Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Gnose

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 155-162).

GNOSE.— I. Simon et la gnose vulgaire. — II. Valentin, Basilide, Carpocrate. — III. L’enseignement gnostique. — IV. Marcion. — V. L’Eglise et la gnose.

L’hérésie est contemporaine de l’Evangile. Le champ du Père de famille est à peine ensemencé, que l’ivraie s’y révèle à côté du bon grain. De là, chez les directeurs des communautés primitives, une préoccupation incessante qui s’exprime dans leurs écrits, lettres de saint Paul, Apocalypse, épîtres de saint Pierre, de saint Jude, de saint Ignace,.utant que ces documents permettent d’apprécier les doctrines combattues, on voit qu’elles se ramènent à quelques points :

1° La nature et la loi, mosaïque ou naturelle, sont l’oeuvre d’esprits inférieurs au Dieu-Père. Dieu su-Iirême et véritable ;

2° C’est en Jésus-Christ que ce Dieu suprême s’est manifesté ;

3° Le vrai chrétien peut et doit s’atTranchir des puissances créatrices et législatrices pour se rapprocher du Dieu-Père.

Ces doctrines ne doivent pas être considérées comme une simple déformation de l’enseignement apostolique. Il y entre sûrement des éléments chrétiens ; mais si l’on fait abstraction de la place assignée à Jésus-Christ et à son nMe, le reste se tient tout seul 299

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et s’explique aisément par l’évolution de la pensée juive soiis l’excitation de la curiosité philosophique des Grecs. Il sullit, pour s’en rendre compte, de se rappeler les points essentiels de la doctrine de Philon : Dieu, être inûni, au-dessus, non seulement de toute imperfection, mais de toute perfection ou même de toute qualification. En dehors de lui et ne procédant pas de lui, la matière, sur laquelle il agit par l’intermédiaire de puissances multiples, dont le Verbe est la principale. Ces puissances, et le Verlie lui-même, sont présentées, tantôt comme immanentes à Dieu, tantôt comme deshypostases distinctes ; elles correspondent soit aux idées de Platon, soit aux causes efficaces des Stoïciens, soit encore aux anges de la Bible ou aux démons (ôyiyws ;) des Grecs. Par elles le monde a été organisé avec l’élément matériel préexistant. Certaines d’entre elles se trouvent emprisonnées dans des corps humains, et c’est de l’incoliérence entre leur nature divine et leur enveloppe sensible que naît le conflit moral entre le devoir et le vouloir. Triompher des influences que le corps exerce sur l’esprit, tel est le but de la vie morale. Le principal moyen est l’ascèse ; la science est utile aussi et l’activité bien réglée, avec le secours de Dieu. Ainsi l’àme se rapproche de Dieu ; dans l’autre vie elle le rejoindra ; même en ce monde, il peut lui être donné de le posséder momentanément par l’extase.

Ainsi, Dieu est loin du monde et ne l’atteint que par des intermédiaires procédant de lui ; certains éléments divins vivent dans l’humanité, comme emprisonnés dans la matière, dont ils cherchent à se dégager.

C’est le fond même du gnosticisme. fl n’y a qu’à introduire la personne de Jésus et son action rédemptrice, tendant à ramener vers Dieu les parcelles divines égarées ici-bas : avec cette addition on obtient exactement les doctrines combattues par les plus anciens écrivains chrétiens. Cependant, pour arriver à la gnose proprement dite, il reste encore un pas à faire : l’antagonisme entre Dieu et la matière doit être transporté dans le personnel divin lui-même ; le créateur doit être présenté comme l’ennemi, plus ou moins déclaré, du Dieu suprême, et, dans l’œuvre du salut, comme l’adversaire de la rédemption.

Pour en arriver là, il fallait rompre ouvertement avec la tradition religieuse d’Israél. Ni Philon, si respectueux de sa religion, ni les docteurs de la Loi dont les apôtres combattaient les « fables judaïques », ne pouvaient avoir l’idée de ranger parmi les esprits mauvais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

I. Simon et la gnose vulgaire. —Maison peut concevoir un milieu où l’éducation l)il)lique fût assez répandue pour servir de support à la spéculation théologiqiie, sans que cependant on y fût embarrassé de scrupules à l’égard du Dieu de Jérusalem. Ce milieu n’est pas idéal ; il a réellement existé : c’est le monde des Samaritains. Aussi bien, la tradition des Pères de l’Eglise, quand ils exposent l’histoire des hérésies, concorde-t-elle à fixer leur point de départ à Samarie et à indiquer Simon de Gitton, dit le Magicien, comme leur premier auteur. Ceci, bien entendu, doit être accepté avec quelque réserve. Ni Ebion, ni Cérinthe ne peuvent être considérés comme des descendants spirituels de Simon.

C’est donc à Samarie, la vieille rivale de Jérusalem, que la gnose proprement dite fait sa première apparition dans l’histoire chrétienne. Simon dogmatisait déjà en ce pays, qui était le sien, quand Philippe {.ici., viii), y vint porter l’Evangile : « Il exerçait

« la magie et détournait le peuple de Samarie, prctendant

être quelqu’un de grand ; petits et grands,

« tous s’attachaient à lui, disant : « Celui-ci est la
« Puissance de Dieu, la Grande Puissance. » Son atti

tude était comme un décalque samaritain de celle de Jésus en Galilée et en Judée. Suivant la tradition des Actes, il se rallia au christianisme prêché par Philippe, puis par les apôtres Pierre et Jean, et reçut le baptême. Emerveillé des effets de l’inspiration chez les néophytes, il s’efi’orça d’obtenir que les apôtres lui conférassent, à prix d’argent, le pouvoir de faire de tels miracles. Cette prétention fut écartée. Toutefois, à Samarie, où il était sur son terrain, il lui fut donné de prévaloir contre l’Esprit-Saint. Saint Ji’.stix, qui était du même pays, rapporte (ApoL, I, 26, 56 ; Dial. 120) que, de son temps, presque tous les Samaritains honoraient Simon comme un dieu, comme le dieu suprême, supérieur à toutes les puissances

