Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Exemption des réguliers
EXEMPTION DES RÉGULIERS. — I. Notion de l’exemption. — II. Son développement historique. — III. Ses raisons juridiques.
I. Notion de l’exemption. — L’exemption est un privilège, qui soustrait des personnes ou des établissements ecclésiastiques aux autorités de droit commun et les place sous la juridiction immédiate et exclusive du Souverain Pontife. L’exemple le plus notable de ce privilège est l’exemption des ordres religieux, qui est encore de nos jours en vigueur. C’est celle qui a été le plus discutée et dont nous nous occuperons dans cet article.
Dans la discipline actuelle, l’exemption se présente sous deux formes : 1° L’exemption proprement dite, dont jouissent, par suite de concessions particulières, tous les ordres réguliers à vœux solennels et, exceptionnellement, quelques instituts à vœux simples : en principe, elle les place en dehors de l’autorité des prélats diocésains, dont ils ne dépendent que dans les cas spécifiés par le droit. En fait, ces cas exceptés sont nombreux ; ils concernent surtout le ministère extérieur des religieux et certains objets limités de leur administration intérieure. 2" L exemption improprement dite, qui, de loi générale, appartient à toutes les congrégations à vanix simples non diocésaines : ces instituts demeurent en principe soumis à la juridiction des cvèques ; ils n’en sont dispensés que sur les points prévus par le droit. Ces points se rapportent à l’administration intérieure.
Théoriquement ces deux espèces d’exemption sont très différentes ; pour la première, l’indépendance de l’autorité diocésaine est la règle générale, la sujétion est l’exception ; pour la seconde, la sujétion est la règle, l’indépendance 1 exception. Mais pratiquement la différence, quoique notable, est beaucoup moins accentuée, par suite du grand nombre de limitations apportées au principe théorique.
Quoi qu’il en soit, et pour être inégalement étendus, les deux modes d’exemption ont cela de commun, qu’ils créent, dans les diocèses, des organismes, à certains égards, indépendants de l’autorité diocésaine, et ces sortes d’enclaves, plus ou moins autonomes, semblent, à première vue, en opposition avec les exigences d’une liiérarcliie bien constituée : c’est là l’objection fondamentale qu’on fait valoir contre elles et d’où les autres dérivent.
Elle n’est pas dénuée de toute raison. Une institution a presque toiijours ses avantages et ses inconvénients ; et ceux-ci sont parfois augmentés par l’abus que les hommes font des meilleures choses. L’exemption n’a pas échajjpé à cette loi de nature. La preuve en est dans les amendements que le Saint-Siège y a introduits à certaines époques ; et comme le remarque un canoniste, si le droit des Décrétales contient un titre iJe excessibus prælatorum, il contient aussi le titre De excessibus priv’ilegiatorum. (^VEH^z, Jus decretalium. vol. III, n. 701.)
Mais la part faite ^ux écarts de l’homme et aux inconvénients accidentels de l’institution, il sullit, pour justifier l’exemption, d’en examiner sans parti pris, l’élaboration historique et les motifs juridiques.
II. Développement historique de l’exemption.
— Ce n’est pas un dessein i)ri’con(, u qui a donné naissance à l’exemption : elle est le produit de l’ex périence. La constatation de convenances pratiques a amené le pouvoir suprême à actuer progressivement les principes dogmatiques qui la légitiment ; et ce sont ces mêmes constatations, qui lui ont inspiré des retouches successives, par où peu à peu l’institution a été mise à point.
Les premiers monastères, composés presque totalement de simples laïques, furent dépendants de l’évêque. Mais quand se multiplièrent les moines élevés à la cléricalure et placés sous l’autorité de supérieurs prêtres, il advint comme naturellement que l’évêque se déchargea sur ceux-ci du soin pastoral des couvents. Ailleurs l’ingérence de certains prélats troubla la vie domestique des monastères et porta leurs habitants à invoquer la protection du Siège apostolique. Ainsi s’ouvrait la voie aux exemptions.
