Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Foi, Fidéisme

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 15-53).

FOI, FIDEISME.

I. La doctrine catholique de la foi.

II. La thèse catholique de la foi et l’antithèse moderniste.

III.La controverse protestante.

A. Vite générale du sujet.

1. /.’exposé de M. Monod.

2. Discussion.

B. Points spéciaux de controverse.

1. La foi qui justifie, la justification par la

foi, la foi et les œuvres.

2. Foi et dogme, foi implicite, règle de foi.

3. La foi intégrale et les articles fondamen tuu.r.

4. La raison et la foi.

C. Aote sur les protestants libéraux.

IV. Controverse antidogmatique et symbolo-fidéiste.

A. Vue générale du mouvement et exposé des srsti’nies.

B. Remarques et principes de solution.

1. Notre doctrine de la foi est bien la doctrine

évangélique.

2. La connaissance de foi.

3. La garde et la transmission de la foi.

V. La controverse fidéiste.

A. Fidéisme non kantien.

1. Exposé historique.

2. Les objections du fidéisme.

B. Le fidéisme à base kantiste ou positiviste.

VI. L’attaque rationaliste et « scientifique h.

A. Objections diverses.

1..ature et caractère raisonnable de notre

2. Psychologie de la foi : l’assentiment non pro portionné au.r motifs decrédibilité ni aux vues intellectuelles.

3. L’objet de la foi, la croyance au mrsti-re, à

l’incompréhensible.

4. L.a nécessité de la foi et sa possibilité ; les

vérités nécessaires.

B. La critique de Sully-Pradhomme. i. La foi aux mystères chrétiens.

2. Les raisons de croire.

C. L.a science et la foi.

1. l.a question précise.

2. Le débat : raisons pour et contre.

3. Etude de la question dans un cas concret.

D. Conclusion.

Une étude apologétique de la foi, au sens que la théologie catholique attache à ce mot, doit commencer par un exposé de la doctrine catholique sur ce sujet. Car cette doctrine est souvent méconnue ou déligurée, souvent confondue avec ce qui n’en est que la contrefaçon ou la caricature. Cet exposé ne saurait être une théologie complète de la foi. Ce n’est pas nécessaire pour l’apologétique. Mais il doit être assez ample etapprofondi pour donner une idée nette et juste de la vérité catholique : car présenter la vérité est la meilleure façon de la justifier et de la défendre ; assez ample et approfondi pour fournir une base suffisante à la discussion et à la défense ; sans d’ailleurs entrer, sauf les nécessités de la controverse, dans les explications techniques qui sont du ressort des spécialistes, et qui, comme telles, appartiennent à la théologie plus qu’à l’apologétique ; se tenant, autant qu’il est possible, en dehors des discussions entre catholiques, ou ne s’j' mêlant que dans la mesure où l’apologétique s’y trouve intéressée. Après cet exposé doctrinal, doit venir la partie apologétique proprement dite, où la vérité catholique se justifie et se défend contre les objections et les attaques, sans craindre même de prendre l’olfensive à l’occasion. Dans cette partie apologétique, trouveront leur place certaines explications plus subtiles ou plus précises, qui n’auraient pas semblé nécessaires dans l’exposé doctrinal et qui là auraient pu nuire à la clarté et à la cohésion de l’ensemble.

A l’étude et à la défense de la foi se rattache naturellement la question du fidéisme, système philosophique qui est à la notion et à l’usage légitime lie la foi à peu près ce que le rationalisme est à la notion et à l’usage légitime de la raison, sorte de philosophie ou théologie spéciale de la foi comme le rationalisme est une philosophie ou une théologie spéciale de la raison. Ce qui regarde le fidéisme aurait pu se traiter à part, soit dans un article du Dictionnaire, soit dans une section de cet article. Il a paru meilleur, tout en consacrant une section à la controverse fidéiste, d’exposer, à mesure que l’occasion s’en présentait, les notions utiles sur le fidéisme dans les diverses acceptions du mot, et sur la question fidéiste sous ses divers aspects.

D’après ces principes de méthode, voici donc, au concret, quelle sera notre marche. Nous donnerons une idée de la doctrine catholique, telle qu’elle se présente à nous dans les documents officiels, qui sont suffisamment explicites et systématisés. Viendra ensuite la réponse aux attaques dont cette doctrine a été l’objet : attaque protestante, au nom de l’Ecriture et d’une conception nouvelle de la foi ; attaque antidogmatique, au nom d’une philosophie plus critique, dit-on, et moins intellectualiste quelascolastique ou le vieux spiritualisme cartésien, mais où Tagnoslicisme et le relativisme ont une grande part ; attaque fidéiste, contre le « rationalisme » de notre foi telle que l’explique la théologie scolastique ; attaque moderniste qui résume et concentre toutes les 19

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autres en faussant sur toute la lig : ne la doctrine catholique de la foi ; attaque rationaliste, enfin, au nom de la raison et de la science, où aboutissent comme naturellement les controverses particulières et qui prétend établir sur les ruines de la foi la raison seule et la science. De là les six articles de cette étude, où nous ferons suivre immédiatement la doctrine catholique de la foi par l’anlilliése moderniste.

I. Lia doctrine catholique de la foi. — La doctrine catholique de la foi a été exposée oflîciellement par le Concile du Vatican. La première des deux constitutions que le Concile a promulguées, la Constitution Dei Filius, est intitulée Constltiitio dogmatica de fide cniliolica. Elle traite ex professa de la foi et de la doctrine catholique sur ce sujet. Elle fait la théorie de la foi enface des erreurs et des objections contemporaines. LeConcilen’a pas tout dit, comme on ferait dans un traité de théologie ; mais il a dit le principal, et il nous donne de la question une vue d’ensemble, claire et compréhensive. On ne saurait mieux faire, semble-t-il, que de demander à cet exposé otiiciel la pensée authentique de l’Eglise. C’est donc l’Eglise elle-même qui va nous exposer, dans un document infaillible, sa doctrine sur la foi. Nous pouvons nous contenter d’analyser la Constitution et de traduire les textes, quitte à les expliquer çà et là ou à les compléter, quand besoin sera.

Après un premier chapitre sur Dieu, sur la création, sur la Providence, la Constitution s’occupe de la Révélation, auchapitre II. Celle-ci n’est pas lacondition de toute connaissance de Dieu ; car c"est la pensée de l’Eglise et son enseignement que « Dieu, principeet lin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison au moyen des choses créées… Mais il a plu à Dieu, dans sa sagesse et sa bonté, de se révéler au genre humain par une autre voie, la voie surnaturelle, lui et les décrets éternels de sa volonté. » La révélation est donc présentée comme une œuvre de sagesse et de bonté, plactiisse ejtis sapienliæ et bonitati.

Cette révélation a un double objet : tout d’abord, les mystères divins ; mais aussi certaines vérités d’ordre naturel, pour les mettre plus sûrement à la portée de tous : « C’est seulement grâce à cette révélation divine que certaines vérités sur Dieu, non d’ailleurs inaccessibles à la raison humaine, peuvent, dans l’état présent de l’humanité, être connues de tous, facilement, d’une ferme certitude, et sans mélange d’erreur : Iluic divinæ refelationi trilniendiim ejuidem est ut ea qiiæ in rehus divinis humanæ rationi per se impenia non sitni, in præsenti quoque generis humani condilione. ah omnibus expedite.firma certitudine et nullo admixio errore cognosci possint. » S’ensuil-il que cette révélation soit absolument nécessaire ? Non pas, répond le Concile. j n liac ta men de causa retelatio absoJute necessaria dicenda est, laissant d ailleurs aux théologiens le soin de résoudre l’apparente contradiction. Elilsla résolvent, en effet, par une explication subtile, mais solide et lumineuse. Si Dieu avait laissé l’homme dans l’état dénature, sans l’élever à l’ordre surnaturel, il aurait eu pour lui un ordre de Providence en rapport avec cet état, et qui l’eût mis à même de se sullire pour mener la vie religieuse et morale proportionnée à sa nature. Mais il l’a élevé à l’état surnaturel ; la Providence qui le gouverne est d’ordre sui’naturci, et cette Providence supplée du coup par la révélation et la grâce à une Providence naturelle qui, dans l’hypothèse actuelle, n’a plus des lors sa raison d’être. Conclusion : Moralement nécessaire dans l’ordre actuel, à défaut d’autre moyen providentiel, même pour

l’acqpiisition des vérités naturelles indispensables à une vie vraiment humaine (entendez cette acquisition dans les conditions requises pour le gros du genre humain, ato » ! nii » 5, c’est-à-dire facile, certaine, sans mélange d’erreur), la révélation n’est de nécessité absolue que dans l’hypothèse d’une élévation à un ordre supérieur, celle que Dieu a réalisée en destinant l’homme, par un elTet de son infinie bonté, à une lin surnaturelle, pourqu’il eùtparlàdes biens d’ordre divin, qui dépassent absolument la portée de l’esprit humain : J’on hac tanien de causa reveiatio absotute necessaria dicenda est, sed quia Deus ex infinita bonitate sua ordina’it hominein ad finem supernaturalem, ad participanda scilicet bona diiina, quæhumanae mentis lutelligentiam umnino superant. Cette révélation nous donne l’objet de notre foi. Le Concile rappelle que l’Ecriture et la Tradition en sont le dépôt, et il arrive à parler ex professa de la foi elle-même. C’est le sujet du chapitre m.

Contre les prétentions à l’autonomie, à l’indépendance absolue de la raison et de la volonté, il établit l’obligation de croire quand Dieu parle, et il l’établit sur la dépendance même de l’être créé à l’égard du Créateur : « Etant donné que l’homme dépend tout entier de Dieu comme de son créateur et de son maître, et que la raison créée est toute subordonnée à la Vérité incréée, nous sommes tenus de rendre à Dieu par la foi le plein hommage de notre intelligence et de notre volonté : Cuin liomo a Deatanquam Creatore et Domino suo totus dependeat et ratio creata increatae Veritati penitus subjecta sit, plénum reelanti Ileo intellectus et voluntatis obseqnium fide præstare tenemur. » Le Concile, on le voit, nous présente la foi comme un hommage de soumission totale à Dieu, soumission égale de l’intelligence et de la volonté ; il fonde le devoir de cette soumission sur notre nature même d’être créé : nous pourrons réclamer la pleine autonomie de notre raison et de notre volonté quand nous pourrons réclamer la pleine indépendance de notre être à l’égard de Dieu. La foi nous est donc montrée ici avant tout comme une obligation, comme un devoir. Elle est autre chose encore : un bienfait incomparable, un secours nécessaire pour réaliser notre destinée (cela ressort clairement de la façon dont nous sont présentées, au chapitre précédent, notre élévation à l’état surnaturel et la révélation, qui s’y rattache logiquement, puisque l’homme doit tendre à sa lin en être raisonnable et libre, qui sait où il va et qui veut ce qu’il fait) ; mais elle est aussi cela, et l’on peut dire que, en ce qui nous regarde, elle est cela avant tout, puisque rien ne nous est si intime et si essentiel que notre être même tout dépendant de Dieu, et donc que notre dépendance de fond dans notre activité proprement personnelle, l’activité intellectuelle et morale. Aussi bien était-ce cette obligation de la foi que niait le rationalisme, celui de Kant comme celui de Cousin ; c’est elle qu’il fallait surtout atlirmer. Le Concile l’affirme, et il dit anathème à qui soutiendrait que « la raison humaine est tellement indépendante que Dieu ne peut lui commander la foi ». Canon i, du chapitre m.

Mais qu’est-ce donc, au juste, que cette foi, à laquelle nous sommes ainsi tenus, et tenus sous peine de damnation ? La notion de la foi n’avait pas été moins défigurée que celle de sa nécessité. Le Concile va la définir.

« Cette foi, qui est le commencement du salut, 

l’Eglise catholique professe que c’est une vertu surnaturelle, par laquelle, sous l’inspiration et avec l’aide de la grâce divine (Dei adspiraiite et adjuvante graiia), nous tenons pour vrai ce que Dieu a révélé (ab eo revelata vera esse credimus). non pour en avoir perçu par la lumière naturelle de la raison la vérité intrinsèque (non propter intrinsecam rerum 21

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verilatem naturali ratioiiis lumiiie perspectam), mais sur l’autorité de Dieu même qui nous le révèle, et qui ne peut ni se tromper ni nous tromper (sed propler auctoritatem ipsius Dei re^eluntis, qui nfc falli nec fallere potest). » Ici encore ranalliéme contre la néjjation vient sanctionner la vérité île la (léliiiition donnée. « Si quelqu’un dit que la foi divine ne se dislinjiue pas d’avec la connaissance naturelle de Dieu et des choses morales, et partant qu’il n’est pas requis pour la foi divine que la %érité révélée soit crue sur l’autorité de Dieu qui fait la révélation, qu’il soit anatliéme. » La foi est donnée ici comme une connaissance, distincte, il est vrai, delà connaissance naturelle, mais ayant pour objet la vérité révélée par Dieu, de même que la connaissance naturelle a pour ol)jet la vérité perçue à la lumière de la raison ; connaissance telle que l’adhésion de foi a pour motif l’autorité infaillible de Dieu, tandis que le motif de l’adhésion déraison est la vue intellectuelle des choses. Croire, pour l’Eglise, c’est donc un mode de connaître, analojfue au mode de connaissance humaine par le témoignage.

Ni l’intervention de la grâce ni le surnaturel de l’acte ne dispensent des conditions ordinaires qui rendent raisonnable la foi. Qu’il soit raisonnable de s’en rapporter à la parole de Dieu. la chose est évidente, puisque Dieu évidemment ne peut ni se tromper ni nous trompcr.Maisilfaut savoir si Dieu a parlé. et c’est sur ce point que porte surtout l’effort de lapologétiquechrétienne, laquelle est, comme on sait, la science de la crédibilité de nos mystères, ou, ce qui revient au même, delà vérité de notre religion. Voici comment s’en explique le Concile : « Alin cependant que l’hommage de notre foi fût un hommage raisonnable. Dieu a voulu qu’à la grâce intérieure de l’Esprit-Saint vinssent se joindre des preuves extérieures de sa révélation, c’est-à-dire des faits divins, et notamment des miracles et des prophéties, qui, montrant à l’évidence la toute-puissance et la science intinie de Dieu, sont des signes très certains de la révélation, et proportionnés à toutes les intelligences : Ut nihilominus fidei nosiræ obsequium rationi consentaneum essel. volnit Deiis cum inlernis Spiritus sancii auriliis externa jungi rcielatioiiis stiæ arf ; tunenla, facta scilicet divina ntque impriinismiracula et proplietias, qiiæ cum Dei omnipotentiam et infinitain scienliam tuiiilenter commonslrent, diinæ revelationis signa siiiit certissima et ontniiim intelligeniiæ accnmtnodata. t’En conséquence, le Concile dit anathème « à qui prétendrait que la révélation divine ne peut être garantie par des signes extérieurs, et que, partant, c’est 1 par la seule expérience intime de chacun ou par une inspiration privée que les hommes doivent être poussés à la foi : Si qnis dijrerit retelationem diyiiiam exiernis signis credihilem [ieri non passe, ideoqiie sola interna ciijiisqiie experientia aiit inspiraiione prii-aia homines ad /idem nioveri dehere : anathema sit. i.Pour préciser, il signale les miracles et les prophéties de Moïse.des prophètes, et surtout ceux du Christ, si nombreux et si évidents, miilla et manifcstissima : de même ceux des.pôtres. D’où anathème encore à qui dirait I « qu’il ne peut se faire de miracles, et que donc tous les récits de miracles, même ceux de la sainte Ecriture, doivent être relégués parmi les fables ou les mythes ; ou du moins qu’il est impossible de s’en assurer jamais, et qu’il n’y a pas làune preuve légitime de l’origine divine de la religion chrétienne :.s’i qiiis dixerit miracula nulla /ieri posse… aitt miracula L certe cognosci numquam posse, nec ils divinam religionis christianæ originem rite probari : anathema sit. »

« L’assentiment de foi n’est donc pas un mouvement

aveugle de l’àme », pour employer encore les

ternies mêmes du CuncUe. Mais, comme il a maintenu le caractère raisonnable de la foi, il en revendique aussi le caractère surnaturel, et la nécessité de la grâce pour j’arriver, comme l’avait fait déjà le Concile d’Orange, en 029, dont les expressions mêmes lui servent pour exprimer à nouveau la pensée, toujours identique, de l’Eglise à cet égard : « Personne ne peut consentir à la prédication évangélique, comme il le faut pour obtenir le salut, sans l’illumination et l’inspiration <lu Saint-Esprit, qui donne à tous la douceur dans le consentement et dans la croyance à la vérité. Ainsi la foi. même quand elle n’agit pas par la charité, est déjà en elle-même un don de Dieu, et son acte est une œuvre salutaire (opns ad salitlem pcrtinens, ce qui ne veut pas dire méritoire, au sens strict du mot) : l’homme y rend librement obéissance à Dieu, en consentant et coopérant à la grâce, quand il pourrait y résister. » Canon correspondant :

« Si quelqu’un dit que l’assentiment de foi n’est

pas libre, mais qu’il est l’ellet nécessaire des preuves de raison humaine ; ou bien que la grâce n’est nécessaire que pour la foi vive, qui opère par la charité : qu’il soit anathème. » Tout à l’heure, l’Eglise proclamait le caractère intellectuel et raisonnable de la foi ; maintenant elle maintient son caractère moral et surnaturel d’acte libre et salutaire, où la grâce a sa place essentielle et, avec la grâce de Dieu, le consentement et la coopération de l’homme. Et comme des intellectualistes outrés, tel Hermès, soutenaient que les décisions de l’antique Eglise contre les Pélagiens ne sauraient être invoquées dans le cas présent, puisqu’elles n’auraient eu en vue que la foi formée, celle qui est mise en action par la charité, le Concile explique que cette doctrine doit s’entendre de la foi en elle-même, indépendamment de la charité.

Ainsi l’Eglise nous présente tour à tour les différents aspects de sa doctrine, complexe comme la vie ; et, soucieuse uniquement de maintenir et d’affirmer dans son intégrité la vérité vivante qu’elle porte dans sa conscience, elle évolue avec une merveilleuse aisance entre Charybde et Scylla, laissant à ses théologiens le soin de montrer que diversité d’aspect n’est pas contradiction.

Après avoir parlé de la foi, de son rôle dans la vie surnaturelle, de ses conditions et de ses propriétés, le Concile dit un mot de son objet. Ce qui précède suffit à montrer que son objet jiropre est la vérité révélée, la parole de Dieu contenue dans l’Ecriture ou dans la Tradition. Mais qu’est-ce qui s’impose proprement à notre foi, pour être et rester catholiques’.’  « De foi divine et catholique, répond le Concile, il faut croire tout ce que contient la parole de Dieu transmise par l’Ecriture ou par la Tradition et que l’Eglise, soit par un jugement solennel, soit par son magistère ordinaire et universel, propose à notre foi comme divinement révélé. » N’est-ce pas précisément ce que nous disons dans notre « acte de foi » ? Ce n’est pas le lieu d’expliquer ce qu’est cette i< parole de Dieu », conmient elle est transmise a par l’Ecriture ou la Tradition » et ce que sont cette Ecriture et cette Tradition qui nous la transmettent, ce qu’on entend par jugement solennel de l’Eglise ou par son magistère ordinaire et universel, et sur quoi portent précisément ces jugements solennels ou ce magistère ordinaire. Ce sont questions que les théologiens étudient dans des traités spéciaux (voir, par exemple J.-. Baixvkl, De Scriptiira sacra, Paris, 1910. et De magisterio vivo et traditione, Paris, igoS). Il suffit de noter ici deux points :

1. L’Eglise tient tellement pour acquis que la foi doit avoir un contenu, un objet déterminé, qu’elle le suppose partout, sans même songera le dire.

2. Quoiqu’elle ne s’en explique pas ici en termes 23

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exprès, on voit qu’elle distingue en quelque sorte entre fui (ou fui divine) et [ut iiilliolitjiie, pour réserver le nom de foi catholique (laquelle d’ailleurs est expressément regardée ici comme une foi divine) à la foi, exigée de tous comme nécessaire, aux vérités que l’Eglise propose explicitement, en nous ordonnant d’y croire.

A ces points se rattachent plusieurs questions qui intéressent directement l’apologétique de la foi : celle du dogme, celle de la fol objective, celle de la foi implicite. Nous les rencontrerons sur notre route.

Non moins intéressante, du point de vue apologéti qup, est la question de la nécessité de la foi pour le salut. Voici comment s’exprime le Concile à cet égard : u Sans la foi (comme dit l’Ecriture) il est impossible de plaire à Dieu, impossible d’avoir part au lot de ses enfants. C’est pourquoi personne n’a jamais été justifié sans elle, et personne, s’il n’j- persévère jusqu’à la liii, n’arrivera à la vie éternelle. » La foi est donc nécessaire au salut, et cette nécessité seule nous la rendrait obligatoire, si elle ne l’était déjà au titre même de notre dépendance comme créatures. D’où le problème formidable de la i)Ossibilité de la foi. Le Concile n’y fait aucune allusion directe ; mais il montre, dans le grand fait de l’Eglise, un principe de solution : « Pour qu’il nous fût possible d’accomplir ce devoir d’embrasser la foi et d’y persévérer fermement. Dieu, par son Fils unique, a institué l’Eglise et l’a dotée de signes manifestes de son institution, pour qu’elle pvit être reconnue par tous comme la gardienne et la maîtresse de la parole révélée. »

De cette façon, l’Eglise entre dans la tliéorie catholique de la foi ; elle y entre, si je puis dire, par deux portes : par celle de l’apologétique, comme un motif de crédibilité à la portée de tous ; par celle de la théologie proprement dite, comme chargée de garder le dépôt de la révélation, de répamlre, d’expliquer, de proposer à tous, avec des garanties infaillibles, la vérité révélée, comme nous le disons dans la formule même de l’acte de foi. L’étude détaillée de ce double rôle de l’Eglise, motif de crédibilité et organe infaillible de l’enseignement divin, n’appartient pas directement à la théorie de la foi ; cependant quelques mots sont nécessaires ])our en indiquer la nature et la portée. Le Concile nous les dit avec une brièveté ample et précise, qui en une phrase nous ouvre un monde. « A l’Eglise catholique, en elfet, à elle seule, appartient tout ce que Dieu a si abondamment et si merveilleusement disposé pour rendre évidente la crédibilité de la foi catholique. ^d solam enini calholicam Ecclesiam ea pertinent oninia quæ ad evidentem fidei cliristianæ crediliilitatem tant mtilta et tam mira diviititiis siint dis/iosita. » Ainsi l’Eglise, suivant la pensée du Concile, présente à toutes les générations qui se succèdent le passé même de la religion chrétienne, avec tous ses motifs de crédibilité : ces richesses du passé sont à elle, et restent sa parure actuelle, grâce à l’identité manifeste entre l’Eglise des premiers siècles et celle d’aujourd’hui. C’est un premier aspect de la question : l’Eglise de nos jours nous fait remonter à l’Eglise des Apôtres et des Martyrs, à l’Eglise des temps héroïques, où le miracle était, pour ainsi dire, l’ordinaire. Il en est un second : sans faire d’histoire, nous regardons l’Eglise actuelle, et nous vojons qu’elle porte au front le signe divin. C’est ce que dit aussitôt le Concile : u L’Eglise, par elle-même, grâce à sa merveilleuse propagation, à son cniinente sainteté et à sa fécondité inépuisable en toutes sortes de biens, grâce à son unité c.itliolique et à son invincible stabilité, est un grand motif de crédibilité et

un témoignage irrécusable de sa divine mission. » " Elle est donc là, conclut le Concile, comme un étendard élevé pour les nations, invitant à soi ceux qui n’ont pas cru encore, et montrant à ses (ils que la foi qu’ils professent s’appuie sur le fondement le plus solide. »

Cette solution si simple du problème (la foi possible pour tous par l’Eglise) sullit-elle pour tous les cas, nous aurons à le discuter ; mais qui en niera la grandeur, la beauté, et si je puis dire, le caractère topique ? D’ailleurs, ici encore, le Concile, en insistant sur les motifs extérieurs de crédibilité, n’a garde d’oublier la grâce, qui agit au dedans : < Ce témoignage reçoit de la vertu d’en haut un renfort efficace (ctii… testitnonio e//icax siiLsidiiim accedit ex siiperna irtute). Car le Dieu de toute bonté donne aux égarés ses grâces d’excitation et d’aide, pour qu’ils puissent venir à la connaissance de la vérité, et à ceux qu’il a transférés dans son admirable lumière, ses grâces de soutien pour qu’ils restent dans cette lumière, n’abandonnant que si on l’abandonne : Etenim lienigittssimiis Domintis et errantes gratia sua excitât atqtte adjuvat ut « ad ugnitionem veritatis venire » possint, et eos quos de tenehris transtulit in adntirahile Itimen suum, in hoc eodem lumine ut persévèrent gratia sua confirmât, non deserens nisi deseratur.)> — < Il s’en faut donc, continue le Concile, que la condition soit la même pour ceux qui par le don céleste de la foi ont donné leur adhésion à la vérité catholique, et pour ceux qui, guidés par des opinions humaines, suivent une fausse religion. Car ceux ([ui ont reçu la foi sous le magistère de l’Eglise, ne peuvent jamais avoir une juste cause de changer cette foi ou de la révoquer en doute. » Un canon vient sanctionner cet enseignement contre les négations de ceux qui assimilent les croyants et les non croyants, ou contre Hermès et les partisans du doute provisoire pour tous : « SI quelqu’un soutient que le cas est le même des fidèles et de ceux qui ne sont pas encore arrivés à la seule vraie foi, de sorte que les catholiques puissent avoir une juste cause de suspendre leur assentiment à la foi qu’ils ont déjà reçue sous le magistère de l’Eglise et d’en douter jusqu’à ce qu’ils aient achevé la démonstration scienlilique de la crédibilité de leur foi : qu’il soit anathènie. »

Ce dernier point, on le devine, sera diflicilement compris, et l’apologétique catholique aura souvent à le défendre contre les attaques des incroyants, de tous ceux qui revendiquent pour eux-mêmes et pour les autres, avec la liberté de penser, la liberté de douter, qu’ils en regardent comme inséparable, suivant le proverbe espagnol que Victor Hugo donnait comme épigraphe à lune de ses premières professions de scepticisme : pensar dudar. Ces attaques porteront plus loin encore ; c’est l’incompatibilité entre la science et la foi, ou du moins entre l’esprit critique et l’esprit catholique, qu’on alléguera, au nom de la liberté même de penser et du progrès scientifique. Sans autre souci que celui de la vérité, le Concile poursuit son exposé, et ce sera une réponse indirecte, mais la meilleure des réponses, à ceux qui veulent opposer la raison et la foi.

« La raison et la foi », c’est le titre même du quatrième

chapitre de la Constitution Dei Filins, tout entier consacré à l’étude de leurs rapports. Le Concile commence par le principe capital de la distinction entre les deux ordres de connaissance : « C’est aussi, comme c’a toujours été, l’enseignement unanime de l’Eglise, qu’il y a deux ordres de connaissance, distincts, non seulement ])ar le principe, mais aussi par l’objet : par le principe, car dans l’un nous connaissons parla raison naturelle, dans l’autre par 25

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la foi divine ; pur l’objet, car, à côlé des connaissances accessibles à la raison naturelle, on nous propose à croire des mystères cachés en Dieu, qui, s’ils ne sont révélés d’en haut, ne peuvent venir à noire connaissance. » A cet énoncé le canon correspondant ajoute quelques précisions nouvelles, pour couper court aux systèmes divers de Hbumks ou des rationalistes :

« Si quelqu’un soutient que la révélation

divine ne contient pas de mystères proprement dits, mais que tous les dogmes de la foi peuvent, avec la raison bien cultivée, être compris et démontrés d’après des principes naturels : qu’il soit anathème. »

Est-ce à dire que la raison n’ait rien à faire ici ? Telle n’est pas la pensée de l’Eglise : « La raison, éclairée par la loi, quand elle cherche avec soin, avec piété, avec discrétion (cum seditlo, pie et sohrie ijiiiieril), arrive. Dieu aidant, à une certaine intelligence des mystères, et cette intelligence est des plus fructueuses. » Comment procède ici la raison ? De deux façons : « Par analogie avec les objets naturels de sa connaissance, et par le rapport des mystères, soit entre eux, soit avec la lin dernière de l’iiomme. » Mais cette intelligence est très limitée ; car « jamais la raison ne devient capable de les comprendre, comme elle fait pour les vérités qui constituent son objet i>ropre ». La cause en est visible. « Les mystères divins dépassent tellement par leur nature l’entendement créé, que, même révélés et reçus p.ir la foi, ils restent recouverts du voile de la foi et comme enveloppés d’une sorte d’obscurité, tant que, dans cette vie mortelle, nous sommes (siiivant le mot de l’Apôtre) loin du Seigneur ; car notre voie ici-bas est celle de la foi, non celle de la vision. « 

La foi est donc au-dessus de la raison, comme le surnaturel est au-dessus de la nature ; mais entre les deux « il ne peut jamais y avoir de vrai désaccord, puisque le même Dieu qui révèle les mystères et nous donne la foi est aussi celui qui a donné à l’àme humaine la lumière de la raison, et que ni Dieu ne peut se nier lui-même ni le vrai s’opposer au vrai ». Vaines sont donc toutes les apptirences de contradiction ; elles viennent « surtout de ce que ou bien les dogmes de la foi ne sont pas compris et exposés suivant la pensée de l’Eglise, ou bien l’on prend pour dictées de la raison des opinions et des systèmes. » Après ces explications si simples, mais si profondes et si lumineuses, le Concile conclut, avec le cinquième Concile de Latran : « Nous définissons donc que toute assertion contraire à la vérité de la foi éclairée (de Dieu) est absolument fausse. »

Quand on distingue ainsi les domaines et qu’on pose les principes, on voit disparaître comme par enchantement les conflits entre la science et la foi. Et pourtant il ne faut pas dire qu’elles n’ont rien de commun, que la rencontre n’est pas possible entre elles, et par conséquent qu’il ne saurait y avoir de conflit. La paix ne se fera pas ici par la séparation

— comme celle d’Abraham et de Lot : « Si tu vas à droite, j’irai à gauche ; et si tu vas à gauclie, j’irai à droite » — cette séparation, au concret et dans la réalité, est chimérique et impossible, tout comme celle de l’Eglise et de l’Etat : il faut donc chercher un terrain d’accord. L’Eglise est accommodante dans la pratique ; mais elle ne transige pas sur les principes. Elle les rappelle ici avec une autorité souveraine :

« L’Eglise qui, avec la mission apostolique d’enseigner, 

a reçu le mandat de garder le dépôt de la foi, a, du coup, de par Dieu, le droit et le devoir de proscrire une science de mauvais aloi (falsi nominis scieiiliam), pour empêcher (suivant le mot de l’Apôtre ) qu’on ne soit déçu par la philosophie et le vain sophisme. » Arrière donc une prétendue liberté qui ne serait que pour le mal : « Si quelqu’un soutient

que les sciences humaines doivent être traitées avec une liberté si entière que leurs assertions, tout opposées qu’elles puissent être à la doctrine révélée, doivent être tenues pour vraies, et ne puissent être proscrites par l’Eglise : qu’il soit anathème. » « C’est povirquoi, conclut le Concile, tous les tidèles chrétiens, en face des opinions que l’on sait être contraires à l’enseignement de la foi, surtout si elles ont été réprouvées par l’Eglise, non seulement ont défense de les soutenir comme des conclusions légitimes de la science, mais ils doivent bien plutôt les tenir absolument pour des erreurs, qui ont vine fausse apparence de vérité. » N’est-ce pas méconnaître les conditions du progrès scientifique, et faire de la foi une ennemie de la raison ? Tant s’en faut, dit le Concile ; cette subordination indirecte (car on ne nie pas la liberté de la science et de la philosophie dans leur l)ropre domaine) est pour le bien de la raison, non moins que de la foi : « Non seulement il ne saurait y avoir désaccord entre la foi et la raison, mais elles se prêtent une aide mutuelle ; car c’est la droite raison qui démontre les fondements de la foi, et qui, à sa lunnère, élabore la science des choses divines, tandis que la foi délivre la raison d’erreur, la protège et l’enrichit de connaissances multiples. » La conclusion se dégage d’elle-même : « Ainsi l’Eglise, loin d’être un obstacle à la culture des arts et des sciences humaines, y aide et l’avance de mainte façon. Car elle n’ignore ni ne dédaigne les avantages qui en résultent pour la vie humaine ; au contraire elle reconnaît que, comme ils viennent du Seigneur Dieu des sciences, ainsi, si on les traite comme il convient, ils conduisent à Dieu avec le secours de sa grâce. » Sentant, que, sur ce point, la raison est jalouse et chatouilleuse, toujours en éveil pour revendiquer ses droits, toujours prête à crier qu’on empiète sur sa juste liberté, le Concile s’explique et précise encore : « Et certes elle (l’Eglise) ne défend pas que ces études n’aient, chacune dans son domaine, leurs principes propres et leur méthode à elles ; mais, tout en reconnaissant cette juste liberté, elle veille avec soin à ce que, en se mettant en opposition avec la doctrine divine, elles ne se chargent pas d’erreurs, ou que, sortant de leur domaine propre, elles n’envahissent pas celui de la foi et n’y mettent le trouble. »

Suivent, contre les erreurs de Guknthkr, quelques explications sur la manière dont le dépôt de la vérité révélée a été remis à la garde de l’Eglise et sur son rôle à l’égard de ce dépôt, comme aussi sur l’identité de sens que le dogme doit garder dans l’Eglise à travers les vicissitudes des sciences ou de la philosophie. Le Concile insiste sur la diflerence entre les doctrines révélées et les opinions philosophiques ou les sciences qui se font. Celles-ci sont dans un flux perpétuel, et ne trouvent que peu à peu, dans la prise de possession de certaines vérités acquises, un principe de stabilité. La vérité révélée est donnée une fois pour toutes, et s’il y a progrès du fidèle dans la foi, cl même, en un sens, progrès de la foi dans le fidèle, ce progrès ne tient pas à l’invention de vérités nouvelles, mais à une vue nouvelle de l’antique vérité. D’où l’identité foncière du dogme, le semper eadem de Vincent dis Lérins. Celte identité, d’ailleurs, n’est pas celle de la stagnation et de l’inertie, celle du cadavre momifié ou de la mare croupissante, ni même celle du lingot d’or enfermé dans une cassette : c’est celle de l’idée vraie, qui se meut, qui grandit et progresse ; celle delà vérité, toujours la même, mais vivante et féconde dans les âmes, évoluant, s’adaptant, prenant de plus en plus conscience d’ellemême, entrant sans cesse en contact avec des vérités nouvelles qui l’éclairent et qu’elle éclaire, suivant enfin les fluctuations de la vie, mais d’une vie qui ne 27

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connaît ni déclin ni nuiit. Le Concile, loin de ciaindie cette légitime évolution du do^’me, en salue avec complaisance les perspectives, faisant siennes, en la matière, les belles exi)ressions de saint Vincknt DE Lkrins : Il Qu’elle grandisse donc, qu’elle progresse de plus en plus, tant en chaque lidèle qu’en tous, en chaque homme qu’en toute l’Eglise, à mesure qu’avancent les temps et les siècles, l’intelligence, la science, la sagesse ; mais dans la ligne qui convient, c’est-à-dire dans l’identité du dogme, île l’idée, de la pensée. » Je n’ai pas à expliquer ici le sens précis de ces paroles (voir l’article Dogmk) ; je dois noter seulement l’anathème porté contre qui prétendrait que « peut-être un jour, avec le progrès de la science, il faudra donner aux dogmes proposés par l’Eglise un sens différent de celui qu’y a vu et qu’y voit l’Eglise ». En condamnant l’erreur de Guen-Iher, le Concile fournissait une formule directrice, qui devait servir pour reponsser des erreurs autrement dangereuses que celles du rêveur autrichien. Les derniers i)aragraphes de la Constitution mériteraient d’être rapportés ici, même s’ils devaient paraître, au premier abord, ne toucher que de loin à notre sujet, car ils nous montrent le souci île l’Eglise pour la pureté de la foi chez ses enfants ; mais, rien que de ce chef, ne font-ils pas partie d’une étude apologétique sur la foi ? « Fidèles au devoir de notre suprême fonction pastorale, nous [irions, par les entrailles de Jésus-Christ, tous les chrétiens, mais ceux-là surtout qui dirigent ou qui ont charge d’enseigner, et nous leur enjoignons, au nom de ce Dieu Sauveur, de mettre tout leur zèle et tout leur soin à écarter ces erreurs loin de la sainte Eglise et à répandre la très pure lumière de la foi. Mais comme ce n’est pas assez d’éviter la ])erversion hérétique (kæreticain prcu’italf/n), si nous ne fuyons aussi soigneusement les erreurs qui s’en approchent plus ou moins, nous rappelons à tous le devoir d’observer les Constitutions et les Décrets par lesquels des opinions de ce genre, qui ne sont pas énuniérées ici expressément, ont été proscrites et prohibées par ce Saint-Siège. »

BiBLioGHArniE. — La Constitution Bei Fitius se trouve partout. Pour elle, comme pour les antres textes ofliciels qui seront cités avi cours de cette étude, nous renvoyons à V Eiicbiridion symliutuium, de/initioiium et declaratiouiiin de rébus fidei et morum, auclore llenrico Denzinger. Editio andecima quant parui’it Clemens Bannwart, S../.. Fribourg-en-Brisgau, 1911 ; en abrégé, Den/.ingeh-Bannwart, 191 1. La Constitution Dei Fitius y va du n° 1781 au n" 1820. Noter que, dans cette Constitution, les canons ne viennent pas immédiatement après les chapitres auxquels ils se rapportent, mais sont groupés ensemble ajirès les chapitres. Sur la préparation et la discussion de cette Constitution voir Actæt Décréta…C’oncilii Vaticani, aiictoribus presbyteris S.J., Friboiu-g-en-Brisgau, 1892. Ce niagnilique in-folio forme le tome VII de la (’utleclio Laceiisis, ou Actes des Conciles qui ont suivi le Concile de Trente. Il est l’œuvre du P. Théodore Ghanue-RATH. Les travaux et discussions préparatoires vont de lacol.69 à la col. 246. Voir aussi les documents 554 et 555, col. 1611-1632 ; le document 560, col. 1646-1658. Tous ces documents ont été mis en œuvre par le P. Granderath dans son Histoire du Concile du Vatican, achevée et publiée par le P. Conrad KiRCH, S. J., dont la traduction française est en coui’sde publication (2 volumes ont paru, Bruxelles, 1908 et 1909).