(0e ; v Ûttsckkw 7TKr< ; v.py ?, : y-y.’t èÇ^jffia ; /%( Oyjv.^t’^Ç). En

même temps que lui, on adorait sa Pensée (Ewoia), incarnée comme lui, en une femme appelée Hélène. Saint Iré.née donne plus de détails sur la doctrine simonienne (Ilær., I, 28). « Il y a, dit-il, une Puissance suprême, suhlimissinia Virtiis, laquelle a un correspondant féminin, sa Pensée (=-Vvîic<).Sorliede son Père, la Pensée créa les anges, qui, à leur toiu-, créèrent le monde. Mais comme ils ne voulaient pas paraître ce qu’ils étaient, c’est-à-dire des créatures d’Ennoia, ils la retinrent, la maîtrisèrent, l’enfermèrent dans un corps féminin, puis la firent transmigrer de femme en femme. Elle passa notamment dans le corps d’Hélène, épouse de Ménélas ; enfin elle devint prostituée à Tyr. La Puissance suprême s’est manifestée aux Juifs comme Fils, en Jésus ; à Samarie comme Père, en Simon ; dans les autres pays, comme Saint-Esprit. » L’intervention de Dieu dans le monde est expliquée, d’abord par la nécessité de délivrer Ennoia, puis par la mauvaise administration des anges. Les prophètes ont été inspirés par eux : il n’y a pas à s’en occuper. Ceux qui croient en Simon peuvent, en pratiquant la magie, triompher des esprits maîtres du monde. Quant aux actions, elles sont indilTérenles ; c’est la faveur de Dieu qui sauve ; la Loi, œuvre des anges, n’est qu’un instrument de servitude. Irénée rapporte encore que Simon et Hélène étaient, dans la secte, l’objet d’honneurs divins, qu’on leur élevait des statues où ils étaient figurés en Jupiter et en Minerve.

En ce qui regarde la christologîe, Simon enseignait que la Puissance suprême, pour n’être pas reconnue pendant son voyage en ce monde, avait pris successivement les apparences de différentes classes d’anges, puis la forme humaine en Jésus. Ainsi, parmi les hommes il avait paru être homme, sans l’être en réalité ; il s’était donné en Judée le semblant de la souffrance, sans souffrir véritablement.

Dans cet exposé il peut se faire que certains traits correspondent à un développement de la doctrine après la première fondation de la secte. Mais l’ensemble se rattache bien à ce que dit Justin et à ce que nous lisons dans les Actes. Cette préoccupation de la Bible, alors même qu’on en méconnaît l’autorité, ce mélange d’idées dualistes et de rites helléniques, cette pratique de la magie, tout cela convient bien au milieu de Samarie, terre bénie du syncrétisme religieux. La gnose, qui s’épanouira plus complètement ailleurs, laisse déjà voir ici ses données caractéristiques ; le Dieu abstrait, le monde œuvre d’êtres célestes inférieurs, la divinité partiellement déchue dans l’humanité, la rédemption qui l’en dégage. Il n’est pas jusqu’aux couples (syzygies) du système valentinien dont on ne trouve ici, dans la suprême Puissance et la première Pensée (Simon, Hélène), comme une première esquisse.

l’n trait notable, c’est que l’initiateur de ce mouvement religieux se présente comme une incarnation divine. Ceci est évidemment imité de l’Evangile. 301

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De la seele de Simon, les anciens auteurs rapproclienl celle d’un autre samaritain, Mknandre de Capparétée ; il est aussiqnestion d’un Dositiike, peut-être antérieur à Simon lui-même et au christianisme, et d’un CLKOBirs(HiiGKsii’PF., dans Eusèbe, //. E., IV, 22 ; IniiNKE, /. f. ; PsKinoTKKT., de l’ræscr., 46)- Ménandre enseignait à Antioclie. Tous eeschefs de secte paraissent avoir fait comme SiUKin et s’être attriliué une origine divine. Leurs successeurs furent plus modestes.

Un des premiers qui nous soient signales est Sa-TiBNiL d’Antioclie, qui lit parler de lui vers le temps de Trajan (nomme par Justin, Dial.ib, et HÉGiisirpR, /. c. Ce qu’on en sait est représenté par Ihénkr, I, a^, que copient les autres liérésiologues. Dans tous ees textes il figure entre le groupe de Simon et les grands gnostiques du temps d’Hadrien). Il enseignait un Dicu-Pére, que nul ne peut nommer ni connaître, créateur des anges, archanges, puissances, etc. Le monde sensible est l’œuvre de sept anges. Ils créèrent l’homme d’après une image brillante venue du Dieu suprême, qui leur apparut en un moment fugitif ; mais leur œuvre fut d’abord imparfaite. L’homme primitif rampait à terre sans pouvoir se lever. Dieu en eut pitié, parcequ’il y reconnaissait quelque image de lui-même : il lui envoj-a une étincelle de vie qui acheva de le constituer. A la mort, cette étincelle se dégage et va rejoindre son principe divin.

