feu de l’enfer. — En deliors do la privation de leur fin dernière, peine ([ui surpasse infiniment toutes les autres, cf. saint AcGtsriN, Enchir., 112, P. L., XL, 285, les impies sont affligés d’une douleur sensible, au carac1383

ENFER

138^

tère effrajant pour notre imagination, et qui leur rient du dehors, sous l’action de la créature instrument des vengeances divines : la peine du feu. « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges. » Telle est la sentence du Souverain Juge. Matth., xxv, 4’Mais cette parole tei-rible, dont personne n’admettrait la vérité si elle ne sortait de la bouche même de Jésus-Christ, comment convient-il de l’entendre ? Faut-il la prendre au pied de la lettre, dans son sens obvie ? Ou bien est-il permis de n’y voir qu’une expression métaphorique, représentant pour le damné une peine morale, une sorte de fièvre du desespoir ? Les rationalistes, qui admettent volontiers la peine du dam comme un corollaire logique des prévarications du pécheur, sont unanimes à rejeter avec Calvin, Instit. christ, relig., 1. III, c. xxv, n. 12, comme une cruauté inutile, le supplice des flammes éternelles, et l’on trouvera des affirmations de même nature dans les ouvrages de quelques théologiens aujourd’hui oubliés, influencés incontestablement par les déclarations peu théologiques de M. de Pressy, évêque de Boulogne. — Cf. Migne, Démonstrations éyangéliques, t, I, p. i/Js, note 3.

Il est de foi qu’il y a pom- les damnés une peine pos-itiAC distincte de la peine du dam. Cf. Innocenta III décréta, Enchir., n. 410(341). Mais si l’Eglise n’a pas défini le caractère propre de cette peine, l’existence d’un feu réel, tourment des damnés en enfer, n’en est pas moins une de ces Aéritès qu’il serait téméraire de nier contre le sens apparemment obvie des textes scripturaires et l’interprétation concordante de la tradition. A part le seul Catharin dans son opuscule De bonoruni præmio et supplicio maloriim aeterno, les théologiens sont unanimes à revendiquer cette vérité comme une doctrine qui s’impose à l’assentiment des fidèles. Une des principales difficultés pour l’apologiste étant de fixer le degré de certitude qui revient à cette thèse, il n’est pas inutile de reproduire ici lestextesles plus saillants : « Verissinie auctoritate sacri eloqtiii et catholicæ veritatis p/ohatiir testimonio, corporaliter materiali igné animas etiam nunc ante susceptionem corporum cruciari » Hugues de Saint- Victor, De sacramentis, II, 16, P.L., CLXXVI, 584- — « Absque Anhieiaie corporeus ignis cruciat dæmones, quod fide teneo. » Albert le Grand, In IV, d. 44, q- 34. — « Qaidquid dicatur de igné qui anijnas separatas critciat, de igné tamen qiio criiciahuntur corpora damnatorum post resurreciionem oportet dicere qiiod sit corporeus. » Saint Thomas, In IV, d. 44, q. 2, a. i. — « Falsa et contra Scripturam sententia contraria. » Richard de Midletoavn, In IV, d. 44, q- 3. — « Qnæstio illa apud fidèles non est dubia.). Durand de Saint-Pourçain, In IV, d. 44, q. 10. — « Opposition asserere esset error. m Tolet, In I, dist. 64, n 3. — « Hæc conclusio adeo est certa ut oppositum i’el sit error vel proximum errori. » Bannez, In I, dist. 64. — « Certa et catholica sententa est. — Suarez, De Angelis, 1. VIII, n. g. —

« Omnes doctores conveniunt et oppositum asserere

esset error ». Petav., In I, dist. 64, q. 3. — « Satis patet doctrinam… communem atque adeo ecclesiasticam esse^ cui proinde non sit resistendnm. » Estius, In IV, d. 44, q- 12. Etc. — Conformément à cet enseignement constant de la théologie, la sacrée Pénitencerie, interrogée si l’on pouvait absoudre un pénitent qui n’admettait en enfer qu’im feu métaphorique, répondit, le 30 avril 1890 : « Ilajusmodi pænitentes diligcnter instruendos esse et pertinaces non esse ahsoli’endos. » Aucun doute n’est donc permis au catholique : l’Eglise ne reconnaît point au fidèle le droit de rejeter l’existence d’un feu réel dans l’enfer, et sa pensée est exprimée nettement dans sa liturgie :

Fla ?nmis ne urar succensus

Per te, Virgo, sim defensns.

Elle ne fait en cela qu’interpréter dans leur sens obvie les paroles du Souverain Juge : Ite in ignem aeternum, el logiquement, en vertu des lois les mieux établies de l’herméneutique, cette interprétation s’impose.

C’est, en effet, une loi constante du langage que les hommes emploient habituellement dans leur acception propre les termes dont ils se servent, et qu’ils ne recourent que par exception à l’emploi des figures, en dehors des poèmes et de certains genres littéraires. Encore la métaphore et, en général, l’acception troijologique des termes doivent-elles être faciles à reconnaître ; et si cette loi s’impose dans le langage ordinaire, il est évident qu’elle est de stricte rigaieur dans toutes les propositions qui ont pom* objet de définir une vérité, d’imposer une obligation, d’engager la conduite, dans la promulgation d’une loi ou d’un précepte, dans la formule d’un jugement ou d’une sentence . Aucune équivoque ne doit être possible, aucune obsciu’ité ; et spécialement en ce qui concerne l’interprétation des Ecritures, c’est à bon droit une règle fondamentale que l’interprétation métaphorique doit être admise là seulement où le sens littéral, qui est le premier et le plus naturel, ne peut être maintenu sans être manifestement en ojjposition soit avec le texte ou le contexte, soit avec les passages parallèles, soit avec la nature même du sujet.

Il est aisé de reconnaître que l’ensemble de ces principes trouAC directement ici sa juste application. Remarquons d’abord que le mot feu est de ceux dont l’usage est le plus fréquent et que son emploi, dans toutes les langues, est rarement métaphorique, surtout dans le sens de peine intérieure, et il n’est pas d’exemple où ce mot signifie une peine morale imposée à quelqu’un par sentence judiciaire. Loin de là, chaque fois que ce terme est employé dans la Bible pour désigner un châtiment infligé aux pécheurs, même dans les passages du Ijrisme le plus élcA^é, il est toujours entendu dans son acception matérielle, dans sa réalité phj-sique. CL Job, xx, 26 ;  ; / «  « ?///<., xai, 20 ; Ps. XX, 10 ; cxxxix, 1 1 ; X, 17 ; Is., xxxia’, 14 ; Eccle. ; XA’i, 19 ; XXI, 20 ; Marc, ix, 42, 44, ’Mat., xiii, 38, 42 : Luc, XAI, 24 ; XII, 5 ; Apoc, xia-, 20 ; II Thess., 1, 8 ; Hehr., x, 20, 27 ; Jud., xxii, 23. Voir encore, pour la description détaillée de ce châtiment par le feu : Eccle., -S.-S.1, 10 ; Mat., , i ; Apoc, xxi, 8 ; xia’, ii, Ps. xcvi, 3 ; Is., xxxiA% 14 ; Luc, xa’i, 24 ; Jo., xa’, 6 : Ilébr., X. 26 ; Apoc, xix, 20. Nulle jiart le mot feu n’est détourné de son sens obA’ie pour signifier une peine morale, une douleur dont l’àme sei’ait le principe. De plus, les faits bibliques montrent précisément, dans des circonstances mémorables, l’exécution répondant à ces menaces, et le feu, un feu réel, se faisant pour les grands coupables le justicier de Dieu. Ainsi sont châtiés Sodome et Gomorrhe, Gen., XIX, 24 ; Nadab et Abiu, I.ev., x, 2 ; les princes eiivoyés à Elie, IV lîeg., i, 14, et il est à noter que ce feu Aengeur apparaît, dans les textes du Nouvcau Testament, comme le symbole du feu de l’enfer. Cf. II Petr., ii, 6 ; Jud., 7.