M. B. Gaudeau a recueilli dans son J.ibellus fidei, VaiU, 1898, 103 principales pièces officielles qui

ont rap|iort à la question de la foi et de ses rapports avec la raison ; celles qui ont rapport à la Constitution />e(7/7(H.s, empruntées d’ailleurs au volume de Granderath, se trouvent n. 714-922, p. 194-313. Trois études surtout sont à signaler, qui aident à mieux comprendre la Constitution fJei Fttius. Avant tout, A. Va.ca.nt, Ftudes théologiques sur les constitutions du Concile du Vatican, d’après les actes du Concile, Paris, 1896, 2 volumes ; puis Th. Granderath, Constitutiones dogmuticue… Concilii Vaticani e.r ipsis ejus actis explicatæ utque illustratae, Fribourg-en-Brisgau, 1892, pars prior, p. 1-102 ; enfin Mgr Pie, /n.ttruction synodale sur la première constitution du Concile du Vatican, juillet 189 : , dans le recueil des Instructions synodales sur les principales erreurs du temps présent, Pai-is, 1878, [i. 505-602.

II. La thèse catholique de la foi et l’antithèse moderniste. — Sur bien des points spéciaux, l’Eglise a été amenée, comme nous le verrons, à préciser son enseignement pour écarter quelque erreur dangereuse. C’est toute la doctrine qui est mise en péril par l’idée moderniste de la foi et île ses rapports avec la raison, de la révélation, du dogme, des motifs de crédibilité. Aussi bien, l’attaque moderniste étant à la fois la plus subtile et la i>lus spécieuse pour bien des esprits, aux temps où nous sommes, groupant, sous des formules nouvelles, les principales difficultés accumulées contre la doctrine catholi(iue de la foi, il faut tenir compte de cette attaque. Nous allons <lonc en donner une idée générale. Nous aurons par là même une première idée des principales objections actuelles ; du niéuie coup se préciseront, par opposition, plusieurs <létails de la pensée catholique.

L’Encj clique /^ « scc"rf/, du 7 septembre 1907, est le grand document à cet égard. C’est le premier exposé systémati(]ue du modernisme, reconnu juste en substance par ceux qui n’avaient pas intérêt à le trouver en faute, auquel on n’a vu à redire que sur des points qui ne sont pas d’ordre doctrinal, et que les modernistes impénitents ont justilié après coup par leurs doctrines et leur attitude. Nous n’avons qu’à la consulter pour savoir quelle cist, en face de l’idée moderniste qu’elle réiirouve, la propre pensée de l’Eglise.

Contre l’agnosticisme moderniste, elle rappelle d’abord les décisions du concile du Vatican sur la cognoscibililé de Dieu, sur la possibilité et l’utilité de la révélation, sur les signes extérieurs de crédibilité ; puis elle expose les principes positifs du modernisme en matière de religion et de foi.

C’est dans l’homme même (puisqu’il n’y a aucun moyen scientiliquede remonter du monde à Dieu, ni motifs extérieurs valablesen faveur d’une révélation divine, ni même révélation extérieure d’aucune sorte) qu’il faut chercher rex])lication du fait religieux. D’où le principe de l’immanence religieuse, et la rcduetion de toute religion aune poussée du dedans, à un sentiment. « Il s’ensuit (je cite le texte français officiel), jinisque l’objet delà religion est Dieu, que la foi, principe et fondement de toute religion, réside dans un certain sentimentintime, engendré lui-même par le besoin du divin. » Besoin caché d’abord dans les profondeurs inaccessibles de la subconscience, qui ailleure, en certaines rencontres, au niveau de la conscience, et, entre deux inconnaissables, celui du dehors et celui du dedans, sans jugement préalable, « suscite dans l’àme portée à la religion un sentiment particulier. Ce sentiment a ceci de propre qu’il enveloppe Dieu et comme objet et comme cause intime, et qu’il unit en quelque façon l’homme avec Dieu. Telle est, pour les modernistes, la foi, et, dans la foi ainsi entendue, le commence29

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ment de toute religion. » Ainsi la foi-sentiment est substituée ù la foi-connaissance. L’Encyclique ne veut voir là qu’une « divajjation » philosophique. Ce n’est pas ainsi que l’Eglise entend la foi. Aux yeux de l’Kglise, celle-ci suppose la révélation, et comme connue, puisqu’elle est l’adhésion à la vérité révélée sur la parole même de Dieu ; dans le système moderniste, la foi est antérieure, psychologiquement parlant, à la révélation, en tant qu’on y peut parler de révélation. Ecoutons l’Encyclique.

De même que, dans le sentiment religieux, le moderniste trouve la foi, il y rencontre aussi, « avec la foi et dans la foi, la révélation. Et pour la révélation, en elTet, que veut-on déplus ? Ce sentiment qii apparaît dans la conscience, et Dieu qui, dans ce sentiment, quoique confusément encore, se manifeste à l’àme, n’est-ce point là une révélation, ou tout au moins un commencement de révélation ? Même, si l’on y regarde bien, du moment que Dieu est tout enseudile cause et objet de la foi, danslafoi on trouve donc la révélation, et comme venant de Dieu et comme portant sur Dieu, c’est-à-dire que Dieu y est dans le même temps révélateur et révélé. » Avant de passer outre dans cet exposé de l’origine de la foi et de la révélation, l’Encyclique signale trois conséquences que les modernistes tirent eux-mêmes de ces premières notions. La première est qualiliée de

« doctrine absurde » ; on sent assez que les deux

autres ne sont pas moins regardées comme condamnables :

« De là… cette doctrine absurde des modernistes, 

que toute religion est à la fois naturelle et surnaturelle, selon le point de vue. De là l’écpiivalence entre la conscience et la révélation. De là enfin la loi qui érige la conscience religieuse en règle universelle, entièrement de pair avec la révélation, et à laquelle tout doit s’assujettir, jusqu’à l’autorité suprême, dans sa triple manifestation doctrinale, cultuelle, disciplinaire. » On voit du coup l’opposition irréductible entre la doctrine de l’Eglise et le modernisme, sur la distinction entre la religion naturelle et la religion surnaturelle, sur la notion de vraie et de fausse religion, sur la nécessité de la foi dogmatique, sur les droits de la conscience en face de l’autorité.

L’Encyclique ajoute quelques explications sur la manière dont, suivant les modernistes, la foi et la révélation se rattachent à des faits historiques. Ces explications précisent, par opposition, l’idée qu’elle se fait elle-même, soit des vérités de foi, soit, en général, de la vérité de notre connaissancepar la foi. L’inconnaissable, disent-ils, ne s’offre pas « à la foi isolé et nu ; il est, au contraire, relié étroitement à un phénomène qui, pour appartenir au domaine de la science et de l’histoire, ne laisse pas de le déborder par quelque endroit : ce sera un fait de la nature, enveloppant quelque mystère ; ce sera encore un homme dont le caractère, les actes, les paroles paraissent déconcerter les communes lois de l’histoire. Or voici ce qui arrive : l’inconnaissable, dans sa liaison avec le phénomène, venant à amorcer la foi, celle-ci s’étend au phénomène lui-même et le pénètre eu quelque sorte de sa propre vie. Deux conséquences en dérivent. Il se produit, en premier lieu, une espèce de transfiguration du phénomène, que la foi hausse au-dessus de lui-même et de sa vraie réalité, comme pour le mieux adapter, ainsi qu’une matière, à la forme divine qu’elle veut lui donner. Il s’oi>èie en second lieu une espèce de dé/iguration du phénomène, s’il est permis d’employer ce mot. en ce que la foi, l’ayant soustrait aux conditions de l’espace et du temps, en vient à lui attribuer des choses qui, selon la réalité, ne lui conviennent point. » L’Eglise, en condamnant cette idée d’une foi qui défigurerait,

en le transfigurant, le Christ de l’histoire, maintient qu’il ne saurait y avoir d’opposition entre la Acrité historique et la vérité de la foi ; elle maintient du même coup que la foi ne fait pas son objet, mais qu’elle le reçoit, et le reçoit d’une révélation dont l’histoire peut, à l’occasion, ressaisir la trace, comme c’est le cas pour la révélation évangélique, et notamment pour la révélation de Dieu en Jésus et par Jésus (voir J, Ledketon, Les origines du dogme de la Trinité, introduction, p. xvii-xxiv, et livre 111, débuts, p. 207-210, où il est montré que le fait du Christ est, historiquement parlant, le fait révélateur de la Trinité) ; elle maintient enfin le surnaturel de la foi et rappelle la condamnation prononcée déjà par le concile du Vatican contre qui prétendrait que l’homme peut atteindre par lui-même à la possession de tout vrai et de tout bien.

L’Eglise ne se contente donc pas de la foi sentiment. Elle veut une foi intellectuelle et intelligente. Mais ici encore elle repousse celle que lui présente le modernisme. Les modernistes, en effet, font une part à l’intelligence dans l’acte de foi. Voici comment. a Le sentiment dont il a été question — précisément parce qu’il est sentiment et non connaissance — fait bien surgir Dieu en l’homme (^in sensu ilto… Veus guident se Itomini sistit), lains si confusément encore que Dieu, à vrai dire, ne s’y distingue pas, ou à peine, de l’homme lui-même. Ce sentiment, il faut donc qu’une lumière le vienne irradier, y mettre Dieu en relief, dans une certaine opposition avec le sujet. C’est l’office de l’intelligence, faculté de pensée et d’analyse, dont l’homme se sert pour traduire, d’abord en représentations intellectuelles, puis en expressions verbales, les phénomènes de vie dont il est le théâtre. De là ce mot, devenu banal chez les modernistes : l’homme doit penser sa foi. » La formule, nous le verrons, pourrait avoir un sens admissible. Celui que l’Eglise repousse, c’est celui d’après lequel « l’intelligence survient… au sentiment, et, se penchant en quelque sorte sur lui, y opère à la façon d’un peintre qui, sur une toile vieillie, retrouveraitetferait reparaître les lignes effacées du dessin i- suivant, à peu près, « la comparaison fournie, par un des maîtres des modernistes ». C’est par ce travail aussi que les modernistes expliquent le dogme, dont ils pervertissent la notion en même temps que celle de la foi.

« En ce travail (selon eux) l’intelligence a un double

procédé : d’abord par un acte naturel et spontané elle traduit la chose en une assertion simple et vulgaire, puis, faisant appel à la réflexion et à l’étude, travaillant sur sa pensée, comme ils disent, elle interprète la formule primitive au moyen de formules dérivées, plus approfondies et plus distinctes. Celles-ci, venant à être sanctionnéespar le magistère de l’Eglise, constitueraient le dogme. »

On croirait, au premier abord, que les théologiens disent quelque chose de semblable : ils admettent une donnée primitive, impliquée souvent dans des assertions et des façons d’agir d’où elle ne se dégage pas encore <’n formules précises, et une élaboration intellectuelle de cette donnée sous la poussée de « la foi qui cherche à comprendre », suivant la formuleclassique, élaboration qui aboutit souvent à une formule dogmatique proprement dite. La ressemblance n’est que de surface ; le fond des doctrines est tout différent. Dans la pensée de l’Eglise, la donnée primitive est l’objet de la foi, est saisie par la foi comme une chose vraie. Non pas que la chose tombe par elle-même sous l’intuition de l’esprit ; mais elle est l’objet de l’intelligence, comme enveloppée dans la parole de Dieu, comme présentée à notre foi par son autorité infaillible. La foi est donc déjà une connaissance qui perçoit son objet par un acte intellectuel (comme 31

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dans la connaissance de foi humaine, quand je m’en rapporte à ce qu’on me dit) ; cet olijet est donc intellectualisé, si je puis dire, pour la foi. Le travail subséquent ne transforme pas cette donnée première. Il l’étudié, il l’élabore, il la dégage ; mais la formule scientilique ne représente pas autre chose que la formule primitive. Pour les modernistes, la donnée première n’est pas d’ordre intellectuel : c’est une impression dont la foi est le sentiment. Le premier acte intellectuel n’est pas la perception d’une vérité révélée : c’est un effort de l’esprit pour s’expliquer son sentiment, pour dégager Dieu de je ne sais quel contact senti avec le divin. La formule dogmatique n’est pas l’expression explicite d’une vérité révélée : elle est un symbole, et rien que cela, d’une vérité inaccessible, enveloppée à jamais dans la seule réalité que nous atteignions, une touche divine, où le Dieu qui nous a touchés se dérobe toujours. C’est cette inaccessibilité à toute connaissance intellectuelle icibas, cette pure relativité du symbole, sans transparence de l’absolu, cette méconnaissance duréel divin dans notre mode de connaître par images, que l’Eglise blànie et condamne dans les explications modernistes : bref, elle veut une donnée intellectuelle d’ordre divin, elle n’admet pas que le dogme soit une élaboration purement humaine, où se garde, en dehors de toute prise intellectuelle, une réalité ici-bas inconnaissable.

C’est bien cela, en effet, que l’Eglise voit dans les explications modernistes du dogme, de son origine et de sa nature : « Le dogme, d’après eux, tire son origine des formules primitives et simples, essentielles, sous un certain rapport, à lafoi ; caria révélation, pour être vraie, demande une claire apparition de Dieu dans la conscience (revelatio, ut reapse sit. manifestam Dei notltiam in conscieiitia reqiiiril). Le dogme lui-même, si on les comprend bien, est contenu proprement dans les formules secondaires. Maintenant, pour bien entendresa nature, il faut voir avant tout quelle sorte de rapport il y a entre les formules religieuses et le sentiment religieux. Ce qui ne sera pas malaisé à découvrir, si l’on se rapporte au but, qui est de fournir au croyant le moyen de se rendre compte de sa foi. Elles constituent donc entre le croyant et sa foi une sorte d’entre-dcux : par rapport à la foi, elles ne sont que des signes inadéquats de son objet, vulgairement des svmfco/es ; parrapportau croyant, elles ne sont que de purs instruments. D’où l’on peut déduire (la déduction est faite parles modernistes eux-mêmes) qu’elles ne contiennent point la vérité absolue : comme symboles, elle sont (les images de la vérité, qui ont à s’adapter au sentiment religieux dans ses rapports avec I homme ; comme instruments, des véhicules de vérité, quiont réciproqucnicnl à s’accommoder à l’homme dans ses rapports avec le sentiment religieux. Et comme l’absolu, qui est l’objet de ce sentiment, a des aspects infinis, sous lesquels il peut successivement apparaître ; comme le croyant, d’autre part, peut passer successivement sous des conditions fort dissemblables, il s’ensuit que les formules sont soumises à ces mêmes vicissitudes, partant sujettes à mutation. Ainsi, conclut l’Encyclique, est ouverte la voie à la variation substantielle des dogmes. » Et, d’un mol, elle juge et condamne : «.Vmoncellement infini de sophismcs, où toute religion trouve son arrêt de mort. » Pourquoi ? Parce que, si l’on ôte aux formules leur valeur de mérité, pour n’y voir qu’un moyen de conserver et Je stimuler le sentiment religieux, on sape par la base le premier fondement de la foi, qui doit être avant tout une connaissance vraie, une société de connaissance avec le Dieu révélateur.

Mais de ce que la foi doit être avant tout une con naissance, de ce que la formule dogmatique doit avoir, avant tout, une valeur intellectuelle, une valeur de vérité, il ne s’ensuit pas que ce soit là le tout de la foi et du dogme. L’Encyclique, sur ce point encore, défend l’Eglise contre les modernistes, qui « lui reprochent audacieusement de faire fausse route, de ne savoir pas discerner de la signification matérielle des formules leur sens religieux et moral, de s’attacher opiniâtrement et stérilement à des formules ^ aines et vides, cependant qu’elle laisse la religion aller à sa ruine ». Ce sont eux qui se condamnent eux-mêmes en pervertissant « l’éternelle notion de vérité », dont l’Eglise est la tenante dans le monde ; elle sait bien qu’elle sauvegarde du même coup « la véritable nature du sentiment religieux ».

En maintenant contre les modernistes la réalité de la connaissance religieuse, l’Eglise ne prétend pas qu’ils refusent au croyant toute connaissance de Dieu. Car si, comme philosophe, le moderniste est agnostique, comme croyant, il fait profession de croire en Dieu, et, ce faisant, de le connaître avec certitude. Non pas d’une connaissance spéculative, philosophique ou scientifique, mais par une certaine expérience individuelle. Les modernistes, nous dit l’Encyclique, u se séparent ainsi des rationalistes, mais pour verser dans la doctrine des protestants et des pseudo-mystiques ». Elle nous explique ainsi leur opinion : « Si l’on pénètre le sentiment religieux, on y découvrira facilement une certaine intuition du cœur, grâce à laquelle, et sans nul intermédiaire, l’homme atteint la réalité même de Dieu, d’où une certitude de son existence qui passe très fort toute certitude scientifique. Et cela est une ^éritable expérience, et supérieure à toutes les expériences rationnelles. Beaucoup, sans doute, la méconnaissent et la nient : tels les rationalistes ; mais c’est tout simplement qu’ils refusent de se placer dans les conditions morales qu’elle requiert. » L’Encyclique conclut :

« Voilà, dans cette expérience, ce qui, d’après les

modernistes, constitue vraiment et proprement le croyant : llæc porro experientia, cum quis illam fuerit assecutus, proprie vereque credentem ef/icit. » Qui n’aurait pas cette expérience, n’aurait pas lafoi. Ce n’est pas ainsi que l’entend l’Eglise : « Combien tout cela est contraire à la foi catholique, nous l’avons déjà vu dans un décret du Concile du Vatican. » Et l’Encyclique continue, en réfutant cette doctrine.

Elle rejette également l’idée que se font les modernistes des rapports entre la foi et la science. Pour le moderniste, rien de commun entre elles : « Leurs objets sont totalement étrangers entre eux. Celui de la foi est justement ce que la science déclare lui être inconnaissable. De là un champ tout divers : la science est toute aux phénomènes, la foi n’a rien à y voir ; la foi est toute au divin, cela est au-dessus de la science. D’où l’on conclut enfin qu’entre la science et la foi il n’y a pas de conflit possible ; qu’elles restent chacune chez elle et elles ne pourront jamais se rencontrer, ni parlant se contredire, i On leur objectera « qu’il est certaines choses de la nature visible qui relèvent aussi de la foi, par exemple la vie humaine de Jésus-Christ ». Ils le nieront, « Il est bien vrai, diront-ils (nous continuons de citer VEncyclique), que ces choses-là appartiennent par leur nature au monde des phénomènes ; mais en tant qu’elles sont pénétrées de la vie de la foi, et que, en la manière qui a été dite, elles sont transfigurées et défigurées par la foi, sous cet aspect précis, les voilà soustraites au monde sensible et transportées, en guise de matière, dans l’ordre divin (in dirini mtiteriam translata). Ainsi, à la demande si Jésus-Christ a fait de vrais miracles et de véritables prophéties,

s’il est ressuscité et monté au ciel : Non, répondra la science agnostique ; Oui, répondra la foi. Où il faudra bien se garder pourtant de trouver une contradiction : la négation est du pliilosoplie parlant à des pliilosojihes, et qui n’envisage Jésus-Christ que selon la réalité historique, l’allirniatiun est du croyant s’adressant à des croyants, et qui considère li » vie de Jésus-Christ comme ^écue à noiweau par la foi et dans la foi. » Ainsi l’Eglise n’admet pas le séparatisme moderniste entre la foi et la science ; mais c’est le séparatisme absolu qu’elle réprouve, non la distinction de point de vue et d’objet propre.

Le moderniste ne nie pas tout rapport entre la science et la foi ; mais l’Eglise lui reproche de renverser les rôles en subordonnant la foi à la science. Il le fait, dit-elle, « non pas à un titre, mais à trois. Il faut observer premièrement que, dans tout fait religieux, à la réserve de la réalité divine et de l’expérience qu’en a le croyant, tout le reste, notamment les funniiles reli^’ieuses, ne dépasse pas la sphère des phénomènes, n’est point soustrait par conséquent au domaine seientilique. Que le croyant s’exile donc du monde, s’il lui plaît ; mais, tant qu’il y reste, il doit subir les lois, le contrôle, le jugement de la science (scientiue atqiie li : sloriae). En second lieu, si l’on a dit que la foi seule a Dieu pour objet, il faut l’entendre de la réalité divine, non de Vidée : car l’idée est tributaire de la science, attendu que celle-ci, dans l’ordre logique, comme on dit, s’élève jusqu’à l’absolu et à l’idéal. A la science donc, à la philosophie, de connaître de l’idée de Dieu, de la guider dans son évolution, et, s’il venait à s’y mêler quelque élément étranger, de la corriger. D’où cette maxime des modernistes, que l’évolution religieuse doit se coordonner à l’évolution intellectuelle et morale, ou, pour mieux ilire et selon le mot d’un de leurs maîtres, s’y subordonner. Enlin l’homme ne soutire point en soi de dvuilisme : aussi le croyant est-il stimulé par un besoin intime de synthèse à tellement harmoniser entre elles la science et la foi, que celle-ci ne contredise jamais à la conception générale que celle-là se fait de l’univers. Ainsi donc, vis-à-vis de la foi, liberté totale de la science ; au contraire, et nonobstant qu’on les ait données pour étrangères l’une à l’autre, à la science asservissement de la foi. » L’Encyclique fait remarquer que ce sont là doctrines « en opposition formelle avec les enseignements de… Pie IX ». Elle eut pu dire aussi bien « avec ceux de l’Eglise », car les textes qu’elle cite à ce propos, celui de PiR IX, dans sa lettre du 15 juin 1867 àl’évêque de lîreslau, celui de Grégoire IX, dans sa lettre du 7 juillet 1223 aux maîtres de Paris, ne sont que des formules particulières de la pensée catholique : « 11 est de la philosophie, en tout ce qui regarde la religion, non de commander, mais d’obéir ; non de prescrire ce qui est à croire, mais de l’embrasser avec une soumission que la raison éclaire. » C’est Pie IX qui écrit, mais c’est l’Eglise qui pense. C’est sa pensée aussi qu’exprime Grégoire IX, quand, parlant de ceux « qui plient les Saintes Lettres aux doctrines de la philosophie rationnelle », il dit qu’ils

« mettent queue en tête, et à la servante assujettissent

la reine ».

De cette opposition dans les principes naît l’opposition dans la conduite. L’Eglise ne peut excuser les modernistes de jouer tour à tour deux personnages : i( Ecrivent-ils l’histoire : nulle mention de la divinité de Jésus-Christ ; montent-ilsdans la chaire sacrée, ils la proclament hautement. Historiens, ils dédaignent Pères et Conciles ; catéchistes, ils les citent avec honneur. Si vous y prenez garde, il y a pour eux deux exégèses fort distinctes : l’exégèse theologiijue et pastorale, rcxégèse scientifique et

Tome II.

historique. « Les modernistes crient contre l’Eglise qui les réprimande, et « se plaignent amèrement qu’on viole leur liberté ». Conséquents avec leur principe, « que la foi est subordonnée à la science, ils reprennent l’Eglise ouvertement et en toute rencontre, de ce qu’elle s’obstine à ne point assujettir et accommoder les dogmes aux opinions des philosophes ; quant à eux, après avoir fait table rase de l’antique théologie, ils s’efforcent d’en introduire une autre, complaisante celle-ci aux divagations de ces mêmes philosophes ».

Cette théologie conciliera « la science et la foi, mais par la subordination de la foi à la science ». C’est logique. Pour elle, les formules de foi ne sont que des symboles, des façons tout humaines de nous représenter l’inconnaissable divin. Elles sont un effort pour atteindre et pour exprimer l’absolu, mais elles ne l’atteignent ni ne l’expriment. Qu’on s’en serve donc dans la mesure où elles sont une aide à la foi ; mais qu’on ne prétende pas y voir une expression proprement dite de la vérité absolue, ni parlant y asservir sa foi. L’Eglise, comme on sait, donne à ses formules une valeur de vérité : elles expriment sa foi, et sa foi est une connaissance vraie.

Telle est, en face de la pensée des modernistes, la doctrine de l’Eglise sur l’origine et la nature de la foi, comme aussi sur ses rapports avec la science. Nous n’avons pas à suivre l’Encyclique dans son exposé de leur système sur ic les rejetons de la foi », dont les principaux sont, suivant eux, « l’Eglise, le dogme, le culte, les livres saints ». (Jhacun de ces points est examiné en dû lieu dans ce Dictionnaire même. Voir notamment l’article Dogme, où il est montré que le dogme est avant tout une expression intellectuelle de la foi, que l’Egliseestgardienne delà foi, non seulementcomnie transmetteuse de vie, mais comme maîtresse de vérité. Voir l’article Sacrements, où il sera montré que les sacrements ne sont pas seulement des stimulants pour le sentiment religieux ou pour la foi ; mais qu’ils supposent la foi et qu’ils l’expriment à leur façon. Voir l’article Agnosticisme, où se débat la question fondamentale dont les solutions opposées mettent une irréductible opposition entre l’idée catholique de la foi et l’idée moderniste. Voir l’articleCRiTicisME, où sont étudiées et discutées les idées kantiennes de la connaissance et de la foi, idées qui sont, comme on sait, à la base de la conception moderniste de la foi. Voir l’article Dieu, où il est montré que nous le connaissons et par quels procédés. Voir l’article Expérience religieuse, où sont étudiés avec pénétration et clarté les rapports entre la foi et l’expérience religieuse. Voir enfin l’article

RÉVÉLATION.

Bibliographie. — Le texte de l’Encyclique Pascendi (latin et français) est cité d’après l’édition des

« Questions actuelles » (lionne Presse) : Lettre Encyclique

de.Xotre très saint Père le Pape Pie X sur l’es Doctrines des Modernistes, précédée du Décret du Saint-Office « I.amenlahili sane exita ». Texte latin et traduction française. Il est marqué à la lin du livre que la traduction française estoflieielle. — Texte latin, mais avec suppressions, dans Denzixgkr-Bannw. vrt, 207 1-2 109. — M. J.-B. Lemius a donné, sous le titre Catéchisme sur le Modernisme d’après l’Encyclique » Pascendi Dominici gregis », Paris, igo’;, une édition française de l’Encyclique, avec divisions et titres, et surtout avec insertion de questions auxquelles le texte même de l’Encyclique sert de réponse. Tout le document est ainsi mis en catéchisme.

Pour se rendre compte du bien-fondé de la systématisation moderniste telle que nous le présente 35

FOI, FIDEISME

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l’Encyclique, et de l’iiTéduclible antagonisme entre l’idée chrétienne de la foi et l’idée moderniste, voir J. Lebrhton, L’Encyclique et la Théologie moderniste, Paris, 1908. De plus l’article Modeunisme. — Les autres indications bibliographiiiues seront mieux à leur place plus bas, art. IV.

III. La controverse protestante. — Nous donnerons d’a))ord, en la discutant, une vue générale de la question pai’un protestant autorisé. Nous étudierons ensuite les principaux points controversés. D’où deux sections.

A. Vue générale du sujet. —.V exposé de M. Monod. — M.Jean Mo>oi>, dans l’article /"o ; , de l’^ncic/opédie des sciences religieuses publiée sous la direction de F. Lir.iiTENDERGER, t. V, p. 7, ramène à deux points principaux le désaccord entre catholiques et protestants dans leur doctrine de la foi : le caractère de la foi et sa valeur propre. « Pour le protestant, le premier caractère de la foi, c’est le caractère personnel (Jean, iv, 42) ; elle suppose un contact immédiat de l’àme avec la vérité, telle qu’elle nous est transmise par l’Ecriture sainte et intérieurement garantie par le Saint-Esprit. Pour le catholique, le premier caractère de la foi, c’est le caractère autoritaire ; elle suppose entre l’àme et la vérité un intermédiaire nécessaire, qui est l’Eglise. La foi est un acte de soumission à 1 Eglise : elle consiste à la considérer comme la gardienne et la dispensatrice de la vérité et à accepter sa direction. Croire, c’est professer les doctrines qu’elle enseigne, et dont la principale est l’autorité même de l’Eglise. A ces deux notions de la foi correspondent deux méthodes religieuses opposées : l’une, la méthode catholique, subordonne la vérité à l’unité et va de l’Eglise à Jésus-Christ ( « 4/ Ecclesia ihi Chrislns) ; l’autre, la méthode protestante, subordonne l’unité à la vérité, et va de Jésus-Christ à l’Eglise ( « ii Chrislus ibi Ecclesia). Ce fut au nom de la foi que Luther se sépara d’une Eglise qui était devenue infidèle à l’enseignement et à la simplicité de l’Evangile. Quant à la valeur de la foi, l’opposition entre les deux Eglises n’est pas moins manifeste. Pour l’Eglise protestante, cette valeur est telle que la foi est la condition unique du salut, étant admis d’ailleurs cpi’il s’agit de la foi vivante qui porte en elle le principe des bonnes œuvres. Solu fide, tel a toujours été le mot d’ordre de la Réforme. L’Eglise catholique, au contraire, reconnaît une double condition du salut : la foi et les reuA’rcs ; celles-ci sont des titres à la faveur de Dieu, indépendamment de la foi, à laquelle elles doivent s’ajouter. Il est aisé de voir que cette doctrine fait recnler la grâce du Christ devant les mérites de l’homme. »

2. Discussion. — Ce raccourci manque un peu de précision, et les choses n’y apparaissent pas dans leur vrai jour. Un mot de rectification paraît donc nécessaire ; nous essayerons ensuite de préciser davantage.

Tout d’abord, ce qu’on dit du caractère de la foi regarde plutôt, serable-t-il, les conditions de la foi, le milieu, l’atmosphère où elle vit. Quand on parle du caractère de la foi, c’est la nature de la foi qu’on devrait surtout avoir en vue. Cette première confusion en amène d’autres. On nous dit que « pour le protestant, le p « ’emier caractère de la foi, c’est le caractère ])ersouncl », et l’on renvoie au passage do saint Jean où les Samaritains, après avoir reçu Jésus et entendu sa parole, disaient à la Samaritaine : « A présent, ce n’est phis sur ta parole que nous croyons ; car nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons qu’il est vraiment le sauveur du monde » ; tandis que » pour le catholique, le premier caractère de la foi.

c’est le caractère autoritaire ». On s’explique en disant que la foi, ainsi entendue, « suppose un contact immédiat de l’àme avec la vérité, telle qu’elle nous est transmise i)ar l’Ecriture sainte et intérieurement garantie par le Saint-Esprit » ; tandis que la foi, au sens catholique « suppose entre l’àme et la vérité un intermédiaire nécessaire qui est l’Eglise ». Tout d’abord le passage de saint Jean n’a pas, dans son contexte, le sens ni la portée qu’on lui donne. L’Evangélisle fait remarquer que « beaucoup de Samaritains crurent sur le témoignage de la femme ». Si « un nombre beaucoup plus grand crurent en lui sur sa propre parole », ce second fait n’annule pas le premier. Dés lors, on ne voit pas ce que vient faire ici ce témoignage pour montrer la différence entre la foi catholique et la foi protestante. L’Evangéliste a sans doute une intention, en opposant avec insistance le grand nombre de ceux qui crurent sur la parole même de Jésus au nombre beaucoup moindre de ceux qui crurent sur la parole de la Samaritaine, et l’on entrevoit sans peine ce qu’il veut insinuer. Il eu a une aussi peut-être, en distinguant entre la foi sur la parole de la femme et la connaissance directe de Jésus même et de sa doctrine. Mais rien n’indique que ni sm- ce point ni sur l’autre il oppose foi et foi, comme s’il avait en vue deux caractères (comme nous dirions, deux conditions) de la foi, dont l’un ferait la foi vraiment chrétienne, l’autre non.

Ce qu’on ajoute sur le contact immédiat de l’àme avec la vérité, dans la doctrine protestante, et le contact seulement par l’intermédiaire de l’Eglise, dans la doctrine catholique, manque aussi de précision et même d’exactitude. En effet, en accordant que c’est bien la doctrine protestante que l’on nous donne en nous parlant du « contact immédiat de l’àme avec la vérité, telle qu’elle nous est transmise par l’Ecrilure sainte et intérieurement garantie par le Saint-Esprit » (c’est bien là, en effet, la doctrine de Calvin, bien que ce ne soit pas une doctrine commune et constante chez les Protestants), il n’y a pas, de ce chef, la différence que l’on dit entre protestants et catholiques. Si, en cll’et, le protestant trouve immédiatement la vérité dans l’Ecriture « gai-antie intérieurement par le Saint-Esprit », le catholique la trouve non moins immédiatement dans l’Eglise animée par la vie de l’Esprit divin en elle, et par là même en lui, puisqu’il vit de cette vie sociale de l’Eglise, comme le membre uni au corps vit de la vie de l’àme dans le corps. L’Eglise n’est pas, comme on se le figure ici, un intermédiaire qui nous sépare du Christ, de son Esprit et de sa vérité ; elle est le corps mjstique du Christ, dont les membres sont unis au Christ en vivant de la vie du corps social qu’il vivilie. La question n’est donc pas, à proprement parler, celle de contact médiat ou immédiat avec la vérité, mais celle de vie individuelle ou sociale, de recherche individuelle de la vérité dans un livre ou de participation à la vérité dans le corps social en qui Jésus continuerait de vivre plein de grâce et de vérité, comme il vivait autrefois sur la terre. Les protestants se figurent l’autorité enseignante et la soumission à l’Eglise comme des choses de pur gouvernement extérieur ; ils ne voient pas en l’Eglise le cor[is social hiérarchique dont nous sonimes membres et dont la vie est notre vie, ni dans la foi de l’Eglise un bien social auquel parti(ii)cnt tous les membres du corps social.