Le dieu des Juifs est un des anges créateurs. C’est d’après ceux-ci que les prophètes ont i>arlé, quelques-uns même d’après Satan, leur ennemi. Ces anges créateurs sont en révolte contre Dieu ; c’est pour le A aincre, pour vaincre surtout le dieu des Juifs, que le Sauveur est venu. Le Sauveur émane du Dieu suprême ; il est sans naissance, incorporel. Outre la victoire sur le dieu des Juifs et ses collègues, il a eu en vue le salut des hommes, ou plutôt de ceux qui. dans leur étincelle de vie, ont un élément divin et sont susceptibles d’être sauvés.

Le mariage et la procréation des enfants étaient considérés dans la secte comme des œuvres de Satan. La plupart des Saturniliens s’abstenaient de manger des choses ayant eu vie, et cette abstinence leur valait, parait-il, un grand succès.

Li encore, en dépit de l’hostilité contre le judaisme, nous avons la donnée biblique des anges. Mais il n’y a point de syzygies célestes ; le fondateur de la secte ne prétend pas à la divinité ; enfin la morale eslascétique. .utant de traits qui distinguent la gnose de Saturnil de celle de Simon. Son docétisme très marqué, son Sauveur qui n’a de l’humanité qu’une pure apparence, correspond bien aux préoccupations que nous avons signalées chez saint Ignace, d’AntiocUe lui aussi, et, comme Saturnil, contemporain de Trajan.

Ces hérésies primitives ne paraissent pas avoir eu beaucoup de succès en dehors de leur cercle originaire. Saint Justin, par qui nous savons que les Samaritains du temps d’.-Vntonin le Pieux étaient presque tous disciples deSimon, ditque cette secte n’avait ailleurs que très peu d’adhérents. Sur la foi d’une inscription mal comprise (confusion célèbre du vieux dieu sabin Semo Sanctis. iJeiis Fidius, avec Simo sanctus Detis). il se Cgiu-ait que Simon avait été, à Rome, honoré d’une statue par les autorités de l’Etat. Mais il est peu probable que le Magicien ait instrumenté si loin de son pays. Tout ce qu’on raconte de son séjour à Rome et du conflit qu’il y aurait eu avec saint Pierre, est désormais classé dans le domaine de la légende. Ménandre avait promis à ses disciples qu’ils ne mourraient point. Il y en avait encore quelques-uns au temps de saint Justin.

En Syrie, le succès spécial de Simon est loin de

représenter toute la fortune de la gnose. C’est en ce pays que se produisit, soit par développement, soit par imitation, cette extraordinaire pullulation de sectes que saint Irkxék rattache étroitement au simonisiue et qu’il compare à des champignons. Il les appelle d’un nom commun, celui de Gnostiques, et en décrit quelques variétés (ffær., I, 29 31). C’est à cette catégorie de sectes ipic l’on donne assez souvent la dénomination de sectes opiiitiques (if^i, serpent), qui ne semble convenir qu’à certaines il’entre elles, où le serpent biblique avait un rôle spécial. Les noms des éons célestes, les combinaisons établies entre les fantaisies métaphysiques et l’histoire biblique varient plus ou moins d’un système à l’autre. Mais il y a toujours au sommet des choses un être inelïable et une pensée suprême (Ennoia, Barbelo, etc.) d’où procèdent les ogdoades et les liebdomades ; toujours aussi un éon (Prounicos, Sopliia, etc.) ii qui il arrive une infortune, à la suite de laquelle certaines étincelles divines tombent dans les régions inférieures. A cette catastrophe divine se rattache la production du Démiurge, appelé sou ventlaldabaot h. Le Démiurge ignore absolument le monde divin supérieur à lui ; il se croit le seul et véritable Dieu, et l’atlirme volontiers dans la Bible, inspirée par lui. Mais les étincelles divines doivent êtredégagées du monde inférieur, A cet effet, l’éon Christ, l’un des premiers du plérôme, vient s’unir momentanément à l’homme Jésus et inaugurer en lui l’œuvre du salut.

IL’Valentin, Basilide, Carpocrate. — Après sa première ell’ervescence en paj’S syrien, la gnose de Samariene tarda pas à trouver le chemin de l’Egypte. De ses diverses sectes, quelques-unes prirent racine en ce pays et s’y" conservèrent au moins jusqu’au quatrième siècle. Celse connaissait cette variété de

« gnostiques i) ; il avait même lu levirs ouvrages (Oni-GÈNB, 

Contra Te/sHni, V, 61, 62 ; VI, 2^-28). Dans son enfance, Origène passa quelque temps chez un docteur d’Antioclie, appelé Paul, très en vue parmi les hérétiques d’.lexandrie (Ers., ff. E., VI, 2). C’est dans les manuscrits et les papj’rus coptes que nous commençons à retrouver des fragments de leur littérature. Mais leur plus graiule fortune fut acquise indirectement par les gnoses lieaucoup plus oélèbres auxquelles sont attachés les noms des.lexandrins Basilide, Valentin et Carpocrate.

C’est au temps de l’empereur Hadrien (i 17-138) que les anciens auteurs rapportent l’apparition de ces hérésies. Le système de Valentix, décrit en détail et réfuté par saint Irénée, est le mieux connu des trois, et c’est lui sans doute qui se répandit le plus. Je vais en indiquer les lignes principales.

Au sommet des choses invisibles et ineffables se trouve l’être premier, le Père, l’Abîme inengendré, avec sa compagne Sigé (Silence). Le moment venu où il lui plaît de produire, il féconde Sigé, qui lui donne un être semblable à lui, l’Intellect (NiJ ?)’. et en même temps un terme femelle qui est à l’Intellect ce que Sigé est à l’Abîme. Cette compagne de l’Intellect est la Vérité. L’Abime et Sigé, l’Intellect et la Vérité, forment les quatre premiers éons, la première Tétrade. De l’Intellect et de la Vérité naissent le Verbe et la Vie, de ceux-ci l’Homme et l’Eglise. Ainsi se complète l’Ogdoade, réunion des huit éons supérieurs.