Un terme dont le sens biblique est aussi précisé, s’ofTi’e naturellement aACC son sens obAÎe et habituel dans un passage solennel qui n’admet point les locutions métaphoriques. Tout le discours du Christ est d’une simplicité absolue. Avix apôtres qui l’interrogent familièrement, le Sauveur répond dans un langage également familier, et les figures de mots sont proscrites même des paraboles qu’il propose. Et dans la sentence elle-même, la plus grave de toutes les sentences que jamais la justice divine puisse prononceiv 1385

ENFER

1386

comment concevoir que chacun des termes n’ait point le sens précis, clair, habituel, qui est le sien, et qu’une métaphore imprévue vienne cnlcA er au jugement suprême le caractère de rigoureuse précision, de vérité, de grave simplicité, qui est le caractère même de la justice et de ses actes ? En fait, rien de tel ne se constate et l’exécution même du jugement : Ibunt in. …Vaf., XXV, 46, l’antithèse qui s’établit si vivement entre le sort des élus et celui des réprouvés, xxv, 34. l’identité signalée entre le châtiment des démons, ignem qui paratus est diabolo, xxv, 41 (il ne peut donc s’agir d’une peine de conscience, essentiellement personnelle), démontrent nettement que le feu de l’enfer est bien un feu réel, et la tradition entière, sans faire de cette a érité un dogme de foi, l’a toujours entendue au sens propre, en réprouvant toute interprétation métapliorique.

B. Les objections. — Pour enlever à cette démonstration sa force probante, il faudrait que la raison put démontrera son toiu* l’impossibilité positive d’un pareil cliàtiment. Sans doute elle reste mystérieuse, impénétrable à notre intelligence, l’action de ce feu qui tourmente des substances spirituelles. Mais devant la claire allirmation d’un mystère, l’intelligence n’a qu’à s’incliner. L’autorité de la parole divine ou du magistère de l’Eglise est la seule garantie qu’elle puisse exiger de la vérité qu’elle admet, et cette garantie est aussi le motif le plus efficace qu’elle puisse jamais avoir de son adhésion. Là seulement où il lui apparaîtrait avec certitude que la doctrine proposée est en contradiction avec d’autres principes incontestablement établis, elle aurait le droit et le devoir de refuser son assentiment à une proposition qui porterait ainsi le caractère de l’erreur et ne pourrait dès lors provenir de Dieu. Mais c’est en vainque le rationalisme élève ses protestations contre l’enseignement ecclésiastique du feu de l’enfer : les objections qu’il allègue n’arrivent point à faire ressortir la moindre contradiction entre les données de nos croyances et celles de notre raison. Elles se réduisent à affirmer que la peine du feu est contraire à lasagesse, à la justice comme à la bonté divine, et que son efficacité ne peut être réelle. Mais l’existence du feu de l’enfer est assez solidement établie, soit par l’Ecriture, soit par la Tradition, pour que ces difficultés ne puissent prévaloir en rien contre cette vérité.

I » L’existence du feu de l’enfer ne compromettrait la sagesse de Dieu qu’autant que rapi)lication de cette peine aux damnés nous apparaîtrait comme manifestement inutile. Mais qui voudra scruter les desseins de la divine sagesse ? Si peu que nous puissions pénétrer les contenances du mjstère, nous voyons au contraire que la conduite de Dieu se justilie pour nous par les elfets salutaires que produit sur les âmes l’appréhension du feu de l’enfer. Il y a longtenq)s que les Pères de l’Eglise en ont fait la remarque : les hommes sont beaucoup plus sensibles à la crainte qu’à l’espoir. L’amour de Dieu n’agit efficacement, par sa seule vertu, que sur une rare élite. Pour l’ensemble des fidèles, la pensée du bonheur du ciel, de la « vision de Dieu », est un faible stimulant ; le caractère abstrait de la récompense laisse l’imagination inerte et froide, et la sublimité des joies du ciel dépasse de Iteaucoup les forces intellectuelles de la moyenne des fidèles. Il n’est pas rare de rencontrer des âmes pour qui la vie dans le ciel se réduit à un exercice de prière et de contemplation, médiocrement pourvu d’intérêt. Faible préservatif contre le mal, si la crainte d’un châtiment douloureux ne venait faire contrepoids à l’attrait du péché. Et l’expérience ne proclame-t-elle pas que c’est la peur du feu de l’enfer qui soutient les forces dans la tentation, qui ramène à Dieu les pécheurs

endurcis ? N’est-ce pas elle qui affermissait le courage des martyrs dans les rigueurs des tourments ? N’estce pas elle encore qui a mis tant de saints sur la voie du ciel ? Etant donnée l’intinie malice du péché, même si la peine du feu n’avait servi qu’à éviter un seul péché mortel, qui pourrait dire que cette peine ne serait point justifiée ?

Et que font les législateurs humains, sinon s’inspirer de ces mêmes principes ? « En général, la crainte du mal touche beaucoup plus que l’espoir du bien, de sorte que nous nous disposons beaucoup plus aisément à renoncer à l’un qu’à endurer l’autre. On sait qu’une grande crainte ôte la liberté, ce qui fait aussi qu’elle annule les contrats. La plus ie espérance n’opère rien de semblable. Les hommes, en admettant communément que la liberté est plus diminuée par la crainte que par l’espérance, admettent implicitement la souveraine efficacité de la crainte. Aussi quand les législateurs imposent aux citoyens quelque obligation, ils ne dénoncent pas comme sanction les récompenses, mais les châtiments. >) Gard. Pallavicini, Vart de la perfection chrétienne, t. I, p. g.

A ce double titre, la sagesse divine est parfaitement justifiée au regard de la raison humaine. Cf. saint Augustin, Confess., VI, xvi, P. Z., XXXIl, -82 ; saint Jean Chrysostome, In epist. ad Pliilem., iii, 2, P. G., LXII, 718.

2’^ La justice divine ne fait qu’user de son droit le plus strict en infligeant aux damnés une peine positive. Aucun châtiment ne réparera jamais l’offense infinie faite à la majesté et à la sainteté de Dieu. De plus, suivant la doctrine universellement admise de saint Thomas, tout péché contient en lui-même un double désordre : le pécheur se sépare de Dieu, dont il méprise les droits les plus saints, et il se tourne vers la créature comme vers sa fin dernière. A ce double désordre doit répondre une double réparation : la privation de Dieu, en punition de l’apostasie ; la douleur positive venue de la créature, en retour de la volupté criminellement ravie à la créature même. Ainsi se trouve satisfaite la justice divine relativement à la double interversion des rapports de créature à Créateurqui constitue le péché mortel.

3’^ L’objection Cqui se réclame de l’infinie bonté de Dieu repose sur une conception inexacte soit de la peine du sens, soit de la miséricorde divine. Il est évident que si l’on considère Dieu comme un tyran qui se plaît à tourmenter sa créature, si l’on accepte comme une réalité les descriptions eirrayantes qui se retrouvent sous la plume de certains mystiques ou sous le pinceau de certains artistes, la plus élémentaire réflexion aura vite fait de dégager la bonté divine de ces atrocités arbitraires ou de ces raffinements puérils. Mais tous ces jeux d’imagination ne sont que grossiers symboles. Artistes et mj’stiques n’ont d’autre but que d’exciter, par les faibles moyens qui sont à notre disposition, l’horreur dont nous devrions être saisis à la seule pensée de l’enfer, si cette pensée pouvait être adéquate à la réalité. Et si l’Eglise autorise tacitement ces descriptions et ces tableaux, ce n’est point qu’elle les regarde, ni qu’elle permette qu’on les regarde, comme l’expression fidèle de la réalité, mais bien comme une image quelconque d’un châtiment qui ne tondje point sous les sens et qui surpassera toujours en intensité de peine toutes les tortures que notre inuigination peut évoquer, de même que la béatitude éternelle ne sera jamais comparable aux joies les plus hautes de la terre et ne saurait être caractérisée en rien par ces symboliques banquets et ces tentes luxueuses que le christianisme primitif aimait à voir reproduits sur les parois des catacond)es. Les incrédules qui reprochent si souvent 138 :

ENFER

1388

au catholicisme de donner créance à des fables indignes, confondent à plaisir reml>lcnie et la réalité.