En conséquence, nous n’admettons pas non plus sans explication ce que dit M. Monod des « detix méthodes religieusics opposées ". Il n’est ])as exact, en effet, au sens où l’entend l’auteur, que « la méthode catholique subordonne la vérité à l’unité, et va de l’Eglise à Jésus-Christ ». Pour nous, le corps 37

FOI, FIDÉISME

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social fon<lé par Jésus-Chiist pour le continuer sur la terre, est plein de vérité, comme il est plein de grâce ; la vérité est le bien social de l’Eglise, que ceux-là seuls |)euvent posséder qui a|)parliennent au corps social. Nous ne subordonnons donc pas la vérité à l’unité, en ce sens que nous regarderions la vérité couiuic secondaire, prêts à en faire le sacrifice, si besoin était, pour garder l’unité ; mais nous tenons à l’unité, parce que dans l’unité seule se trinivc la vérité, comme dans l’unité seule se trouve la grâce.

Nos frères séparés, avec leur individualisme religieux, ont peine à comprendre ces choses ; c’est pourtant cela qu’il faut avoir présent à l’esprit, si l’on veut entendre quoi que ce soit à la notion catholique d’Eglise, d’autorité enseignante, d’unité de foi dans l’unité de l’Eglise. Pour la même raison, nous n’allons pas « de l’Eglise à Jésus-Christ », comme si Jésus-Christ était en dehors de l’Eglise ; nous trouvons Jésus-Christ dans l’Eglise, qui est son corps mystique, et vit de sa vie ; nous sommes incorporés au Christ par notre incorporation à l’Eglise, tout comme nous sommes incorporés à l’Eglise par notre incorporation au Christ, parce que cette incorporation a quelque chose de social, et d’essentiellement social. La méthode protestante, en subordonnant l’unité à la vérité, comme elle prétend le faire, n’arrive pas plus à la vérité qu’elle n’arrive à l’unité, parce que la vérité est le bien inaliénable de l’unité sociale, et que l’Eglise est, comme dit saint Paul, la colonne et l’appui solide de la vérité ; en voulant saisir le Christ d’abord et indépendamment de l’Eglise, elle manque à la fois l’un et l’autre, et ses efforts sont aussi vains pour saisir le Christ que pour se constituer, après coup, en Eglise du Christ ; car le Christ n’est, pour nous, que dans son Eglise. (Bien entendu, nous faisons toujours la part de la bonne foi et de la bonne volonté, et nous admettons que des protestants peuvent avoir en eux la vie et la grâce du Christ, avec la foi au Christ ; mais c’est en tant qu’ils sont catholiques sans le savoir, et qu’ils font partie, an regard de Dieu, à cause de leur bonne volonté, du corps social que peut-être ils anathématisent de bonne foi dans leur ignorance.)

Enfin, il n’est pas jusqu’à la phrase sur LuTnBR où nous h’aurions à redire, du point de vue purement historique. La question de la foi tient une grande place dans la controverse entre luthériens et catholiques ; mais, historiquement parlant, il est inexact de dire, sans restriction ni explication, que « ce fut au nom de la foi que Luther se sépara » de l’Eglise ; historiquement parlant, il est impossible de prouver que l’Eglise fût « devenue intldcle à l’enseignement et à la simplicité de l’Evangile ». Théologiqncment parlant, elle ne pouvait le devenir, et on ne peut admettre qu’elle le soit devenue sans renier le Christ même ; car le Christ avait promis d’être avec son Eglise jusqu’à la consommation des siècles ; s’il a manque à sa promesse solennelle, la foi en lui devient impossible. N’oublions pas que l’Eglise des promesses, c’était l’Eglise d avant Luther.

Pour « la valeur de la foi » (nous dirions avec plus de précision, pour son rôle dans la justification), l’opposition entre les deux Eglises n’est pas non plus telle que la représente M. Monod. « Pour l’Eglise protestante, dit-il, cette valeur est telle que la foi est la condition unique du" salut. » Jusque-là nous sommes d’accord. Il ajoute aussitôt : o Etant admis, d’ailleurs, qu’il s’agit de la foi vivante qui porte en elle le principe dos bonnes œuvres. » C’est là peut-être l’explication calviniste, et celle même, je crois, de bien des Luthériens, après Luther. Mais ce n’est pas la pensée fondamentale de LuTHiin,

non plus que de Mélanchthon. Dans la logique <lu système luthérien, le pécheur est toujours pécheur, et toutes ses œuvres des œuvres dépêché, puisqu’il est corrompu dans son fond ; la distinction d’une foi vivante et d’une foi vraie, qui ne serait pas vivante, l’idée même d’une foi qui serait « le principe des bonnes œuvres », est en opposition avec le sens du sola fide, où M. Monod voit « le mot d’ordre de la Réforme ». C’est là un de ces compromis avec le catholicisme dont M. Harnack et les protestants libéraux ontsignalé tant d’exemples chez lesLuthériensetchez Luther lui-même, quand, après la première effervescence de démolition et devant les elfels désastreux des principes proclamés aux débuts de la Réforme, on essaya de fonderquelque chose de durable, en rassemblant et rajustant tant bien que mal les débris épars de l’ancienne doctrine et des vieilles institutions. Peu exact quand il décrit « la valeur de la foi » dans la doctrine protestante, M. Monod ne donne pas non plus l’idée vraie de la doctrine catholique sur la question. L’Eglise reconnaît bien « une double condition du salut : la fol et les œuvres ». Elle admet que « celles-ci sont pour l’homme des titres à la faveur de Dieu », mais non pas, comme M. Monod l’entend,

« indépendamment de la foi, à laquelle elles doivent

s’ajouter ». Selon nous, il ne sullit pas de croire, il faut bien vivre, conformer sa vie à sa foi : la foi sans la charité ne sauve pas, elle n’est qu’une foi morte, tout en étant une foi véritable. Nous proclamons d’ailleurs que nos bonnes œuvres sont un effet de la grâce, sont elles-mêmes une grâce et un don de Dieu. Il n’y a de bonnes œuvres, au sens catholique du mot, que les œuvres faites dans la foi et sous l’influence de la grâce. Ce n’est donc qu’en défigurant notre doctrine qu’on peut dire qu’a elle fait reculer la grâce du Christ devant les mérites de l’homme ». Il faut supposer pour cela des mérites indépendants de la foi et de la grâce, des mérites qui ne seraient pas eux-mêmes une grâce et un don de Dieu, ce qui est l’opposé de la doctrine catholique. Cette doctrine suppose la libre coopération de l’homme à la grâce de Dieu dans l’œuvre de la justification et du salut. Mais ceux-là seuls I)euvent l’accuser d’être pélagienneet de faire « reculer la grâce du Christ », qui refusent à l’homme toute activité surnaturelle sous l’influence divine et qui ne veulent voir en lui sous l’actionde Dieu qn’unemasse inerte ou une bûche, une pure passivité. Ce n’est pas d’ailleurs le lieu de prouver la doctrine catholique sur toutes les questions ipii viennent d’être touchées. Voir les articles Eglisk. Gracb, Libre arbitre, Pré-DESTiN. iTioN, Protestantisme. Ce qui précède n’est qu’une première mise au point, rendue nécessaire par les déformations trop fréquentes qu’on fait subir aux doctrines en les présentant.

B. Points spéciaux de controvei-se. — En restant dans les questions qui se rapportent directement à la foi, on peut signaler surtout comme matière de controverse entre Protestants et Catholiques : la foi qui justifie et la justification par la foi, la foi et les œuvres, la foi et le dogme, la foi implicite, la règle de foi, l’intégrité de la foi, la raison et la foi. Sur la plupart de ces points, les solutions du protestantisme libéral sont aussi loin du protestantisme dogmatique que du catholicisme. C’est du protestantisme dogmatique que nous nous occupons ici. Le protestantisme libéral ne viendra en considération qu’en tant et autant « lu’il se rattache au protestantisme orthodoxe. Ce qui le regarde spécialement sera indique en quelques mots à la fin de l’article. Parmi les questions signalées ici comme se rapportant directement à la foi, plusieurs ont leur place naturelle dans d’autres articles du Dictionnaire apologétique 39

FOI, FIDEISME

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Nous ne les toucherons qu’en passant. Sur toutes, quelques brèves indications sulliront ; ce qu’il faut pour orienter le lecteur.

1. La fui qui justifie, lu justification par la foi, la foi elles (ruvres. — Il y a ici trois questions connexes, qui seront traitées à l’article Protestantisme. Ici quelques remarques sulfiront. Le point de départ de Lutiiek. c’est que l’homme, dans l’état actuel, est foncièrement mauvais : lui demander d’être bon, c’est lui demander l’impossible. Foncièrement mauvais, il l’est irrémédiablement : les ténèbres ne peuvent être que ténèbres. Voir MôHLER, Srmliolique.% 6 et 8 ; cf. S 4, ’'^

12, I/J.

De là, ces assertions qui, séparées du système, sonnent si étrangement aux oreilles : Que toutes les œuvres faites, avant la justification sont des péchés, qu’elles méritent la haine de Dieu, que plus on fait effort pour se disposer à la grâce, plus on pèche ; que le libre arbitre a été perdu, éteint par le péché d’Adam, qu’il n’est plus qu’un mot, une étiquette sans objet, une idole (^ ; ?men( » "i) introduite par Satan dans l’Eglise ; que l’homme, sous la main de Dieu et sous l’influence de la grâce, ne fait rien, ne peut être que passif, qu’il n’est pas en son pouvoir de rendre bonnes ses voies mauvaises ; que Dieu seul fait tout, les œuvres mauvaises comme les bonnes, et cela non seulement parce qu’il les permet, mais proprement et directement, de sorte que la trahison de Judas n’est pas moins son œuvre que la vocation de Paul.

En conséquence, la justification ne saurait être une refonte, une transformation intérieure de notre nature. Elle ne peut être que l’illusion volontaire de Dieu, voulant bien prendre Jacob pour Esaii et le bénir, nous voir revêtus des mérites de Jésus, et. oubliant, pour ainsi dire, que, sous ce vêlement, il n’y a que du fumier, nous tenir pour jusles, nous justifier en nous déclarant justes, tout pécheurs que nous restons. Mais comment prenons-nous le manteau de Jésus pour en revêtir notre ignominie, comment nous approprions-nous ses mérites ? Par la foi. En quoi consiste cette foi et comment opère-t-elle ? Elle consiste à croire que Dieu, en son Christ, veut bien nous remettre nos péchés. Par cette croyance, elle s’approprie les mérites du Christ, elle nous caclie derrière Jésus. Elle ne nous transforme pas en lui, mais elle nous couvre de son manteau. Mais qu’estce, au juste, que cette foi à la rémission de nos péchés par Jésus et en Jésus ? Au premier abord, on pourrait la prendre pour une simple adhésion de l’esprit à une vérité révélée par Dieu. Bien des textes de Luther autorisent cette interprétation ; et c’est en parlant de là que le Concile de Trente et les théologiens calholiquesopposenlà l’idée luthérienne que, si Dieu nous a révélé en général qu’il n’y a plus de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus, il ne nous a pas révélé spécialement que nous soyons dans le Christ Jésus. Aussi Luther substituait-il i>ratiquement à la révélation générale du pardon des péchés dans l’Ecriture une révélation spéciale dans l’àme, soit par une prise de possession personnelle de la iiromesse générale de l’Ecrilure, soit par une intuition du cœur que cette promesse était réalisée, soit par » ine confiance alisolue qu’on était Iiardonné pourvu qu’on se crût pardonné. Ainsi se glissait peu à l)eu à côté d’une foi qui serait l’adhésion de l’esprit à la vérité révélée, l’idée d’une foi inluilion du cœur, confiance au pardon divin, altitude filiale envers le Dieu bon cl paternel pour ses enfants. Pour en arriver là, il a fallu laisser tomber, dans l’œuvre de Luther, bien des pages sur la foi intellectuelle, la foi dogmatique, telle ipic nous l’entendons. Mais il faul, ce semble, acconler à

MM. Harnack, Sabatier et autres protestants libéraux, que c’est la foi confiance, la foi sentiment, la foi sans dogme enfin, qui est selon l’esprit de LuTHEU. La foi dogmatique n’estiiluschez lui qu’un reste du passé, d’où la vie s’est retirée.

On voit que, dans ce système, il n’y a pas de place pour les bonnes œuvres, ni pour la moralité. On les y a rattachées ensuite, et c’a été un des grands soucis de Cai.vix. Mais elles ne sont pas du dessin primitif, et elles ne cadrent pas avec rcnscml>le du sjstéme. Voir Mouler, | 16-20 ; § 22, 26, 26.

La doctrine catholique est connue. Pour nous, la justification est une transformation de l’àme par la grâce sanctifiante. Le pécheur peut s’y disposer, non pas sans la grâce, mais en coopérant librement à la grâce et s’y prêtant quand il y pourrait résister. Dans cette préparation, la foi a la grande part, comme nous mettant dans le monde surnaturel où l’àme se retournera vers Dieu, où naîtront chez elle les différents mouvements de contrition et d’amour dont l’ensenibleconslitue laconversion ducœur.Xous disons donc nous aussi que l’homme est justifié par la foi ; mais nous l’entendons en ce sens que la foi est le commencement du salut, le fondement et la racine de toute justification : sans elle il est impossible de plaire à Dieu et d’arriver à être de ses enfants. Elle ne justifie pas d’ailleurs par elle-même, mais comme disposilion à la grâce delà justification. Disposition nécessaire, mais non suffisante ; car elle n’est qu’une foi morte si elle ne s’accompagne de la conversion du cœur et du changement de vie ; elle ne vit que par la charité, qui la l’ait épanouir en bonnes œuvres.

Cette foi est avant tout inteUectuelle, ce qui ne veut pas dire qu’elle l’est principalement ; elle est à base de connaissance, elle consisteàtenir pour vraies les choses divinement révélées, à croire aux promesses divines ; et parmi ces vérités, parmi ces promesses, il y a en première ligne, que Dieu justifie l’impie par grâce, « par la rédemption qui est en Jésus ». Elle n’est jias d’ailleurs pure connaissance : elle implique, tant par sa nature que par son objet et par les relations qu’elle établit entre Dieu et nous, la confiance au Dieu bon et miséricordieux, une certaine orientation vers le monde surnalurel, que Dieu nous ouvre si gracieusement en nous révélant le mystère de sa vie divine et le secret des biens qu’il nous destine en nous appelant à partager avec lui cette vie divine qu’il veut nous conmiuniqucr comme un père à ses enfants ; un hommage de notre esprit à la vérité suprême, une réponse de notre cœur et de noire volonté à ses avances, une reconnaissance de ses droits souverains sur nous et de nos devoirs envers lui, tout un ensemble qui fait de l’acte de foi un acte religieux, l’acte d’une vertu théologale. Telle est, en substance, la doctrine exposée par le Concile de Trente dans la sixième session intitulée De la justification.

Je ne puis m’arrêter ici à iliscuter ces deux conceptions de la foi qui justifie et du rôle respectif de la foi et des bonnes œuvres dans le processus de la justification. Constatons seulement que, malgré certaines apparences, dues à une vue superficielle des textes, ni l’Ecriture ni la tradition chrétienne ne connaît une foi spéciale en la rémission personnelle <lc nos propres péchés ni une intuition ou foi personnelle en notre propre justification, dislincle de la foi ilogmalique aux mystères et à la prédication évangéliquc. C’est à celle-ci qu’est toujours rattachée la juslihcation. Constatons également que ni l’Ecriture ni la tradition ne connaît une foi qui justifie sans les œuvres de la foi. Qu’est-ce, en particulier que la i)rédicatiou de saint Jean-Baptiste, 41

FOI, FIDEISME

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celle (lu Sauveur lui-inème, pelle des Apùtres, sinon un appel à la pénitence pour se préparer au royaume <le Oieu, une vigoureuse mise en relief des conditions morales nécessaires pour y entrer, une vive exhortation aux croyants à mourir eoiiinie le Christ aux œuvres de la chair, pour vivre dans l’esprit, et les œuvres de l’esprit, comme le Christ et avec le (Mirist ? El n’est-il ])as évident que les Apôtres, ([uand ils parlent aux lidcles, aux croyants, comme Jean et Jésus, quand ils parlent aux Juifs.leur rai)])elleiit sans cesse qu’il ne sullit pas de croire, mais qu’il faut vivre selon sa foi ? Bref, la prédication évangélique est en nu’me temps dogmatique et morale, essentiellement l’une et l’autre : elle demande la foi aux vérités annoncées, elle demande les œuvres conformes à la foi. Ce n’est qii’en déli^urant la doctrine catholique qu’on arrive à la mettre en opposition apparente avec les idées de l’Evangile et celles des Apùtres. Ce n’est qu’en découpant arbitrairement quelques textes, en les séparant violemment du contexte pour les mettre dans un tout autre jour, en les cousant tant bien que mal pour leur donner quelque apparence de cohésion, que les premiers prolestants ont élaboré leurs systèmes.

2. Foi et dogme, règle de foi, foi implicite. — Les premiers protestants ont accepté la foi dogmatique, les dogmes de la Bible, tout comme les catholiques, mais en ôlant à cette foi et à ces dogmes la place essentielle qu’ils avaient dans l’économie évangélique et chrétienne, et en posant çà et là des principes qui devaient aboutir tôt ou tard à la foi sans dogme du protestantisme libéral.

Mais il y eut controverse sur tel ou tel dogme spécial, ce qui revenait à disputer sur le sens des textes bibliques, objets de foi pour les uns comme pour les autres, sur le sens, par exemple, des paroles de la consécration, sur le sens du Tu es Peiriis, etc. On sait les efforts désespérés des protestants « orthodoxes », pour dénaturer des textes souvent très clairs, et comment l’exégèse protestante fut dominée par les nécessités de système, jusqu’à ce que les protestants libéraux vinssent ladélivreren déniantà l’Ecritui-e toute valeur normative et dogmatique.

Il y eut controverse sur la règle de foi. Les protestants, comme on sait, font profession de ne croire qu’à l’Ecriture, de la tenir pour seule règle de foi. pour seule source de la vérité révélée. C’est la Bible en main que Luther bataillaiteontre l’Eglise. On sait où cela aboutit. On en vint à professer que rien n’est clair comme la Bible, à faire de la Bible une idole, ou à l’idenlilier avec Jésus, avec le Saint-Esprit. Cependant la Bible devenait une pomme de discorde entre les protestants eux-mêmes ; livrée au libre examen et à l’interprétation privée, chacun, suivant le mot de l’un d’entre eux, en y cherchant ses dogmes d’après ses idées, y trouvait ses idées pour en faire ses dognu-s :

Bic liber est in quo quacrit sua doi^mata quisque, Invenit et pariter doginata quisque sua.

Comment d’ailleurs faire d’un livre, d’un livre obscur, d’un livre composé de pièces et de morceaux, d’un livre seul, fùt-il divin, la règle unique lie foi, le juge en dernier ressort des controverses inévitables, son propre interprèle ? Et puis un livre doit être garanti, authentiqué. Où sera, en dehors d’une autorité vivante, la garantie du li^re de son autorité divine, de son authenticité ? Pressés par les arguments des catholiques, pressés par l’expérience des luttes et des divisions sans fin entre protestants eux-mêmes, Luther et Calvin avaient déjà inventé des distinctions subtiles, donné des explications spécieuses. Pour Lutukr, laBible, au lieu d’être un recueil de dogmes, un Uatc qui s’imposât par

lui-même, devenait souvent un simple stimulant de la foi, un livre où l’on pouvait prendre et laisser, suivant que l’esprit propre y trouvait ou n’y trouvait pas le Christ et le pardon des péchés, la justification par la foi seule. Calvin, pour la garantir elBcacemenl, recourait au témoignage même du Saint-Esprit, se faisant reconnaître au lecteur par je ne sais quel goût mystérieux. C’était mettre le sentimentalisme, disons mieux l’illuminisme, à la base de la foi dogmatique comme de la foi justifiante… El le malheur est que l’Esprit se contredisait sans cesse en donnant le goût divin aux interprétations les j^lus opposées. Peu à pe)i, c’est aux moyens humains qu’il fallut recourir pour reconnaître la Bible, pour l’interpréter. Au lievi d’un livre dogmatique, elle devint un livre d’édification. Ou bien, l’autorité des hommes intervint partout pour garantir l’autorité divine. Ainsi, au lieu d’une autorité instituée divinement et divinement assistée, comme celle de l’Eglise, on eut l’autorité vacillante des savants, ou celle de communautés humaines, de prêcheurs sans mission.

Les protestants libéraux, M. A. Sabatier, par exemple, dans Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, Paris, igo^, sont les premiers à reconnaître que, s’il faut choisir entre le système du protestantisme orthodoxe et le système catholique, tous les avantages sont du côté de celui-ci. Nous savons et nous prouvons que Jésus a établi une autorité vivante pour garder, propager, expliquer sa doctrine, pour la transmettre vivante et l’adapter aux âmes, comme il faisait lui-même et comme faisaient ses Apôtres ; à cette autorité il a donné son Esprit, son assistance, ses litres de créance. C’est elle qui accrédite, qui interprète, qui authentique la Bible ; et puisqu’il faut quelqu’un pour garder un livre, pour le transmettre, pour en garantir la provenance, qui ne préférera s’en rapporter pour tout cela à une autorité divinement instituée, infaillible, vivante et partout visible, qu’à des colporteurs de livres ou à soi-même ? La doctrine des théologiens catholiques sur la foi implicite a été bien des fois attaquée ou tommée en ridicule par les protestants. Cf. Hoffmann, Die Lehre von der Fides imi’licita, p. 212 et suivantes, à qui j’emprunte plusieurs des traits qui suivent. Luther racontait à ce sujet une histoire qu’il arrangeait à sa façon, mais qui circulait déjà avant lui, puisque Albert Picuirs, qui naquit en i^go, dit l’avoir entendue dans son enfance. Voici l’histoire contée par Luther dans son Avertissement aux gens de Francford d’être en garde contre la doctrine de Zivingle, 1533 : « Maintenant encore, les papistes disent qu’ils croient ce que croit l’Eglise, un peu comme les Polonais, qui disent : Je crois ce que croit mon roi. Et pourquoi pas ? Peut-il y avoir meilleure foi que celle-là, et qui donne moins de peine et de souci ? On dit donc qu’un docteur, sur le pont de Prague (ce détail pourrait sans doute orienter le curieux sur les origines de cette histoire) demanda à un charbonnier, en s’apitoyant sur lui comme sur un pauvre laïc : Eh ! brave homme, que crois-tu ? Le charbonnier répondit : Ce que l’Eglise croit. Et le docteur : Alors qu’est-ce que croit l’Eglise ? Le charbonnier : Ce que je crois. Or, comme le docteur allait mourir.il fut si violemment assailli dans sa foi par le diable qu’il ne put s’arrêter ni avoir de repos, qu’en arrivant à dire : Je crois ce que croit le charbonnier. De même dit-on du grand Thomas d’Aquin que, près de mourir, il n’eut cesse ni repos de la part du diable, qu’il n’eut dit : Je crois ce qui est dans ce livre, et c’est la Bible qu’il avait en main. Mais de cette foi-là. Dieu veuille ne pas nous prêter beaucoup. Car si ces hommes n’ont pas cru d’autre façon que celle-là, ils se sont tous les deux, docteur et char43

FOI, FIDEISME

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bonnier, jetés avec celle foi-làaufin fond de l’enfer. » Ailleurs riiistolre a pris un autre tour. On la trouve même chez les catholiques, chez Erasme, ])ar exemple, et chez Picniis (chez le premier, avec une intention satirique contre les théologiens), mais comme une recommandation de recourir à la foi de simple acquiescement pour échapper aux arguties du diable. Karl H.se, dans son Manuel de polémique ^ p. ^58, la raconte ainsi : <i Le diable demande à un charbonnier ce qu’il croit exactement. Je crois ce que croit l’Eglise. Mais alors que croit l’Eglise ? L’Eglise croit ce que je crois. Le diable dut s’en aller sans avoir pu tirer la chose au clair. » 11 semble que Luther veuille faire d’une pierre deux coups : combattre une foi impersonnelle et toute d’autorité extérieure (que ce soit celle de l’Eglise ou celle de la Bible), une foi tout objective et dont l’objet même n’importe guère, pour mettre en place la foi évangélique, telle qu’il l’entend, la foi de sentiment, qui croit avant tout à notre justilication en Jésus. L’objection a déjà été résolue, si c’en est là le sens. Si c’est une vraie objection contre la foi implicite des catholiques, Calvin- va nous la présenter avec plus de précision. Voici comment il s’en explique dans V Institution chrétienne, 1. 111, c. 2. De la For, p. M (dans le Corpus reformatorum, t. XXXII, Op. CahA. ÏX) : « Ils (les théologiens sorboniques) ont basti une fantaisie de foy qu’ils appellent Implicite ou Enveloppée : duquel nom intitulant la plus lourde ignorance qui se puisse trouver, ils trompent le povre populaire et le ruinent. Mesmes (pour parler plus ouvertement et à la vérité) cette fantaisie non seulement ensevelit la vrayefoy, mais la détruitdu tout. Est-ce-là croire, de ne rien entendre moyennant qu’on soumette son sens à l’Eglise ? Certes, la foy ne git point en ignorance, mais en cognoissance : et icelle non seulement de Dieu, mais aussi desa volonté. Car nous n’obtenons point salut à causeque nous soyons prests de recevoir pour vray tout ce que l’Eglise aura déterminé, ou pour ce que nous luy remettions la charge d’enquérir et de cognoistre : mais en tant que nous eognoissons Dieu nous estrePcre bien vueillant pour la réconciliation qui a été faicte en Christ, et pour ce que nous recevons Christ comme a nous donné en justice, sanctilication et vie. C’est par ceste cognoissance et non point en soumettant notre esprit aux choses inconnues que nous obtenons entrée au royaume céleste. » A. Ritschl fait remarquer, dans son Histoire du Piétisme, que Calvin, tout en décrivant en maint endroit avec une correction parfaite l’idée luthérienne de la foi, a été amené par son opposition à la doctrine catliolique à mettre l’essence de la foi dans la connaissance, à insister sur son aspect intellectuel, à en faire un objet d’étude. Bref, il en arrivait à la notion catholique de la foi, et à la manière catholique de l’éclairer, de la nourrir, de la fortifier. M. Hoffmann, qui cite la remarque de Ritschl, ajoute, p. 21 6, que, si la foi devient une science qui s’enseigne, une science bornée cherchera toujours abri dans quelque chose comme la fidcs implicita. La notion de foi implicite est en elTet impliquée dans la notion même de foi-connaissance, et connaissance d’un objet extérieur dont on prend peu à peu possession à mesure que l’on étudie cet objet, soit en lisant des livres comme l’Ecriture ou les catéchismes, soit en écoutant un enseignement oral. On sait, sur le témoignage même de Dieu, que les enseignements de l’Ecriture et de la Bible sont vrais et bons. Reste à étudier peu à peu ces enseignements. Mais on y croit d’abord implicitement.

Ritschl, en réfléchissant sur la question, en venait à constater que Luther procédait, dans son petit catéchisme, comme les catholiques, sériant les ques tions, les proportionnant à la portée de l’auditeur, laissant de côté, avec les enfants et les ignorants, les points de doctrine ou les applications non nécessaires et trop dilliciles. M. HolTmann, à son tour, en l’étudiant dans la tradition chrétienne, arrivait à constater que la foi tendant à devenir intellectuelle et objective dès la seconde génération chrétienne (en regardant de plus près, il aurait vu qu’elle l’avait toujours été), on avait dès lors procédé comme on procédait au temps de la Réforme, au moins pour le fond des choses et sauf les exagérations particuliéresàtel ou telthéologien.’Voir ce que ditHoffmann, dans son Introduction et au début de son travail, sur les idées et les études de Ritschl à cet égard, sur les siennes propres, sur la doctrine des premiers siècles jusqu’à saint Augustin, le Pseudo-aréopagite et Grégoire le Grand, page i-^i.

On pourrait, d’après ces remarques, regarder l’objection comme résolue. Quelques réflexions cependant ou quelques explications pourront être utiles. Nous les avons déjà indiquées, à propos de M. Jean Monod ; il faut les rappeler ici.

Ce que Calvin, et aussi, pourune part, Luther, reproche à notre foi implicite, c’est d’être une foi sans objet, ou du moins sansobjet déterminépour l’intelligence, prenant, sans regarder, le paquet que l’Eglise lui présente. Or, il s’en faut « lue ce soit là la notion catholique de la foi implicite. L’Eglise veut que tous ses fidèles sachent au moins le symbole des Apôtres, et elle a fait des prodiges d’ingéniosité pour mettre les principales vérités de la foi à la portée des plus petits et des plus ignorants. L’autorité de l’Eglise n’est pas pour suppléer la vérité absente, mais pour garantir la vérité présente. Elle n’est pas là pour se substituer à la vérité, mais pour nous donner la vérité. Elle la donne avec mesure, comme saint Paul à ses néophytes, comme une mère à ses enfants. A tous, elle prépare le pain des vérités substantielles qui nourrissent la vie chrétienne ; quant aux finesses d’explication et aux profondeurs doctrinales, elle sait que tout le monde n’en est pas capable. Il lui sufllt que Dieu veuille lui envoyer, suivant les temps et les nécessités de la lutte, quelques grands esprits, qui l’aident, pour ainsi dire, à renouveler les intuitions de sa foi. Des pasteurs, elle exige qu’ils saclient eux-mêmes et sachent en maîtres ce qu’ils doivent enseigner. Ce sont ceux-ci qui doivent préparer la nourriture au reste du troupeau, choisissant, adaptant, proportionnant, comme fait im maître habile. Et quoique les uns en sachent plus que les autres, tous cependant croient la même chose, parce que tous s’unissent à la grandevoixde l’Eglisepourproclamer les grandes vérités qui contiennent toutes les autres, prêts à recevoir, quand on les leur proposera, les enseignements particuliers, qui peuvent être utiles suivant les temps et les circonstances.

La théorie de la foi implicite peut être mal comprise, et les jirotestants l’ont prise à contresens. Mais bien entendue, elle exprime la condition même de tout enseignement pratique, et elle fait voir à qui veut ot comment on a l’unité essentielle de foi dans la diversité accidentelle de savoir.

Un type de foi implicite, telle que les protestants le reprochent à l’Eglise, serait précisément celle des protestants en Christ, telle qu’ils l’expliquent eux-mêmes. La foi, en efl’el, selon eux, ne justifie pas comme acte bon, mais comme moyen de s’approprier le Christ et ses mérites : elle est le vase de terre, qui contient l’or précieux ; elle nous justifie en nous apportant le Christ, comme la marmite pleine d’argent enrichit son possesseur.’Voir Môhler, Symbolih, § 16, p. 161-162.

3, ta foiintégrale et les articles fondamentaux. — FOI, FIDEISMK

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On sait qui- ni l’Ecriture ni les institutions humaines ne donnèrent aux prolestants l’unité de foi. C’était l’anarcliie doctrinale et les divisions sans lin. Le ministre Juuiuu eut l’idée ingénieuse, dans son Syslèmi’de l’/'-glise (168O), de distinguer entre articles londamentaux. ijue tous devaient croire, s’ils voulaient appartenir à l’Eglise, et les articles non (ondanientaux sur lesquels l’accord n’était pas nécessaire, qu’on pouvait par (’onséquent rejeter sans cesser d’appartenir au Christ et à la véritable Eglise du Christ. Il ne faut pas confondre cette distinction avec une distinction analogue chez les catholiques, entre articles que tous doivent croire et professer explicitement, et articles qu’il sulht de croire implicitement, dans la foi de l’Eglise, ou dans une autre vérité plus générale.

Jurieu trouva en face de lui Bossuet, qui le mit au déli d’obtenir qu’on s’entendît à lixcr les articles fondamentaux, et montra que le système menait incvilablenient à l’indifférence en matière de dogme, autant vaut dire à la foi sans dogme. Les prévisions de Bossuet ne se sont que trop réalisées. Et si l’on peut juger de l’arbre à ses fruits, il faut croire que la thèse du Jurieu devait être bien mauvaise — à supposer toutefois que l’indifférence dogmatique actuelle soit la conséquence du système.

Ce qui la rend intenable, c’estque, quand Dieu parle, on doit à tout ce qu’il dit la même soumission. Mais la question, dira-t-on, n’est pas précisément si l’on laissera ou si l’on prendra telle vérité que l’on sait dite par Dieu. On dispute précisément si Dieu a dit telle chose ou ne l’a pas dite. Ici intervient . la question de l’unité sociale, et aussi celle de la règle de foi. Qui aura autorité pour décider si tel article doit être tenu pour fondamental ou non ? Et puis peut-on supposer Dieu faisant une révélation cL indilférent à ce que son Eglise en tienne ou n’en tienne pas tel ou tel point ?

Queltjues protestants, Guizot, par exemple, ont essayé de faire de cette variété de croyances une des parures de l’Epouse. Nul, je pense, ne prendra la réponse au sérieux.

L’Eglise catholique a seule une règle de foi toujoursapplieable ; seule elle a su maintenir l’unité de foi totale dans la vie et le mouvement de la pensée, dans l’inlinie variété des opinions ou systèmes qui respectent cette unité.

l). La raison et ta foi. — Il n’est pas rare que les anciens protestants reprochent aux catholiques d’avoir, comme nous dirions aujourd’hui, rationalisé la foi, d’en avoir fait une philosophie. Au fond de ce reproche, il y a deux choses. Tout d’abord, une attaque contre la Scolastique, qui povir eux est la grande ennemie Nous n’avons pas à relever l’attaque sur ce point. On peut reconnaître des torts et des torts graves, à la Scolastique telle qu’elle était aux temps de Luther et de Calvin, à la Scolastique nominaliste. Mais c’est à la prétention de raisonner la foi, de la défendre par la raison, de rejeter comme contraire à la foi ce qui serait contraire à la raison ; c’est à l’usage de la raison en matière de foi que les protestants en voulaient. Et c’était naturel. Beaucoup de leurs ojiinions étaient intenables aux yeux de la raison ; et quand les catholiques leur montraient par h’raisonnement qu’ils faisaient Dieu injuste, auteur du péché, eriu’l, etc., ils se rebiffaient contre cette raison qui les mettait dans leur tort. Ajoutons que c’était dans la logi<iue de leur système. Si l’iiomme était si foncièrement corrompu, quel cas pouvait-on faire de sa raison et de la naturelle rectitude de son jugement ? Ce n’est pas à dire que l’on ne raisonnât pas dans le protestantisme. Où y eut-il tant de disputes ? Le principe même du libre examen y menait fatalement.

Mais en raisonnant, on prétendait au droit de ne tenir aucun compte des raisons qui seraient gênantes, etl’on s’appuyait sur la raison et le raisonnement pour revendiquer le droit de déraisonner à l’aise. Après tout, contre le sentiment et contre l’expérience intime, il n’y a pas à raisonner, au sens strict du mot. Et cependant, qui ne voit que pareil système devait aboutir tôt ou tard au rationalisme ? Zwinglk en était déjà bien près. Les prolestants, en bloc, devaient marcher sur ses traces. El d’autre part, il menait au piétisme. Tandis que les protestants sont rationalistes ou piétisles, rationalistes à la fois et piétistes, les catholiques ont presque seuls continué à mener la lutte pour la foi au nom et avec les armes de la raison, à revendiquer l’harmonie entre la raison et la foi.