Mais la génération des éons ne s’arrête pas là. Les deux derniers couples donnent naissance l’un à cinq, l’autre à six autres paires, ce qvii fait en tout trente

1. Dans cette affaire, où le sexe des abstroclions est de si grande importance, la traduction offre des diiEcultés spéciales, car il arrive souvent que les termes changent de genre en passant d’une langue A l’autre. 303

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éons, quinze mâles et quinze femelles, répartis en trois groujies, l’Ogcloade, la Décade et la Dodécatle. Ces trois groupes constituent le Plérôme, la sociOté parfaite des êtres ineffables.

Jusqu’ici nous sommes encore dans les abstractions ; pour passer de là au monde sensible, il va falloir une transition, et cette transition est un dérangement de l’harmonie des éons, un désordre, une sorte dépêché originel.

Au dernier rang de la Dodccade et du Plérôme tout entier se trouve le couple formé par le Volontaire et la Sagesse (0£// ; ri : /m lijîia). La Sagesse est prise tout à coup du désir de connaître le Père mystérieux, l’Abîme. Mais ce principe de toutes choses n’est intelligible que pour son Fils premier-né, l’Intellect. Le désir de la Sagesse est donc un désir déréglé, une passion. Cette passion inassouvie est la perte de l’être qui l’a conçue. La Sagesse se dissout et va se dissiper dans l’intini, lorsqu’elle rencontre le Terme de toutes choses, 1 î, = « , sorte de limite disposée par le Père autour du Plérôme. Arrêtée par lui, elle revient à elle-même et reprend son existence première. Mais sous l’empire de cette passion, elle a conçu ; et comme l’éon mâle son compagnon n’est pour rien dans sa conception, celle-ci est irrégulière : le fruit qui en résulte est un être imparfait par essence. Cet être, appelé dans la langue valentinienne Hachamoth.ou Concupiscence de la Sagesse, est rejeté hors du Plérôme.

Pour que dans celui-ci on ne voie plus reparaître le désordre que la Sagesse un moment déréglée y a introduit, la seconde paire d’éons, Intellect et Vérité, produit une seizième paire, le Christ et le Saint-Esprit, ce dernier jouant, dans la syzygie, le rôle d’être femelle (ici. comme dans lenora Hachamoth, nous rencontrons l’orientalisme. Esprit, dans les langues sémitiques, est un mot féminin). Ces deux nouveaux éons enseignent aux autres à respecterles limites de leur nature et à ne pas chercher à comprendre l’incompréhensible. Les éons se pénètrent de cette instruction, et ainsi l’unité du Plérôme se trouve raffermie et son harmonie perfectionnée. C’est alors que, dans un élan de reconnaissance pourle Père suprême, tous ensemble, unissant leurs puissances et leurs perfections, ils produisent le trente-troisième éon, Jésus. le Sauveur.

Cependant Hachamoth, la Concupiscence de la Sagesse, restait en dehors du divin Plérôme. Celui-ci lui envoie successivement deux visiteurs. L’un, le Christ, donne à cette espèce de matière aristotélicienne une sorte déforme substantielle, avec un embryon deconscience. Elle prend le sentiment de son infériorité et subit une série de passions, la tristesse, la crainte, le désespoir, l’ignorance. Le second visiteur, l’éon Jésus, sépare d’elles ces passions. De cette seconde opération naissent la substance inanimée (i/ix^o) et la substance animée (i-^ym, )^ formées la première des passions d’Hachamolh, la seconde de son retour à un état plus parfait, après l’élimination des passions. Dans cet état amélioré, elle est susceptible de concevoir. La seule vue des anges qui escortent le Sauveiir suffit à la rendre féconde : elle enfante ainsi la troisième substance, qui est la substance spirituelle (TT.’ËKju.art^o ;).

Jusqu’ici, nous ne sommes encore que dans les préliminaires du monde inférieur, du Kénôme, qui s’oppose au Plérôme. Lemonde concret estencoreà faire ; seulement les trois substances, matérielle, psychique, pneumatique, dont il vase composer, sont déjà arrivées à l’être. Le Créateur va enfin paraître. Il ne sera pas créateur au sens propre du mot, puisque les éléments dç son œuvre existent avant lui. Lui-même, Hachamoth ne peut le tirer de la substance spirituelle

(pneumatique) sur laquelle elle n’exerce aucun empire ; elle le tire de la substance animée (psychique). Ainsi produit, le Créateur ou Déiuiiu’ge donne à son tour la forme à tout ce qu’il y a d’êtres animés (psychiques) ou matériels (hyliques). Il est le père des premiers, le créateur des autres, le roi des deux catégories. Entre les êtres ainsi produits il faut distinguer les septcieux, qui sont aussi septanges, mais non sept esprits purs (zvîJuy-y). Le Démiurge opère à l’aveugle ; sans le savoir il s’emploie à reproduire le Plérôme dans la sphère inférieure où il se meut. Hachamoth. dans le Kénôme, correspond à l’Abîme, le Démiurgeè l’Intellect premier-né, les anges ou cieux aux autres éons. Ignorant tout ce qui est au-dessus de lui, le Démiurge se croit seul auteur et seul ni.nitre de l’univers. C’est lui qui a dit dans les Prophètes :

« Je suis Dieu, il n’y en a pas d’autre quemoi. » 

C’est lui qui a fait l’homme, mais seulement l’homme matériel et l’homme animal (psychique). Un certain nombre d’hommes sont supérieurs aux autres : ceuxlà sont les pneumatiques ou spirituels. Ils ne dérivent pas entièrement du Démiurge : la substance spirituelle enfantée par Hachamoth s’est intiltrée en eux ; par cet élément supérieur ils constituent l’élite du genre humain.