Mais à ne prendre que l’idée pure de la peine positive, dégagée de toute application burlesque ou barbare, est-il vrai que le feu de l’enfer soit incompatible avec l’idée que nous avons de la bonté divine ? Ceux qui s’imaginent que la peine du sens dépend d’un décret purement arbitraire pourraient le soutenir. Mais étant donné que cette peine ne contredit point la sagesse de Dieu et quelle répond à sa justice, à quel titre la luiséricorde serait-elle tenue d’intervenir en faveur des coupables pour alléger leur cbàtiment ? Sans doute, l’infinie bonté aurait pu remettre la peine, non seulement en partie mais en totalité : Dieu est le souverain niaitre de ses créatures et de ses dons, et l’usage, même illimité, du droit de grâce n’implicp^ie point ici évidente contradiction. Mais dire que la peine du feu ne pevit s’allier avec la bonté divine, c’est affii-mer que la divine bonté non seulement pouvait intervenir, mais qu’elle se devait à elle-même de remettre au pécheur cettepeine justement infligée. Aucuneraison humaine ne peut fixer des lois aux attributs divins, quand leur exercice n’aboutit point à un résultat contradictoire. Où serait, dans le cas présent, la contradiction ? Qui pourrait la signaler, la mettre en évidence ? A considérer exclusivement la miséricorde, en dehors de la sagesse et de la justice, on peut dire qu’elle tend, de sa natui’e. infiniment au bien du coupable, et que ce bien serait dès lors intégralement procuré, puisque l’action de la miséricorde ne pourrait être limitée par les exigences d’aucun autre attribut. Mais c’est considérer ainsi une pure abstraction, et dès lors une chimère. La bonté n’existe jias et n’agit pas en Dieu isolément ; elle existe et elle opère concurremment avec la sagesse et la justice, qui ont aussi leiu-s exigences ou leurs droits, et dont Dieu ne saurait se départir. Or imposera la bonté divine la remise d’une peine fixée par la sagesse et la justice. serait proprement nier en Dieu la sagesse et la justice. Ainsi s’éA-anouit dans la contradiction formelle l’objection qui déclare la peine du feu incompatible avec l’idée divine de bonté.

4° Quant à l’impossibilité pour la raison humaine de concevoir la nature et le mode d’action du feu de l’enfer, ce n’est point là un argument que l’on puisse inA’oquer pour rejeter l’existence de cette peine. Tous les théologiens s’accordent, à la suite de saint Augustin-, De cn’.Z)e/, XXI, x, /’.Z., XLI.’ ; 24sq., à reconnaître dans le supplice du feu un mystère dont la ré^élation seule nous révèle l’existence et dont l’intelligence échappe tout naturellement à notre esprit l)orné, si éloigné encore de pénétrer tous les secrets de la matière et du monde des esprits, et de se former une idée même lointaine des conditions de la vie dans l’au-delà. L’objection, pour être valable, devrait établir que la puissance de Dieu est incapable de donner au feu de l’enfer la faculté d’affecter douloureusement les esprits ou les corps ressuscites. Mais quelle philosophie pourrait fixer les limites infranchissables des rapports qui unissent ou qui peuvent unir la matière à l’esprit ? Assui-ément le feu de l’enfer ne peut exercer sur une substance spirituelle les effets identiques que le feu matériel opère devant nous sm- le bois ou le charbon. Mais poser ainsi la question, comme souvent elle l’a été, serait la dénaturer d’étrange sorte. Quelle sera la nature de ce feu, nous l’ignorons absolument. Quel genre de souffrance imposera-t-il au damné, nous l’ignorons encore, et ce n’est point là le problème à résoudre. Des données de la révélation nous pouvons seulement conclure à l’existence d’un feu mystérieux qui sera pour les réprouvés un instrument de supplice.

La seule question dont la solution s’impose en l’esjjèce est de savoir si un agent matériel peut recevoir de la toute-puissance divine la vertu d’agir sur des substances immatérielles. Or rien ne prouve que Celui qui a pu, suivant le mot de saint Augustin, unir l’esprit à des membres corporels, ne pourra pas le soumettre à l’action d’un corps extérieur. De Civ., Dei. ibid. L’exemple de l’information du corps humain par l’àme n’est-il pas un indice positif et suffisant de la possibilité intrinsèque de cette action ? La raison la plus exigeante n’a pas le droit d’en demander davantage.

Les théologiens vont plus loin, cependant. Ils cherchent à expliquer en quoi le feu de l’enfer peut être pour le damné une cause de tourment. Scot ramène ce tourment à la simple perception de ce feu, perception qui s’impose en tout temps au damné et dont il ne peut se défaire malgré tous ses elTorts. In IV, d. 49. ^.^ 7- — SuAREZ, recourt à la production par le feu d’une qualité particulière, qui serait dans l’àme comme l’antithèse de la grâce, et dont la laideur serait pour le damné un objet de vive répulsion. De Angel, , 1. VIII, xiv, i. ! ^l. — Saint Thomas et la plupart des théologiens voient dans le feu de l’enfer une sorte de lien ou de prison qui retient captif le damné et le prive de ce qu’il a de plus cher, sa liberté d’action et d’esprit. Contra Gentes, 1. IV, c. 90 ; Suppl., q.’jo, c. 3 ; De Anima, 21. Tolet, in I, q. 64, a. 5. — Enfin Lessiis admet que le feu de l’enfer a le privilège d’atteindre l’àme directement et de produire en elle la même douleur qu’elle en ressentirait si elle était unie à son corps. De Perf, div., 1. XIII, c. 30. — Ces divers systèmes n’offrent rien en eux-mêmes de chimérique, bien qu’ils ne donnent pas la clef du mj’stère. Ce n’est pas non plus leur prétention. Mais ce A’aste effort delà science théologique suffit à démontrer — et cela seul importe — que la doctrine du feu de l’enfer n’est point de celles que la raison puisse condamner, même, et sm-tout, après exaiuen.

Quelle que soit notre manière de nous représenter les tourments de l’enfer, la gravité de la peine dépassera toujours l’idée que nous pourrons nous en former et ne correspondra jamais, d’autre part, à la gravité de l’offense faite à Dieu. La tendance qvii incline certains apologistes à concevoir ces souffrances comme aisément supportables est en opposition avec les données de la foi et l’enseignement traditionnel de l’Eglise. « C’est chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant », Heh., x, 31. Cf. Ps. 11, 5, 9 ; Lxxxix, 11 ; Joël, I, 15 ; Amos, viii, 8, sur la justice divine en général ; et Mal., iv, 1 ; Apoc, xiv, 10, 19 ; Mat., XVI, 26 ; Marc, IX, 42 sq. sur la peine de l’enfer. Aussi ne peut-on souscrire à cette conclusion formulée dans l’ouvrage de Mgr Bougaud : « Tout en reconnaissant la grandeur des peines de l’enfer, il ne faut pas les exagérer. C’est ce que recommandait le pieux et savant évêque de Boulogne, Mgr de Pressj-, mort en odeur de sainteté etleplus grand théologien du xviii siècle. Si douloureuses que fussent ces peines, il croyait que la vie, même avec elles, était préférable au néant, et, si on en excepte peut-être Judas et quelques autres, il estimait, a^ec saint Augustin, qu’il valait mieux pour chaque damné souffrir toutes les peines de l’enfer que de ne pas exister. » Le christianisme et les temps présents, t. V, p. 351. Cependant le texte de saint Matthieu est formel : Bonum erat ei si natus non fuisset homo ille, xxvi, 24. La pensée catholique est nettement exprimée dans ces paroles de saint Jérôme : « Omnia… mala quae veteribus historiis continentur… his suppliciis quae in die sunt reddenda judicii, non poterunt comparari. » In Il Joël, P. L., XXV, 966. Cf. saint Augus1389

ENFER

1390

TIN, Serm. xxii, 3, />. L., XXXYIII, 150 ; De Civ. Dei, XIII, XI, /*. A.. XLI, 385 ; Cyrill. Alex., Z)e exituan., P. G., LXXYII, iOy5 ; Chrys., AcITIieodar., laps. P. G., XLVII, 289. — L’opinion de Saixt-George Mivart, sur le Bonheur dans l’enfer, JS’iueteenth Century, déceml)re 1892, a été condamnée jiar la Congrégation de l’Index, 1893.

III. Durée de l’enfer. — ° Le dogme et ses adversaires. — L’enfer est éternel ; il n’aura point de lin. Jamais les damnés ne verront Dieu, jamais ne s'éteindra pour eux le feu qui les torture. Si efl’rayante que soit pour nous cette pensée, aucune obscurité ne peut être invoquée dans les définitions de l’Eglise. Le supplice des réprouvés avec le diable sera perpétuel, comme la gloire des élus avec le Christ sera éternelle. Ce sont les termes du quatrième concile de Latran (1215), renouvelant contre les Albigeois la condamnation déjà portée par le cinquième concile œcuménique contre la doctrine origénisle de la restitution finale. jE’mc/u/'., n. 211, ^29 (356).