Chose curieuse, dans une œuvre toute moderne, l’une de celles peut-être qui ont le plus hàlé l’éclosion du modernisme, on retrouve l’aveu non déguisé de celle opposition entre la foi protestante et la raison, avec un plaidoyer hardi pour légitimer cet aveu et soutenir les droits de cette opposition. Je veux parler de VJ-^squisse d’une philonophie de la religion d’après la psychologie et l’Iiistoire, par A. Sabatier. i< Le troisième reproche que l’on m’adresse, dit l’auteur, Préface, 3" édition, 1897, p. ix, c’est d’innocenter le péché de l’homme, c’est-à-dire de le nier en le faisantapparailre comme nécessaire dans l’évolution de la vie. Icil’on m’enferme dans un dilemme : ou bien le péché n’est plus le péché, quelque chose d’essentiellement condamnable ; ou bien, s’il demeure tel, ma doctrine en fait remonter la responsabilité jusqu’à Dieu, dont elle blasphème la sainteté. » — « En vérité, reprend-il, je m’étonne toujours que cette manière de raisonner puisse inspirer conliance à personne. » Il ne pallie donc pas ce qu’il tient pour des faits de conscience : « Le péché dont je m’accuse est le fait de ma volonté seule… Je constate en moi et dans toute l’humanité une fatalité q)ii m’asservit au péché… Cette fatalité du péché, loin d’alléger ou d’anéantir ma responsabilité, l’aggrave encore… Sans doute, il y a contradiction, apparente tout au moins, entre cedoublesentiment de responsabilitéetde fatalité ; mais dussiez-vous ne jamais la résoudre, ne la supprimez pas ; car c’est elle seule qui rend la vie morale sérieuse, le repentir possible, la régénération du cœur ou la nouvelle naissance nécessaire, selon la doctrine de Jésus-Christ. » Ce n’est pas là, il y a beau temps que les théologiens l’ont prouvé, la doctrine de Jésus-Christ, mais celle de Calvin ; et Môhler, avec beaucoup d’autres d’ailleurs, a démontré que la « vie morale » huit par perdre à ce moralisme contre raison et contre nature. Mais ce n’est pas de quoi il est question. Ce qui est intéressant pour nous, c’est l’attitude à l’égard de la raison. L’auteur conclut, page XIII : « Il faudrait être Dieu pour comprendre tous les secrets de l’action divine. Comment l’esprit fini embrasserait-il la vie de l’esprit inlini ? » Cela est très vrai ; mais ce qui suit n’a rien à faire avec cela :

« Que signifient dès lors les dilemmes ou les propositions

contradictoires que nous tirons de nos idées, toujours imparfaites et courtes par quelque endroit, pour en déduire des conditions ou des règles de conduite pour l’Eternel ? Je dois déclarer une fois pour toutes que je n’accorde plus aucune valeur aux raisonnements de cet ordre. » Autre chose est l’impossibilité de résoudre une question, autre chose la contradiction évidente ; autre chose la reconnaissance du mystère en Dieu, autre chose la vue claire de notions contradictoires dans l’ordre humain. Or il s’agit, dans le cas présent, de notions d’ordre humain et d’incompatibilités évidentes. Mais, comme la raison réclame malgré tout ses droits, M. Sabatier s’évertue 47

FOI, FIDÉISME

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— sans y réussir d’ailleurs — à prouver qu’il n’y a pas contradiction, et qu’il est parfois raisonnable de ne pas tenir compte de la raison.

C. Note sur les Protestants libéraux. —Nous

avons déjà rencontré sur notre route, soit dans le système moderniste, soitdans lacontroverseprotcstante, les principales objections du protestantisme libéral contre la doctrine catholique de la foi, et les principaux points controversés entre les protestants libéraux et les catholiques. Nous trouverons les autres aux articles IV et VI. Les formules sont moins crues, tout s’est teinté de subjeclivisme ; mais les positions générales sont celles que nous savons. Pas de révélation objective, la foi devenue une vie plus qu’une connaissance, ramenée à l’expérience religieuse, sentiment religieux plus qu’assentiment à une vérité révélée ; éléments piétistes dissous dans une pensée rationaliste, jugements de valeur et pragmatisme se substituant aux jugements de vérité et à l’intellectualisme, le dogme s’évanouissant en croyances vagues ou sentimentales ; bref, la religion ramenée à la religiosité, le monde de la foi séparé du monde de la science, sans contact ni communication intime de l’un à l’autre, sauf certains efforts d’une philosophie religieuse, comme celle d’Auguste SABATiEKoude RiTSCHL pour nouer des relations qui ne gênent ni l’un ni l’autre tout en faisant dans la vie une unité toujours désirable ; le catholicisme, avec sa foi objective, ses dogmes et sa règle de foi, ramené à un développement purement humain — altération malheureuse ou évolution nécessaire, peu importe — ; l’unité religieuse de l’avenir entrevue dans une foi sans dogme, toute subjective et toute de confiance sentimentale au Dieu père, à l’imitation de la foi du Christ.

Ces opinions ont déjà été examinées en grande partie, aux articles Agnosticisme, Cbiticisme, Dogme, Eglise, Expérience religieuse, de ce Dictionnaire. On peutconsiilter aussi les articles Crmance, Dogme, Expérience religieuse, du Dictionnaire de théologie catholique Vacant-Mangenot. D’autres points vont être indiqués dans la suite de ce travail, en traitant de la controverse antidogmatique et symbolofidéiste.

Bibliographie. — Impossible de donner une idée, même sommaire, de la controverse entre Protestants et Catholiques sur les questions que nous venons de toucher. Avant tout il faut signaler, du côté des Protestants, Chemnitz et K. Hase, Examen Concilii Tridentini per Martinum Cliemnicium, édition Preuss, Berlin, 1861, surtout, /’r/mo pars, locus sextus, De operibus infidelium ; locus septiinus, De libero artiitrio : locus octavus. De justipcatione ; locus nonus, De fide : locus deciniiis, De operibus, p. 12Q-216. — Karl Hase, Handbuch der protestnntisrhen Polemil ; gegen die Riimisch-Katholisrbe Kirche, 3’édition, Leipzig, 1871. Zweiter Buch, c. i, Glauhe und H’erke, p. 365-278.

— On a les exposés ofFiciels des protestants dans leurs livres symboliques. Voir J.-T. Miiller, Die symbolischen Biicher der ei’angelisch-lutheriscben Kirche, deutsch und lateiniscb, 10" édition (par Th. Kolde), Giiterslnh, 1907 ; — E.-F. Karl Miiller, Die Behenntnisschriften der reformierten Kirche, Leipzig, igoS. — On peut voir aussi les articles Glauhe, et liechtfertigung, dans la liealencrlilopædie fur prntestantische Théologie. — Sur la foi implicite, riche collection de textes, surtout de textes catholiques, dans Georges Hoffmann, Die Lelire’0n der¥ins9. implicita / « ner/m// ; der Kalholischen Kirche. Leipzig, iqoS. L’auteur est protestant, et suit Harnack et Ritschl.

Du côté des catholiques. Parmi les anciens controversistes, il faut signaler surtout Bellarmin et Stapleton. Tous les deux parlent des questions controversées sur la foi, endeuxou trois endroits : quand ils traitent de la parole de Dieu, quand ils traitent de l’Eglise et de son autorité, quand ils traitent de la foi, et notamment de la foi qui justifie. C’est à ce dernier endroit qu’ils touchent le plus directement les questions qui nous intéressent spécialement ici. Voir donc : R. Bellarraini, Controversiæ De verbo Dei, 1. III, De verbi Dei interprelatione ; 1. IV, de verbo Dei non scripto ; mais surtout, De juslipcatione, 1. I, qui est de fide juslificante, édition Vives, Paris, 1873, t. VI, p. 145-207. — Thomas Stapleton, Principiorum fidei doctrinalium demonstratio methodica, Controersia. 3, De mediis judicii ecclesiflstici ; Controversia 5, De canone Scripturarum consignando : Controversia VI, De Scripturarum interprelatione authentica, Paris, 1682 (c’est une seconde édition) ; mais surtout, Vnifersa justificationis doctrina hodie contrnversa, 1. VIII, Désola fide justificante, Paris, 1082, p. 243-325.

BossuET, dans ses controverses avec les protestants, n’a pas attaché une importance particulière aux questions qui touclient directement la nature de la foi qui justifie. Sui> ant une manière dont il est coutuniier dans ses discussions avec eux, il se préoccupe surtout de deux choses : de montrer que, avec ce qu’ils tiennent, ils n’ont pas le droit de condamner les catholiques ; que leurs principes les conduisent à des conséquences qui font horreur à la plupart d’entre eux. Je signale spécialement, , comme intéressant notre sujet : Réfutation du Catéchisme du sieur Paul Ferry. Première vérité. Section seconde, c. 8, De la justification par la foi, et c. 9, De la justification par les œuvres. — Conférence avec M. Claude sur la matière de l’Eglise (sur la règle de foi, l’autorité de l’Eglise et l’indépendantisme). — Hisloire des Variations. Quelques mots sur la justification par la foi ; mais insiste svirtout sur la règle de foi, sur l’intégrité delà foi (contre la distinction de Jurieu entre points fondamentaux et non fondamentaux), sur les conséquences du système de Jurieu (indifférence dogmatique), enfin sur l’unité et la perpétuité de la foi dans l’Eglise, et que varier est un signe d’erreur. Voir notamment : Préface : 1. I, c. 717 ; I. II, c. 38-40 ; I. V, e. i et 2, 24-31 ; I. XIV, c. 51 5. 39, 89, 110, m ; addition au livre XIV, c. 8 ; 1. XV, c.51. — Choses analogues dans les.4vertissements aux Protestants : dans le l" et dans la 2’partie du VI’ ; mais surtout dans la 3’partie du VI’, où Jurieu est poussé à bout, de sorte qu’il ne reste plus de la foi que le goût intime de chacun et le pur subjectivisme.

Dans le Recueil de dissertations et de lettres composées dans la vue de réunir les Protestants d’Allemagne de la (Confession d’Augsbourg, Bossuet expli ({iie jusqu’où et en quel sens on peut accorder à l’abbé Molanus que la dispute de la justification par la foi ne repose que sur des équivoques. Voir son De scripto cui titulus, etc. I’Classis. De controversils qiiæ in aequ’ivocatione consistant. Quintum exemplum : An solâ fides justificet. Dans la déclaration de foi orthodoxe qu’il suggère à Molanus de soumettre à Rome, voir l’article 6, qui a pour titre De fide justificante, et l’article 7, De certitudine fidei justificantis. Quelques points analogues dans la correspondance avec Leibnitz sur le même sujet.

C’est de la règle de foi que s’occupèrent surtout les controversistes du xvu’siècle, à la suite du 49

FOI. FIDRISME

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p. Vkron, La règle de foi. Déjà saint François de Sales, dans ses Controverses, insistait sur ce que le protestantisme est contraire aux règles rie la foi, Controverses, U’paitie, Avunl-propos et III’partie, Avant-propos, Annecy, 18cj-2, Ot^inres, t. I. Au xix’siècle, on a beaucoup insisté sur le même point. Gros ouvrage de Peurone, Le protestantisme et la règle de foi. traduit par A. C. Pelletier, 3 volumes, Paris, 1854. Les théologiens traitent la question soit au De Jicclesia, voiT Brigkre ; soit au //c traditione, voir Franzklin ou J. V. Bainvel. De magisterio vivo et traditione : soit dans les préambules à la théologie, voirScuEEBEN, Dogmalii/iie.l.l. Méritent aussi d’être signalées les leçons de Mgr Freppkl sur 7VW » //ien à propos du traité De præscriplione ; de même sur Saint /renée. La tradition. Les controverses sur la toi qui jvistilie setrouvent chez les théologiens soit au traité de fiile, soit au traité de graiia ou de jiistificatione. Ceux d’entre eux qui s’occupent de la toi implicite, en parlent au traité de fide.

Parmi les ouvrages qui serrent de plus près la controverse, voir surtout : A. Mouler. /. « Symbolique (traduction française, Besançon, 1856), surtout § 15-22 et aussi § 25 et 26 ; enlln § 33. Sur l’Eglise règle de loi, ibid., ^ 38-4- ;. Les renvois dans le texte son ta la 5’î édition allemande, Mayence.i 838.

— On peut voir aussi, i>armi les protestants : WiXER, Comparative Darstellung des Lehrbe^rijfs der verschiedenen christltrlien Kirchcnparteien, 3° édition, Berlin, 1866, surtout § 10, p. 91-10/1 ; P. LoBSTEix, Essai d’une introduction à la doguiatique protestante, Paris, 1896 ; G. Frommel, Des Conditions actuelles de la foi chrétienne, cité par Lobstein, l. c, p. 67 ; enfin les deux lettres de ScHLEiERMACHER au Ur. Liickc. Uber seine Glaubenslehre, dans Schleierniacher’s.Stïmmtliclie IVerke l" partie, t. II, p. 57.J-6.53, Berlin. 1836. — Beaucoup de textes et d’indications utiles, notamment sur le symbolo-lidéisme et sur la doctrine du protestantisme libéral de la foi, dans l’Essai sur la foi dans le Catholicisme et dans le Protestantisme, par l’abbé Sxell, Paris, 191 1.

Pour aider à se rendre compte de la controverse entre catholiques et prolestants sur la Justification par la foi, on peut voir dans Theiner, Acta genuina Concilii Tridentini. Arliculi de justiûcationc propositi discutiendi thcologis minoribus, die 22 junii 1546, 1. 1, p. 169 suiv., notamment p. 1621 63. erreurs sur la justification par la foi, p. 183, justification par la foi ; p. 3’|5, An sit dandus aliquis locus fidei in justificatione.

Aux réfutations du système protestant par les catholiques, on pourrait joindre celles qu’en ont faites bien des fois les protestants libéraux. Je me contente de citer M. Sabatier, Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, 190^, livre 11’p. 253-’)o3.,

Mais la meilleure réfutation est encore celle des faits. Voir G. Goyau, L’.illemagne religieuse. I.e Protestantisme.

Dans saint Augustin, beaucoup de choses à notre sujet dans le De gratia et libero nrbitrio, dans le De fide et operihus. dans VEnchiridion. enfin dans le ! « ’et le II^ livre du De doctrina Christinna.

IV. Controverse antidogmatique et symbolofldéiste. — Ici nous pourrons passer vite..on pas que le sujet ne soit d’importance capitale. Mais si la foi est l’enjeu de la lutte, ce n’est pas elle qui peut lutter, et ce n’est pas dans son domaine que se livre la bataille. C’est la vérité philosophique et ce sont les fondements du christianisme traditionnel qu’il

faut établir par l’histoire et la philosophie. C’est toute la question de la connaissance religieuse, de son objectivité, de ses fondements rationnels, qui est en cause. Des articles spéciaux sont consacrés à ces iu)tions fondamentales ; ceux-là mêmes qui ont été déjà indiqués plus d’une fois, et qui sont rappelés ci-dessus. Il sutlira donc d’orienter le lecteur sur le mouvement et d’indiquer les priiuipes de solution.

A. Vue générale du mouvement, et exposé

des systèmes. — Combien de fois déjà, dans le cours de cette étude, nous avons vu poindre à l’horizon l’idée d’une foi sans dogme, ou, ce qui revient au même, d’une foi hétérogène au dogme, si je puis dire, la foi se ramenant à n’être qu’un sentiment, une expérience religieuse, une vie ou une émotion, un fait de conscience, et le dogme n’étant que la formule intellectuelle que notre esprit donne, non pas à lies réalités divines se révélant à lui dans l’obscurité de la foi, mais à des mouvements de vie qu’il objective comme il peut, et qu’il rapporte comme il peut à une cause inconnaissable ! L’Kncyclique Pascendi nous a montré cela chez les modernistes ; dans la controverse prolestante, nous avons vu se dessiner un mouvement vers les mêmes idées. Harnack, entre beaucoup d’autres, aime à montrer l’évanouissement du dogme comme le terme naturel de l’évolution luthérienne, et comme étant suivant le plus pur esprit de la foi luthérienne, les dogmes qu’on gardait encore n’étant que du bois mort, adhérent à l’arbre vivant de la foi sentiment et confiance, etdestiné à s’en détacher peu à peu.

L’évolution fut longtemps retardée, dans le Protestantisme même, par des causes multiples, qu’on a souvent signalées : constitution du luthéranisme en Eglise hiérarchique et autoritaire, intellectualisme de Calvin et de sa doctrine, influence de l’Ecriture regardée comme règle de foi, réaction contre le rationalisme de Zwingle, contre le subjectivisme illuminé des « enthousiastes », etc. Cependant l’idée luthérienne faisait son chemin, notamment dans le piétisme. Le rationalisme de VAufklarung, en efVrayanl le sens religieux, l’amenait à chercher refuge en dehors des dogmes battus en brèche et du dogmatisme vermoulu. Le criticisme kanliste tendait de même à supprimer le dogme, soit en proclamant le subjectivisme phénoménisle de la connaissance intcllecluclle, soit en opposant la science à la foi, celle-ci étant supposée n’clre qu’une adhésion sans raison sut’Iisante, soit en ramenant les dogmes n dans les limites de la raison pure », c’est-à-dire en les réduisant à n’être plus que des formules vénérables, symboles d’une philosophie purement humaine. SCHLEIERMACHER, en posant nettement le principe du subjectivisme religieux, de la religion sentiment, vidait l’antique foi de tout contenu dogmatique. Si l’on gardait les vieilles outres, cène pouvait être que pour y mettre un vin nouveau. C’est Ritschl qui enseigna proprement à s’y prendre comme il fallait pour rester en paix avec les vieilles formules et les vieux symboles en y mettant le sens philosophique qu’on voulait. Mais pourquoi garder des formules vides, des symboles qui ne signifient rien, des dogmes qui ne sont qu’une philosophie surannée ? Si, pour des raisons pratiques, les pasteurs croient, pour un ten>ps, pouvoir enseigner des choses qui. à leurs yeux, sont fausses, le moment de rémancipation iendra. où il sera permis enliu de rejeter ostensiblement tout le bagage doguiatique, pour ne garder que « l’essence du christianisme ». On sait ce qu’est, pour M. Harnack, cette essence du christianisme ; pour d’autres, c’est autre chose. Mais pour tous les protestants libéraux, le terme est la foi vie, sentiment, 51

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confiance en Dieu ou au divin, la foi sans dogme révélé.

En France, A. Sabatier ne voulut pas rejeter le dogme, mais il en changea la notion. Il ne sauraitplus être question de rLélalion objective, ni de vérités révélées à croire. Toute la religion est dans le sentiment religieux et la prière. Mais il est dans la tendance de notre psychologie que nous essayions de traduire en langage intellectuel nos émotions religieuses. Celte traduction ne saurait être que syml)oIique. Elle est un effort pour nous représenter la réalité ineffable et inaccessible à l’esprit, qui entre en commerce avec nous par le sentiment, ou plutôt vers laquelle nous tendons par la prière, qui jaillit du sentiment de notre dépendance à l’égard d’une réalité supérieure, que nous sentons bonne et paternelle, sans d’ailleurs savoir ce qu’elle est. Cet effort s’aide naturellement des connaissances du sujet qui veut penser sa foi, et il consiste principalement à mettre cette pensée de sa foi en rapport avec l’état actuel de la science. De là une évolution continuelle du dogme, pour le mettre en rapport avec l’évolution de la science. De vérité objective, il n’existe plus trace dans ce système ; tout est subjectif, tout est relatif à nous-mêmes dans notre connaissance du divin. Le symbole n’est pas le signe expressif d’une réalité supérieure que nous y saisirions par analogie : il n’est que l’expression de nous-mêmes, de nos émotions, d’une pensée qui est bien un acte du sujet pensant, mais qui directement ne nous apprend rien de la réalité pensée. La foi, même intellectualisée dans le dogme et exprimée dans les symboles (remarquez que l’on joue, consciemment ou non, sur le mot srinhole), cette foi reste purement subjective.

Telle est, autant que cela peut se résumer en quelques mots, I Esquisse d’une philosophie de la religion, 1897, qui a eu tant d’iniluence sur l’éclosion du modernisme en France, et sur ceux-là mêmes qui en ont comliattu quelques idées, en s’en assimilant la substance ; telle est cette Religion de t’espril, dont A. Sabatier devait achever la théorie dans le dernier de ses livres, igo^, en l’opposant aux Heligions d’autorité, qui décidément sont en opposition avec l’âme moderne, jalouse avant tout de son autonomie, de sa vie propre et de son libre développement.

Beaucoup moins libres d’allure, beaucoup moins dégagés des vieilles formules, et même, semble-t-il, des vieilles idées protestantes, sont les écrits divers où M. Eugène Ménégoz a élaboré, sans arriver à lui donner, comme a fait A. Sabatier pour ses propres idées, une cohésion systématique et l’aspect d’un tout harmonieux, sa grande idée du fidéisme ou symbololidéisme, de la foi indépendante des croyances déterminées, ou du moins de toute croyance déterminée qui soit nécessaire au salut. M. Ménégoz, en republiant, vingt et un ans après leur première apparition, ses Iié/ ! e.rions sur l Evangile du salut, écrivait, en 1900 : « Convaincu d’avoir saisi la véritable pensée du Christ, j’entrevoyais (en 187g) les conquêtes de cet enseignement pour le royaume de Dieu… Aujourd’hui, je suis persuadé plus que jamais que la doctrine centrale de cet écrit est aussi la doctrine centrale de l’Evangile de Xolre-Seigneur Jésus-Christ. » Le fidéisme, Paris, igoo. Préface, v. Poiu’lui, la foi est avant tout la conversion du cœur vers Jésus, et nul ne sera condamné pour n avoir pas cru à tel ou tel dogme, à telle ou telle vérité. Pour lui, l’histoire de saint Thomas refusant de croire à la résurrection jusqu’à ce qu’il ait vu le Ressuscité, est tm signe <iue Jésus n’en veut pas à ceux qui doutent, « aux esprits critiques qui ne se rendent qu’à l’évidence matérielle », pourvu que leur cœur ne soit pas éloigné de Dieu et que l’on ne refuse pas de croire j)arce qu’il

faudrait « renoncer au péché et se convertir à Christ ». Car Jésus apparaît à Thomas et ne le rejette pas. Pour eux aussi, « un jour viendra… où leur doute sera confondu et où ils verront le Ressuscité face à face ». I.e fidéisme, p. ^8-83. Il va jusqu’à réserver le mèuie sort à « l’original », qui ne croirait pas niême à l’existence de Jésus. Si RL Ménégoz ne voulait que maintenir qu’on n’est pas condamné pour xine incrédulité non volontaire, et que l’ignorance invincible nous excuse, aux yeux de Dieu, de n’avoir pas cru explicitement telle ou telle vérité, sa doctrine, sur ce point, ne dilférerait pas de la nôtre ; mais ce serait un plaidoyer pour la foi implicite, abhorrée des protestants. Il entend, sans doute, que croire à telle ou telle vérité particulière est chose bien indifférente, et qu’il n’y a pas à se mettre en peine pour si peu. Si c’est bien là sa pensée — et l’on ne s’explique pas autrement son insistance sur son idée comme sur une découverte personnelle — il ne fait que pousser un peu plus loin le système de Jurieu sur les vérités fondamentales et réaliser les prévisions de Bossuet sur le terme où devait aboutir le système, l’indifférence religieuse.

C’est là aussi que l’Encyclique Pascendi nous a montré l’aboutissement du modernisme. Ceux qui devaient en être les initiateurs et les chefs n’étaient pas d’abord anlidogmatiques. Voulant être catholiques, ils admettaient la foi et ils admettaient le dogme. Mais ils en pervertissaient la notion, en ramenant la foi à une impression subjective, qui, en soi, n’a rien d’une connaissance, et en faisant du dogme, non la formule intellectuelle d’une vérité révélée ])ar Dieu et perçue par la foi, mais le résultat d’un effort pour se représenter intellectuellement ce qui n’a pas été intellectuellement perçu et est intellectuellement inconnaissable pour nous. Le système se présente avec des variétés individuelles : autre dans le relativisme de M. LoisY, autre dans la théorie de la connaissance prophétique élaborée par Tybhell, autre dans l’idéalisme pragmalisle de M. Ed. Le Roy ; mais partout il donne du dogme une notion relativiste, agnosticiste, et subjectivisle. Même quand il fait de la foi une expérience religieuse, il n’en fait pas une connaissance, ou il n’en fait que la connaissance d’un phénomène de conscience, non l’assentiment intellectuel à une vérité révélée. A travers les variétés individuelles, dont elle n’avait pas à s’occuper. l’Encyclique a bien saisi ce fond substantiel de la doctrine moderniste sur la foi. C’est cet agnosticisme et ce subjectivismc religieux, c’est cette foi antidogmatique qu’elle a condamnée. Quelques remarques sufliront à montrer que la condamnation est méritée, et à montrer le bien-fondé de l’ancienne doctrine contre les objections nouvelles, tant celles des protestants libéraux que celles des modernistes.

B. Remarques et principes de solution. —

Il n’est pas facile de discuter directement soit avec les uns, soit avec les autres. Philosophiquement, ils sont tous teintés de kantisme, ils sont agnostiques et subjcctivistes. Nous n’avons qu’à les renvoyer aux artiiles déjà cités. Théologiquement, même liilliculté : ils rejettent (je ne parle pas ici des catholiques qui auraient donné quelque peu dans ces idées, mais qui se sont pleinement soumis à rEncycliqiu-)et l’autorité de l’Ecriture et celle de l’Eglise, soit en les niant directement, soit en en faussant la notion.

Nous les tenons d’ailleurs i)Our réfutés parla même. Car nous savons que leur doctrine ne représente ni la pensée de l’Eglise, ni la pensée de Jésus ; nous savons que leur philosophie ne tient pas, aux yeux de la raison. Et, comme nous avons nos raisons île croire eu Jésus et de croire en l’Eglise, comme nous 53

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nous en rapportons aux lumières de notre raison en matière philosopJiique, nous sommes sûrs qu’ils sV5, ^^^ent. Quelques réllexions cependant pouvenl cire utiles pour dissiper certaines équivoques, pour préciser le sens de la controverse, pour indiquer les principes de solution,

1. Notre doctrine Je la foi est bien la doctrine évunl ^élique. — On nous accorde facilement que dès le second siècle notre doctrine de la foi avait jirévalu : on la tenait comme l’adhésion de l’esprit à des dogmes révélés, et comme une adhésion nécessaire de nécessité de salut, sans laquelle il n’y avait ni part au Christ, ni place dans l’E^rlise du Christ. Il y avait un symbole et une orthodoxie. Mais on prétend que ce n’était ni la pensée du Christ, ni celle de la communauté primitive. II n’est pas dillicile de montrer le contraire. Quelques indications suiriront. La foi qui sauve peut contenir bien des éléments, qui ne sont pas d’ordre immédiatement intellectuel : confiance en Dieu et en Jésus, fidélité au Maître, iilentilication de destinée avec la sienne, etc. Mais il y a dans la foi qui sauve et sans laquelle on n’est pas sauvé, dans la foi que demande Jésus, des conditions intellectuelles, implicites ou explicites, les éléments essentiels d’une foi dog : matique. Dans l’Evangile de saint Jean, la cliose est évidente. Il suffit de choisir quelques témoignages au hasard. La vie éternelle, qui commence ici-bas et s’achève là-haut, en quoi consisle-t-elle ? « A connaître Dieu, le Dieu vérital )le, et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ. » (xvii, 3.)

« Maintenant ils savent que les paroles que tu m’as

données, je les leur ai données ; et ils les ont reçues, et ils ont appris vraiment que je suis sorti de toi, et ils ont cru que c’est toi qui m’as envoyé. » (xvii, 7-8.) c< Philippe, qui me voit, voit le Père. Vous ne croyez jias que je suis dans le Père et le Père en moi ? I) (xiv, 9-10.) « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi, même s’il doit mourir, vivra… Crois-tu cela ? Elle lui dit : Oui, Seigneur, je crois que vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant, qui êtes venu en ce monde. » (xi, 25-27.) Croire en Jésus, ce n’est pas seulement avoir conliance en lui, c’est croire qu’il est l’envoyé de Dieu, le Messie annoncé, le Fils du Dieu vivant, etc. Quoi de plus net que la scène avec Thomas, après la résurrection ? « Jésus dit à Thomas : Mets ton doigt ici, et vois mes mains… et ne sois plus incrédule, mais fidèle. Thomas répondit, et lui dit : Mon Seigneur et mon Dieu. Jésus lui dit : Parce que tu m’as vii, Thomas, tu as cru. Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. » (xx, 27-29.)

L’évangéliste ajoute aussitôt : « Jésus fit beaucoup d’autres signes aux yeux de ses disciples, qui ne sont pas écrits dans ce livre. Ce qui précède a été écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Christ Fils de Dieu, et pour que, par votre foi, vous ayez la vie en son nom. » (xx, 30.l Pouvait-on marquer en termes plus nets que la foi qui sauve est la foi dogmatique ?


Les synoptiques sont moins explicites, d’ordinaire ; mais chez eux aussi, la foi en Jésus implique et la croyance eu sa mission, et la foi en sa parole. Même dans la foi confiance, il y a un élément intellectuel ; car avoir fol en Jésus, c’est croire qu’il peut remettre les péchés, croire qu’il peut guérir, croire qu’il vient de la part de Dieu, qu’il est le Messie attendu. Et partout, comme l’a montré M. Lkhreton, dans son livre des Orii ; ines du do^nie de la Trinité, on voit que Jésus nous a])porle un message, et que si ce message est aussi un message de paix avec Dieu et de rémission des péchés, il n’est cela que parce que Jésus est l’envoj-é de Dieu, destiné à révéler le Père en se révélant lui-même. Cette idée de la foi comme connaissance et adhé sion à la parole révélée est nettement indiquée dans les paroles bien connues de Jésus : « Je vous bénis, Père…, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et les avez révélées aux petits… Personne ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler. » (Mat., xi, 26-27.) Il l’est plus nettement encore, si c’est possible, dans la scène de la confession de saint Pierre : « Et vous, leur dit-il, qui dites-vous ipie je suis ? Simon Pierre, prenant la parole, dit : Vous êtes le Christ, le P’ils du Dieu vivant. Jésus lui répondit : Tu es heureux, Simon, Fils de Jean, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père « [ui est dans les cieux. » (Mat., xvi, 15-17.) Eiilin, pourquoi les Apôtres sont-ils envoyés ? Pour prêcher l’évangile du salut. Mais cet évangile du salut implique qu’ils ré]>éteront tous les enseignements de Jésus, et qu’ils expliqueront l’Ecriture comme lui-même la leur expliquait, en faisant remarquer ce qui s’ap])liquail à lui. El quelle sera la condition du salut ? La foi à leur prédication. " Qui n’y croira pas, sera condamné. » Passage que M. ^VHITE croit, à fort du reste, enlevé à l’Evangile par la science moderne, et il lui en fait grand honneur ; car ce passage, dit-il, « a coûté au monde plus de sang innocent que n’importe quel assemblage de mots ». Histoire de la lutte entre la science et la théologie, Paris, 189g, p. 628. Et ainsi voyons-nous les choses se passer dans les Actes. On prêche Jésus, et comment il est le Fils de Dieu, sa mort, sa résurrection, la rémission des péchés par la foi en lui ; mais cette foi est une foi dogmatique en la personne du Christ et en ses mystères. Voyez comme Philippe annonce Jésus à l’eunuque de la reine d’Ethiopie :

« L’eunuque dit à Philippe : De qui le prophète

parle-t-il ?… Alors Philippe… commençant par ce passage, lui annonce Jésus… Et l’eunuque dit : Qu’estce qui empêche que je sois baptisé ? Philippe répondit : Situ crois de touttoncœur, cela est possible. Je crois, répartit l’eunuque, que Jésus-Christ est le Fils de Dieu. » (Actes, viii, 3^-37.) La prédication de Pierre et de Paul est la même, comme on le voit par le résumé de leurs discours que nous avons dans les Actes.

(Quelle notion enfin nous donne de la foi saint Paul, que l’on pourrait appeler l’évangéliste de la foi ? Partout celle d’une foi dogmatique qui croit à la parole des Apôtres comme à la parole de Dieu. Et cette parole des Apôtres, cet Evangile du salut, comprend des enseignements multiples. A y bien regarder, on y trouve nos principaux dogmes : Jésus Dieu fait homme, sa mort rédemptrice, sa résurrection, l’Eucharistie, la vocation des gentils, le salut par la foi, l’Eglise, etc. El c’est cette prédication aposlolicjue qu’il faut rece^oir dans toute son étendue, comme la parole même de Dieu, et cela sous peine de n’avoir plus pari à la grâce du Christ. Cf. Gnlat., i, 8-9 ; liom., x, 8-18. Sans insister davantage sur un point que peut-être on devrait regarder comme évident, c’est bien d’une foi dogmatique que parle l’épître aux Hébreux dans le passage fameux :

« Sans la foi, il est impossible déplaire (à Dieu). Car

celui qui s’approche de Dieu doit croire ((u’il existe, et qu’il est le rémunéraleurdeceux qui le cherchent. i> (xi, 6.) N’est-ce pas une foi deconnaissance qui rend Moïse si ferme, « comme s’il voyait l’invisible » ? (xi, 27.) Et ces textes nous aideraient, au besoin, à comprendre ce qui peut paraître quelque peu obscur dans la délinition de la foi qui se trouve en tête de ce chapitre : « La foi est la substance des choses qu’on espère, la conviction de ce qu’on ne voit pas. » Quoi qu’on pense des premiers mots du verset, et même quel que soit le sens précis du second membre, il FOI, FIDEISME

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est sur que les derniers mots ont un sens intellectualiste.

Et qu’on ne (lise pas que ceci n’est peut-être pas de saint Paul lui-même. Nul doute que ce ne soit sa pensée. N’est-ce pas saint Paul qui oppose la vision de foi. vision obscure et indirecte, à la vision claire et face à face ? « Nous voyons maintenant dans un miroir, en énigme ; alors nous verrons face à face. » (I Cor., XIII, 12 ; cf. xiii, 13 et xiii, 8-10.) « Maintenant, dit-il ailleurs, nous marchons par la foi et non par la vision. » (Il Cor., v. 7.)

Le baptême enfin, le sacrement de la foi, n’est-il pas rejfardé comme une illumination ? Et les peuples qui viennent à la foi ne sont-ils pas représentés comme venant à la lumière ? Et la prédication cvangéllque n’est-elle pas annoncée partout comme une lumière qui brille dans les ténèbres ? Bien entendu, nous ne disons pas que tout dans la foi soit connaissance, et rien cpie cela. Mais qui, devant tant de textes et d’indices évidents, oserait dire que la foi évangélique n’implique pas connaissance d’une vérité révélée, n’est pas une fol dogmatique ?

2. La connaissance de foi. — L’acte de foi est, à proprement parler, un jugement, un assentiment à la vérité révélée. Et ce jugement est obscur : Qiiid est fides. nisi credere quod non vides ? Nous ne voyons pas le lien du sujet au prédicat, quand nous disons : Dieu est un en trois personnes. Mais ce jugement est Composé de termes. Avons-nous l’intuition des réalités qui répondent à ces tenues ? Non. Sans cela nous verrions le lien du sujet et du prédicat, nchis verrions la vérité, au lieu de la croire. Comment les concevons-nous ? Quelquefois par une action en nous ou sur nous de celui en qui nous croyons ; quelquefois par une image de lui-même dans quelqu’une de nos facultés, avec une sorte d’avertissement intime que c’est lui ; quelquefois par des paroles intimes, des paroles substantielles, comme disent les mystiques, et qui présentent la réalité qu’elles disent. Mais ce sont là des révélations de Dieu ou des vérités divinesaux privilégiés, qui les reçoivent soit pour eux-mêmes, soit pour les communiquer aux autres. Quand Dieu se révèle ou révèle quelque chose de lui-même pour que la révélation soit transmise à d’autres, celui-là est appelé prophète, qui reçoit la révélation ou qui reçoit la lumière pour interpréter des phénomènes vus par un autre.