Voici maintenant l’économie du salut. Des trois catégories d’hommes, les uns, les matériels, sont incapables de salut. Ils périront nécessairement avec la matière dont ils sont formés. Les spirituels (pneumatiques ) n’ont aucun besoin qu’on les sauve ; ils sont élus par nature. Entre les deux, les psychiques sont susceptibles de salut, mais incapables d’y parvenir sans secours d’en haut. C’est pour eux que se fait la Rédemption. Le Rédempteur est formé de quatre éléments. Le premier, sans être matériel, a lapparence delamatière ; cette apparence suffit, la matière n’étant pas à sauver. Le second est psychique, le troisième pneumatique, le quatrième divin : c’est Jésus, le dernier éon. Ainsi ces trois derniers éléments procèdent du Démiurge, d’Hachamoth et du Plérôme. Cependant l’éon Jésus n’est descendu dans le Rédempteur que lors de son baptême ; au moment de sa comparution devant Pilate, il est remonté au Plérôme, emmenant avec lui l’élément pneumatique et laissant souffrir l’élément psychique, revêtu de sonapparence matérielle.

Quand la puissance créatrice du Démiurge sera épuisée, l’humanité prendra (in. Hachamoth, enfin transformée en un éon céleste, obtiendra une place dans le Plérôme et deviendra l’épouse de Jésus-Sauveur. Avec elle entreront les hommes spirituels (pneumatiques ) ; ils épouseront les anges q)ii forment le cortège du Sauveur. Le Démiurge prendra la place d’Hachamoth et montera ainsi d’un degré dans l’échelle des êtres. Il sera suivi par ceux des hommes psychiques qui auront atteint leur fin ; les autres, en même temps que les matériels, périront dans un embrasement général, qui détruira toute la matière.

En langage vulgaire, ces trois catégories d’hommes correspondent aux Valentiniens, aux chrétiens ordinaires et aux non-chrétiens. Les premiers et les derniers sont prédestinés irrévocablement, les uns à la vie éternelle, les autres à l’anéantissement. L’n Valentinien n’a qu’à se laisser vivre ; ses actes, quels, qu’ils soient, n’atteignent pas la nature spirituellede son être : l’esprit est indépendant de lachair et n’est point responsable d’elle. On voit d’ici les conséquences morales.

Valentin est un hérétique assez conciliant. Il accorde sans doute à ses adeptes beaucoup de facilités en ce monde et il leur réserve, dans l’autre, les avantages de l’apothéose. Maisil admet que Icsgensde In grande Eglise, les chrétiens du commun puissent atteindre.

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moyennant la pratique de la vertu, à une assez confortable fclicilc. Le Diniiurt ; c lui-iuônic, l’auteur responsable de la création, tant critiquiedans les autres sectes, se voit ménager une destinée fort honorable. La gnose valenlinienne est, d’un boula l’autre, une gnose nuptiale. Depuis les plus abstraites origines des êtres jusqu’à leurs lins (lernières, ce ne sont que syzygies, mariagesetgénérations. En ceci, coinmeen ses conséquencesmorales, elle rappelle plutôt le système simonlen que celui de Saturnil.

Basii-ide, au contraire, se rapiiroclie de Saturnil en ce qu’il symbolise autrement que par des rapports de sexe la longue évolution de l’aljstrait au concret. Ses éons, comme les anges de Saturnil, sont célibataires. Mais la complication n’est pas moins grande que chez Valentin. (Dans cette description du système de Basilide, je m’en rapporte à Saint-iRÉNÉK (l, a8), suivi par Saint Hippolytr dans son Syntagma (Pseudo-Tert., Epiph., Ilær. 24, Piiilasth. 32). Les Philusopluimena donnent une tout autre idée du système, mais d’après des documents dont l’origine est devenue susiiecte. Clément d’Alexandrie nous a conservé quekpies traits intéressants, mais seulement pour la partie morale.)

Du Père inengendré procède Nous, de Nous Logos, de Logos Phronesis.dePhronesis Sopliiæt Djnamis, qui produisent d’autres êtres appelés Vertus, Puissances, Anges. Ainsi se peuple le premier ciel. Il n’y a pas moins de 365 cieux ; celui que nous voyons est le dernier. Il est habité par lesanges créateurs, dont le clief est le dieu des Juifs. Celui-ci éleva la prétention d’asservir tous les peuples à la nation qu’il favorisait. De là, conflit entre lui et ses collègues. Pour rétablir la paix et délivrer l’homme de la tyrannie des démiurges, le Père suprême envoie ici-bas Nous, qui prend en Jésus une apparence d’humanité. Au moment de la Passion, le Rédempteur change de forme avec Simon le Cyrénéen, lequel est crucilié à sa place. Aussi n’y a-t-il pas lievi d’honorer lecrucitié, ni surtout de se laisser martyriser pour son nom. Le salut consiste dans la connaissance du véritable état des choses, suivant l’enseignement basilidien.