Au VI* et au vu* siècle, nous trouvons des monastères soustraits à la juridiction des évêques, et placés en Afrique sous celle du primat, en Orient sous celle du patriarche de Constantinople. En Occident, des franchises plus ou moins étendues furent accordées, surtout vers le commencement du va* siècle : on eut même, au cours de ce siècle, quelques exemples de pleine exemption avec dépendance immédiate du Siège apostoliqiie. Ces exemples se multiplient à partir du xi° siècle ; et l’institution prend sa place dans les collections officielles du droit des Décrétales. C’est l’exemption proprement dite. Aucune loi générale ne l’accorda (et ne l’accorde encore de nos jours) indistinctement à tous les réguliers ; mais en fait tous l’ont acquise ou par privilège direct ou par voie de communication. Le concile de Trente (sess. xxv, De regular.) et après lui les Souverains Pontifes maintinrent le principe de l’exemption, mais ils s’attachèrent, notamment Innocent X (Cum sicut, 14 mai 16^8), Clément X (Superna, ai juin 1670), Benoit XIV (Firmandis, 6 novembre 17^4 et Apostol’icum, 30 mai l’jbS) et Léon Xlll (liomanos Pontifices, 8 mai 1881), à déterminer, d’une façon plus exacte, les relations qu’elle établit entre les évêques et les réguliers, et par de sages limitations la rapprochèrent de ce point où les avantages l’emportent manifestement sur les inconvénients.
Cependant, aii cours du xix° siècle, la floraison d’un grand nombre d’instituts à vœux simples souleva des questions analogues à celles qui avaient occasionné l’exemption des réguliers et ses déterminations successives : les congrégations romaines les décidèrent d’après les analogies juridiques et l’expérience d’une bonne administration.il se forma ainsi, au sujet de l’exemption improprement dite, une jurisprudence autorisée que Lkon Xlll précisa et sanctionna, en 1900, sous forme de loi générale dans la constitution Conditæ a Cinisto.
On le voit, la manière même dont s’est élaborée cette législation, crée en faveur de l’exemption la meilleure des présomptions. Le Saint-Siège a pu, pendant de longs siècles, peser le pour et le contre : loin de se dissimuler les inconvénients, il s’est attaché à les prévenir ou à y remédier. Néanmoins il a maintenu la chose, et, quoique sollicité à certains moments par la granité des circonstances, il s’est refusé à sa suppression. (Cf. Pie VI. Ouod aliquantum. 10 mars 1^91 ; et la Lettre de la S. Congrégation des Evêques et Réguliers, du 10 juillet 1901.) C’est sans nu ! doute ( ; i’il l’a jugée légitnue et utile.
III. Raisons juridiques de l’exemption. — L’exemption eu effet peut être considéréeou dans son principe ou dans ses conscquences pratiques. A ce double point de vue, il est facile d’en justifier l’existence.
i" Son principe, surtout après les définitions du 1843
EXEMPTION DES REGULIERS
1844
concile du Vatican, ne saurait être contesté. Le Souverain Pvntife a reçu, de droit divin, juridiction immédiate sur tous les fidèles et toutes les collectivités ecclésiastiques. Il n’est donc pas obligé, pour exercer cette juridiction, de passerpar l’intermédiaire des autorités subordonnées, mais il a le droit d’entrer en contact direct avec leurs inférieurs. Sans doute l’épiscopat est lui aussi de droit divin et le Pape ne peut le supprimer ni formellement ni équivalemment ; mais il lui appartient, dans une large mesure, de déterminer, d’augmenter ou de restreindre son autorité quant aux lieux, aux personnes et aux objets. Il dépend donc de lui de réserver à son for exclusif, même sur les territoires diocésains, certaines catégories de personnes et d’établissements. Il lui est même loisible, comme nous le voyons en certains endroits par l’institution des prélatures exemptes, de créer en plein diocèse de véritables enclaves apostoliques, de vrais territoires séparés. (Cf. Werxz, Jus décrétalium, tome II, tit. 38.)
On serait mal fondé à estimer cet exercice du pouvoir pontifical contraire à l’unité hiérarchique. L’unité légitime n’est pas une uniformité matérielle et absolue, renfermée dans un cadre rigide, mais l’ordre conforme à la divine constitution de l’Eglise. Cette uniformité de dessin n’existe pas dans le gouvernement civil : dans le même lieu et à l’égard des mêmes personnes on voit fonctionner des organismes indépendants lesunsdes autres et reliés par leur jonction au pouvoir central.