De ipielle nature est cette réié/ « /io «.’Onleverraau mot RiivKLATiox. Disons seulement qu’elle implique toujours manifestation de quelque chose en celui qui révèle, connaissance de la chose révélée en celui qui reçoit la révélation. Dieu peut se révéler dans et par des touches à lui, dans et par >ine étreinte d’àmc, une sorte d’attraction vers lui. Mais jamais ce n’est le phénomène purement subjectif comme tel, qui constitue proprement la révélation ; il faut toujours une communication intellectuelle. Et c’est pour cela que la foi à la révélation ne saurait être la seule traduction ou interprétation d’un phcnomcne de conscience purement subjectif. Révélation et foi sont connexes, l’une comme l’autre implique nécessairement ([uelqne chose d’intellectuel. Cette révélation peut n’avoir pas été faite en langage humain, ni par mode de manifestation en vision humaine. Alors la traduction de la révélation en langage humain, en formules qui soient de notre monde pourra être difficile. Mais ceci regarde la transmission de la révélation plus que la révélation elle-même.

Les modernistes, qui admettent une révélation, ne veulent pas qu’elle soit donnée tout d’abord sous forme de comnmnication intellectuelle. C’est, je pense, une des raisons pour lescpielles rEncycliqu<- Pascendi condamne leur notion de révélation. Sans

doute. Dieu a mille manières de dire à l’àme ou de lui faire entendre — c’est tout un — : « Je suis ton Dieu, tu es à moi, je demeure en toi et je m’y plais, mon Fils et moi nous ne faisons qu’un », et toute autre révélation qu’on voudra. Mais pour qu’il y ait révélation, il faut qu’il dise ou fasse entendre quelque chose.

Pour la transmission de la révélation, quelques modernistes ont une explication obscure et compliquée, dont nous parle l’Encyclique Puscendi. et qui semble un emprunt à certaines doctrines du protestantisme libéral sur l’action du Christ en nous et sur nous par son esprit. Tyrrell paraît attribuer à tous, dans la foi, la lumière prophétique. Et ce n’est pas seulement la grâce, une action analogue à celle de Dieu « ouvrant le cœur de Lydia pour qu’elle entendit ce que disait Paul «. Cette grâce est donnée à tous. Mais Tyrrell semble entendre autre chose par sa

« lumière prophétique ». Celle-ci serait une révélation

spéciale à chacun, une impression religieuse. Il ne veut pas d’ailleurs qu’elle soit d’ordre intellectuel. Ce serait donc un fait d’ordre mystique, le surnaturel devenant conscient dans et par le sentiment, comme l’aveugle, dit-il, a le sens du feu et sait qu’il s’en approche ou s’en éloigne suivant qu’il en ressent plus ou moins la chaleur. Comparaison décevante d’ailleurs, malgré son apparente clarté ; car l’autevu" oublie qu’on ne connaît pas seulement par la vue. Quoi qu’il en soit, il veut ainsi concilier la foi et la connaissance de foi avec ses principes agnostiques sur la transcendance du divin relativement à notre esprit.

Cette transcendance, nous la reconnaissons. Nous n’avons pas de Dieu ni des choses divines d’idée propre, loin d’en avoir l’intuition. Nous le connaissons cependant par analogie, dans ses elTets comme cause, et par éminence, et par exclusion de toute imperfection. Les idées ainsi obtenues sont des idées fort imparfaites : négatives pour une bonne part, relatives pour une bonne part, non cependant (à mon sens, qui paraît bien être celui de saint Thomas) sans quelque chose de positif et d’absolu..vec ces idées fort imparfaites, nous pouvons, sous la lumière divine, recevoir et comprendre la révélation (qui nous est faite, dans l’économie ordinaire, à la manière humaine, en concepts humains, en langage humain) ; avec elles, nous pouvons l’étudier, en avoir une certaine science, la transmettre aux autres. C’est peu, comme connaissance (ex parte cognoscimus) ; mais c’est assez pour nous faire aimer ce que nous croyons et vivre de notre foi ; assez pour nous donner dès icibas, dans la vie de foi et d’amour, et sous la grâce divine d’admirables clartés, capables de nous ravir à nous-mêmes et aux spectacles du monde qui passe. 3. /.a garde et la transmission delà foi. — Tyrrell (car c’est lui, sans doute, qui se cache sous le nom de son ami Henry Waller) a imaginé un sauvage de r.frique, a])partenant à une des races les plus dégradées, mais lui-même admirablement doué, tombant entre les mains des Européens, qui lui donnent toute la culture européenne dans la perfection, et qui le renvoient ensuite dans son pays pour civiliser ses compatriotes. Il prêche, il fait des disciples, dont quelques-uns écrivent comme ils peuvent ce qu’ils (mt gardé des leçons du maître… Cependant la peuplade évolue peu à peu, suit sa marche ascendante, arrive après des siècles là où en sont maintenant les Européens. Que pensez-vous qu’il adviendra de ceux qui maintenant veulent étudier dans les éciits des disciples encore sauvages du maître d’autrefois les doctrines apportées par lui ? Le tableau a du ]>iquant. Mais l’auteur semble avoir oublié, dans son histoire de fantaisie, l’inspiration des Livres saints cl l’assis57

FOI, FlUEISME

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lance garantie à l’Eglise infaillible ; oublié aussi que chacun des lidèles reçoit des grâces de lumière et d’intelligence, qui, sans être des révélations proiirenient dites, nous éclairent cependant et rendent facile et familière aux plus humbles une certaine connaissance des vérités les plus hautes.

Bibliographie. — Des controverses entre Protestants dits orthodoxes et Protestante libéraux sur la nature de la foi, par exemple, entre M. Doumiîrguk et M. Ménkgoz, nous n’avons rien à dire ici. Sur la plupart des points qui nous intéressent ici, et qui n’ont guère pu être que signalés en passant, on trouvera explications et renseignements bibliographiques soit dans ce Dictionnaire, aux articles déjà cités, notamment aux articles Dogmk, Expi’ ; -BiKNCK RKLioiursK, soil dans le Dictionnaire de Théologie catholique, mêmes articles, et, en plus, à l’article Croyance. Nous avons déjà signalé la brochure de AI. I.ebreton sur L’encyclique et la théologie moderniste. Voir aussi son article sur La connaissance de foi. Etudes. 20 déc. 1908, t. CXVII, p. 781. On peut encore indiquer plusieurs articles de lui dans la /fer » e/^r « //</Ht’(/ay ; o/o^é</<iiHe, notamment : La foi et la théologie, d’après M. Tyrrell, t. CXIII, i’-"’^ février 1907, t. Ill, p. 5^2 ; Catholicisme, liéponse à M. Tyrrell, 15 juillet 1907, t. IV, p. 025 ; Art foi, ses motifs et sa nature, d après les Apologistes du II’siècle. Déjà signalé, le livre de M. Snell, Essai sur ta foi. Ajoutons : A. Gari>eil, Le donné réfélé et la théologie, Paris, 1909 ; J. V. Bainvel, Le dernier livre de George Tyrrell, dan’i Etudes, 20Juin 1910, t. CXXIII, p. 737, analyse critique de Christianity at the cross-roads, livre qui est comme le testament doctrinal du modernisme expirant.

V. La controverse fidéiste. — Le lidéisme, dont il faut maintenant dire un mot, soit pour le distinguer nettement de la doctrine catholique, avec laquelle on le confond quelquefois, soit pour répondre à queUpics dillicultés qu’il soulève contre cette doctrine, n’a rien à faire, ou presque rien, avec le symbololidéisine, dont nous venons de parler.

C’est, d’une façon générale, une tendance à donner trop peu à la raison, trop à la foi ou à la croyance. On peut l’appeler le lidéisme catholique, non en ce sens qu’il représente la pure doctrine catholique, mais parce qu’il a eu pour principaux tenants des catholiques, soumis à l’autorité de l’Eglise, et qui croyaient, en le soutenant, soutenir la véritable doctrine de l’Eglise. Il se présente lui-même sous deux fiu’iues distinctes, l’une sans rapport avec la pensée kantiste ou positiviste, l’autre sous l’intluence de cette pensée.

A. Fidéisme non kantien. — iCrposé historique.

On donne le imm de lidéisme à une philosophie qui cherche la source de nos connaissances, même naturelles, dans la foi plus que dans la raison. Si cette foi est regardée comme foi humaine, recevant, sur la seule autorité des parents et des générations passées, la vérité religieuse et morale, — on ne s’occupe ici i)ue de celle-là — on l’appelle plutôt traditionalisme. Si cette foi est regardée comme foi divine, faisant reposer toute certitude religieuse et morale sur l’autorité d’une révélation divine, on lui donne de préférence le nom de lidéisme. Ainsi dit-on que Lamen.nais et BoNALD sont traditionalistes, tandis que Pascal et Baitain sont plutôt lidéistes. En fait, les traditionalistes en arrivent à chercher dans une révélation divine, la révélation primitive, la source unique et nécessaire de toute vérité religieuse et morale, et s’ils font du sens commun le critérium de la vérité, c’est que Dieu a mis cette vérité par révélation, comme

un trésor précieux, au berceau de l’humanité. Nous pouvons donc ici les confondre avec les lidéistes.

Un coup d’œil, même rapide et superliciel, nous montre que la tradition patrislique, soit grecque, soit latine, fait très grande la part de la foi ou de la croyance — je prends pour le moment ces mots comme synonymes — dans l’acquisition et la transmission de la vérité. Sans distinguer exi)licitement, ou sans insister sur la distinction entre vérités naturelles et vérités surnaturelles (en tant du moins qu’ils n’ont en vue que l’acquisition de la vérité), ils ne tarissent pas sur les bienfaits de la foi, ils la montrent, de hi façon la plus ingénieuse, partout nécessaire dans la vie humaine. Il y a dans le De utilitate credendi de saint Augustin des pages devenues classiques et qu’on cite partout. Mais ce que dit saint Augustin se retrouve chez TnÉopuiLE u’Antioche, chez Origène, chez Euséue, chez ïiiéouoret, chez bien d’autres encore,

La scolastique est regardée généralement comme une réaction en faveur de la raison, jusqu’au moment où ScoT, où les No.minalistes surtout, refusèrent à la raison, pour la remettre dans le domaine de la foi, la connaissance certaine de presque toutes les vérités métaphysiques d’ordre religieux et nujral : inliniléde Dieu, immortalité de rànie, etc. J’ai déjà dit les excès de Luther et de CALvi.và cet égard. Avec leurs idées sur la déchéance foncièrede l’homme, que pouvaient-ils laisser à la raison ? En théorie, ils lui refusaient toute lumière, quitte à ne se fier en i)ratique, qu’à leurslumières. Les Jansénistes, avec leurs idées pessimistes sm’l’étatprésent de l’humanité, ne pouvaient qu’insister sur la faiblesse de la raison sans la foi et sur l’impuissance de la nature déchue à trouver la vérité, comme ils insistaient sur 1 iiiqjuissance de la volonté sans la grâce et sur sa dépravation morale. BossuET et Pascal, les prédicateurs et les écrivains ascétiques, allaient dans le même sens, sans aller si loin ; et il est facile de relever, non seulement dans Pascal, mais dans Bossuet, mainte formule qui sent le lidéisme — c’est là notamment qu’est le point faible de la célèbre argumentation de Bossuet contre le ministre Claude, quand, pour pousser celui-ci dans ses derniers retranchements, son adversaire envient à refuser toute certitude au témoignage purement humain. C’est à IIuet, évé<|uc d’-vranihes, que l’on attribue la paternité du lidéisme, pour l’avoir réduit en système : il lui donna ses formules et ses procédés d’investigation. On comprend que, au sortir de la révolution, Joseph de Maistre et Bonald aient réagi contre l’individualisme révolutionnaire, en faisant de la vérité un bien social et traditionnel ; que Lamennais, pour humilier la raison indiv iduelle, dont le dix-huitième siècle avait fait une idole, ait été amené à l’abaisser devant la foi elle sens commun. Lamennais, Bautain, Gerbet, Bonnettv, les traditionalistes de Louvain, excédèrent, et l’Eglise, dans l’intérêt même de la foi, dut intervenir en faveur de la raison. Nous savons déjà sa pensée à cet égard. Il nous reste ici à résoudre rapidement les principales objections du fidéisme. La chose pourrait paraître superflue et la controverse surannée. Il n’en est rien ; car il y a, chez nombre de catholiques en vue, une défiance de la raison et un réveil des tendances lidéistes. Il serait long d’en chercher les causes. Mais le fait est visible. Il faut donc répondre aux objections principales.

2. Les objections du fidéisme. Première objection.

— Les saints Pères, dit-on. n’attribuent-ils pas à la fui (-iiri ;) les premières notions rudimentaires de Dieu, cette première connaissance naturelle ou innée dont ils nous parlent scjuvent’.' Telle est notamment la doctrine de Clément i/’4lexandrie. — Réponse. Les

FOI, FIDÉISME

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mots 711jTi ; et TTiTTîJu n’ont pas toujours en grec le sens précis que nous attachons au mot foi. Souvent ils ne signilient pas autre chose cliez eux que corn-iction, persuasion, opinion, ou iJéesanalogues, sans que l’attention porte de façon déterminée sur l’origine et la source de cette croyance (car nous employons les mots croire cl croyance en un sens analogue). Ni Clément ni les autres qui emploient les mêmes expressions, n’ont en vuede distinguer entre connaissance de foi et connaissance de raison. Si plusieurs d’entre eux font dériver de la Bible les connaissances des philosophes grecs sur Dieu, sur 1 ame, sur le bien et le mal, etc., ce n’est pas qu’ils déniassent à la i)liilosophie tout pouvoir d’arriver à une première notion rudimcntaire de ces vérités fondamentales : ils le supposent, avec saint Paul, dont ils rappellent et commentent les paroles sur l’invisible de Ùieu manifesté dans la création visible, sur la loi gravée par la nature dans le fond de leur cœur. Mais ou bien ils faisaient allusion à des textes qui impliquaient effectivement une doctrine spéciliqucment juive ou chrétienne, ou bien ils mettaient cette doctrine dans des textes qui n’avaient pas par eux-mêmes le sens net et précis qu’ils leur attribuaient. Dans le premier cas, les textes étaient apocryphes, et s’inspiraient vraiment d’idées juives ou chrétiennes ; dans le second, les Pères se trompaient. Mais, si le désir d’exalter la Bible et la Révélation a pu être pour quelque chose dans leur erreur, ils étaient loin dépenser à déprimer la raison. La doctrine même de Justin sur le jiyji unEp/jiy.Tm : , tout en impliquant une révélation partielle de Dieu dans la raison humaine, ne saurait en aucune façon être invoquée contre la raison humaine en faveur du lidéisine.

Seconde objection. — On lire une autre dillicullé plus spécieuse peut-être, mais non plus solide^ de la doctrine des Pères sur la raison et la foi. C’est pour eux un principe indiscutable qu’il faut commencer par croire ; on comprendra ensuite. La foi précède, la gnose ne vient qu’après. Obigéne va jusqu'à dire qu’il faut d’abord croire sans raison (k/^/ms ttitti^îiv), pour avoir ensuite la raison de sa foi. C’est également la maxime de saint.-Vigustin, qui, comme on sait, a tant insisté sur le texte que lui oll’rait sa Bible, Aisi credicleritis. non intelligetis, pour UKmtrer qu’il faut croire d’abord pour comprendre ensuite, et non attendre pour croire que l’on ait d’abord compris. (Test exactement la doctrine des Grecs sur la loi avant la gnose. Ils s’entendent donc à nous dire : Croyez d’abord, vous verrez ensuite. Maintenant, au contraire, on ne jiarle quedc raison avantla foi, et la maxime de saint Thinnas : Il ne croirait pas, s’il ne voyait d’abord, semble avoir supplanté la maxime palristique. — lléponse. Lu contradiction n’est qu’apparente. Saint Thomas et les Pères n’ont pas le même objet en vue. Rien d'étonnant si leur langage diffère. Une chose a beaucoup frappé les Pères grecs, quand ils comparaient les procédés de l’apostolat chrétien avec ceux de la philosophie greccjue. Les philosophes grecs prétendaient ne rien avancer qu’ils ne prouvassent, dont ils ne donnassent des raisons convaincantes. C’est à la raison qu’ils en appelaient ; c’est en raisonnant qu’ils soutenaient leur système. Tout autre était la dialectique de l’apostolat clirctien. et déjà saint Paul en avait fait la théorie. C’est la foi quc l’on demandait, et la foi à des mystères incroyables à la raison humaine : un Dieu l’ail homme, un Dieu ipiinous sauve en mourant sur a croix, un mort ([ui ressuscite. El l’on ne prétend pas i)rouver cela par raisons intrinsèques, par démonstrations syllogistiques, par la force de la diæclique, par aucun en un mot des procédés et des moyens dont usaient les philosophes du temps. Cette

différence de procédé ne laissait pas de créer un préjugé contre la doctrine nouvelle aux yeux des doctes et des raisonneurs. Les Pères montraient que, malgré tout, les philosophes, eux aussi, commençaient par demander la foi : ils aimaient notamment à rappeler le fameux Ajto ; syy. de la discipline pythagoricienne, la maxime de la foi docile, qui se tait et ne raisonne pas. Est-ce à dire que les Pères demandassent une foi aveugle, sans raison de croire ? Il s’en faut. Mais ce n'était pas la raison des choses dites, la démonstration de la doctrine. Il fallait croire d’abord ; plus tard on leur expliquerait les choses, on leur en donnerait la raison, s’ils étaient capables de la comprendre ; Origène, dans le contra Celsum, insinue sans cesse qu’il pourrait, lui aussi, philosopher sa foi, et qu’il y a une science du christianisme, une gnose de la foi. Mais ce n’est pas par là qu’on commence. Leurs raisons sont d’un autre genre : pour arguments, ils ont des faits qui montrent el labienfaisante iniluence du chi’istianisme, et la nécessité d’une intervention divine. Cette démonstration parles faits, à laquelle Origène se réfère sans cesse, ce sont nos motifs de crédibilité. Il ne propose donc pas à tous la science du dogme, la gnose, la théologie ; mais à tous il propose des raisons de croire, les faits divins qui accréditent les apôtres et par là même la doctrine, le fait chrétien qui est à lui-même la doctrine, sa justilication et sa preuve. Voir notamment le Préambule, c. i et le livre I, c. i sqq.

Tout analogue est la position de saint Augustin. Les Manichéens lui avaient promis que chez eux on lui donnerait la raison des choses, et il s'était laissé prendre à leurs promesses. Déçu dans son espoir, il était revenu enfin à la foi de sa mère, et c’est en devenant croyant docile qu’il avait trouvé la lumière comme la paix. Son ami Honorai restait enlacé dans les filets du manichéisme, n’espérant plus guère avoir enfin ces raisons des choses qu’on promettait toujours, qu’on ne donnait jamais, mais éloigné des catholiques parce que ceux-ci demandaient la foi au lieu de donner ou de promettre des raisons. Il s’agit, on l’entend bien, de raisons philosophiques des choses, de preuves directes des mystères auxquels on nous demande de croire. C’est pour dissiper le préjugé de son ami el compagnon d’erreur, pour vaincre cette antipathie contre une religion qui exige avant tout la foi, qu’Augustin écrit sa lettre à Honorât, J)e utilitale crecleniU. Ces circonstances expliquent l’insistance de l’auteur sur la nécessité de croire d abord, sans attendre des raisons que ceux-là seuls sont capables d’entendre qui ont déjà la foi. Mais, non I)bis qu’Origènc, Augustin ne demande la foi aveugle cl sans discernement ; il i)réten(l bien qu’on ne donne sa conliance qu'à bon escient, qu’on ne croie que sur garanties. Le Christ a demandé la foi, mais il l’a méritée par son autorité, et son autorité il l’a conquise par ses miracles : miracutis conciUavit auctoritatem, auctoritate nierait fidem. L’Eglise exige également la foi ; mais n’est-elle pas la plus grande autorité qui existe, autorité fondée, comme celle du Christ lui-même, sur la prophétie et sur le miracle ? Augustin lui aussi donne donc à son ami des raisons de croire, des motifs de crédibilité, et il explique lui-même que ce serait crédulité téméraire et non docilité sage, de croire au premier venu el sans garantie. Bref, la doctrine d’Augustin, comme celle d’Origènc, est la doctrine même du Concile du Vatican sur la foi qui ne [ji-étcnd pas raisonner les mystères, sauf à la lumière même de la foi, jiiL’s quærcns inlcllectum, nuiis qui, pour être raisonnable, doit avoir ses garanties, ses raisons de croire. Avec nos jiréoccupations actuelles, ai>ologéliques plus que Ihéologi61

FOL FIDEISME

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qiies, soucieux des r.iisons de croire ou motifs de crédibilité plus que de la raison des mystères ou science de notre foi, nous aimerions qu’Origéne et Augustin eussent fait plus explicitement la théorie des préambules de la foi. Us ne l’ont pas faite ou ils ne l’ont faite qu’en passant ; mais ils la supposent partout et toujours. Ce n’est qu’en faussant évidemment leur pensée que le lidéisme peut trouver en eux des tenants d’une foi que la raison n’éclairerait pas, d’une foi qui n’aurait pas au préalal)le ses raisons de croire. Cette théorie, d’ailleurs, ils en fournissent tous les éléments ; nous la trouvons même çà et là toute faite, quoique non peut-être avec la pleine conscience d’elle-même. Encore s’ignore-t-clle moins (pi’il ne paraît au premier abord ; et nous la rencontrons, dans un livre de vulgarisation populaire, dans les lieconnaissaiices clémentines, exprimée avec une netteté qui ne devait pas cire dépassée.

Troisième objection. — Après tout, l’Eglise elle-même n’eslelle |)as lidéiste ?Le Concile du Vatican, n’a-t-il pas déclaré cpie « les vérités religieuses accessibles à la raison, c’est la Révélation i|ui, dans la condition présente du genre humain, les a mises à la portée de tous, et nous a mis en état de les connaître facilement, avec certitude, sans mélange d’erreur » ? — Réponse. Ce n’est pas du lidéisme que de faire très grande la part de la foi et de l’autorité dans la connaissance et la dillusion de la vérité ; de la faire très grandedans l’éveil même et la formation de l’esprit. Le lidéisme n’est pas une erreur et n’est pas condanmé parce qu’il donne beaucoup à la foi ; mais parce qu’il donne trop à la foi, aux dépens de la raison ; parce (]u’il sacrilie la raison à la foi.

L’Eglise sait que la foi doit être prudente et raisonnable. Il faut pour cela, comme l’explique saint Augustin lui-niênicdansle Z>e uliltinli : credeiidi, que la raison précède la foi, en accréditant l’autorité à laquelle il faut croire, et me pernuttant de choisir une autorité qui soit digne de foi. Il faut que j’aie au moinsune première notion de Dieu, indépendante de la foi divine ; car comment croirai-je en Dieu, si je ne sais pas qu’il existe ?

Le lidéisme a d’autres griefs contre la raison. El il a beau jeu de lui reprocher ses erreurs, ses prétentions, sa superbe. Mais faut-il sn|)prinier le libre arbitre parce qu’on en abuse ? Il s’attac|ue à laSeolastique, c’est-à-dire pratiquement à la philosophie et à la théologie catholiques, en lui reprochant de favoriser le rationalisme, de dessécher la piété, etc. Ce n’était pas la pensée de sîiint Aigiisti.n, ni celle des grands seolastiques, saint.Axsei.miî, saint ïuomas, saint Bonavbntuue ; ce n’est pas celle de l’Eglise. Qu’on se rappelle l’Encyclique Ai’.terni Pains, de LicoN XIll ; qu’on se rappelle rEncyclique Communiumrerum, de Piiî X, donnée Ie21 avril lyoïj, à l’occasion du centenaire de saint Anselme.

Le lidéisme, qui se croyait aux antipodes du protestantisme, est une conséquence del’idéeprotestante sur la corruption foncière de la nature humaine par le péché.

B. Le fidéisme à base kantiste ou positiviste. — Beaucoup ne le connaissent guère que par Bur.NKTii’iRB, qui, de fait, l’a presque christianisé en l’utilisant dans le sens chrétien, comme il a utilisé le positivisme. Quand Brunetière, pour Kant et les positivistes, cela n’est pas objet de science. Le débatjiom-rait n’être qu’une question de mots, et, à certains moments, on a l’impression qu’il n’est pas autre chose. Mais en y regardant de plus près, en lisant /.es l/iises de ht croyance, par M. Baliouu, et la Préface (pie Brunetière y a mise, on s’aper^’oit vile qu’il y a là des principes inconciliables avec ceux de la foi. (ferles, un catholique ne peut être qu’heureux d’entendre proclamer que sans la foi il n’y a ni vie morale, ni vie sociale, comme sans la foi il n’y a pas de religion. Mais il ne peut ramener la question à une question de vie et de nécessité morale ou sociale. Pour nous, elle est av ant tout une question de vérité, et elle n’est une question de vieel de nécessité que parce ((u’elle est une ciuestion de vérité. L’apologiste peut et doit montrer lesbienfaits de la foi, mais c’esl [)our écarter les [iréjugés, pour amener à l’étude loyale et sympathique, pour faire admettre i|u’elle est vraie.

Il serait superflu de discuter ici les thèses de ce nco-lidéisme kantiste, positiviste, pragmatisle, agnosticiste, d’établir à nouveau les thèses catholiques. Ce qui en a été dit au cours de cet article pourrail sullire ; d’autres articles de ce Dictionnaire donnent tous les éléments de discussion. Voir Agnosticisme, AroLOGÉTiQUE, Criticisme, Dieu, Dogme. Voir aussi les articles Croyance, dans le Dictionnaire de lliéoloi ; ie catholique ; Mgr ii’Hulst, f.a faillite de la science, liépon.se à.17.17. JJrunelière et Citurles Uichet, Revue du clergé français, i" février 18g6, t. I, p. 38r>. — Une remarque seulement. Une philosophie inexacte n’est pas nécessairemenl incompatible avec la foi. Tel peut même être mis « sur les chemins de la croyance » par une philosophie inexacte ou incomplète. La foi ne s’ai)[iuie pas sur la pliilosojjliie, cl les vrais motifs de crédibilité ne sont pas nécessairement en rapport direct avec les vues philosojdiiques. Une mauvaise philosophie est néanmoins dangereuse pour la foi ; car le contlil peut éclater un jour, et le crojant qui philosophe mal sa foi peut tôt ou tard rejeter sur la folles insullisanees de sa i)hilosophie. C’esl ce qui explique que l’Eglise, en face de tant d’erreurs modernes, en face notamment de l’erreur moderniste qui englobe en quelque sorte toutes les autres, insiste tant sur une |)liiloso pliie qui a fait ses preuves, qui a été baptisée pour ainsi dire dans la foi, qui a grandi avec elle, el qui, comme elle, est assez large el assez soiqde pour s’adapter à Ions les progrès de la pensée moderne et pour tout intégrer dans sa vaste synthèse.

« Il y a une grande indigence philosophique, disait

Mgr d’IIulst. La raison ne croit plus à elle-même. »

Seule tenante de la foi dans le monde, l’Eglise a été du même coup, et elle reste encore, la grande tenante de la raison. Elle ne la flatte pas en la leurrant de promesses vaines, en la divinisant ; mais elle y croit, elle a besoin d’y croire pour s’en servir, et en s’en serv-ant elle lui rend le plus signalé service.

Biiii-iOGnvriiiE. — Pour la section A, voir notamment M. BovER, Examen de la doctrine de M. de la Mcnnais, considérée sous le triple rapport de la philosophie, de tu théolof ; ie et de la politique, Paris, 1834 ; Rozaven, Examen d’un ouvrage intitulé : Des doctrines philosophiques sur la certitude dans leurs rapports at’ec les fondements delà théolo ^ie, parl’abhé Gerliet, i’édition, Avignon, 1833 ; J. Lli’US, l.e traditionalisme et le rationalisme examinés au point de vue de la philosophie et de la doctrine catholique, i volumes, Liège, 1858 ; A. Cii-vsTEL, Les rationalistes et les tradiliona63

FOI, FIDÉISME

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listes, Paris, 1850. Le même. De la-aleur de la raison humaine, Faria, 1854 ; Pbrrone, Prælectiunes tlteotogicae, t. IV. De locis tlieologis, pars S, JJe analogia ratiunis et fidei ; le même, Réfleocions sur la méthode introduite par Georges Hermès dans la théologie catholique, et sur quelques erreurs particulières du mente, dans Démonstrations cvangéliques de Migne, t. XIV, col. 9^5 ; Fhanzelin, Œ traditione et Scriptiira, Appendix, De habiludine rationis liumanæ ad divinam Cdem ; J. Diuiot dans Cours de théologie catholique, e vohime Logique surnaturelle subjective, 2’édition, iSgajpassini ; Pour les idées des saints Pères sur les rapports entre la raison et la foi, je siynale particulièrement l’article Clément d’Alexandrie, par M. A. de la Barre, dans le Dictionnaire de théologie catholique et des leçons intéressantes de l’abbé Freppel dans ses études sur Les Pères apostoliques, XVII » leçon ; Saint /renée, xix° leçon ; Tertullicn. ix°, xxviif, XXIX’leçon ; Clément d’Alexandrie, xiv-xvii’ : leçon. Pour celles de TertuUien, A. d’Alks, TertuUien, c. i.

Pour la section B, éléments bibliographiques sullisants dans les articles déjà indiqués. On peut signaler en particulier : O. Rey, La philosophie de M. lialfour, Paris, 1897 ; B. Gaudhau, I.e besoin de croire et le besoin de savoir, Paris, 1899. Beaucoup des éludes indiquées aux articles iv et vi, touchent aussi aux questions traitées ici. M. Saleilles a traduit en l’rançais, sous le titre Foi et raison, plusieurs sermons de Newman, encore anglican, sur la connaissance de foi.

VI. L’attaque rationaliste et a scientifique ».

— De tout cùté on s’est élevé, au nom île la raison et de la science, contre la doctrine catliolique de la foi. L’attaque a pris toutes les formes, depuis les insinuations savamment dosées de Victor CorsiN et de son école, jusqu’aux négations les plus absolues de la libre pensée. Elle a porté sur les points les plus divers : notion et psychologie de la foi, raisons de croire, possibilité de la foi, nécessité de la foi, etc. On n’a pas seulement exagéré la diiliculté de croire, on a prétendu qu’il y a antagonisme irréductible entre la foi et la raison, entre les exigences de la foi et les conditions nécessaires de la reclierchc scientilique ou philosophique. Les dillicultés soulevées contre tel ou tel de nos dogmes ne sauraient être examinées ici. Elles viennent à leur place dans les divers articles de ce Dictionnaire. Nous n’avons à nous occuper que de celles qui vont directement contre la foi elle-même, contre quelqu’une de ses propriétés ou exigences, bref, contre la doctrine catholique de la foi. Celles-ci sont encore trop nombreuses et trop variées pour qu’on puisse les relever toutes. La plupart, d’ailleurs, n’en valent pas la peine. Parmi celles qui auraient quclque apjjarence, beaucoup supposent des notions inexactes ou confuses sur la doctrine catholique. C’est même là Un caractère commun de presque toutes ces objections : elles ne reposent guère que sur des méprises ; elles se dissipent à la lumière. D’autres sont plus ditliciles àrésoudre ; mais vile on s’aperçoit que la diiliculté n’est pas propre à notre doctrine de la foi : c’est le problème de la connaissance qui est en jeu, ou celui des rai>ports entre l’intelligence et la volonté, bref, une question générale, et il suflil d’appliquer au cas spécial de la foi les principes ordinaires de solution emi)loyés en cas analogues. Les objections vraiment graves se réduisent à peu ; au besoin, on se rall’ermirait dans sa foi en voyant combien sont faibles les dilhcullés que l’incrédulité y oppose.

Nous pouiTious essayer un groupement luélLo dique des objections. Mais ce serait long et compliqué, outre qu’il y resterait toujours une part de factice et d’arbitraire. Il sera peulèlre plus intéressant et plus utile de procéder moins méthodiquement. Voici ce qui paraît le plus pratique :

A. Relever les objections qui courent çà et là, en choisissant de préférence celles qui peuvent embarrasser davantage ou celles qui donnent occasion de préciser quelque point de doctrine.

B. Chercher un auteur sérieux qui ait étudié la question etqui ait attaqué ex pro/esso nos positions, pour critiquera notre tour sa critique et voir ce qu’il en reste ; M. Silly Prudhommr est, à cet égard, un cas typique : nous le suivrons dans son attaque.

C. Donner une attention spéciale au problème des rapports entre la science et la foi, pour dégager, autant que possible, ce qu’il y a au fond de la vieille querelle, et voir s’il y a vraiment antagonisme entre l’une et l’autre. D’où trois sections, auxquelles nous ajouterons une brève conclusion.

A. Objections diverses contre la doctrine catholique de la foi.

B. La critique de M. Sully Prudhomme.

C. L’antagonisme entre la science et la foi.

D. Conclusion.

A. Objections diverses. — Laissant de côté celles qui ont été étudiées dans les articles précédents, on peut relever celles qui regartlent la nature et le caractère raisonnable de notre foi, la psychologie de la foi, l’objet de la foi, la nécessité de la foi et sa possibilité.

I. Nature et caractère raisonnable de notre foi. — Beajicoup d’incroyants ne prennent même pas la peine d’examiner nos raisons de croire. Pour eux, il est entendu qu’elles sont toutes subjectives et ne sont pas d’ordre intellectuel. Us ramènent tout à un instinct de crédulité qui serait Iç contraire de l’esprit critique ; ou bien encore, ce qui revient au même dans leur pensée, au sentiment, à la grâce. Quchpies textes de Mérimée expriment très bien cette manière de voir, et la diiliculté qu’elle crée à rencontre de notre foi. Pour dater de 60 ou 80 ans, ils n’en sont pas moins actuels. Uarcment, ce me semble, on a mieux formulé des idées et des objections qui courent partout. Pour Mérimée, on naît, pour ainsi dire, croyant, comme on liait incrédule ; et, d’autre part, ou est incroyant par instinct, par organisation, comme on a l’esprit et le sens critique : c’est une question de tempérament, a II y a des gens croyants et d’autres sceptiques, comme il y a des gens qui ont l’oreille juste et d’autres qui l’ont fausse. » Il dit encore : « Je suis sceptique malgré moi, et ce qu’on appelle la foi est chose qui m’est tout à fait étrangère. » — « Pour croire, dit-il ailleurs, il n’est pas besoin de preuves. Il sullit d’une disposition particulière d’esprit. Celle disposition existe plus ou moins fortement chez tous les hommes. Chez un [letil nombre, elle est constante ; chez la plupart, elle est transitoire. Par exemple, la passion fait croire quelque chose sans démonstration ; puis, quand la ])assion cesse, la raison critique la croyance et elle s’ell’ace. Il est très probable que ceux qui croient sont plus heureux que les autres. Mais, encore une fois, comment croire sans passion’.' n II y faut la grâce, dit-il ailleurs, « et malheureusement elle n’est pas donnée à tout le monde ». (Ces textes et les suivants sont enqirunlés à une correspondance de Mérimée publiée dans la Revue des Deux.Mondes, mars et a> ril 1896 ; ils ont été utilisés dans des articles sur Mérimée incrédule. Etudes, nov. 189O, t. LXIX, p. 461 Il admet bien une « façon de croire… fondée sur t15

FOI, FIDEISME

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nnaire des sciences philosophiques (2" édition,

p. 5^8). - -~ —^-^ — des présomptions contrùlées par une critique raisonnée » ; mais telle n’est pas, selon lui, la foi chrétienne ; elle « ne s’ap[)uie que sur un senlimenl inliuie ». Tous CCS textes ne sont pas très cohérents entre eux ; ils le sont moins encore avec ce que dit Mérimée dans une autre occasion : « Comuient faire, jiour croire à quelque chose, si ce n’est par la Critique ? … Dans le catholicisme même, il faut bien s’en servir. « Ainsi l’on admet une croyance raisonnable, acte normal de la nature huaiaine ; mais la croyance chrétienne est d’ordre mystique, et jjar là même

« hors de la raison », comme dit, avec toute l’école

de Victor Cousin, Ad. Franck, dans l’article Foi du Dictioni

875, p.