L’Ancien Testament est répudié, comme inspiré par les créateurs. La magie, qui permet de maîtriser ces êtres néfastes, était très en honneur chez les liasilidiens. Us avaient des mots mystérieux ; le plus connu est celui d’Âhraras ou Alirasax, dont les lettres additionnées suivant leur valeur numérique (en grec) donnent le nombre 365, celui des mondes supérieurs. La morale est tout aussi déterministe que dans le sj’stème de Valentin. La foi est affaire de nature, non de volonté. Les passions ont une sorte lie substantialité. On les appelait des appendices ; ce sont des natures animales attachées à l’être raisonnable, qui se trouve ainsi pourvu d’instincts hétéroclites, ceux du loup, du singe, du lion, du bouc, et ainsi de suite. Sans être atteinte en elle-même par les fautes où l’entraînent ses passions, l’àme spirituelle en subit néanmoins les conséquences : tout |)éché doit être expié, et l’est en effet par la souffrance, en cette vie ou en une autre, car la métempsychose est admise.

Dans la pratique, il semble qu’à l’origine les Basilidiens aient accepté les règles de la morale commune. Clément d’Alexandrie (Strom., III, i et suiv.) atteste que Basilide et son fils Isidore admettaient le mariage et repoussaient l’immoralité ; mais les Basilidiens de son temps n’étaient guère fidèles, en ceci, aux préceptes du maître. A la lin du second siècle, la secte avait une réputation d’immoralité bien établie. Comme celle de Valentin, c’était surtout une école.

C’est aussi le cas de la gnose carpocratienne (InÉ NÉE, I, 25 ; les autres dérivent de lui, sauf Clément d’Alexandrie, Strom., III, 2, qui a conserve des fragments imi)ortants du Ils/si ôi-rcfciTtivj ;  ; d’Epipliane). Cahpochate était un Alexandrin, comme Valentin et Basilide. Sa femme, appelée Alexandrie, était de l’île de Céphallénie ; il eu eut un lils, Epiphane, enfant prixlige, qui mourut à dix-sept ans, auteur d’un livre « sur la Justice ». E[iiphane devint dieu à Cél )liallénie, comme Simon à Samarie. Les insulaires lui élevèrent dans la ville de Samé un temple et un musée, où l’on célébrait en son honneur des sacrifices et des fêtes littéraires.

Carpocrate était un philosophe platonicien, plus ou moins frotté de christianisme gnostique. Il admettait un dieu unique, duquel émane toute une hiérarchie d’anges. Le monde sensible est leur œuvre. Les âmes humaines ont d’abord circulé dans l’entourage du Dieu-Père ; puis, tombées dans la matière, elles doivent en être délivrées pour revenir à leur orgine. Jésus, (ils de Joseph, né dans les mêmes conditions que les autres hommes et engagé comme eux dans la métenipsychose, a pu, par réminiscence de ce qu’il avait connu dans son existence première et avec le secours d’en haut, triompher des maîtres du monde et remonter auprès du Père. Tous peuvent, comme lui, à son exemple et par les mêmes moyens, arriver à mépriser les créateurs et à leur échapper. Us peuvent y réussir aussi bien et mieux que lui. Le programme de cette libération comporte le passage en tous les états de vie et l’accomplissement de tous les actes.

S’il n’est pas rempli dans la vie présente, ce qui est le cas général, il y a lieu à des transmigrations successives jusipi’à ce que le compte y soit. Les actes, d’ailleurs, sont indifférents de leur nature ; l’opinion seule les classe en bons et en mauvais. La « justice » enseignée par Epiphane est essentiellement l’égalité dans la répartition des biens. Ceux-ci, y compris les femmes, sont à tout le monde, exactement comme la lumière du jour.

On reconnaît, à plusieurs de ces traits, l’influence de Platon. Le mythe du Phèdre est greffé sur l’Evangile.

La magie était en très grand honneur chez lesCarpocratiens. Leur culte avait des formes helléniques bien caractérisées. On a déjà vu comment ils honoraient leurs fondateurs. Us avaient aussi des images peintes ou sculptées de Jésus-Christ, soi-disant reproduites d’un portrait exécuté par ordre de Pilate ; ils les couronnaient de fleurs, avec celles de Pythagore, Platon, Aristote et autres sages.

Saint Irénée ne veut pas croire que ces sectaires poussent leur morale à ses dernières conséquences et qu’ils aillent jusqu’à se livrer à toutes les abominations qu’elle autoriserait. Mais il constate la i)crversion de leurs mœurs et le scandale qu’elle cause. U reproche aux Carpocratiens de diffamer le christianisme, et leur demande comment ils peuvent se réclamer de Jésus, qui, dans son Evangile, enseigne une tout autre morale. Les Carpocratiens avalent réponse à cela. Us prétendaient que Jésus avait eu des enseignements secrets, que les disciples n’avaient confiés qu’à des personnes sûres.

m. L’enseignement gnostique. — Inutile d’aller plus loin dans la description des systèmes gnostiques. On reconnaU aisément sous leur diversité quelques idées communes et fondamentales.

] I, e Dieu créateur et législateur de l’Ancien Testament n’est pas le vrai Dieu. Au-dessus de lui, à une hauteur infinie, il y a le Dieu-Père, principe suprême de tous les êtres.

2° Le Dieu de l’Ancien Testament ignore le vrai Bo :

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Dieu, et le monde l’a ignoré avec lui avant l’apparition de Jésus-Christ, lequel, lui, procède du Dieu véritable.

3’Entre le vrai Dieu et la création s’interpose une série fort compliquée d’êtres divins d’origine ; dans cette série, il se produit, à un point ou à l’autre, un désordre qui en trouble l’harmonie. Le monde sensible, y compris souvent son créateur, procède de cette faute originelle.

4° Il y a dans l’humanité des parties susceptibles de rédemption, comme dérivant, d’une façon ou de l’autre, du monde céleste, supérieur au Démiurge. Jésus-Christ est venu en ce monde pour les en dégager.