Il n’est pas étonnant que ce terrible mystère de la justice de Dieu ait ému en tous les temps la raison humaine, trop portée à mesurer la durée de la peine moins sur la gravité que sur la durée de la faute, tout au moins impuissante à concevoir qu’une minute d'égarement, non réparée volontairement, dût être payée d’une éternité de soulfrance. Dès le début du m* siècle, Origèxe mettait en crédit dans les rangs de nombreux fidèles sa théorie du salut universel, ou de la réintégration de tous les damnés, même des démons, dans le bonheur, qui leur était primitivement destiné, de la vision divine. Reprise par les protestants modernes, la doctrine de VUniversalisme a trouvé dans Ritschl un défenseur zélé ; elle est devenue, par lui, dans les limites du bonheur naturel de l’au-delà, une des thèses fondamentales de la théologie libérale. Cf. Grétillat, E.rpusé dethéol. dogm., t. IV, j). 619 ; Fréd, Farrar, Eternal liope, 1877. C’est d’ailleurs, en propres termes, la doctrine rationaliste. Cf. Jules Simon, La religion naturelle, p, 333.

A côté de cette thèse absolue, qui finit par identifier le sort de tous les êtres intelligents, indépendamment de leur conduite morale, le docteur anglican Edouard Wiiite a mis en cours, dans la seconde moitié du dernier siècle, une théorie qui heurte moins directement le principe de la justice et qui a trouvé en Angleterre d’innombrables adhérents, le système de V Immortalité conditionnelle. L'àme humaine, d’après cette théorie, ne serait pas immortelle par nature, mais seulement apte à le devenir. L’immortalité devrait êli"e considérée comme un don gracieux que le Rédempteur est venu concéder à ceux qui obéissent à sa loi, à ceux-là seulement. Les autres, ceux qui refusent ce don, restent voués à la loi de nature, qui est la loi universelle de mort. Après un temps indéterminé réservé à l’expiation de leurs fautes, ils seraient anéantis, jiuisqu’ils n’ont aucun droit à la réconqiense. Mais il était en leur pouvoir de jouir du bonheur éternel, la rectitude de leur vie étant la condition même de leur immortalité. Life in Christ, p. ! l sq. On trouvera dans Pui' : vost-Paradol, Essais de politiejue et de littérature, 3' série, dans Petavel-Oi.lik, Prubli-me de l’immortalité, 1892, dans les articles de Ch. Bysk, Resite chrétienne, no. 1892, tous les éléments de cette doctrine, dont le Darwinisme, en atru-maut le i)rincipe de la survivance du plus apte, a fait pour une grande part le succès. C’est aussi un professeur d’histoire naturelle à l’Université de Glasgow, M. Drimmond, qui a contribué le plus puissamment à vulgariser cette idée d’origine socinienne, dans son ouvrage :

Les lois de la nature dans le monde spirituel, ouvrage répandu à jikis de cent mille exemplaires.

2° Objections scripturaires. — Tout l’effort des adversaires du dogme de l'éternité des peines, lorsqu’ils posent la question sur le terrain purement théologique, consiste à restreindre l’acception du mot éternel dans le texte décisif de saint Matthieu : « Allez, maudits, au feu étei’nel. Discedite a me, maledicti, in ignem aeternum. » Mat., xxv, 4'. Le sens de ce terme est pourtant des plus clairs et des mieux établis.

Il convient d’observer tout d’abord que l’acception habituelle du mot aeternus, atcivts ; , comprend, dans les livres du Nouveau Testament, où il est employé 71 fois, une durée qui n’a point de fin. De ces 'j textes, il en est 7 qui s’appliquent aux j^eines des damnés (Mai., xviii, 8 ; xxv, 4', 46 ; Marc, iii, 29 ; II 7'hess., i, 9 ; Hebr., vi, 2 ; Jud., 7) et dont nous n’avons pas à dégager immédiatement le sens, puisqu’ils font précisément l’objet de la discussion. Parmi les autres, 64 textes n’admettent aucune ambiguïté dans l’acception du mot Ktojvto ; , qui s’applique 3 fois à l'éternité divine, 55 fois à la vie bienheureuse, 2 fois {Hebr., xiii, 10 ; Apoc, xiv, 6) au fruit de la Rédemption, dont on ne peut dire qu’il a une durée limitée dans le lenqjs. Quatre textes seulement peuvent admettre une interprétation restreinte du mot éternel, pris au sens tropologique de durée reiatiAC et finie (Rom.. yii, 25 ; I1 Tim., i, 9 ; Tit., i, 2 ; Philem., 15). Mais ces quelques rares exceptions, que l’on pourrait d’ailleurs discuter, n’infirment en rien la règle habituelle qui consacre au sens indéfini l’emploi de l’adjectif. Ki’oJvii ?, pas plus que l’application figurative du mot dii-in aux créatures ne peut lui enlever son sens obvie et régulier d’attribut exclusif du Créateur. Dès lors, il est naturel d’entendre en son sens propre le terme « (civii ; dans tous les passages où aucun indice ne révèle que ce terme implique une acception diflërente, et si des raisons positives viennent affirmer encore le caractère d’indéfinie durée que ce mot porte d’ordinaire avec lui, aucune subtilité, aucune violence d’interprétation ne pourra lui imposer, même dans les limites du probable, un sens infléchi de durée temporaire qui serait, dans l’espèce, la négation de ce mot par lui-même (car le mot éternel signifierait non éternel) eu même temps qu’une violation absolument arbitraire des lois les plus essentielles du langage.

Or, précisément, aucune donnée du contexte ne laisse supposer que, dans cette sentence solennelle, portée au nom de la suprême justice et de l’infinie sainteté, Notre-Seigneur ait pu recourir à un emploi métaphorique d’un terme qui a un sens propre aussi nettement iléfini. Toute la suite des paroles de X.-S. est siuq)le, familière, d’une parfaite sérénité : tous les termes ont leur valeur habituelle, la plénitude de leur sens. — D’autre part, de l’aveu même des adversaires, ce même terme yfojvisç, appliqué aux élus dans ce même passage, signifie purement et simplement l'élernilé, la durée qui exclut la fin. Entre les deux formules de cette sentence, celle qui récompense et celle qui punit, la corrélation est manifeste, et, de l’une à l’autre, le même terme soumis au même emploi doit, logicjuement et de toute nécessité, retenir le même sens. — De plus, N.-S. a pris soin d’avertir le pécheur que ses jugements porteraient la marque rigoureuse de sa justice. Mat, v, 26, etc., ef nombreux sont les passages où la peine dont sont menacés les prévaricateurs est présentée sous une forme négative et alisolue qu’il est impossible de concevoir en un sens figuré ou d’interpréter en un sens relatif : « Ils n’entreront pas dans le royaume des cieux, » Cf. Mat., , 20 ; Ko ; -., vi, 9. 10 ; xv, 10 ; 1391

ENFER

1392

Gah. V, g, — Enfin, le châtiment qui atteint les damnés est décrit en d’autres endroits avec des caractères qui sont l’alTirmation renouvelée, accentuée sous des formes diverses, de l’éternité de la peine. C’est

« un feu inextinguible >, Mat., iii, 12 ; Luc, iii, 17 ; 
« un feu qui ne s’éteint point ». Marc, ix, ^2 ; sa

durée s’étend « aux siècles des siècles », Apoc, xiv, II, formule qui est toujours réservée dans le Nouveau Testament à l’éternité prise en son sens propre et absolu.

La démonstration scripturaire est donc aussi rigoureuse et précise qu’elle peut l’être : toutes les données s’accordentàfixernettement, impérieusement, l’acception du mot éternel qui quantifie la durée de l’enfer : il est hors de doute que dans la pensée du Souverain Juge, et dans la sentence qu’il profère, cette durée est sans limites : l’enfer ne tinira jamais.

Farrar reconnaît sans peine que le sens obvie du mot v.i’M-jtcç est celui d’une durée sans fin ; il admet en outre que, dans le passage de saint Matthieu, xxv. 41, ce même terme appliqué à la vie des élus doit être pris dans son acception habituelle et absolue. Mais, relativement aux impies, il lui paraît que le sens de cet adjectif se trouve modifié par le substantif même qu’il qualifie au verset 46 : et ? xdJv.viv at&jviev. L’emploi classique du substantif zî/oc^u sert toujours àdésigner une peine médicinale et dès lors transitoire. Cf. Aristote, Rhet., i, x, 17. Si l’enfer était éternel, le texte sacré devrait marcpier ce caractère d’infinie durée par le terme Tiy-’jj^fK, qui implique la justice vengeresse, et non par le mot y.djv.71t, qui se rapporte plutôt à la bonté qui pardonne. Eternal hope, p. 197, sqq.