Toutes les objections qui viennent de ce côté reposent sur une idée inexacte de la foi, telle que l’entend l’Eglise catholique. Nous admettons une connaissance de foi, distincte de la connaissance purement rationnelle, c’est vrai ; mais tout le monde doit le faire, tout le monde le fait : savoir s’en rapporter aux dires d’un témoin autorisé, c’est la condition même de toute vie et de toute science. Il est rai que la foi humaine peut se résoudre en raison : on peut souvent vérilier les dires, on peut toujours critiquer le témoignage. Mais nous avons l’équivalent dans la foi divine. Nous ne prétendons pas a vérilier les dires », en ce sens que la vérité révélée puisse devenir ici-bas objet de vision ni se prouver par raisonnement ; mais c’est souvent le cas de la foi humaine : pour un fait historique, pour un manuscrit brûlé dans un incendie. La vcrilication du témoignage peut garantir la certitude du dire. Je sais que Dieu dit vrai, et je puis savoir que Dieu a dit telle chose. Nous ne croyons donc pas sans raison. Et parmi nos raisons de croire, il en est qu’on ne peut récuser sans manquer aux lois ordinaires de la critique et de la recherche humaine. La foi est partout un mode de connaissance, légitime et nécessaire. Qui ne veut croire à rien, n’arrivera jamais à rien savoir qui vaille : pas de science qui ne suppose une certaine foi. Pour a[>prendre, disait le vieil Aristotk, il faut commencer par croire. Les saints Pères allaient plus loin : ils montraient, appuyés sur l’expérience quotidienne, que la vie humaine est impossible sans la foi. Il est donc souverainement raisonnable de croire, quand celui que nous croyons est suffisamment autorisé.

Or c’est un point de doctrine catholique, qu’il faut des raisons pour croire, et des raisons capaljles de pioduire la certitude.

On pousse plus loin l’objection. « Croire est raisonnable, dit-on, tant qu’il s’agit d’opinion ou d’assentiment pratique, qui n’engage pas à fond l’intelligence humaine. Mais la foi chrétienne est une adhésion absolue, irrévocable, d’ordre spéculatif : elle prétend avoir toute la rigueur de la certitude scientilique la plus rigoureuse. Et pourtant ses motifs, du propre aveu des théologiens, ne donnent qu’une certitude morale ; plus d’un né revendique pour eux qu’une certitude pratique, intenable, avouent-ils, au regard d’une critique rigoureuse, comme c’est le cas au moins pour les ignorants et pour les enfants, qui croient ce que dit le curé ou le missionnaire, ce que disent les parents ; et qui ne sait que les arguments les plus soigneusement élaborés par les théologiens eux-mêmes et par les apologistes, n’ont souvent qu’une valeur relative’.' « Mais il y a plus encore. On prétend trouver une contradiction interne essentielle entre les propriétés diverses de la foi, telles que les exige la théorie. La foi est essentiellement libre, et la foi est une adhésion certaine de l’intelligence. Or certitude et liberté s’opposent : quand l’esprit a la certitude, il adhère nécessairement à son objet ; s’il est

Tome II.

libre d’adhérer ou de ne pas adhérer, il n’a pas une vraie certitude. La certitude, en effet, est fondée sur l’évidence ; quand il n’y a pas d’évidence, il n’y a pas vraie certitude ; quand il y a évidence, l’esprit ne saurait refuser son assentiment. « Ou nos raisons intellectuelles de croire nous semblent suffisantes, écrit M. Rabier, ou elles nous semblent insuffisantes. Si elles nous semblent suffisantes, il n’est que faire de la volonté pour produire la croyance. Si elles nous semblent insuffisantes, qu’on nous explique comment la volonté pourrait dissimuler ce manque de raison, ou se prendre elle-même pour une raison. » (t.eçons de philosophie, par Elle Rabier, Psychologie, b"" édition, p. 271.)

Le dilemme de M. Rabier (pour commencer par la lin) ne conclut pas. Il y a une hssure au raisonnement. Le logicien confond l’assentiment de science avec l’assentiment de foi. Nos raisons intellectuelles de croire sont suffisantes pour produire un assentiment de science, ou de foi scientilique, à la vérité révélée ; elles sont insuffisantes i)our produire l’assentiment de la l’oi. Nous pourrions dès lors accorder qu’c il n’est que faire de la volonté » pour produire l’assentiment de science, qui donne à notre foi des bases inébranlables ; quelques théologiens l’accordent, et si la plupart le nient, ce n’est pas au nom de la théologie, mais au nom d’une psychologie moins intellectualiste et plus avertie que celle de M. Rabier. Après la belle élude de M. Ollé-Laprunk sur la Certilude morale, il n’est plus permis de nier (à supposer qu’il l’ait jamais été) que la volonté doive souvent avoir sa part ilans des assentiments certains, parce que bien des vérités ne sont visibles à l’esprit que si, pour les voir, on s’y met de toute son âme.

Sans parler de la foi humaine, que nous n’avons pas à étudier ici, la foi divine, /io(re foi, est essentiellement, suivant la formule de saint Tuo.mas, un acte de l’intelligence sous l’empire de la volonté ; l’intervention de la volonté est donc essentielle à l’acte de foi. Dire qu’ « il n’est que faire de la volonté pour produire la croyance », quand

« nos raisons intellectuelles de croire nous semblent

suffisantes », c’est oublier la nature propre de la foi. Pas n’est besoin que « la volonté dissimule ce manque de raison ou se prenne elle-même pour une raison ». Il suffit que l’assentiment de foi, tout en ayant à sa base les meilleures raisons scientifiques, ne soit pas donné en vertu de ces seules raisons, ni à la mesure de ces raisons ; il suffit que ces raisons restent insufiisantes à faire l’Oir l’objet. Et c’est ce qui a lieu.

Toute la question, du point de vue rationnel, se ramène donc à celle des motifs de crédibilité. Ces motifs sont-ils suffisants pour que l’assentiment soit prudent ?L’Egliseprétend qu’ils le sont, et elle maintient que notre acte de foi n’a lieu qu’à cette condition.

« L’homme ne croirait pas aux mystères, dit

saint Tho-mas, s’il ne voyait pas qu’il y faut croire. » Nous avons vu, d’autre part, le Concile du Vatican revendiquer « l’évidente crédibilité de nos mystères ». Innocent XI avait condamné, en lO^g, la proposition suivante : « L’assentiment de foi surnaturelle et utile au salut est possible avec une connaissance simplement probable de larévélalion, possible même avec la crainte que Dieu n’ait pas parlé. » Denzinger-Lîannwart, 1171 (io38).

Comment un enfant, qui croit, sur la parole de sa mère, en Dieu et en Jésus-Christ son Fils unique ; comment un ignorant, qui s’en rapporte à son curé, ou un païen, qui écoule le missionnaire catholique, peut avoir cette certilude préalable, c’est une intéressante question de psychologie, à la fois naturelle et surnaturelle, qui a depuis longtemps attiré l’at67

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tention des théologiens. S’ils dispiUent sur quelques détails accessoires, ils sont d’accord sur les points essentiels. Ils font appel à la grâce pour expliquer cette certitude, c’est vrai ; mais cet appel même, ou n’est pas nécessaire pour entendre que, dans les conditions concrètes où se trouvent l’enfant, l’ignorant, le païen, il est, pour eux, raisonnable de croire ; ou, si l’on veut qu’il soit nécessaire, il juslilie sullisamnient, aux| yeux mêmes de la raison, l’assentiment de foi.

On dira que, dans les mêmes conditions, l’enfant devra croire sa mère hérétique, musulmane, païenne ; et l’ignorant, son ministre ou son gourou. Si les conditions étaient exactement les mêmes (conditions particulières et conditions générales, circonstances extérieures et secours de grâce), l’enfant et l’ignorant feraient alors des actes de foi, et ces actes seraient prudents, raisonnables, assentiments vrais. Si elles ne le sont pas, ils ne font pas des actes de foi surnaturelle, et notre foi n’est pas en jeu.

En autres termes, la grâce intervient dans un cas, soit pour faire mieux voir les raisons de croire, soit pour les présenter à l’esprit ; dans l’autre, elle n’intervient pas. Si bien que des actes commencés dans des conditions identiques, du moins en apparence, se continuent et s’achèvent dans des conditions toutes différentes, suivant qu’on propose à l’enfant et à l’ignorant l’erreur ou la vérité. La certitude de foi, ne l’oublions jamais, n’est pas une consi’quence de la certitude de crédibilité ; il faut que l’acte de foi soit raisonnable — et il l’est toujours — mais ce n’est pas un acte de raison ni de science : son objet propre est le mystère, inaccessible à la science ; son motif propre, l’autorité du Dieu infaillible ; sa certitude, une certitude proportionnée à la dignité inlinie de l’infaillible vérité ; son caractère psychologique, d’être une adhésion de l’esprit sous l’empire de la grâce et de la volonté.

2. Psychologie de la foi ; l’assentiment non prop rtionné aux motifs de crédibilité ni aux vues intellectuelles. — L’objection rationaliste peut sembler résolue. Elle l’est, en cit’ct, à regarder les choses du point de vue de la foi et des raisons de croire. Mais une <lilliculté reste, liée à la psjchologie de la foi, dilliculté qui tient surtout à une propriété spéciale de la foi, telle que l’entend l’Eglise elle-même. La voici. Tout en maintenant que notre foi est souverainement raisonnable, puisque nous avonsles meilleures raisons de croire, nous n’admettons pas cependant que notre foi soit le fruit des motifs de crédibilité, qu’elle soit donnée en vertu de ces motifs et à leur mesure, en vertu et dans sx mesure de la i)orcei>lion que nous en avons. Elle n’a rien de la conclusion d’un syllogisme comme serait celui-ci : « Il faut croire ce que Dieu dit. Or Dieu a dit qu’il est un en trois personnes. Donc il faut croire que Dieu est un en trois jiersonnes. » Cette conclusion est loin dctre identi que à l’acte de foi au mystère de la sainte Trinité. Et si l’on pousse l’argument, eu disant que s’il faut le croire, il faut que cela soit vrai, nous nions que cette nouvelle conclusion soit un acte de foi. Voir qu’une chose est vraie, ce n’est pas encore y croire ; ou, si vous voulez que ce soit y croire en quelque façon, c’est y croire d’une foi scienlilique et critique, qui, en dernière analyse, se ramène à la science ; ce n’est pas y croire de la foi d’autorité, qui seule est la vraie foi calliolique. Celle-ci n’est pas, comme l’autre, en rai)port direct aec la valeur du témoignage strictement contrôlée, et où la dignité du témoin n’intervient ([ue dans la mesure oii elle fait appoint à la valeur du léuioignage, où elle y influe comme élément d’appréciation, conmie c’est le

cas dans la critique historique ; elle est en rapport direct avec la dignité personnelle du témoin ; si elle regarde aussi la valeur du témoignage, c’est en tant que cette valeur ressort de la dignité du témoin. La foi chrétienne est avant tout un hommage à Dieu, obsequium : ce n’est pas, avant tout, un acte de saine critique, une juste reconnaissance de la valeur du témoignage divin, regardé comme en lui-même, et contrôlé sans égard à la personne qui parle.

Il est vrai, en Dieu, l’autorité du témoignage ne fait qu’un avec la dignité de la personne, puisque Dieu est, par essence, la Vérité même, et que le témoignage de la Vérité est nécessairement un témoignage vrai et véridique. Mais il reste que l’assentiment de foi proprement dite n’est ni commandé directement par la vue du vrai, ni mesuré à la perception que nous avons des motifs de crédibilité. Ceux-ci éclairent l’esprit en lui montrant qu’il est raisonnable de croire, que c’est un devoir dans la circonstance. L’esprit présente à la volonté le bien qu’il y a dans l’acte de foi, et la volonté, inclinée par la grâce à croire (plus credulitatis o//ec7((s), incline à son tour l’esprit â l’assentiment de foi. Celui-ci est donc donné sous la motion de lu volonté, mue elle-même par la grâce : c’est un actus imperuius : il est dès lors conditionné par la grâce et la volonté autant ou plus que parlintelligcnce, au moins pour ce qui regarde la fermeté de l’adhésion ; il est, suivant l’expression de saint TuoMAS, inspirée de saint Paul, captif d’une l)uissance étrangère, il n’y a pas son déterminant propre, l’évidence delà vérité, tenetur termmis atie ; / ; s’, et non propriis. Q. disp. de Veritale, q. 14, a. I.

Pour tel ou tel détail de cet exposé, quelques théologiens parlent peut-être autrement, s’expriment en termes plus intellectualistes ; mais pour le fond des choses, c’est bien là la notion catholique de la foi. Car toute théorie de l’acte de foi, même la plus intellectualiste, doit admettre que l’assentiment de foi est libre, et que cependant il prétend à une certitude, à une fermeté, que n’a pas l’adhésion intellectuelle la plus évidente : et c’est la condition même de cet acte, puisqu’il doit être proportionné à la dignité de la vérité ])remière, qui exige une adhésion souveraine, la plus ferme qui [misse être.

Maisc’est précisément ce qui fait dilliculté. Et même la dilliculté est double ; du moins elle se présente sous un double aspect. Tout d’abord nous sommes en pleine hétéronomie ; et si le mot ne l’ait pas peur, la ciiose ici paraît intolérable. N’est-il pas contre la nature même de res]iril d’adhérer sans voir, et, si l’on ])rétend qu’il y a une certaine vision, toujours est-il qu’on lui demande d’adhérer plus qu’il ne voit. L’acte de foi, ainsi fait, qu’est-il qu’un oui extorqué, un mensonge ? Adhérer fermement, c’est, pour l’esprit, dire : Je vois. Ici, on le fait adhérer sans voir ou plus qu’il ne voit.

lté|)oudre qiu’l’objection vaut contre telle explication de la foi, mais que cette explication n’est pas la seule, ce n’est que reculer la diflicullé. Telle est l’objection.

Quand même ces difRcultés seraient spécieuses, elles ne sauraient valoir contre les faits. Or les. faits sont là, et indéniables. Nous faisons l’acte de foi, nous le faisons sans violence, et nous sentons parfaitenu^nt, nous avons conscience que cet acte, fait comme nous le faisons, est parfaitement raisonnable, parfaitement naturel, en ce sens qu’il est, qu)iqtie surnaturel, en parfaite harmonie avec les légitimes exigences de notre nature raisonnable et les conditions normales de notre action, llref, l’acte de foi surnaturelle est analogm-, psychologiquement, à l’acte de foi naturelle, lequel est, de l’aveu de tous, suivant le jeu normal de nos facultés.

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Mais nous pouvons donner à l’objection une réponse plus précise el ])lus directe.

On a tout dit et répondu à tout quand on a l’ait comprendre que l’acte de foi est l’adhésion à la vérité divinement révélée, sur l’autorité inlinie du Dieu de vérité, et que cette adliésion est donnée sous l’influence de la ffràcc, non pas à la mesure des raisons de croire, qui ne sont que des préaml)ules de la loi, mais suivant la dignité infinie de Dieu auquel on croit, laquelle dignité infinie ou autorité iiilaillilile de Dieu est l’oljjet formel de la foi, comuie disent les tliéologiens. et en détermine la nature, l’espèce, le caractère. Que l’on nie, si l’on veut, que Dieu ait parlé pour se révéler à nous et nous montrons par les motifs de crédibilité qu’il est déraisonnable de le nier — mais si Dieu a parlé, qui ne voit qu’il est souverainement noble et raisonnalile de croire, et de croire comme nous le faisons ?

A celle réponse nous pouvons joindre quelques explications sur la psychologie de la toi, pour en faire entrevoir quelque peu le mécanisme, délicat et complexe à l’analyse autant que simple et facile dans le jeu de notre action vitale ; mais ces explications ne sont pas nécessaires pour le justifier : elles sont plutôt pour édifier ceux qui croient que pour réduire ceux qui ne croient pas.

Tout d’abord, il faut tenir compte de la grâce. Et ceux-là mêmes qui ne croient pas à la grâce n’ont pas le droit d’attaquer notre ex|ilicalion, en dehors de cette hypothèse, tant qu’ils n’auront pas prouvé que l’hypotlièse est inadmissible. Sans violenter la nature, la grâce l’élève. Quoi d’étonnant si, soulevé par la grâce, l’esprit peut adhérer à la vérité divine plus suavement et plus fortement qu’il ne le ferait, laissé à lui-même ? Ensuite, n’oublions jamais le rôle essentiel de la volonté dans l’acte de foi : c’est un assentiment de l’esprit, mais de l’esprit mû par la volonté ; le mode d’opérer y est plutôt, comme le remarque finement saint Thomas, celui de la volonté que celui de l’intelligence. Or tandis que l’intelligence voit les choses telles qu’elles sont dans l’esprit — et elles y sont suivant la manière d’être de l’esprit — la volonté va vers les choses telles qu’elles -ont en elles-mêmes, et monte, pour ainsi dire, àleur liauteur. Sous la motion de la volonté, l’esprit peut croire dans la mesure où (7 est biiii de croire, et non sciilcnient dans la mesure où il i’uit qu’il faut croire ; (Ml- si les motifs de crédibilité sont affaire d’intelligence, le bien de croire est affaire de volonté, el ce bien se présenteà lavolonlé dans l’acte defoi, comme un bien surnaturel, un bien d’ordre divin. L’adhésion de foi sera donc, de ce chef, proportionnée à l’élan de la volonté vers le bien divin, non à la vue purement intellectuelle des raisons de croire.

Mais si le bien de croire était seulement affaire de volonté, l’adhésion de l’esprit à l’objet de foi serait toute du dehors, et, si je puis dire, toute d’héléronomie, au moins sous l’aspect où nous considérons maintenant l’acte de foi. Il n’en est pas ainsi. De même qu’il y a un bien de la volonté, qui est le bien comme tel, il y a aussi, comme dit saint Thomas, un bien de l’esprit, qui est le vrai. Or, dans l’adhésion de foi, il y a union à la vérité, non par perception direcle, mais par union avec celui qui sait et qui voit — et cela aussi est une certaine possession de la vérité, un mode vrai de connaissance, suivant le mot de saint Augiistin : .oii part’a pars srieiitiiie est scieiili coiijungi. Et comme la vérité que nous])ossédons [lar la foi est une "vérité d’ordre divin, comme la foi nous fait participer en quelque sorte à l’infinie connaissance que Dieu a de lui-même, qui ne voit que l’esprit, tout en n’étant pas satisfait par la connaissance de pure foi,

el en désirant la vision, trouve dans la foi son bien propre, et parce que la foi est une certaine connaissance, quoique fort inqiarfaile en tant que connaissance, et parce que la foi est une préparation à la vision, une entrée dans la voie qui aboutit à la vision. Sans compter que tout n’est i)as obscurité dans la foi. Nous ne voyons pas ce que nous croyons ; mais il y a dans la foi même, selon le mot de saint Paul, une sorte de vision, vision bien inqiarfaite, toute conceptuelle et de concept non médiat ni direct : Videmus nunc per spéculum in aenij^mate ; mais ce que Dieu nous a dit de lui-même, avec ce que nous en savons parle spectacle des créatures. suflil à ravirl’esprit qui veut s’en occuper, et à lui donner, dés l’obscurité d’ici-bas, des lueurs d’éternité bien plus belles que les clartés de la science humaine, de la science du créé.

D’ailleurs la foi elle-même n’est pas foule oljscure. Nous avons vu et nous voyons qu’il faut croire — et cette lumière delà crédibilité, loin de s’éteindre dans la foi, y devient d’autantplus vive et plus pure qu’on croit davantage et de toute son àme. L’objet à croire reste voilé danslaparole divine ; maislaparole divine le présente à l’esprit. L’autorité divine elle-même, présentée à l’esprit par les motifs de crédibilité, est là, dans la nuée lumineuse, et c’est, pour ainsi dire, de la bouche même de Dieu que je reçois la vérité à laquelle j’adhère.

Pour être moins instinctif, l’acte de foi sur la parole de Dieu, n’est pas, tout surnaturel qu’il est, moins naturel et moins rationnel que l’acte de foi sur la parole (l’une personne que l’on aime et en qui l’on a. toute confiance.

La foi d’hommage, telle qu’est notre foi catholique, est le type idéal de la foi comme telle ; et nul doute que rien n’est plus raisonnable, quand celui à qui l’on croit est la vérité même.

L’analyse de cet acte a ses difficultés. Mais quel acte vital n’est difiicile à analyser’.' Pour biencon> prendre notre acte de foi, n’oublions pas, tout en distinguant avec soin les jugements de crédibilité d’avecle jugement defoi, que, dans l’acte même de foi, ces jugements ne se distinguent jdus que virtuellement du jugement de foi, et que grâce à eux, le jugement de foi se justifie aux yeux mêmes de la raison ; n’oublions pas, tout en distinguant les rôles respectifs de l’intelligence et de la volonté dans cel acte conii)lexe, et nous rappelant que l’intelligence n’y agit que sous la motion de la volonté, que c’est l’homme qui croit par le concours harmonieux de son intelligence et de sa volonté ; n’oublions pas, en conséquence, que les raisons intellectuelles de croire ne sont pas, tant s’en faut, toutes les causes qui interviennent dans l’acte de foi, et que le bien de croire, tant pour l’intelligence que ])Our la volonté, tient une grande place parmi ces causes ; que l’acte de foi enfin inq)lique, suivant la formule de saint Thomas, que la foi a Dieu pour objet principal (credere Deutn), Dieu pour cause formelle (credere Deo), Dieu pour cause finale et intentionnelle (credere in Deuni), el que, de quelque côté qu’on le regarde, il apparaît comme souverailu ^ment raisonnable, comme souverainement moral, glorieux, désirable. Il nous nul en lommunicalion avec la vérité suprême, avec le bien suprême de l’intelligence et de la volonté. Il ne faut pas le confondre avec un acte de science proprement dite, ni vouloir l’y ramener ; c’est un acte sui), ’eneris : tout en étant un mode de connaître, il ne saurait se résoudre en vue évidente de l’objet : suivant le mot de saint Thomas, l’autorité infaillible de Dieu, qui est son objet formel, lui tient lieu d’évidence. Par là aussi, tout s’y fait dans la vérité ; car il est l’adhé71

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sion à la vérité incréée, la participation à la connaissance que Dieu a de lui-même.

Toutes les objections soulevées par une ps^cliologie partielle et fra<jinentaire tombent devant l’explication intégrale de cet acte dans sa complexité d’acte humain et d’acte surnaturel, où l’iiomme tout entier intervient, comme l’homme tout entier y est intéressé ; et non seulement l’homme, mais Dieu, qui veut bien dire à l’homme le secret de sa vie intime, à laquelle il daigne admettre sa créature.

3. L’objet de la fol, la croyance au mystère, à l’incompréhensible. — Une des grosses ditlicultés de la foi tient à ce que l’on nous demande de croire au mystère, à des choses qui dépassent notre intelligence, disons plus, qui la déconcertent : un Dieu en trois personnes, un Dieu fait homme, la naissance virginale, l’Eucharistie, etc.

A cet égard, quelques explications sont nécessaires, pour préciser l’état même de la question et bien marquer le point de la difficulté.

Quand on compare les anciens apologistes avec les modernes, on est frappé d’une dilTérence notable entre leur point de vue, leurs procédés, et notre point de vue actuel, nos procédés à nous. Eux insistaient avant tout sur la nécessité de croire, sur la soumission préalable de l’esprit. Pour y incliner l’àme, ils montraient que partout il faut commencer par croire sans tant raisonner ; la science, l’intelligence des choses viendra ensuite ; mais il faut se faire disciple pour apprendre, et l’on ne sait que si l’on a d’abord appris. Ils étaient amenés par là même à promettre en conséquence la science des mystères qu’on aurait d’abord admis sans raisonner, la vraie gnose. Et en attendant cette philosophie clirétienne, ils ouvraient déjà, à ceux qu’ils voulaient réfuter ou convertir, des jours sur les convenances de nos mystères, leurs analogies avec les données de la philosophie antique, leurs harmonies avec la nature..Ainsi procèdent, pour ne nommer que ceux-là, Justi.v, Origènb, Augustin, chacun d’eux avec des différences considérables dans le détail, mais aussi avec une remarquable unité dans l’ensemble du mouvement. Saint Thom.vs lui-même ne fera pas autrement. La Somme contre les Gentils est avant tout une sorte d’harmonisation entre les vérités de la foi et les exigences de la raison, ou, quand il s’agit des mystères proprement dits, une réfutation des objections de la raison et un traité des harmonies ou des convenances. Non pas que saint Tliomas oublie nos raisons de croire, les titres de créance de notre religion : on se rappelle le brillant et vigoureux chapitre du Contra Gentes, I, 8, où il établit que nous ne croyons pas à la légère, comme s’il s’agissait de doctes fables. Non pas qu’il prétende démontrer la véritéde nos mystères : nuln’a mieux prouvé qu’ils sont inaccessibles. Et il faut dire la même chose — proportions gardées et la part faite, chez saint Justin notamment, à certaines confusions au moins apparentes entre les vérités naturelles et les vérités surnaturelles — des anciens apologistes. Ce qu’ils voient d’abord, c’est l’objet de la foi ; les motifs de crédibilité n’apparaissent qu’au second plan. C’est qu’ils rencontraient chez leurs adversaires, au moins chez les philosophes, ce double grief contre laprédication chrétienne : elle demande avant tout, sans examen du mystère en lui-même, la foi à ses doctrines ; ces doctrines, par ailleurs, déconcertent la raison humaine, et sont un scandale pour elle ou une folie : un Dieu fait homme, un Dieu crucifié ! C’est donc sur ce double point que devait porter d’abord l’effort de la défense. De nos jours, les apologistes insistent principalement sur les raisons

de croire ; l’objet à croire reste au second plan. Ce qu’ils veulent montrer avant tout, c’est qu’il est raisonnable de croire, et, s’il y a dans la foi une sorte d’abdication de la raison humaine devant la raison divine, que cette abdication, d’ailleurs plus apparente que réelle, est elle-même une démarche de la raison, ou du moins une démarche suivant la raison. Après cela, pensent-ils, peu importe, après tout, ce qu’on nous donne à croire ; si c’est Dieu qui parle, il n’y a pas à comprendre ni même à examiner.

Cette attitude s’explique sans peine, et se justifie d’elle-même. Il ne faut pas se figurer cependant que, même de nos jours, l’objet de foi importe peu et qu’il soit comme indifférent à l’apologétique. L’expérience montre que, maintenant encore, quand le doute cherche, pour ainsi dire, à s’insinuer dans l’àuie, c’est sur l’étrangeté de l’assertion de foi qu’il s’appuie d’abord : un Dieu petite hostie ! un Dieu enfant ! trois en un, et un en trois ! Par là, le doute s’insinue et s’étend vite à la réalité de l’affirmation divine : cela peut-il être vrai ? Dieu a-t-il pu dire cela ?

Il y a là une lumière pour l’apologétique qui veut être efficace et pratique. Elle doit montrer qu’il faut croire cela, paræ que Dieu l’a dit ; mais elle ne doit pas oublier aussi que, si la chose paraît incroyable, on n’examinera pas sans préjugé si Dieu l’a dite (On iieut voir une note sur ce point dans La foi el l’acte de foi, 2’partie, c, iv, p. 124-125). Mais ce n’est pas la question apologétique qui doit ici nous préoccuper ; c’est celle de la foi. Or, de nos jours encore, l’objet de notre foi, le mystère, est un des chefs d’argumentation du rationalisme contre la doctrine catholique de la foi. Si les mystères ne faisaient que dépasser notre raison, on nous dit que nous aurions cause gagnée ; mais ils la déconcertent : ils ont l’air de la contredire, on nous dit qu’ils la contredisent.

Ils ont l’air de la contredire, c’est vrai. Mais je dirais volontiers que cela doit être et que c’est tant mieux. Ne convient-il pas que les richesses du monde divin dépassent la mesure de nos conceptions terrestres et bornées ? Rien ne nous donne une plus grande idée de Dieu que de sentir qu’il est incompréhensible. En méiue temps, rien ne stimule tant notre faible raison que les apparentes antinomies d’une vérité avec l’autre. Ne sont-ce pas des dérogations apparentes aux lois générales, qui souvent mettent sur la voie d’une découverte nouvelle ?

On prétend qu’ils la contredisent. Mais on en est encore à le montrer. Tous les efforts en ce sens ont été vains, et il est aisé de voir qu’on n’attaque jamais notre dogme qu’en le déformant. C’est le cas, par exemple, pour la doctrine du péché originel. (Voir Xature et surnaturel, 4 édition, 191 1, p. 234 el suivantes. ) C’est le cas pour la Trinité, pour l’inerrance biblique, etc. M. Daulnv, dans son livre récent de L’Ignorance religieuse, Paris, 191 1, nous rappelle les méprises de Paul Janet dans son attaque contre nuire doctrine du péché originel (Voir chapitre 11, M. Paul Janet et le péclié originel ; ibid., c. iii, iv, v, VIII, nombreux cas analogues.)

Loin d’être une objection contre nos dogmes, la transcendance des objets de notre foi devient plutôt une présomption en faveur de la foi, quand on comprend que cette transcendaneen’est jamais en contradiction avec la raison, et qu’elle a, au contraire, d’admirables harmonies el convenances avec la nature et les vérités naturelles.

Il ne faut pas croire, en effet, que les vérités révélées soient sans influence sur la vie chrétienne. Les paroles de Jésus sont esprit et vie, en même temps que vérité ; la foi des plus humbles goûte ces profonds 73

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mystères, elle s’en nourrit : les personnes divines, le Verbe incarné deviennent, pour ainsi dire, des liôles el des amis pour l’àiue pieuse ; et pendant que notre foi voit, en quelque sorte, l’invisible, notre esiu-rance y tend, notre amour l’embrasse. Combien d’incrojants frappés des beautés de notre foi, des solutions qu’elle donne à tous les problèmes vitaux, de ses fruits merveilleux dans l’âme ont exprimé le reiîret de ne pas les croire ! Qu’on se rappelle Jouffroy, Musset, Maxime du Camp, Sully Prudliomme.

4. La nécessité de la foi et sa possil/ilité ; les i’érilés nécessaires, — La doctrine catholique sur la nécessité de la foi pour être sauvé a particulièrement le don d’exaspérer les incrédules. On dit que nous damnons ceux qui ne pensent pas comme nous, et, sous prétexte que nous sommes intolérants, on s’excuse (le l’être à notre égard. On dit que nous demandons l’impossible, en exigeant la foi de qui ne peut avoir la foi. On applique la chose aux intidèles, qui n’ont jamais rien appris de nos dogmes ; on l’applique aux incrédules, dont plusieurs disent que la foi leur est impossible. — Beaucoup des questions soulevées à ce propos sont ou seront résolues dans d’autres articles (Voir Eglise, Salut [des infidèles]. Grâce, etc.). Ici quelques explications suffiront.

C’est une maxime de la théologie catholique, que nul n’est damné sans sa faute, et que Dieu donne à tous les adultes — j’entends par là ceux qui ont la conscience morale assez développée pour cire responsables de leurs actes devant Dieu — les grâces nécessaires pour se sauver et pour arriver à la connaissance de la vérité. Tout adulte peut donc, s’il correspond aux avances divines, arriver â la foi nécessaire au salut ; s’il n’y arrive pas, il ne peut s en prendre qu’à lui.

Ce nécessaire se réduit à peu de chose. Généralement on en voit la formule dans le mot de l’épître aux Hébreux, xi, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu ; car il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent. » Il ne s’agit pas ici d’une connaissance purement naturelle et philosophique de Dieu et de sa Providence. On s’accorde à reconnaître qu’il y faut la foi, au sens thcologique du mot, laquelle implique la croyance à une révélation ; cette foi doit s’étendre au moins à une Providence spéciale de Dieu sur l’homme — Providence que nous appelons la Providence surnaturelle, — il faut croire que Dieu est intervenu et intervient dans notre vie pour aider notre misère, pour nous conduire par des moyens à lui vers une destinée où nous ne saurions prétendre ni atteindre par nos propres forces. La connaissance explicite n’est requise, suivant l’opinion maintenant commune, ni pour la Trinité, ni pour l’Incarnation et la Rédemption, ni pour le péché originel, ni, à plus forte raison, pour aucune autre vérité surnaturelle.

Ce nécessaire, nous disons qu’il est à la portée de tous. Comment, je n’ai pas à l’expliquer ici. Nous disons que Dieu y pourvoit, soit par les moyens ordinaires, soit, au besoin, par miracle. Qui dira que Dieu ne peut pas, par exemple, se révéler dans l’intime, sans que personne en sache rien, à l’âme de bonne volonté ? Il n’est même pas nécessaire que l’âme prenne une conscience nette de cette révélation et de l’adhésion qu’elle y donne : elle a une certaine conscience de sa pensée et de son acte, et cela peut >n(rire.

Que ceux-là nient cette action intime de Dieu dans les âmes, qui n’admettent pas la Providence : cela les regarde. Mais qu’ils nous disent en quoi la doctrine catholique de la foi nécessaire est inadmissible.

On voit aussi que nous nous gardons de « damner

ceux qui ne pensent pas comme nous ». Nous tenons ce que Dieu a révélé, le principe de la nécessité de la foi. Mais nous ne jugeons pas des cas particuliers : nous savons que Dieu seul sait le secret des cœurs et le secret de son action mystérieuse dans les âmes.

Même ]iour ceux qui ont, comme on dit, u perdu la foi », nous ne jugeons pas. Nous savons, d’après la doctrine conmiune, que nul ne perd la foi, au sens propre du mot, sans une faute contre la foi. Nous tenons, avec le concile du Vatican, que « ceux qui ont reçu la foi sous le njagistère de l’Eglise, ne peuvent jamais avoir de juste cause de changer de foi ou de révoquer leur foi en doute » ; mais nous entendons ces paroles au sens olijectif, non au sens subjectif : en principe, il n’y a pas de raisons valables ; si quelqu’un, dans des conditions spéciales et anormales, peut croire de bonne foi qu’il a des raisons valables, c’est un point que l’Eglise n’a pas voulu trancher. Ici encore, nous laissons Dieu juger des consciences.

Bibliographie. — On’connaît le Discoitis de Leibniz sur la Ccrifoiniité de la laison avec la fui, préface aux Essais de théodicée. — Outre les traités de théologie et les éludes de Vacant et de Grandehatii, citées plus haut, on peut signaler, comme donnant une attention spéciale aux questions traitées ici, ou du moins à quelques-unes : J. V. Bainvel, La foi et l’acte de foi, nouvelle édition, Paris, 1908 ; A. Gabdeil, L.a crédibilité et Vapulo « élique, Paris, 1908 ; du même, article Crédibilité, dans le Dictionnaire de théologie catholique : Schvvalm, L’acte de foi est-il raisonnable P Paris, 191 1 (Collection 5c. et P., n. P91). Sur la nature et les conditions de certitude rationnelle du fait de la révélation, il y a eu et il y a encore des discussions entre catholiques ; récemment entre les Pères Gardeii, , IUgueny, Lacae, dans la lictue thomiste (1910) ; enlre MM. Gabdeil et B.iNVEL, daTisa. Iie lie pratique d’apologétique, 1908. Ce sont là discussions lechniques, qui regardent la science de la foi plus que l’apologétique, bien que celle-ci ne puisse s’en désintéresser. On peut dire la même chose des discussions entre théologiens sur la psychologie de la foi et l’analyse de l’acte de foi. Cf. E. Baldin, L.a philosophie de la foi chez Neitman (Extrait de la Heiue de philosophie, 1906). — F. M. J. C.TBEniNET, Le râle de la volonté dans l’acte de foi (thèse de doctorat présentée à la faculté de théologie de Lyon), Langres (chez l’auteur), 1908. — A. de Poi’LI’iquet, Volonté et foi, dans Lievue des sciences philosophiques et tliéologiques, juillet 1910, t. IV, p. /|38 479- — T. RiciiABD, Des causes de l’assentiment dans la croyance et dans l’opinion, dans Bévue thomiste, sept.-oct. 1910. — A. Farges, De la connaissance et de la croyance, Paris, 1907. — J. Lbbreton, articles cités au§IV. — P. Rocsselot, Les yeux de la foi, dans Recherches de science religieuse, maijuin, sept. oct. 1910, t. I, p. 241-260, l{ ! |l^-l|^]b. — E. P0BTALIÉ, L.’explication morale des dogmes dans Etudes, 20 juillet et 5 août 1906, surtout le 5 août, t. CIV, p. 318-342. Chr. Pesch, Glaubenspflicht und Glauhensschu ierigkeiten, Fribourgen-Brisgau, 1908 (Theologische Zeitfragen, fiinfte Folge). — R. M. Martin, De necessiiate credendi et credendorum (thèse de théologie), Louvain, igo6.