5" L’incarnation ne pouvant aboutir à une sérieuse union entre la divinité et la matière maudite, l’histoire évangélique s’explique par une union morale et transitoire entre un éou divin et la personne concrète de Jésus, ou encore par l’évolution d’une simple apparence d’humanité.

6° Il n’y a donc eu ni passion ni résurrection réelle du Christ ; l’avenir des prédestinés ne comporte aucune résurrection des corps.

)’Le divin égaré dans l’humanité, c’est-à-direl’ànie prédestinée, n’est pas solidaire de la chair qui l’opprime. Il faut s’efforcer d’annihiler la chair par l’ascèse (tendance rigoriste), ou tout au moins ne pas croire que l’esprit soit responsable de ses faiblesses (tendance libertiniste).

De telles idées ne pouvaient évidemment se réclamer de l’Ancien Testament. Celui-ci, du reste, était répudié universellement, comme inspiré par le Créateur. La grande Eglise tenait ferme à la Bible d’Israël et trouvait le moyen de concilier Jahvé avec le Père céleste. Les gnostiques n’yparvenaient pas. On peut voir, par la lettre de Ptolémée à Flora (Epi-PUANE, Hær., xxxiii, 3-^. Rééditée et commentée par Harxack dansles Sitzungsherichte de l’académie de Berlin, 1902, p. 50--b’^i), comment l’exégèse était pratiquée dans les cercles valentiniens. La loi mosaï <|ue y est ramenée, en partant de certains textes évangéliques, à trois autorités diCTérenles : Moïse, les Anciens d’Israël et Dieu. Dans ce qui est de Dieu, il faut distinguer entre les bons préceptes, ceux du Décalogue ou de la morale naturelle, que le Sauveur n’est pas venu abolir, mais accomplir ; les préceptes mauvais, comme celui du talion, abrogés par le Sauveur ; enfin ceux qui n’ont qu’une valeur d’ombre, de figure, ciunme les lois cérémonielles. Mais il est clair que cette loi divine, ainsi composée de bons et de mauvais préceptes, ne peut être attribuée à l’être infiniment parfait, pas plus, du reste, qu’à l’ennemi de tout bien. Elle est donc l’œuvre d’un dieu intermédiaire, du Créateur. Flora, dit le docteur en terminant, ne doit pas se troubler d’entendre dire que le mauvais esprit et l’esprit moyen (le Créateur) proviennent de l’Etre souverainement parfait. « Vous

« l’apprendrez. Dieu aidant, en recevant la tradition

apostolique, que nous aussi nous avons reçue par

« succession, avec l’usage de juger de toutes les doctrines

d’après l’enseignement du Sauveur. »

Cette attitude exégétique est, en somme, facile à comprendre. Pour les penseurs religieux du ii’siècle, tout comme pour nous, la eriticpie de la nature et de la loi est une perpétuelle tentation. L’iiomme a le droit de se plaindre de la brutalité des forces naturelles, et de s’en plaindre non seulement pour lui, mais pour tous les êtres vivants ; en d’autres termes, il est naturellement porté, de son point de vue très circonscrit, à déclarer que le monde est mal fait. De même la loi, établie pour des cas généraux, néglige et ne peut que négliger mille circonstances particulières, ce qui bien souvent la fait paraître absurde

et injuste. Au-dessus de ce monde et des misères, le cœur de l’homme pressent une intinie bonté, qui se manifeste dans l’amour et non dans la simple justice. Supposez un Grec cultivé dans cet état d’esprit, et mettez-le en rapport avec la Bible. L’Ancien Testament lui olTrira le dieu terrible qui crée sans doute, mais qui tout aussitôt punit sur la race humaine tout entière la faute de son premier couple ; qui se rcpent de l’avoir laissée se propager et la détruit, sauf une famille, avec la plupart des animaux, innocents assurément des fautes que l’on reproche aux hommes ; qui s’allie avec une peuplade d’aventuriers, la protège contre les autres nations, la lance en des expéditions de conquête et de pillage, réclame sa part du butin et préside au massacre des vaincus ; qui la dote d’une législation où, à côté de prescriptions éqidtables, il y en a de bizarres… Les penseurs gnostiques s’abstinrent de demander à l’allégorisme ce qu’en tiraient les orthodoxes. Comme ils avaient besoin de quelqu’un pour endosser la responsabilité de la nature et de la Loi, ils en chargèrent le Dieu d’Israël. L’Evangile, au contraire, où résonnait, à leur estimation, un timbre tout dilTérent, leur parut une révélation de la bonté suprême et de la perfection absolue.

Cette distribution des rôles pouvait paraître ingénieuse ; mais elle ne faisait au fond que reculer la ditriculté. Le Démiurge expliquait la Nature et la Loi. Mais comment l’expliquer lui-même ? Marcion ne chercha guère à résoudre cette énigme. Les autres n’y parvinrent qu’en intercalant entre le Dieu suprême et le Démiurge toute une série d’éons, dans lesquels la perfection allait en s’alléniiant à mesure qu’ils s’éloignaient du premier être, si bien qu’un désordre pouvait se produire et se produisait en elTet chez eux : solution arbitraire et incomplète, qui ne pouvait manquer de susciter les critiques les plus Aives.

On voit pourquoi, dans ces systèmes, l’Evangile de Jésus était le grand et, à vrai dire, le seul argument-On le percevait par des textes écrits, au nombre desquels figurèrent de bonne heure nos quatre évangiles canoniques (les Gnostiques ne citent jamais les Actes, ni, bien entendu, r.pocaIypse), et aussi par des traditions spéciales, soit écrites, soit orales. Ces traditions prétendaient reproduire, non pas l’histoire évangélique connue de tous, mais des entretiens secrets, le plus souvent postérieurs à la Résurrection, dans lesquels le Sauveur expliquait à ses apôtres, à Marie-Madeleine et autres femmes de son entovu-age. les iilus profonds mystères de la gnose. Delà les évangiles de Thomas, de Philippe, de Judas, les petites et grandes Questions de Marie, févangile de la Perfection, etc.D’autreslivres se réclamaient des anciens justes, d’Elie, de Moïse, d’.braham, d’Adam, d’Eve, de Seth surtout, qui, dans certains cercles, avait un rôle très important.