Mais, outre que l’acception classique du mot xî/à^w n’est nullement restreinte au sens médicinal — voir, entre bien d’autres exemples, Platon, Hep, , VI,

p. lQ1 : Tsv ixr, TTEiôdiJ.ivov àTty.iv.tç Ti y.v.l y^y.’J.y.^i xvÀ Ôkvktîi ;

i(i/K^iv7(v, — cette interprétation d’un texte scripturaire par un texte d’Aristote est de pure fantaisie. Le relief des mots s’affaiblit avec le temps et les termes qui ne répondent point à une image concrète nettement définie subissent au cours des années, parfois d’un auteur à l’autre, les plus insaisissables transformations. D’ailleurs, le christianisme amis en cours bien des idées nouvelles que le langage classique était impuissant à exprimer dans la précision des nuances. En fait, le mot rt/j’aipi^, dont se sert Aristote pour désigner avec la peine le plaisir delà vengeance, ne pouvait convenir au caractère de sainteté et de bonté dont Dieu ne se départit jamais et ne peut se départir au cours de sa justice. Pour signifier la peine particulièrement destinée à l’amendement du coupable, la peine médicinale, c’est au verbe -v.io-m que recourt le Nouveau Testament. Cf. Luc, xxiii, 16, 22. Si l’écrivain sacré avait eu en me un châtiment temporaire lié à l’amendement final des damnés, il avait à sa disposition un terme clair, précis, répondant pleinement à sa pensée. L’exclusion de ce terme implique donc l’exclusion de l’idée d’amendement, et lemploi de xc)x7ti se trouve ainsi justifié dans son acception générale de peine, de châtiment, puisque nuMpt’y., â son tour, s’il fallait s’en tenir à l’acception aristotélicienne, rendrait mal cette idée de juste pénalité en y mêlant une nuance trop humaine de vengeance, de talion. Pour Farrar et pour tous ceux qui ont posé après lui la question de l’enfer sur ce terrain strictement philologique, la conclusion qui ressort de leur argument se retourne donc directement contre l’argument lui-même. — Au reste, les écrivains sacrés du II’siècle emploient indilTéremment, parfois même dans le même passage, pour désigner les peines de l’enfer, les expressions vÀuvicjc ni/wcia ; et aiwyt’sj ? zî/KT£i ; , cf. Théophile d’Axtioche, Jd AutoL, I, ! , P. G, , VI, 1046 ; saint Justin, I Apol., 8, P. G, , VI, 26.

Ces textes et d’autres encore établissent à quel point sont peu fondées les conjectures de Farrar.

Toute la tradition témoignerait d’ailleurs, depuis PoLYCARPE. Ad Smyrn., 11, P. G., V, io38, qu’il n’y eut jamais dans l’Eglise, dès la plus lointaine origine, la moindre hésitation sur la durée de l’enfer et sur la valeur du terme emplojé par N.-S. et par les écrivains sacrés. La théorie origéniste fut condamnée dès sa première apparition par deux synodes alexandrins, en 281. Cf. saint Jérôme, Apol, ad’. Rafin., 2, P. L., XXII, ’ ; 51. Le dogme de l’éternité des peines était alors universellement accepté, et l’erreur d’Origène n"a pu produire le moindre fléchissement dans la tradition catholique. Il serait aisé, si c’était ici le lieu, de dégager, des obscurités soulevées autour de certains textes, la pensée doctrinale de saint Grégoire DE Nazianze. cf. Or. xvi in Patrem tac, 9, P. G., XXXV. 946, et même de saint Grégoire de Nysse.Z) ? castig, , P, G., XLVI, 31 i. Mais, indépendamment deces conclusions particulières, l’argument traditionnel est si fortement établi et si peu contesté que la discussion, d’ailleurs facilement victorieuse, de quelques cas isolés ne peut intéresser que dans une faible mesure l’apologétique.

Quant aux ditficultcs que l’on pourrait découvrir à la x^remière lecture de certains textes : Ps, cxlviii, 6 ; ciii, 5 ; Is., 11, 7 ; Xali.. 29 ; Jos., xxii, 43 ; I ad Tim., I. 4 ; I Petr.. III, 18, l’étude sommaire du contexte en donnera aisément la solution ; on la trouvera au besoin dans tous les manuels de théologie. Cf. Sten-TRUP, Soteriologia, I, 607 sqq.

3° Ohjections rationnelles. — 1° La première difficulté que jprésente à la raison le dogme de l’intinie durée de l’enfer provient de l’inflexible rigueur du jugement divin et de l’insiu-montable terreur que sus cite, même chez les saints, l’appréliension d’une peine infiniment plus redoutable que tous les supplices conçus par l’imagination des hommes. Comment concilier cet épouvantable châtiment avec l’idée que nous avons de l’infinie honte de Dieu ?

Il faut tout d’abord reconnaître que cet accord nous échappe. Le Dieu des miséricordes aurait pu épargner au pécheur, par l’anéantissement ou de toute autre façon, la perpétuité de la peine. Notre esprit ne peut atteindre à la profondeur des desseins divins, et le dogme de l’éternité de l’enfer aura toujours pour la raison humaine ses ombres, son mystère. Il ne faut rien moins, pour nous convaincre, que la solennelle aflirmation de la parole divine ; l’évidence de la raison cède le jjas à la foi, et dès lors l’attitude de l’esprit devant le dogme révélé n’est plus celle que l’on requiert devant la vérité philosophique : le croyant n’a pas à démontrer sa foi, mais à la justifier et à la défendre, il n’a pas à chercher en vertu de quels arguments décisifs se concilie l’éternité des peines avec l’infini de la bonté divine ; il lui suffit d’établir que la raison est impuissante à saisir entre ces deux données un désaccord positif. De nature essentiellement dogmatique, la question se présente ainsi sous un aspect qui reste en constante harmonie avec les exigences les plus impérieuses de la raison.

Au reste, les rationalistes sont loin de contester la position même du problème, et ce qu’ils s’attachent à démontrer, c’est précisément l’irréductible opposition, l’antagonisme absolu que leur raison prétend découvrir entre la nature divine, faite de bonté, et l’application d’une peine qui ne peut finir et commence toujours. Nul n’a présenté cette objection avec plus de force que Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 272 : « Si Dieu avait créé des volontés d’une nature assez perverse pour lui être indéfiniment contraires, il serait réduit en face 1893