— Abbé Claraz. /.e moyen de croire. Paris, 1908.

— Sur le problème de l’incrédulité el de la perte de la foi. quelques réflexions dans J. V. Bainvel, L.e problème apologétique, dans Bévue de l’Institut catholique, mai igoS, t. X, p. 233. — Cf..alure et surnaturel, e. x, § 5. — Sur le problème du salut 75

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des païens, L. Capéran, Le prohlhne du salut des infidèles, Paris, 1912.

B. La critique de Sully Prudhomme. —

Parmi les ineroyanls qui se sont occupes du problème de noire foi, Sllly Prudhomme mérite une attention spétiale. Il a cherché sérieusement, il a même lu quelques écrits catholiques ; par ses études sur Pascal, il a été amené à étuilier les principaux problèmes qui touchent l’apologétique de la foi, et il a conclu contre le bien-fondé de la doctrine catholique. .., et il semble avoir conclu avec regret, car il avait gardé des attraitset des sympathies pour lafoi de son enfance. Il a dit ses raisons dans sonlivre sur La vraie religion selaii Pascal, Paris, igoS, et de grands esprits comme.M. Poincaré, qui en parlait naguère à l’Institut, les ont regardées comme décisives, au point que, selon M. Poincark, il est acquis désormais que notre foi, en nous donnant à croire les mystères chrétiens, nous oblige à croire des eontradictifins. Il paraît donc utile et intéressant de suivre Sully Prudhomme dans sa critique. L’apologétique de la foi n’a guère rencontré d’adversaire plus sérieux.

Onpeut rameneràdeuxquestionsles points examinés par Sully, celle des raisons de croire et celle de la foi aux mystères chrétiens. Nous commencerons par la seconde, bien que le contraire puisse sembler plus logique au premier abord. C’est que Sully Prud’homme a été frappé surtout par les contradictions qu’il a cru voir dans les énoncés mêmes de nos mystères, et que l’examen des raisons de croire est superflu si ce qu’on nous propose à croire est absurde.

I. La foi aux mystères chrétiens. — « Nous n’avons pu, écrit Sully Prudhomme dans YAvant-Propos de son livre, page ix, dissimuler certains paralogismes qui nous ont paru inhérents au dogme même, et que Pascal était obligé d’admettre à moins de renoncer à sa foi. » Il a consacré à la question le chapitre m de la quatrième partie, page 322-326, et tout un Appendice, page 391-414. Dans le chapitre, il expose fort bien le problème, et il pose en thèse que la « définition orthodoxe du mystère… qui est d’accord avec l’idée que se fait Pascal du mystère, ne s’accorde pas avec la formule dogmatique de chaque mystère, laquelle n’énonce réellement pas un fait inexplicable, maisesl contradictoire ». Titre du chapitre, page 822. Dans V Appendice, il s’efforce de prouver sa thèse en faisant la « critique des formules dogmatiques par les règles de Pascal pour les déûnitions ». Titre de V Appendice, page 391.

On ne saurait mieux faire, semblc-t-il, que de suivre pas à pas l’argumentation. La question est traitée ex professa : l’auteur y a beaucoup réfléchi, il procède avec un sérieux et une rigueur de méthode, avec un souci d’exactitude, qu’on ne rencontre guère parmi ceux qui attaquent nos dogmes. Lui-même nous y engage, en écrivant, à la fin de son Avant-Propos, page X : « Plus encore que nous ne craindrions le désaveu de Pascal, s’il pouvait nous lire, nous redouions le dédain des théologiens ; ils ont le droit de nous demander de quoi nous nous mêlons. » Nous ne lui deruanderons pas de quoi il se mêle, ce qui ne serait pas une réponse ; mais nous verrons, en le suivant de près, que le paralogisme n’est pas du coté de Pascal, mais du sien. Pascal, fait remarquer Sully Prudhomme, en faisant profession de croire aux mystères, bien qu’ils fussent « incompréhensibles », entendait parler de leur transcendance par rapport à la raison humaine, et telle est, en efl’et, la notion orthodoxe du mystère celle que donne, par exemple, le catéchisme du diocèse de Paris : « Un mystère est une vérité révélée de Dieu, que nous devons croire.

quoique nous ne puissions pas la comprendre, i^ Mais, reprend Sully Prudhomme, « si l’on examine de près la formule dogmatique de chacun des mystères, on s’aperçoit qu’elle ne répond pas à leur définition générale relatée plus haut. On découvre que la formule de chacun d’eux est incompréhensible, non point parce qu’elle signifie une chose inexplicable à l’esprit humain, mais parce que, en réalité, elle ne lui donne rien à expliquer. Elle est, en effet, contradictoire, ce ([ui la dépcuiille de tout sens. Il n’est pas vraisemblable que Pascal attache sa foi à une simple suite de sons, et c’est ce qu’il fait néanmoins. Si audacieuse que paraisse une telle imputation, il sullira, pour la justifier, de l’appuyer sur les moyens de contrôle fournis par Pascal lui-même, c’est-à-dire d’appliquer à la formule dogmatique de chaque mystère les règles qu’il a établies dans son opuscule intitulé De l’esprit géométrique, mais qu’il y déclare n’être pas spéciales à la géométrie, et où il entoure de précautions minutieuses l’usage des mots pour assurer le respect de la convention qui leur prête un sens déterminé. » La vraie religion selon Pascal, IV partie, c. iii, p. 222-226. Sully Prudhomme a « essaye cette critique », en l’appliquant à la formule de nos principaux mystères. Nous n’avons pas à défendre ici chacun de nos dogmes. Mais il faut voir au moins, sur quelques exemples, comment l’auteur croit démontrer sa thèse, pour savoir à quoi se réduit l’objection, ci L’Eglise seule, dit-il avec justesse (et plut à Dieu que tout le monde l’entendu ainsi), a qualité pour définir les dogmes chrétiens ; nous en acceptons les formules telles que nous les trouvons dans les ouvrages autorisés par son approbation. » (Livre cité. Appendice, p. 392.) Il prend donc la définition du mystère de la Trinité, telle cjue la donne le catéchisme du diocèse de Paris. « Cette formule, ajoute-t-il, s’adressant à notre créance, nous sommes en droit de demander qu’elle ait un sens quelconque. » Nous sommes d’accord sur ce point. Ce qui suit est aussi très juste. Il Assurément ; il ne s’agit pas pour nous de pouvoir expliquer le fait énoncé ; car s’il nous était explicable, il ne serait plus mystérieux ; il s’agit simplement d’examiner si la formule propose réellement quelque chose à notre créance. Pour qu’elle le fasse, il faut que chacun des mots qui la composent soit attaché à un objet plus ou moins défini, réel ou imaginaire, mais, dans tous les cas, assez nettement indiqué pour ne pouvoir être confondu avec nul autre. » Lhid., p. 3g3. Reste à faire l’application. En définissant le mot personne et substituant mentalement, suivant le conseil de Pascal, « la définition au défini », nous arrivons à ceci : Dire qu’il y a trois personnes en Dieu, c’est dire qu’il y a en Dieu trois individualités distinctes. D’autre part, cependant la formule du mystère déclare qu’il n’y en a qu’une, celle de Dieu même : le Père est Dieu ; le Fils également ; le Saint-Esprit également ; les trois personnes divines ne sont qu’un seul et même être individuel. 1) Le critique ou bien confond à tort 1 être individuel » avec « imlividualité », ou bien il nous prête ; ’i tort la formule qu’en Dieu il y a a trois individualités 1) et un seul « être individuel ». Les mots a individualité » et « être individuel », qu’il substitue à nos formules, sont ambigus. Dieu est nn être individuel, si par là on entend nature distincte de tout ce qui n’est pas elle ; mais la question reste si cette nature subsiste en une personne ou en trois, est possédée par un ou par trois : si par être individuel on entend une nature qui ne puisse être possédée que par une personne, ou bien on confond nature el personne, ou bien on fausse le sens du dogme catholique. Bref, c’est le critique qui manque aux prcscrip77

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lions de Pascal. Savail-il que Paul Janet, bien qu’incroyant lui aussi, l’avait réfuté d’avance dans un article de la Revue des Deii.r Miindes^ 1890, t. 11, p. /tog-4>o, et plus cxplicilenient encore dans un article de la lievue pliilusoplii/jue, 18yo, t. I, p. 1-2"), intitulé : Des rapports de ta pliiUisopliie et de la tliéo1(1 !  ; ie, où il montre que « des mystères ne sont pas des non -sens absolus : ce ne sont pas même des propositions absolument contradictoires ; ce sont des propositions ayant un sens, lequel présente une apparence de contradiction ». Où réside, reprend Janet, « le mystère (dans la Trinité) ? Il est dans le dojrmede l’unité de substance coïncidant avec la pluralitédes personnes. Il semble qu’unité de substance etunité de personne soientet ne puissent être qu’une seule et même chose. Cependant c’est là une cioclrine si peu contraire à la raison, qu’on peut même se demandersi elle est supérieure à la raison… En tout cas, ce qu on ne peut contester, c’est que la doctrine trinitaire olTre un sens, et même un sens clair à l’esprit. » Je ne me porte pas jjarant du « sens clair » ciiie Janet voyait à la fornmle du dogme trinitaire ; mais il est sur qu’on n’y voit pas de contradiction. — « Nous comprenons l’idée, dit plus loin Janet : c’est le lien des idées qui nous écUappe. »

Il reste que Sully Prudliomme s’est donné beaucou |i de peine pour rien. Il eut été plus simple en vérité de répéter, après tant d’autres, ou que nous admettons trois dieux, ou que nous avons tort de disliuffuer entre nature et personne. Telle quelle, l’objection prouve une fois de plus que, pour trouver rien qui vaille contre nos dogmes, il faut les défigurer.

L’elTort du critique contre nos autres dogmes n’est pas plus heureux. Un enfant qui sait son catéchisme et i|ui comprendrait le langage de l’attaquant, verrait sans peine que le coup ne porte pas, ni contre la création, ni contre le péché originel, ni contre l’Incarnation, ni contre la Uédeniption, ni contre les sacrements. On s’étonne qu’un homme qui a rélléclii et qui devrait, puisqu’il a été élevé chrétiennement, être instruit de notre religion, se laisse prendre ainsi aux toiles qu’il a tissées lui-même.

Xos dogmes dépassent la raison, mais ils ne la contredisent pas ; ils nous sont inexplicables, au sens de Sully Prudhomme ; ils sont incompréhensibles, au sens de Pascal, mais non à celui de son critique. Il n’est pas plus vrai qu’il n’est vraisemblable que Pascal i( attache sa foi à une simple suite de sons », ni que la formule de nos mystères soit contradictoire et ne nous « donne rien à expliquer ». Sur quoi travaillaient donc Origène et Augustin, saint Anselme et saint Thomas ? Ce n’est pas pour des mots vides que mouraient les martyrs ; ce n’est pas de mots vides que se nourrit notre foi.

C’est peut-être le lieu de relever un mol du philosophe critique, qui lui aussi peut soulever une diffîcullé. On a raconté que, dans les angoisses du doute et dans les souffrances du corps, il disait un jour à ses visiteurs, en leur montrant d’un côté la Somme de saint Thomas et de l’autre VEyuni ; ile : « Comment se fait-il que ceci, rpii est si compliqué, soit sorti de cela qui est si simple ? » On pourrait nier que la Somme soit relativement si compliquée, et VE^’angile , si simple. Mais on conqirend ce que voulait dire le Ipoète philosophe, et quelle impression traduisaient Ises paroles. Pour avoir réponse à sa question, il eût jdû connaître à fond et les sources mêmes de la révéllation et le travail de la pensée chrétienne sur la Idonnée divine. Ces questions ne se résolvent pas au j)ied levé, sans préparation et sans études spéciales. N’est-ce pas, en grande partie, pour avoir voulu résoudre par lui-même, sans guide, sans moyens suffi sants, des questions difficiles et compliquées, pour avoir voulu trancher en maître sans avoir été disciple, que Sully Prudhomme est resté en route ? Lui qui a tant étudié les méthodes et les conditions de la science, que n’a-t-il appliqué, dans le domaine religieux, les principes élémentaires du travail scientifique ? La science est chose sociale. Il faut apprendre pour savoir. Et pour apprendre, il faut s’adresser à ceux qui savent, se mettre à leur école, se laisser guider. C’est en se soumettant d’abord qu’on acquiert le droite une légitime indépendance. Combien de cas send)lables on pourrait citer, et souvent sans les mêmes circonstances atténuantes : « Quoiqu’on n’ait pas l’air de s’en douter, dit finement M. Daiilny, les hommes les plus compétents en théologie, ce sont encore… les théologiens. » L’Ignorance religieuse, page 26.

2. Les raisons de croire. — Comme pour le sens de nos mystères, Sully Prudhomme va nous fournir les objections contre la doctrine catholique des rapports entre la raison et la foi, entre croire et savoir. Dans son livre, il y a un chapitre entier, le iv" de la (luatrième partie, page’in-^-’à'id, sur « la relation de la foi cl de la science n. Sommaire du chapitre, page il-]. Sa doctrine tient en deux thèses. La première I)int paraître, au premier abord, inoffensive, et on la trouve parfois, presque dans les mêmes termes, chez des écrivains catholiques : n Le domaine de la théologie, en tant qu’il est métaphysique, demeure entièrement séparé du domaine de la science. » Sommaire du chapitre, page 827. La seconde précise la première en un sens qui la rend inadmissible au croyant, et la complète de façon à faire derensembleranlithèse de la doctrine catholique sur nos raisons de croire et la foi raisonnable : « Le fondement historique du dogme relève de la foi, au même titre que le dogme même. » Ibid. SullyPrudhomme aconscience de cette opposition, et c’est des paroles de Mgr Gutiilin, où est exposé (en termes qui d’ailleurs laissent à désirer ) le caractère rationnel de la foi chrétienne, qu’il prend occasion de spécifier cequi, selon lui, « distingue des doctrines scientifiques les articles de foi ». Page 828. « Il existe à cet égard, reprend-il, un malentendu qu’il importe au plus haut point de signaler et d’éclaircir ; car c’estsnr ce malentendu que repose la prétention croissante <raccorder la raison et la foi. » Il s’ellorce donc « de mettre au point la question », et pour cela il définit « avec toute la précision Il dont il est capable ce qu’il entend par la science, « d’accord avec les savants, et ce que, d’après ses [)ropres paroles, un théologien autorisé… entend par la foi ». Malgré les elforts méritoires du philosophe, la question n’est pas mise au point ni posée » avec toute la précision » que nous voudrions. C’est surtout aux fondements rationnels de la foi, aux motifs de créance, qne s’en prend Sully Prudhomme. II refuse d’accorder que nos raisons de croire soient

« du ressort de la science ». Voici comment il s’en

explique : « La science ne dénie nullement à la théologie le droit d’user de sa méthode et de ses conquêtes (la méthode et les conquêtes de la science). Elle lui prête volontiers ses procédés de connaissance et ses notions acquises. Par exemple, elle ne voit pas, a priori, d’obstacle à ce que les Livres Saints puissent être reconnus authentiques, c’est-à-dire composés par les hommes à qui on les attribue. » Page 331. On eut pu dire, plus simplement, qu’un théologien peut être, tout aussi bien qu’un autre, quand il s’agit de faits, un homme de bonne méthode, de saine critique. « Mais si, après examen, dans ces livres il se rencontre des assertions contraires aux vérités d’ordre scientifique, ce n’est évidemment plus au nom de la science que ces asser79

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lions pourront être invoquées en témoignage île l’existence et de l’essence de Dieu. >> Eh I qui donc prétendrait le contraire ? Mois voyons où l’auteur veut en venir. « S’agil-il, par exemple, d’un miracle, d’un lait physique contrevenant aux lois de la physique, les savants ne devront l’admettre qu’à la dernière extrémité, s’ils ont pu provoquer ou observer accidentellement un fait semblal)le. » Page 331. Ici, les notions se brouillent. Qu’entend-on au juste par

« lois de la physique », et en quel sens veut-on que

le miracle contrevienne aux lois de la ijhysique ? Un miracle est contre le cours ordinaire des choses ; il impli<iue donc l’inlcrvention d’une force autre que celles qui interviennent d’ordinaire en cas senililablc ; mais cette intervention n’implique pas plus une contravention aux lois de la physique que l’intervention d’une main qui lance une pierre en haut ou qui l’emi)ôche de tomber en la retenant, par exemple, avec un CI invisible. C’est une force d’un autre ordre, c’est vrai, une force d’ordre spirituel ; mais puisque nous admettons des forces psychiques, une influence de l’àme sur le corps, pourquoi n’admettrions-nous pas l’action d’une cause spirituelle sur le monde des corps ? Toute la question, comme le disait fort bien Stuart Mill, et comme le proclamait aussi Huxley, revient à savoir si l’on peut admettre Dieu et les forces spirituelles. Tant qu’on n’aura pas démontré qu’il n’y en a pas, on n’aura pas de raison qui vaille contre le miracle.

La suite aussi a besoin d’explication : « Les savants ne devront l’admettre qu’à la dernière extrémité. » Soit, si par là on veut dire que le fait doit être vérifie avec soin : y a-t-il bien une pierre qui monte ? y at-il bien là une pierre qui ne tombe pas ? A cette vérification, le savant, le spécialiste sera quekfuefois plus apte qu’un profane ; il ne le sera pas tou.jours, pour un fait d’observation vulgaire, oùil sulhtd’avoir des 3’eux ou des oreilles ; qui ne sait les illusions naïves ou les distractions étranges des savants, qui seuls se trompent là où nul n’est dupe ? Mais accordons que le savant soit plus apte qu’un autre à vérifier le fait, et que le fait soit si étrange qu’il ne doive êlre admis « qu’à la dernière extrémité > comme quand il s’agit d’un mort qui revit, d’un aveugle qui voit. On ajoute : « S’ilsontpu provoquer ou observer accidentellement un fait semblable. » La condition n’est pas raisonnable. Le fait miraculeux n’est-il pas, par hypothèse, un fait qu’on ne provoque pas ? L’astronome ne provoque pas une éclipse pour l’étudier : il ne poU que l’attendre, et, s’il a pu la prévoir, se mettre en observation. A Lourdes, où le cas exceptionnel est devenu si fréquent, on a un bureau de constatations, tout prêta contrùlerles faits sur place. Mais pourquoi veut-on qu’un savant ait pu « observer accidentellement un fait semblable » ? De quelle science parle-t-on ? Faut-il’être médecin pour constater qu’un tel était aveugle de naissance ? Faut-il être médecin pour constater qji’un tel voit maintenant ? Et s’il n’est pas besoin d’être « savant » pour constater le fait par soi-même, de quelle science parle-t-on quand il s’agit de critiquer la certitude du fait ? Suivons l’auteur dans ses applications. « La mer s’est-elle retirée pour livrer passage à un groupe d’hommes ; des pains se sont-ils multipliés par la volonté de Dieu prenant la forme humaine, ils répondent : nous le croirions si nous l’avions constaté nous-mêmes, par nos moyens propres d’observation ; car il y a plus de chancespour que les récits de ces faits soient légendaires, inexacts (volontairement ou non) qu’il n’y en a pourqu’vine loi naturelle soit renversée en faveur de quelques hommes. » Accordons, ici encore, qu’on peut être plus dillicile pour les cascxceptionnels, ([u’il faut être en garde contre la légende et

l’amour du merveilleux. Mais ce sont là des conditions générales de critique historique ; et rien n’empêche a priori, pour qui ne repousse pas a priori le surnaturel, qu’un fait merveilleux puisse être constaté historiquement. Il ne s’agit pas ici de vraisemblances, mais de faits positifs ; ni de cas probables, mais de cas certains.

S’il est possible de constater de i’/s « un fait merveilleux, on ne peut nier qu’il soit possible de le constater aussi ex aiiditu, et par les moyens ordinaires du téuioignage humain : la nature du fait ne change pas, de soi, les conditions de transmission.

« La méthode scientifique, continue le critique, 

page 332, ne permet pas de tenir pour vraie une assertion qui ne peut être scienliliquement contrôlée. » D’accord, mais le contrôle scientifique n’est pas nécessairement le renouvellement personnel de l’expérience : les savants tablent continuellement sur les expériences d’un collègue, quand ce collègue mérite confiance dans tel cas donné. La science même est impossible sans ce crédit fait aux expériences d’au-Irui. On ajoute : « A supposer même que le fait affirmé soit réel, sa réalité n’a pas été démontrée scientifiquement et, partant, n’est pas valable pour des savants jusqu’à ce qu’ils aient pu eux-mêmes l’établir. » Il y a ici plus d’une confusion : confusion entre la question de constatation directe et celle de transmission ; confusion par là même entre la question de réalité scientifique et la question de certitude historique. Si nous supposons que le fait afiîrmé est réel, sa réalité, sans être pour /lous olijet direct de constatation expérimentale, a pu être « démontrée scientifiquement » pour lestémoinsoculaires. Ces témoins oculaires, s’il s’agit de faits anciens, ne sont pas des savants de notre siècle. Mais faut-il être un savant de notre siècle pour constater expérimentalement, dans un cas donne, tpie tel personnage était aveugle, que tel personnage voit, et que c’est le même qui était aveugle et qui voit ? Mais qui nous allîrme que le fait n’a pas été dénaturé ? C’est l’aivtre question, celle lie la transmission historique. Pourquoi tel fait particulier n’aurait-il pas pu nous être transmis aussi bien que tel autre pour lequel nul ne doute’? Mais il est merveilleux ! Cela ne fait rien à l’alTaire, et nous pouvons supposer des conditions telles que le merveilleux du fait soit plutôt une garantie pour la transmission. Rien ne met le fait merveilleux en dehors des conditions du fait scientifique ordinaire ; et nous ne demandons aux savants que d’appliquer leurs méthodes positives ici comme ailleurs sans a priori ni préjugé. Sully Prudhomme n’a donc pas le droit de conclure que « la voie par laquelle M. l’abbé Guthlin arrive à tenir pour vrai ce qui, à leurs yeux, demeure douteuxjvisqu’à plusample informé, n’est… pas la voie scientifique » ; et pas n’est besoin, pour soutenir le contraire, de prêter à ce n qualificatif un sens différent de celui qu’ony attachecommuncmcnt aujourd’hui ». Page 332.

Nous n’avons pas à discuter ici la question du miracle et de sa valeur probante en apologétique ; mais nous devions suivre Sully Prudhomme dans ses elTorts pour démontrerque « les deux voies vers l’inconnu, celle que suit la méthode scientifique et celle que suit l’acte de foi, ne se rencontrent pas et demeurent parallèles ». S’il ne parlait que de l’acte de foi proprement dit, nous pourrions laisser passer l’assertion. Mais comme sa pensée porte autant sur les préambtiles de lafoique sur l’acte de foi lui-même pour refuser à la foi tout appui et tout contact du côté de la science et de la raison, nous avons du examiner son dire. Nous venons de voir qu’il n’est pas justifié. Le critique ajoute des remarques utiles sur 81

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le danger qu’il y a de confondre les domaines de la scienre et de la théologie, de la raison et de la foi ; mais on peut distinguer les domaines sans nier qu’ils aient entre eux aucun contact, rien de commun. Les objections ne font que mieux voir combien est juste et lumineuse la doctrine de l’Eglise, (elle que nous la donne le Concile du Vatican, sur le caractère rationnel de notre foi et sur les rapports entre la foi et la raison.

En discutant la seconde thèse de Sully Prudliorame, nous verrons d’autant mieux combien sont fermes les positions catholiques et coniliien peu précises les idées (]u’on leur oppose, a L’abbé Guthlin, dit le critique, nie le conflit entre la foi et la raison et n’admet pas que Pascal l’ait reconnu. Les mystères, selon lui et selon les autres théologiens, ne sont pas contraires à la raison humaine ; ils sont seulement au-dessus d’elle. » Page 333. Pascal pensait de même : n La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient. Elle est au-dessus, et non pas contre. » « Devant les mystères, continue le critique, interprétant M. Guthlin, elle (/(/ raison) est tenue de s’humilier, non de se suicider. Sans doute… arrive un moment ovi elle se désiste ; mais résilier sa fonction, c’est pour elle encore l’exercer, car c’est elle-même qui signe son abdication. En un mot, c’est par raison que la raison cède le pas à la foi. » On ne saurait mieux dire. Nous pouvons souscrire de même à ce qui suit, bien qu’on put désirer une distinction plus nette et plus ferme entre l’ordre de crédibilité et l’ordre de foi : it La raison seule, à notre avis, confère aux notions un caractère scientifique ; la foi adhère sans le comprendre, au contenu du dogme, à la condition que la raison, incapable d’en apercevoir immédiatement la vérité, en garantisse au moins la véracité. Or les théologiens admettent que, en effet, la critique rationnelle des assises historiques du christianisme leur fournit cette garantie. » C’est, en effet, notre prétention. Sans ramener toute la question à une question de critique biblique, nous faisons fond sir l’autorité historique des Livres saints. « C’est, suivant Sully Prudhomme, la pierre d’achoppement » de notre apologétique. Il croit que

« les savants, surtout les Allemands, au milieu du

siècle dernier, ont ébranlé la base historique des Livres saints ». Nous savons et nous protivons qu’il n’en est rien. Visiblement, c’est là un pays inconnu pour noire auteur.

Mais il part de là pour élever la foi sur les ruines de la science. « C’est précisément de tels assauts qui font le mérite de la foi, qui l’érigent en vertti théologale. II faut aimer Dieu pour croire quand même ; l’acte de foi est un acte de fidélité. » Page 233. Il croit, sans doute, faire honneur à la foi. Mais le catholique ne l’entend pas ainsi. Il y a du mérite à tenir contre de tels assauts ; mais où serait-il, si notre foi, au lieu d’être l’adhésion raisonnable à la vérité, n’était que l’entêtement dans l’erreur ? Nous pouvons admettre, en un sens vrai, et sans oublier la foi informe, qu’il faut « aimer Dieu pour croire quand même », mais à la condition que la foi soit par ailleurs une vertu théologale, qui croit ce que Dieu dit et parce qu’il le dit. non une illusion du cœur et un rêve de l’imagination. La fidélité de la foi est la fidélité à la vérité divinement manifestée et divinement garantie au regard même de notre raison.

Sully Prudhomme conclut « que la foi a pour objet, outre le dogme même, le fondement historique du dogme ; non pas uniquement les mj’stères. mais, avant tout, les récits qui les proposent à la créance ; en termes théologiques, les préamhules mêmes de la foi et les motifs mêmes de crédibilité ». Il ajoute que

« Pascal, du moins, l’entendait ainsi, bien que ces

préambules et ces motifs relevassent de la critique purement rationnelle ». Page 33^. Nous n’avons pas à défen<lre ici la doctrine de Pascal, mais celle de l’Eglise. Comme cependant Sully Prudhomme confond, ici encore, des choses fort distinctes, et que la doctrine, soit de l’Eglise, soit de théologiens autorisés, est intéressée en la question, il faut préciser et distinguer. Bien entendu, l’Eglise n’admet pas que les préambules delà foi soient eux-mêmes objets de foi, en ce sens, du moins, qui est celui du critique, que la raison ni la science ne suffisent à les garantir, et que la voie, même là, est nécessairement la voie de la foi, non celle de la science, comme il le soutenait tout à l’heure contre Mgr Guthlin. Il n’est pas vrai, non plus, que Pascal l’entendait ainsi, puisque, de l’aveu de Sully Prudliomme, ils relèvent selon lui, de la critiqiie purement rationnelle. Pascal reconnaît, il est vrai, « que l’esprit humain déchu ne les perçoit pas sans aiuun nuage ». Il admet que le opéclié originel empêche l’esprit humain de rien tirer au clair en matière religieuse, sans le secours de la grâce ». Mais autre chose est que la grâce aide nos faibles esprits à voir dans leur vrai jour des motifs valables en eux-mêmes, autre chose qu’elle supplée à l’insuffisance de CCS motifs. « Si ces motifs, dit le critique, n’étaient en rien douteux, ce serait résister au bon sens que de ne pas croire aux témoignages des Livres saints reconnus comme authentiques et divins, en im mot à la révélation ; croire ne serait donc pas une vertu. » Même là où le doute n’est pas fondé en raison pour qui sait voir, il peut exister en fait pour qui ne sait pas voir. Il y a des obscurités, il y a des difiicultés ; et il faut un effort de bonne volonté, de docilité, de courage pour chercher quand même, pour se faire guider dans la recherche, pour se mettre au point de vue d’où tout s’ordonne et s’éclaire ; il y faut pratiquement la grâce, « pour résoudre les contradictions apparentes » etc. « Ce serait résister au bon sens que de ne pas croire aux témoignages des Livres saints reconnus authentiques et divins ». Soit. Mais cette reconnaissance même de leur authenticité et de leur divinité ne va pas toute seule. La foi, nous l’avons déjà dit, est tine vertu, non pas parce qu’elle va au delà du raisonnable, non pas parce qu’elle se jette à l’aveugle en risquant tout, en risquant même d’être déçue et de ne trouver que le vide ; mais elle exige des actes de vertu pour chercher quand même, pour se rendre sans condition à la vérité et se laisser faire par elle ; elle est elle-même une vertu parce qu’elle est l’adhésion libre et pleine de notre intelligence à la vérité divine et au Dicvi de toute vérité, la pleine soumission de l’esprit et de la volonté créés à la vérité incréée qui s’impose à nous. « On ne croit pas sans raison, dit fort bien Sully-Prudhomme, mais cela même qu’on croit échappe aux prises de la raison. » Page 334. C’est une des condilions qui font le mérite de la foi, puisque, suivant le mot de saint Grégoire, la foi n’a plus de mérite, si la raison humaine lui donne de tout saisir : Nec fides hahet meritiim ciii humana ratio præhet experimeiitiim. Il ajoute : « Si d’ailleurs, il y avait de si évidentes raisons de croire qu’il n’y eût plus la moindre place au doute, la foi perdrait son caractère religieux, elle serait comparable à la confiance accordée par le savant aux assertions d’un voyageur probe et sûr, confiance qui est la foi laïque et n’a rien de commun avec la vertu. » Le critique oublie toujours la distinction essentielle entre la foi et la crédibilité. Même avec l’évidence de crédibilité, la foi reste une vertu théologale, et son acte est essentiellement un acte religieux, par le fait qu’il est l’adhésion à la vérité révélée sur la parole et l’autorité de Dieu. Cependant tout n’est pas faux dans celle assertion, qui 83

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implique notamment un juste sentiment de la distinction entre la foi d’hommage et la foi tle pure science, entre la foi qui se rend à la seule valeur évidente du témoig^nage et celle qui se rend à la dignité du témoin, à son autorité. Mais l’auteur suppose à tort que cette seconde espèce de foi est incompatible avec l'évidence des raisons de croire et c’est ce qui l’amène à expliquer la foi comme une intuition du cœur, qui « n’a pas besoin de démonstration pour adliérerà la vérité ».

(Quelques théologiens, comme Lugo, semblent ramener le procédé psychologique de notre foi à cette foi de science dont parle le critique ; ils admettent, en conséquence, que » s’il y avait de si évidentes raisons de croire qu’il n’y eût plus la moindre place au doute », l’acte de foi proprement dite, acte libre et surnaturel, serait impossible. Ils n’admettent pas cependant que nous croyions sans raison sullisante (j’entends sans raison d’ordre intellectuel, les seules dont il soit ici question). Us font appel, pour concilier la certitude de la crédibilité avec la liberté de la foi, à des considérati<ms ingénieuses qui, si elles ne prouvent pas que leur explication soit la bonne, sullisent, si elle est bonne par ailleurs, à la justiQer apologétiquement. Ils distinguent, par exemple, entre les certitudes d'évidence jiarfaite et les certitudes d'évidence imparfaite. Us accordent que les premières sont irrésistibles ; ils le nient pour les autres, parce qu’il faut un elfort, soit pour se mettre en face des raisons, qui ne se présentent pas du premier coup à l’esprit, soit pour percevoir la valeur des raisons et écarter les dillicultés qui troubleraient la lucidité de la vision intellectuelle. Tout le monde n’admet pas cette ex])lication ; elle paraît cependant fondée en bonne psychologie : je ne puis pas douter que deux et deux fassent quatre ; mais je puis, tout en m'étant donné un jour l'évidence de l’immortalité de l'àme, et tout en pouvant l>ar un vigoureux effort me la donner encore, me laisser envahir par le doute — doute inq>rudent, mais doute possible. Aussi le fait est-il admis, par plusieurs, i|ui n’en ont pas besoin pour leur théorie di' la foi. Ils complètent leurs explications en recourant aux conditions spéciales à l’acte de foi surnaturelle, la certitude, l’intervention de la grâce, la libre soumission à Dieu, etc. Et surtout ils mettent tous l’acte de foi dans un domaine à part, celui de l’adhésion absolue à la vérité révélée sur la parole et l’autorité de Dieu. Ainsi, même pour ceux qui donnent de la foi l’explication la plus intellectualiste, celle-ci ne perd jamais son caractère religieux, jamais elle ne devient la « foi laïque », qui n’aurait a rien de commun avec la vertu ». A plus forte raison faut-il dire la même chose dans l’hypothèse de ceux qui distinguent plus nettement encore entre la foi de science, qui serait l’effet direct des motifs de crédibilité, et la foi d’hommage ou d’autorité, où les motifs de crédibilité n’interviennent pas directement pour produire la loi, mais seulement pour présenter l’objet à croire et pour amener la volonté, en lui proposant le bien de croire, à commander l’acte de foi.

Du fait que Pascal ait cru ([ue nous ne pouvons, au moins dans l'état actuel, percevoir sullisamment la valeur rationnelle des motifs de crédibilité, il ne suit pas que ces motifs ne soient pas valables. La grâce ne vient pas leur prêter une valeur qu’ils n’auraient pas. Elle ^ient nous aidera percevoir la valeur qu’ils ont en effet. Pascal lui-même, dans un texte que Sully Prudliorame cite après Mgr Guthlin, montre très bien qu’il tient ces motifs pour valables aux yeux de la saine raison. C’est la sagesse divine qui parle : « Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi, sans raison, et ne prétends pas vous

assujettir avec tyrannie. Je ne prétends point aussi vous rendre raison de toutes choses ; et, pour accorder ces contrariétés, j’entends vous faire voir clairement, par des preuves convaincantes, des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis, et m’attirent autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser ; et qu’ensuite vous croyiez sciemment les choses que je vous enseigne, quand vous ne trouverez aucun sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez pas vous-mêmes connaître si elles sont vraies ou non. » Pensées xii, 5 ; Havet I, 18â. lie ; si elle ne repose que sur des confusions et des idées inexactes, ce n’est pas nous qui l’avons faussée.