Et ce principe de la juridiction immédiate du Pape, qui fonde l’exemption, en justifie par lui-même l’opportunilc. Il est utile que dans une société dogmatique, comme l’Eglise, les principes essentiels de sa constitution soient concrètes dans des institutions vivantes, que les prérogatives du pouvoir pontifical soient manifestées et maintenues en perpétuel exercice dans les faits.
Cette connexion intime de l’exemption avec la plénitude de la juridiction apostolique explique pourquoi elle a compté parmi ses adversaires presque tous les adversaires de la primauté du Pape, en particulier les gallicans. Elle explique aussi pourquoi le Saint-Siège a vu une atteinte à ses droits dans les actes tentés contre l’usage légitime de l’exemption. Cf. Pie IX, Ex epistola 26 octobre 1 865 ; et Léon XIII, dans le Lisre Blanc du Saint-Siège, ch. IL — Voir aussi Pie VI,. 4 » ciore/n /rJe/, prop. 84, art.^, ap. Denzinger-Bann-wart, 1690 (1453).
2° Au point de vue pratique, l’exemption regarde V administration intérieure des communautés et leurs relations au dehors. Examinons ce double aspect.
a) En ce qui concerne la vie domestique, les convenances naturelles demandent qu’on lui laisse une certaine autonomie, et que la famille religieuse s’administre par elle-même. Ces instituts ont leurs constitutions, leurs traditions, leur esprit : ce sont leurs éléments vitaux ; pour être utile, leur gouvernement doit s’y accommoder : du dehors il est difficile de s’en pénétrer, au milieu surtout des objets multiples qui absorbent la sollicitude épiscopale. Sans doute, puisqu’il s’agit d’une institution à quelque égard publique, d’une association qui a reçu du pouvoir ecclésiastique son existence canonique et les règles qui la gouvernent, cette autonomie doit être tempérée par le contrôle et la haute direction de l’autorité. Mais si cette surintendance est réservée totalement aux chefs du diocèse, il est facile de le comprendre, sous une apparence d’unité hiérarchique il sera malaisé d’éviter l’anarchie. La plupart des instituts sont répandus dans plusieurs diocèses ; ceux qui servent le plus puissamment les besoins généraux de l’Eglise, dans de nombreux pays.
« Leur administration intérieure, dit justement un
écrivain, dépendra-t-elle d’un seul évêque, celui de la maison mère, par exemple ? Ce sera remplacer la distinction des juridictions par leur confusion, et, en étendant les pouvoirs d’un évêque hors de ses limites hiérarchiques, sur un terrain soumis à l’autorité d’un autre évêque (son supérieur, peut-être, par la dignité du siège), créer entre les deux prélats une situation tout au moins délicate. Chaque évêque, au contraire, conservera-t-il un empire autonome sur les maisons religieuses de son diocèse ? Mais alors qui pourvoira au gouvernement général de l’institut ? Soumis à des forces indépendantes, et souvent divergentes, il se désagrégera. » Que si, pour résoudre la difficulté, on ne laisse subsister que des institutsdiocésains, leur vie sera comprimée, leur service restreint : dans une société catholique, il y a des exigences d’un caractère général ; il faut, pour y pourvoir, des organes plus larges que les sectionnements locaux. Pour ne citer qu’un exemple, « jamais les congrégations purement diocésainesne pourraient supporter la tâche pénible des missions étrangères : un corps à l’étroit, sans air et sans espace pour se développer, sollicité par des préoccupations régionales, ne saurait avoir assez de vitalité pour entreprendre, soutenir une œuvre aussi lourde, aussi ardue que celle de l’évangélisation contemporaine, avec son nombreux personnel, ses orphelinats, ses écoles, ses léproseries, ses collèges, voire même ses universités et ses observatoires ». Il n’y a qu’une solution, laisser aux instituts leur extension extradiocésaine et assurer l’unité de leur vie par un sage tempérament de dépendance et d’autonomie relatives.