ENFER

1394

d’elles à l’impuissance, il ne pourrait que les plaindre et se plaindre lui-même de les avoir faites. Son devoir ne serait pas de les frapper, mais d’alléger le plus possible leur malheur, de se montrer d’autant plus doux et meilleur qu’elles seraient pires. Les damnés, s’ils étaient vraiment inguérissables, auraient en somme plus besoin des délices du ciel que les élus eux-mêmes. De deux choses l’une : ou les coupables peuvent être ramenés au bien, alors l’enfer prétendu ne sera pas autre chose qu’une immense école où l’on tâchera de dessiller les j-eux de tous les réprouvés, et de les faire remonter le plus rapidement au ciel. Ou les coupables sont incorrigibles, comme des maniaques inguérissables (ce qui est absurde), alors ils seront aussi éternellement à plaindre, et une bonté suprême devra tâcher de compenser leur misère par tous les moyens imaginables, par la somme de tous les bonheurs sensibles. De quelque façon qu’on l’entende, le dogme de l’enfer apparaît ainsi comme le contraire de la vérité. » Cf. A. Fouillke, La pénalité et les collisions du droit, loc. cit., p. 4’i L’argument a paru décisif ou tout au moins spécieux à quelques philosophes qui ont repris en sousœuvre la discussion. Mais qui ne voit que c’est là opérer sur des abstractions et déplacer du tout au tout les données mêmes du dogme et de la raison ? Dieu n’est pas que bonté, au sens spécial que nous attachons à ce mot ; il est justice et sagesse, il est l’infinie perfection. Or, la remarque déjà faite s’impose avec la même force : isoler un attribut et lui donner, à l’exclusion de tout autre, la plénitude de son effet, c’est lui enlever son caractère proprement divin, sa perfection infinie, puisqu’il est identique, en fait, aux autres attributs qu’il inclut nécessairement en lui-même ; c’est donc poser une implicite contradiction, c’est affirmer l’infini et, du même coup, l’exclure ; c’est réduire la sphère à une ligne et appliquer à cette ligne les propriétés du volume. Il est évident que la bonté, comme telle, ne punit pas et que l’analyse la plus pénétrante de la miséricorde et de l’amour en Dieu ne dégagera jamais, de cette unique considération, la notion de cliàtiment éternel, ni même de châtiment. Ce sont là notions disparates. C’est de la justice que relève la sanction, la réparation de l’ordre violé, et, pareillement, si on analyse l’idée de stricte justice, on n’y trouvera à aucun degré l’élément du pardon, la résistance ou l’atténuation de la peine. C’est donc ne considérer qu’une des faces du problème et négliger le principal élément de solution, que de mettre en regard l’éternité de la peine avec les seules exigences de la bonté divine. Toute la question est de savoir si la bonté de Dieu exige que la peine fixée par la justice soit remise au coupaljle. La réponse ne saurait être douteuse. Si Dieu se devait à lui-même d’arrêter les eflels de sa justice, l’ordre essentiel serait blessé en lui comme en dehors de lui. Ce serait la suppression même de sa justice, et la sainteté comme la souveraineté de ses droits resteraient à la merci des pires injures, l’impunité finale étant le lot obligé des volontés perverses. La créature aurait le dernier mot dans sa révolte contre le Créateur ; le mal aurait raison du bien ; le désordre irréparé, irréparable, ferait loi. Autant dire que Dieu abdiquerait toute autorité et que le pécheur, dans la suppression de la sanction, trouverait un encouragement efficace au péché, n’ayant même plus devant les yeux la claire notion de sa culpabilité.

Au reste, nul ne dira jamais à qiu-l titre la miséricorde de Dieu serait tenue d’intervenir. Toute la vie du pécheur n’est qu’un témoignage éclatant de la bonté divine, qui dfinne et qui pardonne, qui patiente, qui éclaire et touche le cœur, qui, juscju’au dernier moment, multiplie les rappels dans les miracles de sa

grâce. La destinée du pécheur est remise au choix de sa liberté ; il refuse les grâces, il méprise les bienfaits, il veut pratiquement, sinon formellement, mourir dans son péché, n’avoir rien de commun à jamais avec Dieu. Fixé dans ces dispositions pour l’éternité, à l’instant même où son sort est irrévocablement lié au dernier acte de sa vie morale, il n’a plus en lui ni le principe de l’amitié de Dieu, ni le pouvoir de ressaisir son choix ou de rétracter sa faute : c’est l’obstination dans le mal, la haine de Dieu à jamais. C’est le pécheur lui-même qui a fermé toute issue à la divine miséricorde : la justice seule demeure, inexorable envers celui qui a voulu la perpétuité de sa faute.

2° Aussi est-ce à la justice de Dieu que les adversaires de l’éternité des peines sont forcés de recourir pour essayer de ruiner par la base le dogme de l’enfer. L’objection a été formulée dans sa forme la plus simple par Jules Simon : o La peine a une double raison d’être : l’expiation de la faute, l’amélioration du coupable. On demande si la faute durera éternellement ? Cette éternité supprime un des deux caractères de la peine, la purification, l’amélioration ; elle exagère l’autre au delà du possible, car il n’est pas de faute temporelle qui appelle une peine éternelle. Aucun principe de la raison ne conduit à l’éternité des peines et ne permet de l’admettre. » Religion naturelle, p. 33.

La théologie catholique n’hésite pas à reconnaître que la seule raison humaine ne suffit pas à démontrer l’éternité des peines : aucun argunient décisif ne prouvera que Dieu n’avait pas la liberté de ne pas créer l’enfer. Mais aucun argument de la raison n’établira non plus que Dieu ne pomaitpas, en toute justice, imposer au pécheur impénitent un châtiment éternel. A considérer la gravité de la faute, la sanction n’est fp^ie strictement proportionnée à l’offense, puisque la malice du péché, s’attaquant à l’infinie sainteté, dépasse ainsi en perversité toute limite assignable. Entre la somme des maux physiques que nous pouvons concevoir et la grandeur du forfait, il n’est pas de commune mesure ; toute peine temporaire laisserait la faute inexpiée. Mesurer la durée de la peine à la durée de la faute eommise, c’est renverser la notion même du mérite et du démérite ; c’est ruiner à la base toute justice et toute moralité. C’est un princii^e incontestable que la gravité de l’offense est en raison directe de la dignité de l’offensé et en raison inverse de la dignité du délinquant, tandis que la valeur de la réparation se mesure à la qualité de celui qui expie. Aussi le péché d’Adam ne pouvail-il être réparc que par un Dieu, car il fallait une satisfaction de valeur infinie pour effacer une faute dont la perversité est ^irtuellemont infinie. Dès lors aucune sanction infligée au pécheur ne sera une expiation sullisanle. et, pour que la justice soit satisfaite, cette expiation ne doit point avoir de terme. Admettre ((u’une peine temporaire puisse et doive lil)érer le pécheur à l’égard de Dieu, c’est donc méconnaître la nature du péché et lui enlever sa propre malice ; c’est méconnaître ainsi le caractère infini de la sainteté et de la majesté divine ; c’est donner au pécheur le droit de s’obstiner dans sa faute et de rester, dans l’impunité, en perpétuelle révolte contre Dieu ; c’est mettre Dieu lui-même en état d’impuissance, avec sa justice désarmée, devant la volonté rebelle de la créature. D’ailleurs quelle justice humaine voudrait s’inspirer du principe sanctionnel que l’on impose à Dieu, et prendrait pour base de son code pénal la durée de la faute, et non pas la gravité du délit ? Il ne faut pas oublier non plus que. si l’acte du pécheur est transitoire, l’état de péché que l’acte imi>lique est permanent ; la privation de la grâce sanctifiante, l’aversion de la fin dernière, le 1395

ENFER

1396

rapport d’inimitié avec Dieu, en un mot la tache du péché persévèrent aussi longtemps que le pécheur n’a pas rétracté son acte et accueilli le secours de la pénitence que lui offre la grâce divine. S’il meurt en cet état, le péché devient perpétuel, irrévocable, et appelle ainsi un châtiment perpétuel, irrévocablement lié à l’état du pécheur. Le principe invoqué par les adversaires se retourne contre leurs assertions, et nous pouvons l’invoquer pour justilier pleinement la justice divine et établir qu’il y a proportion parfaite entre l’intînie durée de la peine et la gravité infinie de l’offense faite à Dieu. Ainsi l’exige l’inviolal )ilité absolue de l’ordre moral.

3" La bonté et la justice de Dieu étant hors de cause, les difficultés de détail tirées de la nature même de la pénaUté ou des conditions morales de la vie dans l’au-delà seront aisément résolues en vertu des principes déjà invoqués. C’est se faire de la nature du châtiment une conception singulièreiuent erronée que de réduire ou même de subordonner son rôle à l’amélioration du coupable : ce n’est rien moins que supprimer son caractère sanctionnel ou le reléguer au second plan. Mais il est clair que la sanction est la raison première de la peine, puisque la faut* étant constituée essentiellement par une transgression, un désordre moral, la sanction apparaît comme la réaction de l’ordre. Que le châtiment puisse en même temps servir parfois à l’amendement du coupable, c’est une considération de valeur secondaire, subordonnée, puisque le caractère médicinal de la loi affiictive n’intéresse que le bien particulier, tandis que son caractère expiatoire ou sanctionnel intéresse le bien général, qui prime tout autre bien individuel. La conservation de la société exige, en effet, que toute infraction aux lois qui sont sa condition d’existence soit punie, quelque détriment qui en résulte pour le coupable : autrement toute loi perdrait son caractère d’inviolabilité, les droits individuels ne seraient plus protégés, le bien commun serait subordonné au bien particulier des fauteurs de désordre, ce serait le renversement de tout l’équilibre social. Sans doute la transgression de la loi entraîne aussi d’autres désordres, elle déprave la volonté du délinquant, et, par l’influence de l’exemple, elle tend à pervertir la mentalité du peuple. La peine étant destinée à réparer les désordres de la faute sera aussi, dès lors, médicinale et exemplaire : elle cherchera, autant que possible, à corriger le coupable et à détourner les autres du mal.