C. La science et la foi. — Nous avons d’abord à préciser le sens de la question et le point du débat ; nous entrerons ensuite dans l’examen du conflit ; nous l'étudierons, pour finir, dans un cas concret et précis.

I. f.a question précise. — Théoriquement, la question des rapports entre la raison et la foi est la même que celle des rapports entre la science et la foi. Mais, en pratique, il y a une différence, et, en apologétique, on peut avoir résolu le problème spéculatif des rapports entre la raison et la foi sans avoir du coup répondu aux difficultés sans nombre que soulèe la prétendue opposition entre la foi, avec sa méthode d’autorité, ses dogmes toujours les mêmes, saiixité immuable, et la science toujours en mouvement, avec ses procédés de libre examen et de critique, toujours cherchant et toujours soucieuse d’aller plus loin. En 1898, paraissait à Paris la 9' édition du livre de 81

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l’Américain J. W. Drai’F.r sur Les cmifliis de la science et de ta lelijiiiin. Un livre analogue a été l’ait, il y a uncquinzaine d’années, par l’Américain A. U. WniTE, Histoire de la lutte entre la science et la théologie, qui a été traduit en français, Paris, iSyg, et dont on annonçait, il y a quelques semaines, la iG° édition allemande. C’est un ramassis Je faits inexacts ou mal interprétés, d’où il doit ressortir avec évidence, au regard de l’auteur, que la lliéologie.ou la foi, est l’ennemie née de la science, et qu’il doit y avoir entre elles antagonisme irréductible, jusqu’à ce que « ceci ait tué cela 0, suivant le mot célèljre, dont le sens est précisément, dans la bouche du personnage de Ilugo, que la science finira par tuer la religion.

Sans rap|)eler ici ni Hæckf.l, ni M. Lu Dantec, qui ne connaît, au moins par oui dire, les deux tableaux du monde dressés par Taixk, le tableau selon la foi et le tableau selon la science, pour en souligner l’irréductible opposition ? L’abbé de Bhoglir montrait i|uc ce qui, dans le tableau selon la science, est opposé à la foi, ce ne sont pas des faits acquis, mais dis hypothèses scientiliqucs hasardées ou des opinions philosophiques sans consistance, et que ce qui, dans le tableau du monde selon la foi, est opposé à la science, ce ne sont pas îles données de foi proprement dites, mais de fausses interprétations des données de foi, ou peut-être çà et là des opinions théologiques sans lien nécessaire avec la foi.

Il n’y a pas longtemps, dans des débats célèbres, le l’. Wass.mann faisait la même démonstration à Berlin, contre les assertions de Hæckel, et rappelait le fait de truquage audacieux par lequel celui-ci avait voulu mettre dans l’embarras ceux qui soutiennent qu’on ne voit nulle part la vie se développer aulreuu’iit que d’un germe vivant. Malgré tout, on prétend (|iie la science doit enfin exorciser le divin du monde où nous sommes.

M.E. BouTBOLx, dans son livre. Science et religion dans la philosophie contemporaine, Paris, igo8, examine la question en historien philosophe. Il admet i|u’il y a conflit, et que la solution adéquate n’est ni celle des cloisons élanches, ni celle de Comte, ni celle de Spencer, ni celle de Hæekel et du monisme, ni celledu psychologismeet du sociologisme, ni celle de Kitschl et du dualisme radical, ni celle des domaines sé[iarés, ni celle du pragmatisme, bien qu’il y ait, dans plusieurs au moins de ces systèmes, des éléments de solution. Celle de M. Boutroux, un peu vague d’ailleurs et imprécise, de tendance plutôt que de principe, quoique se rapprochant beaucoup, sur bien des points, de nos propres positions, ne saurait être tout à fait la nôtre, puisque nous croyons à la révélation et aux dogmes révélés, puisque notre foi inq)lique un certain nombre de vérités acquises pour jamais, et que la foi en la vérité, toute compatible qu’elle est avec la tolérance pratique et l’amour des personnes, est par nature et par devoir intolérante de l’erreur, comme l’est et le doit être la vérité.

C’est une présomption en faveur de la foi, qu’il y ait des savants qui croient, et qui professent n’avoir jamais été gênés dans leurs recherches par leur foi, ni troublés dans leur foi par leurs études scientiûques. Mais ce n’est pas une solution ; car d’autres prétendent le contraire. Il faut serrer la question de plus près et voir si la foi est vraiment opposée aux conditions du progrès scientifique, à la libre recherche, à l’esprit critique, etc. ; si un croyant est, comme tel, incapable de véritable esprit scientifique, et d’araour désintéressé pour la science.

2. l.e débat ; raisons pour et contre. — Au nom des droits de la science, le rationalisme soutient que le conilit est irréductible entre la science et la foi, telle

du moins que l’entendent les catholiques. La science, dit-on, est essentiellement libre : elle ne connaît pas d’entraves, elle ne saurait être liée par des opinions ]>réconçues, ni accepter des solutions toutes faites, ïlien de plus commun, notamment dans les revues scientifiques allemandes, que le reproche fait aux catholiques et même aux protestants « orthodoxes », c’est-à-direà ceux qui admettent l’autorité divine des Livres saints, de n’être pas libres dans leurs recherches ni dans leurs solutions ; rien de dédaigneux souvent, chez les i)rotestanls libéraux de l’école dite historique autant que chez les purs rationalistes, comme leur attitude d’émanci|)és, de savants sans préjugés, en face des elforts de la science catholique. On se rappelle peut-être la campagne menée, il y a quclquesannées, en.llemagne contre la nomination ci’uu professeur catholique à l’Université de Striisbourg. Le cas de Martin Spaun fut discuté avec acharnenu’nt, non pas seulement par la pressesectaire, mais par des savants de premier mérite. Le vieux Théodore MoMMSKN entra lui-même en lice ; Haunack lit chorus. Ce fut une levée générale de boucliers, au nom de la science libre et de la Voraiissetzungslosig/e17 nécessaireau savant. Maintenant encore, la Theologisclie /.ileratiirzeiliiiigrevienlà chaque instant sur ce point quand il est question d’ouvrages catholiques.

Kenan renvoyait le reproche aux protestants libéraux, en disant que si le catholique était l’oiseau en cage, le protestant libéral élail l’oiseau avec un til à la patte, libre en ap[iarence ctdans certaines limites, naais non pas en réalité ni absolument.

En fait, nul n’est libre de tout préjugé ni de toute opinion préconçue. Le matérialiste qui nie Dieu, le rationaliste qui part du principe que Dieu n’inter ient jamais par une action spéciale dans les choses humaines, sont-ils plus libres en facedu faitmiraculeux que le catholique, qui admet Dieu et lapossibilitéd’une intervention extraordinaire ?

Mais, dit-on, le catholique n’est jamais purement savant. Il n’aime pas et ne cherche pas la vérité pour elle-même. Il est toujours apologiste, et la préoccupation apologétique fausse nécessairement son jugement. Assertions gratuites, et qu’on peutloujours jeter à ses adersaires. U y a des catholiqvies passionnés ; mais sont-ils les seuls ? U yen a que leurs préjugés empêchent çà et là de voir juste ; mais n’y a-t-il qu’eux dans ce cas ? Ce n’est pas comme catholiques qu’ils agissent ainsi, s’ils le font, non plus que comme savants. La foi catholique, parla même qu’elle prétend être avant tout un assentiment à la vérité, et qu’elle fait profession de ne croire que sur bonnes raisons, est sympathique à la vérité, faite pour en développer l’amour, favorable aux procédés rationnels. Xe lui reproche-t-on pas surtout d’être trop intellectualiste ? Tandis que, à côté de nous, on tend généralement à reléguer la religion dans le domaine du sentiment, où la critique n’atteigne pas, où la question même de vérité ne se pose pas ou se pose à i)eine, nous sommes les seuls pour qui la question de vérité religieuse est une question de vie ou de mort, pour qui la critique garde tous sesdroitsen matièrereligieuse. Je ne crois que là oùje voisque jedois croire. Où donc, ailleurs que chez nous, trouve-t-on encore des gens qui croient à la vérité, et qui font profession d’être prêts à mourir pour la vérité ? Nevvma.v, encore anglican, signalait comme un trait distinctif de l’orthodoxie chrétienne le souci de la vérité. Où donc, ailleurs que chez nous, prétend-on justifier rationnellement sa croyance et rendre raison aux autres et à soi-même de l’espérance qui est en nous ? Par le fait qu’elledonne, danssa théorie de la foi, une place essentielle aux raisons de croire, par le fait que ses théo87

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logiens et ses apologistes mainliernent la possil)iIité d’une apologélique rationnelle de notre loi, la religion catholique se présente comme une discipline de science et de vérité, comme une école de culture intellectuelle.

Mais, dit-on, le catholique n’est pas libre dans ses recherclies. Ses conclusions lui sont imposées d’avance par une autorité extérieure. Toutd’abord, cela n’est pas vrai quand il s’agit de science pure ; l’Eglise n’intervient pas, que je sache, pourprcscrire au chimiste ou au gcologiie ses méthodes ni sesconclusions. Nous l’avons entendue proclamer solennellement la distinction des domaines et la liberté de la science dans son domaine propre.

Mais il y a des matières mixtes, où les conclusions sont données d’avance. On lentend parfois nier parmi les catholiques, et allirmer qu’il n’y a pas de terrain commun, pas de rencontre possible, ni partant de conflit, entre la science et la Coi. On ne voit pas que cette assertion soit conciliable avec des faits certains ; elle ne l’est pas non plus avec les doctrines et les prétentions de l’Eglise.

En mainte question de science ou de philosophie, l’Eglise est intervenue, non pas sans doute pour dicter ses conclusions au savant ou au philosophe, mais pour l’empêcher de soutenir lelleopinion qu’il croyait autorisée par les faits ouparlasuite de ses réflexions. Il faut ici distinguer deux cas. L’Eglise a sur la matière une doctrine, qu’elle regarde comme de foi on comme nécessairement lice avec la foi. Alors cette doctrine est vraie, et l’Eglise n'ôte au catholique d’autre liberté que celle de l’erreur. N’est-ce pas un précieux service rendu à la science ou à la philosophie de l’avertir que de ce côté il n’y a rien à gagner pour la vérité? En des circonstances analogues, on accepte avec reconnaissance les lumières d’une science supérieure, qui empêchent de faire fausse route dans le domaine où l’on s’est cantonné. On ne voit pas poitrquoi on n’accepterait pas celles que l’Eglise nous offre. Si quelqu’un préfère s'égarer et tonU)er dans les fondrières, cela le regarde ; mais qu’il ne prétende pas servir ainsi la cause delà science — à moinsque ce ne soit la servirquede lui montrer par ses erreurs dans quelle voie elle ne doit pas s’engager ; et le service alors aurait son analogue dans celui que l’Eglise lui rend par ses avertissements salutaires.

La difliculté est plus graiide quand il ne s’agit pas de dogme, mais d’opinions dogmatiques, si je puis dire, d’opinions où le dogme est ou paraît intéressé, mais qui restent des opinions, en attendant peut être qu’elles deviennent des vérités acquises oii des faussetés notoires. Or ici encore, l’Eglise intervient parfois et elle revendique le droit d’intervenir. N’est-ce pas un empiétement sur les droits de la science, et ne savons-nous pas ([u’elle s’est trompée, par exemple dans le cas de Galilée ? Certes, nous n’ouïdicrons pas le cas de Galilée : on se charge de nous le rappeler, à temps et à contretemps. 'Volontiers, je le dirais providentiel, si j’avais à en traiter. Mais il ne vient ici qu'à titre d’exemple. Voir l’article Galilke. On peut mal applii]uer un principe vrai. C’est le principe qui est ici en question. Or, il suffit de le bien entendre : il se justifie alors de lui-même.

Le principe est un principe de prudence et de sécurité. On dit souvent : sécurité de la doctrine ; il faut entendre : sécurité des fidèles. Voici comment l’Eglise procède en cette matière. Quand une opinion lui paraît dangereuse, de nature à compromettre la pureté de la foi ou du sens moral chez les fidèles, elle défend parfois de la soutenir, elle défend de lire tel livre où elle serait soutenue. D’or<linaire, elle n’y engage pas son infaillibilité ; le pape y agit par les Congrégations, ou, si l’on veut,

les Congrégations, agissent au nom du pape : Congrégation de V/iidex, dont les décrets sont purement disciplinaires ; Congrégation du Saint -Office ou Iiiquisilion et Commission biblique, dont les décrets, tout en portant sur la doctrine, ont pour objet direct la qualité morale de la doctrine, si je puis dire, plus que sa vérité spéculative. Je dirais volontiers qu’elle prononce des jugements de valeur, plus que des jugements de vérité. Si l’Eglise était une société de savants, on comprendrait peut-être qu’elle se souciât uniqxumcnt de vérité scientifique ; mais elle est une société de ûdèles, dont la foi est le premier bien et le plus précieux ; elle est une société d'âmes, qui feraient naufrage en perdant la ft)i, et qui ne voit que l’intérêt de la science doit passer ici en seconde ligne ? Certes, l’Eglisen’a jamais dit et ne dira jamais, au sens brutal de ceux qui firent, dit-on, mourir Lavoisicb, sans lui laisser le temps d’achever une expérience célèbre, qu’elle « n’a pas besoin de savants » ; mais qui lui reprochera, quand lintérèt des âmes est en jeu, de sacrifier au besoin l’intérêt de la science ? Soit dit pour aflirmer le principe. Mais en fait, il n’y a pas de réel sacrifice à faire ; ou, s’il y en a, il se réduit à peu de chose. Pour un temps, tel décret du Saint-Oflice pourra, comme dans le cas de Galilée — et les cas analogues, s’il en est, restent infiniment rares — arrêter ou retarder la reconnaissance ou l’acquisition d’une vérité secondaire. Mais comme le conflit n’est jamais qu’apparent entre la science et la foi, car le vrai ne s’oppose pas au vrai, et comme les décrets de l’Eglise, loin de s’opposer à

i l'élude d’une question, la provoquent bien plutôt et forcent à y regarder de plus près et à procéder avec plus de rigueur, le départ se fait vile de ce qui compromettrait vraiment la foi et de ce qui la côtoie sans la heurter.

Ce n’est donc que per accidens, comme disent les philosophes, rarement, pour un temps, dans des cas exceptionnels, que l’intervention de l’Eglise pour sauvegarder la foi peut gêner le libre développement de la science. Combien plus souvent il est gêné par des causes purement humaines, une guerre, des rivalités de savants, des antipathies de nations, et mille autres causes plus ou moins avouables I Encore, en ces cas exceptionnels, l’intervention de l’Eglise pour protéger la foi lémoigne-t-elle d’un rare souci de la vérité humaine ; car aucune vérité, axix yeux de l’Eglise, n’est dangereuse pour la foi ; mais seulement l’erreur, sous le couvert de la vérité. Bref, plus un

j chrétien a l’esprit de foi, plus il est sur de sa foi, plus il doit par là même être sympathique à toute vérité ; et si quelques chrétiens éprouvent une défiance instinctive pour ce qu’on nomme la science, ce n’est pas à la vraie science qu’ils en veulent, mais à je ne sais quelles attitudes fanfaronnes ou suflisantes, soit de faux savants, soit de spécialistes, qui sortent de leur spécialité pour philosopher à tort et à travers sur les choses religieuses.

Il reste toujours, objecte-t-on encore, que, dans les questions qui touchent ou pourraient toucher la foi, le croyant n’est pas parfaitement libre. Son siège est fait ; ses conclusions lui sont dictées ; au lieu de se laisser guider par les faits et par les textes, il ordonne nécessairement les faits et les textes dans le sens de ses idéespréconçues, de scspréjugés. A cette objection, quelques catholiques ont répondu que le croyant, pendant son travail, fait abstraction de sa foi ; c’est seulement le travail scientifique ou philosophique achevé, qu’il vérifie si ses conclusions de savant ou de j)hilosophe sont d’accord avec sa foi, pour les harmoniser au besoin. Et cette harmonisation est légitime ; cardes conclusions contraires à une vérité (le foi ne sauraient être vraies. Il devra donc reviser 89

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son travail pour voir où se serait glissée l’erreui-, comme on fait pour un calcul où l’on s’est trompe. La ilonnce de foi, dans ce cas, avertit après coup de l’erreur commise. — Mais il ne paraît pas que ce soit là le processus psycliologique normal : on ne se dédouble pas ainsi jiour refaire ai>rès coup la synllicse du croyant cl du clierclieur. Si la chose était possible en fait, je ne crois pas qu’elle fut licite en principe. Le jeu, à coup sûr, en serait des plus risqués. Car on ne revient passur lesdémarches de sa pensée, comme on revient sur ses pas quand on s’est égaré ; l’objet et le sujet ne font qu’un dans le dynamisme d’une pensée qui se meut ; l’homme et le croyant s’engagent nécessairement, et souvent s’engagent à fond, dans les elfortsdu chercheur. Sans compter qu’il n’est guère psychologique, ce semble, de distinguer, comme cm fait dans cette hypothèse, le moment île la recherche et celui de la trouvaille, celui de l’examen et celui de la conclusion. Il y a donc trop de factice dans cette explication, tout analogue à celle des cloisons étanchcs imaginées par Renan. Enfin, mêmesi la réponse était juste, ce ne serait pas une solution : elle déplace la dilluulté, elle aide à éviter le conflit ; mais elle ne résout pas le problème. El elle laisse subsister cette idée fausse, qu’il faut faire abstraction de sa foi pour produire de bonne besogne scientifique, et que, plus on a l’esprit de foi, moins on peut faire œuvre de science.

Il faut donc renoncer à cette idée de séparatisme factice et faux. C’est dans la lumière de la foi que le croyant travaille et cherche, comme c’est dans la lumière de la foi qu’il juge et conclut ; ou, s’il n’en est pas toujours ainsi de fait, rien ne s’oppose, en principe, à ce qu’il en Boit ainsi. Est-ce àdirequec’est par cette lumière qu’il se dirige dans ses recherches de savant, d’après ses indications qu’il procède ? Est-ce elle qui lui marque sa route et commande sa méthode ? L’affirmer serait oublier la distinction des domaines et l’indépendance de chaque discipline dans sa propre sphère, choses que le Concile du Vatican a si nettement reconnues et si lumineusement expliquées. Autant le séparatisme est faux et factice, autant la confusion des deux ordres est à la fois antiscientilique et antidoctrinale. La solution du problème est dans la distinction précise et dans l’union harmonieuse.

Le savant qui croit, ou le philosophe, n’a pas une physique et une chimie de croyant, comme quelqu’un l’a dit avec un sot dédain, pour se débarrasser des belles théories de M. Dihem, une science ni une philosophie de croyant ; ni dans ses recherches ni dans ses conclusions, il ne demande à sa foi des réponses que celle-cin’a pas à lui donner. S’ils’agit descienees qui n’ont rien de commun, dans leurdomainepropre, avec la foi, la chose est évidente ; même s’il y a des points de contact, un terrain commun, il reste que l’objet formel est autre, autres les méthodes de recherche et les principes de solution. Le croyant qui fait de la critique biblique doit procéder d’après les méthodes et les principes de la critique biblique. Ces méthodes et ces principes sont ceux de la critique en général. Mais le croyant a une donnée certaine en la matière, qui manque à l’incrojant ; car c’est une donnée certaine que la Bible est inspirée et comme telle sans erreur (au sens où l’Eglise entend et explique l’inspiration et l’inerrance). Cette donnée (avec quelques autres encore) est spéciale, propre aux livres bibliques, et elle peut singulièrement éclairer l’exégète. Il a donc de ce chef un avantage sur l’exégète rationaliste, qui, faute de cette lumière spéciale, traitera les livres bibliques comme des livres ordinaires, et partant fera fausse route en bien des cas où l’exégète averti se gardera de l’erreur.

Nous supposons ici que l’inspiration et l’inerrance sont chose réelle. Mais nous ne le supposons i)as sans preuve. Ceuxquile nient ne le font qu’en vertu d’un a priori bien moins scientifique que l’a priori apparent de notre foi. Cette supposition d’ailleurs n’éteint pour nous aucune lumière, ne nous empêche de rien voir de ce que voit l’incroyant. Elle nous aide seulement, en nous gai’dant de l’erreur et nous avertissant où il ne faut pas chercher la solution, vu qu’elle n’y est pas, nous indiquant du même coup où nous pourrions la trouver.

Et cela s’aj)plique partout. Pourquoi celui qui croit en Dieu, en la Providence, au miracle, à la liberté humaine, etc., serait-il moins apte à saisir et à comprendre les réalités historiques, les faits biologiques, etc., que l’athée, le matérialiste, le déterministe absolu ? Et puisque préjugé il y a partout, lequel sera I)lus favorable à la science et à la recherche delà vérité, le préjugé vrai ou le préjugé faux ?

3. Etude de la question dans un cas concret. — Pour terminer cet article, il peut être utile d’étudier, sur un cas concret, comment procède l’objection sur l’inconqiatibilité entre la foi et la recherche vraiment scientifique. Il se rencontre un exemple très clair, ce me semble, dans la Theolo^ische Literalurzeitung du lo juin igii, n° 12, p. 358-360. C’est la recension, par M. Herraann Gu.nkel, du livre de M. Steinmbtzeh sur « l’histoire de la naissance et de l’enfance du Christ, et sonrapport avecles mythes babyloniens ». Les remarques de Gunkel sont d’autant plus intéressantes que le recenseur est des plus en vue, et qu’il veut être bienveillant. « Nos collègues catholiques, dit-il, nous rendent la lâche assez didieile d’apprécier leurs études bibliques. Car, d’une part, ils sont devenus tout à fait « comme un d’entre nous » : ils lisent nos livres avec une ardeur extrême, ils suivent nos procédés de démonstration et cherchent à nous battre avec nos propres armes. Mais si l’on va au fond des choses, ils demeurent toujours, même comme biblistes (BiŒlforscher), lies à la doctrine de leur Eglise. Quand donc, dans les questions bibliques, ils entrent en rapport avec la science moderne, ils ne le font pas parce qu’ils veulent se mettre vraiment à critiquer la vérité des vues ecclésiastiques, mais pour montrer que cette vérité, qui pour eux est déjà certaine pour d’autres raisons, peut aussi être prouvée par des arguments « empruntés à la science et admis par les adversaires « (Gunkel a pris les mots entre guillemets au discours inaugural du P. Zapletal, Sur quelques devoirs del’e.régi’se catholique en matière d’Ancien Testament, p. g). Us doivent nous pardonner si nous, de notre côté, nous ne pouvons tenir ce procédé pour proprement scientifique. Car nous ne pouvons trouver un procédé scientifique que là où il s’agit de chercher la vérité et où le résultat n’est donné au préalable, ni dans le détail ni dans l’ensemble, par quelque autorité que ce soit. Si prêts donc que nous soyons à reconnaître le savoir, la pénétration, et autres qualités d’ailleurs si précieuses de nos biblistes catholiques, on ne doit pas s’étonner pourtant si notre joie de leur collaboration est une joie mêlée. » Voilà qui est bien loin, on le voit, du ton rogue et dédaigneux d’aulrefois. Mais, pour polie qu’elle soit, c’est toujours une fin de non recevoir. Examinons les considérants. Quand une donnée est de foi, nous n’avons plus à la mettre en question. Mais c’est que pour nous elle est acquise. La science n’exige pas évidemment que chacun retasse pour son compte la vérification de tout, et recommence à neuf tout le travail scientifique du passé. Mais, dit-on, la donnée de foi n’est pas acquise comme donnée scientifique. On pour rait 91

FOI, FIDEISME

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distinguer. Elle n’est pas acquise par voie scientilique, c’est vrai ; elle n’est pas acquise pour la science, je pourrais le nier ; mais, pour préciser encore, je distingue : elle n’est pas acquise en fait, ]iarce que les incroyants refusent de l’agréer et de reconnaître ses titres, c’est vrai ; elle n’est pas acquise en droit, je le nie, car toute vérité de foi, dès lors qu’elle présente ses titres comme vérité révélée, s’impose niêiue à la science.

S’ensuit-il, au moins, ffue les savants incrédules soient conséquents avec leurs propres principes, en refusant de reconnaître que le procédé des catholiques est nécessairement antiscientitique en ces matières ? Oui, si les catlioliques appuyaient leurs reclierches et leurs conclusions sur les données de la foi ; non, si, avertis par leur foi, ils se remettent à l’étude des documents, et montrent par cette étude même que les hypothèses et les conclusions des savants ou ne sont pas fondées sur les faits, ou sont en contradiction avec les faits. Même si le catholicpie prétendait prouver par voie scientiQque — comme l’entend Gunkel — ce qu’il sait être vrai par ailleurs, il faut examiner la preuve et voir si elle vaut scientifiquement : on n’a [las le droit de la rejeter, sous prétexte qu’il y croyait déjà. Ce n’est pas d’ailleurs le cas ordinaire en pareil genre d’études : le plus souvent les catholiques se contentent de prouverque les autres ne prouvent rien. Et cela même est une œuvre saine et scientilii]ue. de déblayer le terrain, de démolir des hypothèses mal fondées, de montrerqiie telle conclusion dépasse les données. Ainsi le savant incrédule, quand il aurait le droit de repousser au nom de la science toute intervention de la foi dans son douiaine, n’aj^as le droit par là même de récuser l’intervention d’un savant qui a la foi, si celui-ci n’en appelle qu’à la science pour défendre ou jiour maintenir une vérité qu’il possède d’ailleurs.

Suivons Gunkel dans l’application de ses principes, cela nous aidera à préciser quelques points. Il accorde à Steinmctzer les jikis belles qualités : connaissance remarquable des recherches modernes, science solide de la langue, clarté rare, ])olémique habile à la fois et digne. « Mais on doit reconnaître d’autre part qu’il n’envisage pas ses problèmes en toute liberté. Car d’après la doctrine catholique, les récits évangéliqucs de la naissance de Jésus sont une réalité historique, non un mythe ; et la naissance virginale de Jésus est un dogme que le catholi(]ue doit professer. » L’auleur dit partout : f(7/Ao/ ; Vy ; (e ; c’est croyant qu’il faudrait dire : car il n’y a pas de dilïérence à cet égard entre catholitiues et i)rotestants dits orthodoxes : de notre point de vue actuel, la chose importe peu.

Il continue : « Ce dogme donc, d’après la doclrine catholique, ne peut venir du babylonien, et l’histoire de la naissance de Jésus ne peut être une recension d’une légende que l’on trouverait aussi chez d’autres peuples… Ces résultats sont donc acquis pour l’auteur avant la recherche. Il n’est pas ici le jvige oljjectif — idéal qui tlotte devant nos jeux dans nos recherches scientiliques, — il est partie, et comment ne le serait-il jias ? Voilà donc une séparation profonde — qui, à parler net, rend en délinitive tovile discussion impossible. « C’est vite dit Mais ce n’est qu’une échappatoire. Tout d’abord, l’auteur confond des choses fort ilistinctes. De ce <|ue le croj’ant tient pour historique la naissance virginale de Jésus, il s’ensuit « pi’il n’admet pas que cette histoire n’est pas une simple « recension >i d’une légende babylonienne. Mais en quoi cette conclusion s’opposc-t-elle à ce que nous cherchions de bonne foi si les nujnunients babyloniens racontent queUpie chose d’analogue ? C’est là iHi point de fait, non une ques tion de principe. Nous n’avons nulle peine, etjamais les croyants n’en ont eu, à reconnaître dans d’autres religions des analogies avec nos histoires ou nos doctrines ; rien ne s’oppose même à ce que nous admettions des emprunts, et nous le faisons quand une étude attentive nous amène à en reconnaître. M. Gunkel lui-même accorde maintenant qu’il n’y a rien dans les documents babyloniens qui rappelle même de loin la femme merveilleuse de l’Apocalypse, ni la naissance virginale, ni aucun trait de l’évangile de l’enfance ; bref il se range aux conclusions de Steinmetzcr. Pourquoi ces conclusions ne seraient-elles pas scientiliquement acquises par Steinmetzcr, si elles sont, après lui, scientiliquement admises par Gunkel ?

Il y a, dit Gunkel, la méthode, le procédé de démonstration. Ici encore a nous sentons qu’il y a un abîme » entre le croyant et nous. Voyons pourquoi.

« Notre idéal à nous, c’est de nous donner aux choses

avec un sentiment simple et un cœur ouvert, et d’y pénétrer dans l’intime. Et nous entendons que c’est précisément ce sens intime de la nature des choses qui fait l’historien et l’exégète. » On ne voit pas ce qui empêcherait un croyant d’avoir ce « sens intime i. ; et siuncrojant protestant peut l’avoir, pourquoi pas un croyant catholique ? Voici donc réduit à rien le prétendu antagonisme entre la science et la foi. Il s’est trouvé un catholique spécialiste pour battre ses adversaires, suivant le mot de Gunkel, avec leurs propres armes. Il faut bien reconnaître qu’il a raison, et on le fait d’assez bonne grâce ; mais on se rattrape par ailleurs, et l’on profite de sa défaite même pour affirmer à nouveau que ces catholiques, avec tout leur talent et tout leur savoir, n’ont ni la liberté, ni le désintéressement, ni les méthodes des vrais savants, de ceux qu’ils viennent de battre sur leur propre terrain et avec leurs propres armes. Cette allirmalion consolera l’amour-propre et permettra de continuer à faire peu de cas de la science des croyants, ou, comme on dit, des catholiques.

D. Conclusion. — Que conclure de cette longue revue des attaques dirigées contre la doctrine catliolique de la foi ? Les objections nous auront, j’espère, amenés à mieux préciser quelques points, à les mieux comprendre. C’est le profit que l’Eglise a tiré des hérésies ; c’est celui qu’elle peut tirer des difficultés soulevées contre sa doctrine au nom de la raison et de la science. Quant aux objections elles-mêmes, ce qui frappe surtout, c’est combien elles sont faibles. Nous ne les avons pas affaiblies ; nous les avons rapp(H-tées telles qu’elles se trouvent chez ceux qui les ont le mieux ex|)rimées. Ce n’est pas notre faute si elles s’évanouissent comme d’elles-mêmes, dès qu’on fait la lumière : elles ne reposent le plus souvent que sur des malentendus, des confusions, des méprises. Même quand elles viennent d’Iionimes de valeur, de philosoidies, desavants, on voit qucceux qui les font ne parlent plus en hommes qui savent de quoi ils parlent et ce qu’ils veulent dire, ni en savants, ni en philosophes. Et n’est-ce ])as un témoignage en faveur de la vérité, que l’on ne puisse l’attaquer a ce quelque a])parence qu’en la défigurant, et que, même si l’on est savant et philosophe, on cesse d’agir comme tel dès que l’on s’en prend à elle ?

BiBLiOGR.’iPHiE. — Dans ce ! 5 VI, nous n’avons eu en vue que de maintenir, contre les attaques rationalistes, qu’il n’y a nulle incompatibilité entre la scienceet la foi. L’étude complète des rajjports entre la raison et la foi demanderait trop de dévelop])ements ])onr trouver place ici. Utiles remarcjues à ce sujet dans plusieurs ouvrages déjà cités ou qui ^

I

seront ciléskla Bibliogrtipliie générale. Indiquons : A. Gardkil, I.e donné révélé et la théologie ; A. dk LA Barue, I.a vie du dogme ; J. Didiot, Logiijue surnaturelle suhjectii-e. On peut voir aussi dans le nuiiuro anselmien de la Itevue de philosopliie, i" décembre lyoy. E. Beirlieb, Les rapports de la raison et de la foi dans la théologie de saint Anselme, et J. V. Bainvel, La théologie de saint Anselme. Cf. Th. IIeitz, Essai historique sur les rapports entre la philosophie et la fui, de Bérenger de Tours, à saint Thomas d’Anuin, 1909 ; G. Bru-NHES, La foi chrétienne et la philosophie au temps de la renaissance carolingienne, iy03.

Pour la discussion entre catholiques sur l’attitude du croyant dans la recLercbe, Aoir J. Lebreton, ., 4 propos de la liberté de la science, dans lievue pratique d’apologétique, 1° janvier 1908, t. V, p. 500. Cf. E. JCLLIEN, Le Croyant gardc-t-il sa liberté de penser : Ibid., KjO-), t. III, p. 32.

Pour l’une ou l’autre des questions de principes disputées entre croyants et incrojants (savants ou philosophes) : Cyrille Labbyrie, Jm raison et la foi. — Mgr d’Hulst, La faillite de la science. Béponse à MM. Brunetiére et Charles liichet, dans Revue du clergé français, 1° février 18g."i, t. I, p. 385. Cf. Brunetièrr. La science et la religion, Paris, 1890. — Abbé uE Broglie, Le présent et l’avenir du catholicisme en France, 1892. Le même, La réaction contre le Positivisme, 1894. I.e même, Le positivisme et la science expérimentale, Paris, 1801, cf. dans Beligion et critique, 1896, un résumé de ce livre par l’abbé de Broglie lui-même. Le même. Les conditions modernes de l’accord entre la foi et la raison, iij03. — E. Ver-DiER, La révélation devant la raison, dans collection Se. et Li. — J. GuiBEHT. Le mouvement chrétien, 3’conférence : Devant la science, Paris, 1903.

— C. GÛTTLER, Wissen und Glauben, 2e édition, Munich, 1904. — P. Gaultier, L’idéal moderne, Paris, 1908, c. 9 : La science et la foi. — Ch. Pon-SAHD, La croyance religieuse et les aspirations de la société contemporaine. Troisième série, 5* conférence : Le catholicisme et la science, Paris, 190^.

— DriLHK DE Saint-Projet, Apologétique scientifique de la foi catholique, 3’éd., Toulouse, 1908. — A. DE Lapparent, Science et apologétique, Paris, igoS. — Sans parler de maint article, notamment dans la Bévue pratique d’apologétique, Paris, et dans la Bévue apologétique, Bruxelles.

BiRLioGRAPHiB générale. — Sur la notion bibliquede la foi, je ne connais pas de travail soigne, parmi les eatholiqiies, sauf Prat, La théologie de saint Paul, t. II, igi i, 1. v., c. 1, et noteQ2. — Pour la notion patristique, voir Rouétde Journel, Enchiridion palristicum, au mot Fides. dans l’Index théologiens, Fribourg-en-Brisgau et Paris, igii. — J’ai déjà indiqué, §1, les Acta… Concilii Vaticani, et lesétudes deVACANTetdeGRANDEUATH ; demème. comme recueils de textes ofliciels, Denzinger-Bannwart, et B. Gauueau, Libellus fidei. Tous les théologiens donnent les explications nécessaires sur la foi. S. Thomas en a souvent traité. Voir en particulier IP II", q. 1-16 ; on trouvera là également les renvois aux passages parallèles des autres écrits ; beaucoup des textes, ceux qui ont paru les plus significatifs, ont été recueillis par J.-V. Bainvel, dans La foi et l’acte de foi, nouvelle édition, .ppendice D. Parmi les traites récents, en langue latine, qui sont innombrables, je signale, un peu au hasard, ceux des PP. Billot et Christian Pesch, dans leurs volumes De virtutibus infusis : à eux deux, ils présentent l’ensemble des questions. En

langue allemande, m’ont paru particulièrement riches, le P. J. Kleutgen, dans la Théologie der Vorzeit, 2’édition, t. IV et V, Miinster, 1878 et 18 ; 4, et J. ScBEEBEN, dans sa Dogmatik, celle-ci traduite en français, Dogmatique, t. I. Les deux maîtres sont en désaccord pour certaines explications subtiles ; mais il y a beaucoup à prendre chez l’un et l’autre. Beaucoup de clioses utiles aussi dans Denzingeb, ]’ier Itiicher von der religiosen Erkenntniss, V>'urtzbourg. 1856 et 1857.

En français, on peut signaler, en particulier : J. UiDiOT, dans son Cours de théologie catholique, le volume des Vertus théologales. Paris et Lille, 1897. — J.-V. Bainvel, f.a foi et l’acte de foi, nouvelle édition, Paris, iy08.

J.-V. Bainvel.