Mais, en dehors même des services à rendre, et à s’en tenir aux seules exigences du bien propre des instituts, l’expérience montre le besoin d’une vie une, circulant à l’intérieur d’organismes assez développés. De là cette tendance progressive à l’unification des maisons d’un même ordre, qui marque l’histoire de la discipline. Les grandes créations religieuses du xiii<^ siècle préfèrent au système des anciens monastères séparés la centralisation administrative par provinces sous un général unique ; et, depuis le concile de Trente jusqu’à nos jours, le législateur, à plusieurs reprises, a ordonné ou secondé l’union de maisons ou de groupements indépendants en des corps plus vastes et plus compacts sous l’autorité de chapitres généraux.
b) C’est dans les relations extérieures des communautés que l’exemption prêtait le plus à la critique. Sous ce rapport, elle créait, au cœur des diocèses, non seulement des corps indépendants quant à leur vie intime, mais des centres d’action autonome qui rayonnaient au dehors sur un territoire et des fidèles soumis à une autorité propre.
Ici encore le droit du Pape était incontestable. Il a juridiction pour députer lui même, dans toute l’Eglise, des ouvriers apostoliques ne relevant que de son autorité. Les fruits abondants de leur ministèi-e ont justifié cette mission pontificale. A certaines heures troublées, au milieu des vicissitudes de la vie de l’Eglise, il fut utile que le vicaire de Jésus-Christ eîit sous la main ces milices en contact immédiat avec lui.
Toutefois, on ne peut en disconvenir, dans le jeu normal des institutions ecclésiastiques cette activité externe des communautés exemptes était de nature à produire des heurts. La question se posait surtout avi sujet des ordres à vœux solennels ; car, pour la plupart, les congrégations à vœux simples dépendent dans leurs ministères de la juridiction épiscopale.
En ce qui touche les premiers, le concile de Trente
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et le Saint-Siège maintinrent le principe de l’exemption. Mais par une série de limitations de détail, ils ramenèrent en fait, dans une très large mesure, laction externe des réguliers sous l’autorité des évêques. Ceux-ci, en nomlire de points, furent établis délégués apostoliques et reprirent ainsi par délégation des objets qui étaient soustraits à leur pouvoir ordinaire. De plus, tout en conférant directement aux religieux d’amples facultés pour confesser, prêcher, administrer les sacrements et exercer divers ministères, on soumit à l’approliation ou au consentement de l’ordinaire du lieu l’exercice licite, et parfois valide, de ces pouvoirs. Les canonistes ont dressé de longues listes de ces dérogations : leur étendue même interdit de les reproduire ici. Mais elles sont telles que le Li<, ’re Blanc, pul>Iié par le Saint-Siège en 190"), au sujet des affaires de France, a pu très justement caractériser en ces termes l’état actuel de la discipline : « Ces instructions (de la S. Congrégation des Evoques et Réguliers, du lojuillet 1901) réfutent pleinement une accusation qui a été souvent répétée, spécialement dans les derniers temps de la guerre contre les congrégations religieuses. On reproche aux religieux de s’être soustraits à la juridiction des évêques ; le document autorisé qu’on vient de lire montre, au contraire, très clairement que même les ordres religieux à vœux solennels, qui jouissent d’une plus grande exemption, sont bien exempts pour ce qui concerne leur vie intérieure, mais qu’ils dépendent presque complètement des ordinaires pour tout ce qui regarde leur vie extérieure et publique. »
Il demeure vrai que la dépendance n’est pas absolue ; et. sur les points mêmes où ils sont assujettis aux évêques, les réguliers jouissent d’une sorte de recommandation apostolique, qui, dans la pensée du Saint-Siège, ne doit être déclinée que pour de justes motifs et selon les règles ûxées par lui. Mais, somme toute, si l’on considère ce sujet du point de vue élevé de la constitution de l’Eglise, de la saine observance des conseils évangéliques, du bon gouvernement des instituts religieux et du bien suprême des âmes, on reconnaîtra la légitimité et la sagesse de cette législation. Dans son ensendile elle arrive à concilier par un équitable tempérament les intérêts en présence. Il reste à la bienveillance, à la déférence et à l’esprit de paix et d’union de compléter la loi et d’aider à la tin qu’elle s’est proposée : le service de Dieu et des âmes. L’étude attentive de l’exemption est sa meillevire apologie.
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Jules Besson.