Mais ce but est secondaire, accessoire. Le grand désordre de l’infraction à la loi est d’être un attentat au bien comnum, de faire prévaloir le bien particulier sur le bien général. Sous peine de se nier elle-même et de consacrer le désordre, c’est-à-dire la ruine virtuelle de la société, la justice humaine est tenue d’affirmer le droit méconnu et d’assurer son triomphe. Voilà pourquoi, en édictant la peine, elle considère principalement la gravité du délit et non pas l’état présent du coupable. Que le criminel manifeste son repentir ou qu’il se glorifie de son méfait, la justice se place avant tout, et parfois exclusivement, au point de vue du bien social, de la réparation du mal : elle prononce, s’il y a lieu, la peine de mort, qui exclut tout amendement ultérieur du délinquant. Si la peine est à vie ou n’est que temporaire, elle pourra comporter quelque adoucissement ou une diminution de durée suivant les dispositions du condamné ; mais ce correctif imposé au châtiment dans un but moralisateur est tout à fait accidentel, il suppose que l’effet premier, essentiel, de la loi pénale est atteint et il se subordonne à lui.

Ces mêmes principes, dictés par la raison, la raison se doit de les appliquer à la justice divine, et à un 1

titre infiniment supérieur. Entre le bien absolu de Dieu et le bien relatif du coupable, il ne saurait } avoir de commune mesure, et celui-ci ne peut jamais balancer celui-là. Les exigences du droit divin que le pécheur refuse de reconnaître sont inconditionnées ; elles ne peuvent pas ne pas être satisfaites. La souveraineté de Dieu s’impose, et il ne suffit pas qu’elle soit, il faut qu’elle paraisse : un droit souverain qui ne serait pas effectif et ne s’aflirmerait point dans toute la plénitude de sa raison d’être, dans tout le rayonneuTent de sa force morale, ne serait pas un droit parfait comme il convient au droit divin. Or le caractère du droit divin est d’être infini. La souveraineté divine doit donc, sous peine de n’être plus elle-même, s’affirmer et se maintenir contre tout être qui s’insurge contre elle, qui lui oppose sa propre souveraineté et l’annihile ainsi dans sa pensée et son a-ouloir. C’est une nécessité de nature, et cette répression de l’offense n’est autre que la sanction, la sanction qui fait rentrer dans l’ordre la créature et lui fait ressentir, contre son gré, les effets de cette même souveraineté qu’elle a librement répudiée. Par elle se manifestent la souveraineté, la sainteté et la justice divines : c’est la glorification de Dieu par le pécheur lui-même et la réparation de l’ordre. Telle est la raison d’être fondamentale de la peine : elle est éminemment une sanction, c’est-à-dire une expiation, et si elle peut revêtir aussi un caractère médicinal et servir de remède, ce n’est que par surcroît, secondairement, autant que son caractère proprement pénal, expiatoire, comporte cette alliance.

Durant toute la vie du pécheur, alors qu’il peut user de sa liberté pour rétracter lui-même sa faute et accepter la pénitence, l’expiation, Dieu ne cesse de convertir en remèdes les peines qu’il envoie au pécheur. Et pourtant un seul péché grave rend le pécheur indigne de ces grâces, où seule intervient l’infinie bonté. Mais avec la mort, terme du mérite, dès que la volonté, irrévocablement, s’est détournée de Dieu, il n’est plus de remède possible, plus d’amendement ; la peine perd, d’elle-même son caractère médicinal ; il ne reste que la juste sanction. La raison s’accorde pleinement, sur ces données, avec la foi.

Telle est bien la pensée profonde de saint Augustin, qui distingue, de la part de Dieu, une double législation : l’une comprenant l’ordre de sa bonté, l’autre comprenant celui de sa justice. L’homme qui échappe librement à l’ordre de la bonté divine, veut par là même appartenir à l’ordre de la justice ; sorti de l’ordre jiar une voie, il doit y rentrer par une autre. La créature se rend méchante par le mauvais usage de ce qui est bien, mais le Créateur demeure toujours juste et bon en faisant servir l’ordre de la justice à celui de sa bonté. La perversité de l’homme a déplacé, interverti l’ordre : elle s’est fait du bien un mal. La souveraine sagesse de Dieu redresse le dérèglement en faisant un bien du mal. In loann., tract, ex, 6, P. L., XXV, 1924.

4° « Ce raisonnement suppose comme un fait acquis, poursuivent les libéraux après Hirscher, l’impossibilité de la cnns-ersion après la mort, et il ne Aaut que par cette supposition. Mais, précisément, jamais la raison ne démontrera qu’il n’y ait point place dans l’autre vie pour un bon mouvement de rétractation et de retour. Quand les horizons de l’audelà se décoiivrent et que l’homme, dégagé des passions et des préjugés qui obscurcissent son jugement moral, a la pleine connaissance de ce qu’il est et du but où il tend, il est au contraire raisonnable de penser que la conscience se ressaisit, que l’erreur nettement aperçue et mesurée inspire le regret et que la volonté se porte de tout son pouvoir vers la fin dernière pour laquelle elle est faite et qu’elle n’a 1397

ENFER

1398

jamais, du moins pour certains pécheurs, entrevue avec une suffisante clarté. Dès lors comment croire que la bonté divine ne ménage pas à ces âmes, qui n’ont point péché par malice, une issue vers la pénitence et vers le ciel, et la justice de Dieu elle-même nous semblerait bien étroite et bien dure si elle entravait, dans ces conditions, l’œuvre de la miséricorde. Car il ne paraît pas légitime d’assimiler au pécheur incorrigible qui veut mourir dans son péché celui dont la bonne volonté, ou tout au moins un reste de bonne volonté, exclut précisément ce caractère d’obstination qui justilîe l’éternité de la peine. »

II est certain que la raison est impuissante à démontrer l’impossibilité de la résipiscence pour le pécheur après la mort et, par suite, elle peut accepter l’hypothèse, théoriquement, de l’épreuve prolongée après la ^ie, dans l’au-delà. Toutefois ce n’est point sur une hypothèse spéculative, sur des possibilités pures que la raison doit ici se prononcer, mais sur la question de fait, sur ce qui est et non sur ce qui aurait pu être. Sans doute Dieu aurait pu prolonger pour l’àme séparée du corps le temps du mérite et du démérite, de même qu’il aurait pu refuser justement au pécheur son pardon après la première faute commise et lui appliquer pour un seul péché grave l’éternité de la peine. Mais dans l’un et l’autre cas, comme pour toutes les déterminations libres de Dieu, la raison ne peut rien préjuger : c’est à Dieu lui-même qu"il appartient de déclarer sa volonté, et nous savons, à n’en pas douter, par les textes de la Révélation, que le temps de pénitence et du pardon finit pour nous avec la vie. II Cor., v, lo ; cf. Eccli., XVIII, 22 ; IV, 3 ; XI, 22 ; XIV, 13 ; EccL. ix, 10 : Ps.

XXXVIII, 18 ; Jo., IX, 4 C’est là une vérité de certitude dogmatique, cf. Trident. , VI, 16, Enclnrid.. 810 (692), que la raison ne saurait contredire ; elle a même de bonnes raisons pour la justifier. Si Ton excepte la doctrine bouddhique relativement récente de la transmigration des âmes et des épreuvcs indéfinies, tous les peuples ont fait commencer à la mort l’inexorable loi de la justice, le châtiment qui ne finit pas. Cf. Henri Martin, La vie future, p. 1 1 1. C’est que la mort, en dissociant les deux parties essentielles du composé humain, témoigne assez haut qu’une vie nouvelle commence pour l’àme, où les conditions du mérite sont abolies. L’homme, qui est chair et esprit, cesse d’exister comme tel, et c’est à lui pourtant, c’est au composé humain que s’adresse la loi, que s’impose le devoir.

« Après cette vie, dit saint Thomas, l’homme n’a plus

le pouvoir d’atteindre sa fin dernière, car il a besoin de son corps pour parvenir à sa fin, les facultés corporelles étant pour lui la condition du progrès dans la science comme dans la vertu. L’àme séparée du corps est donc hors d’état de progresser normalement vers le bien. Elle est donc fixée dans la peine qui la prive de sa fin dernière et, éternellement, elle en sera privée. » Contra gent., II, 144- On conçoit difiicilement, en effet, que l’àme privée de ses moyens d’action naturels puisse normalenumt continuer à accroître ses mérites ou réparer le mal’commis : il faudrait gratuitement imaginer des conditions morales nouvelles dans ce moded’existcncc nou eau, et il resterait toujours fque les fautes commises par l’iiomme ne seraient point réparées par l’homme.

De i)lus, la seule pensée d’une conversion possible après la mort enlèverait à l’autorité de la loi morale toute son efiicacité. Le pécheur ne manquerait i>as d’épuiser les jouissances présentes, en rejetant api’ès la mort le temps de la réflexion et de la conversion. La perspective d’une peine temporelle dans l’autre monde suffirait-elle à retenir son cœur devant l’attrait des plaisirs et la violence des tentations.

quand il pourrait, malgré tout, se promettre encore réternité du bonheur ? Seule une sanction absolue armera suffisamment la loi, et cette sanction, pour être parfaite, doit menacer dune peine qui répontle aux espérances et aux craintes du cœur humain, qui soit capable de neutraliser les séductions et les avantages du vice, qui suffise à détourner l’homme dvi mal même s’il est placé dans l’alternative d’avoir, pour fuir le mal, à renoncer à tous les biens du monde, à supporter toutes les calamités, à sacrifier sa vie. Comme l’observe saint Basile, l’idée seule d’une limite dans le châtiment autorise toutes les audaces. In Reg. hrew, n. iù-, P. G.. XXXI, 1265.

Pratiquement, ce serait encore détruire dans les esprits toute opposition radicale entre le mal et le bien que de montrer le vice et la vertu se rejoignant finalement dans la même gloire et la même félicité. Car si la conversion est possible après la mort, elle est possible pour tous, les mêmes raisons étant valables pour tous et excluant toute ligne de démarcation entre les uns et les autres. Car sur quelle base l’établir ? à quel titre ? et à quelle fin ? Ce serait revenir en fait à la restauration finale. Ou même, en excluant de la récompense les obstinés, il resterait acquis que la vie la plus chargée de crimes aurait en fin de compte le sort d’une vie toute de vertus, la différence n’étant plus qu’accidentelle. Alors que la raison se blesse si aisément au spectacle de la vertu malheureuse et de l’iniquité triomphante, quelles funestes conséquences entraînerait donc pour la vie morale de l’humanité cette convergence du vice et de la vertu vers un même terme, cette apparente et scandaleuse identité du bien et du mal ? — Dès lors, dans l’ordre de choses actuel, aucune raison n’apparaît qui puisse légitimer l’espoir d’une conversion après la mort.

5" « Si l’étal du damné ne comporte aucune amélioration morale, du moins appelle-t-il un adoucisse ment physique comme témoignage de la divine bonté qui ne se sépare jamais entièrement de la justice ? Il semble inadmissible que la rigueur initiale du châtiment persiste, sans le moindre soulagement, durant l’éternité entière, alors que la justice humaine s’attache à mitiger avec le temps la peine dont elle frappe les coupables. » Cf. BouG.rD, Le cliri.stianisine et les temps présents, t. V, p. 361.

Rien n’autorise à admettre la moindre mitigation des peines de l’enfer. Les damnés appartiennent à la justice ; aucun lien ne les rattache à la miséricorde. Le jugement porté par Dieu est définitif : il doit s’accomplir à la lettre. Si la bonté divine intervient, c’est dans la détermination même de la peine, et les meilleurs théologiens admettent que le châtiment inlligé aux damnés est sans doute inférieur en intensité à ce qu’il devrait être si la stricte justice le proportionnait rigoureusement à la faute. Cf. saint Thomas, I, q. 21, art. 4 ; saint François diî S.vlks, Traité de l’amour de Dieu, ix, i. Mais la peine une fois fixée restera éternellement semblable à elle-même, sans variation de de.gré. Il est nuiniCesle que nulle consolation ne peut venir aux damnés de la privation de Dieu, aucune atlénualion à leur désespoir ; et si la peine sensible justement méritée ne doit jamais finir, elle exclut jiar elle-même toute mitigation progressive qui l’cjiuiserait nécessairement au cours, si l’on peut dire, de l’infinie durée. Quant à des intermittences dans la peine, aux’< fériés » dont parle PiirnENCE, Ilymn. v, P. L., LIX, col. 827, il serait piu^ril d’j' songer, car la raison n’en peut concevoir le motif ni apprécier l’utilité. L’éternité de la peine n’en subsisterait pas moins, et ces arrêts temporaires seraient-ils nuMue une goutte d’eau soustraite à l’Océan ? Rendraient-ils le châtiment plus tolérable, ou ninins cruel ? Et si la bonté de Dieu avait à se manifester, ne le ferait-elle pas de façon plus sage et plus large, plus digne d’elle ? L’Eglise a si peu le sentiment que la bonté divine ait encore lieu de s’exercer à l’égard des damnés, qu’elle n"a elle-même aucune commisération, qu’elle ne formule aucune prière pour ceux qui ont mérité l’enfer, et qvi’elle les tient pour exclus de la communion des saints.

C’est par suite d’une évidente erreur que certains apologistes ou auteurs ascétiques se sont faits les défenseurs de la théorie purement sentimentale de la mitigation des peines. Le P. Faber a cru pouvoir affirmer que « la généralité des théologiens, avant Pierre Lombard, soutenait qu’à la longue il intervenait quelque adoucissement dans la rigueur des tourments de l’enfer «. Le précieux Sang, iii, 153. La tradition ecclésiastique est constante sur ce point, et fort nette il est vrai, mais pour déclarer persistante la rigueur de la peine. Cf. Mi.nutics Félix, Oct., 35, P. I.., lîl, 348 ; saint Grégoire de Xysse, De Castigat.. 2, P. G..XLVI, 311 ; saint Algcstix, De Civit. Dei, h XXL c. xxiv, P. / :., XLL —j’i- ; In Ps. cv, n. 2, P. f… XXXVII, 1406 ; saint Jeax Chrysostome. Ad Tlieodor., i, g, P. G., XL VU, 287 ; De Laz. iii, 9, P. G.. XLVIII, io5 ; In II ad Cor., ix, 4, P— G., LXI, col. 464, etc.

Les anciens scolastiques ont agité la question de la mitigation des peines à un point de vue spécial et restreint relativement aux damnés pour qui les fidèles intercèdent par leurs prières ou en faisant dire des messes à leur intention. Quelques-uns ont pensé que, dans ce cas particulier, les suffrages de l’Eglise pouvaient n’être pas dénués de tout effet ; mais tous sont d’accord pour affirmer qu’après le jugement dernier il n’est plus de recours possible contre la justice de Dieu, ni de rayon d’espérance pour adoucir l’éternel désespoir des damnés.

Bibliographie. — Patuzzi, De fnturo impiorum staiu, Venise, 1764 ; Liiken, Traditionen, Miinster, 1869 : Gvtterlehre der Griechen und Rùnier, Paderborn. 1881 : Knabenbauer, Das Zeitgniss des Menscliengeschleclttes fur die l’nsferblichkeit der Seele. Fribourg, 1878 ; W. Schneider, Die Natur^’ùJher, Miinster et Paderborn, 1885 ; Monsabré, Exposition du Dogme catholique : L’autre monde, Paris, 1889 : Bougaud, Le Christianisme et les temps présents, t. V, Paris, 1889 ; Atzberger. Die christlirhe Eschatologie in den Stadien ihrer 0/fenbarung, Fribourg, 1890 ; Oàv^’ald. Eschatologie, Fribourg, 1890 ; Jungmann, Z’e 7101’/ss17 » H’.s, Innsbruck. 1890 ; Schmid, Der i’nterblichkeit und Auferstehungsglauhe in der Bibel, Brixen, 1902 ; James Mew, Traditional aspects of Ilell, Londres, 1908 ; Stufler, Die Heiligkeit Gottes itnd der en’ige Tod, Innsbruck, 1908 ; Pesch, Theol. Streitfragen, t. II, Fribourg, igoS ; Gerigk, Wesen und Voraussetzungen der Todsiinde. Breslau, 1908 ; Schneider, Das andere I.eben, Paderborn, 1904 ; Bautz, Die Hôlle, Mayence, 1906 ; Tournebize, Le dogme de l expiation, dans Etudes, t. LXXI, p. 743. Paul Bernard.