Il y avait aussi, dans les sectes comme dans la grande Eglise, des prophètes inspirés, dont les paroles étaient recueillies et formaient une autre catégorie de livres sacrés ; ainsi les prophètes Martiades et Marsanos chez les « Archontiques ». Chez les Basilidicns, on s’appuyait sur la tradition d’un certain Glaucias, soi-disant interprète de saint Pierre. Il y avait aussi un évangile de Basilide, pour lequel saint Matthieu et saint Luc avaient été mis à contribution, et des prophètes, Barkabbas et Barkoph dont les livres furent commentés par Isidore, fils de Basilide. Le chef de la secte avait lui-même écrit vingt-quatre livres d’u Excgétiques » sur son évangile. Valcntin, lui aussi, se réclamait d’un disciple des apôtres, Théodas, qui aurait eu saint Paul pour maître, et sa secte possédait un « évangile de la Vérité j. 309

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Telles étaient les aiilorités. L’enseignement se répandait de |)i<)oIic en lu’oclie, et aboutissait à la formation de petits jjroupes d’initiés, ([ui, en général, s’efTorçaient d’abord de combiner leurs doctrines secrètes avec la vie religieuse ordinaire des communautés cliréticnnes. Mais ils étaient vite reconnus et formaient alors des associations autonomes, où ils avaient toute liberté pour développer leurs systèmes, graduer leurs initiations et célébrer leurs rites mystérieux. Le culte extérieur avait toujours pour eux beaucoup d’importance. Parler aux sens, exciter l’imagination, c’était un de leurs grands moyens. Us ne se refusaient pas l’emploi de termes exotiques, de mots hébreux répétés ou prononcés à rebours et de tout l’appareil des sortilèges. Avec cela ils agissaient sur les esprits faibles ou inquiets, avides de science occulte, d’initiations, de mystères, sur la clientèle de l’orpliisme et des cultes orientaux.

Les trois écoles de Valentin, de Basilide et de Carpocrate paraissent, les deux premières surtout, avoir eu un grand succès dans leur pays d’origine. Clément d’Alexandrie jiarle très souvent de Basilide et de Valentin ; il avaitbeaucoup étudié leur livres. En dehors de l’Egypte, la secte basilidienne n’eut [las autant de vogïie que celle de Valentin. Celui-ci se transporta de bonne heure à Rome, où il fit un long séjour (luBX. III, 4, 2), sous les évéqnes Hygin, Pie et Anicet. D’après ce qu’en dit Tertullien (Præscr., 30), il y vécut d’abord parmi les lidèles, jusqu’au moment où sa curiosité dangereuse et sa propagande le tirent exclure, d’abord provisoirement, puis définitivement de la communauté chrétienne. Cet événement n’empêcha pas la secte de Valentin de se répandre un peu partout. Au temps de Terlullien, le collège » des Valentiniens était la plus en vogue de toutes les associations hérétiques. La doctrine du maître s’y maintenait, mais avec quehjues bigarrures, qui donnèrent lieu à diverses écoles. Les maîtres les plus célèbres, Héraclcon, Ptoléniée, Marc, Théodote, nous sont connus par saint Irénée et Clément d’Alexandrie. Carpocrate, lui aussi, ou du moins son hérésie, aborda le théâtre romain. Sous le pape Anicet (vers 155)une femme de cette secte, appelée Marcellina, vint à Rome et recruta beaucoup d’adhérents.

IV. Marcion. — Pendant que les charlatans de Syrie propageaient la gnose orientale, avec sa magie, ses éons aux noms étranges et son clinquant sémitique ; pendant que de raffinés docteurs habillaient ces drôleries en style philosophique et les ajustaient au goût alexandrin ; pendant que les uns et les autres n aboutissaient qu’à fonder des loges d’initiés de haut ou de bas étage, il se trouva un homme qui entreprit de dégager de tout ce fatras quelques idées simples, en rapport avec les préoccupations du commun des âmes, de fonder là-dessus une religion, religion chrétienne mais nouvelle, antijuive et dualiste, et de lui donner comme expression, non plus une confrérie secrète, mais une église. Cet homme, c’est Marcion, de la ville de Sinope, port renommé sur le Pont-Euxin. Il vint à Rome, vers l’année i^o, et, dans les premiers temps, se mêla aux fidèles de l’Eglise.

Marcion arrivait au dualisme, tout comme les Gnostiques, mais en partant de principes très différents. Il ne s’embarrassait ni de métaphysique ni do cosmologie ; il ne cherchait pas à combler i)ar une végétation d’éons la distance entre l’infini et le fini, ni à découvrir par quelle catastrophe arrivée dans la sphère de l’idéal s’expliquait le désordre du monde sensible.

Le Rédempteur, à ses yeux, est une apparition du Dieu véritable et bon. Il sauve les hommes par la

révélation de Celui dont il procède et par l’œuvre de la Croix. Cependant, comme il ne peut rien devoir au Créateur, il n’a eu qu’une apparence d’humanité. En l’an 15 de Tibère, il se rendit visible dans la synagogue de Capharnaiim. Jésus n’a eu ni naissance, ni croissance, pas même en apparence ; l’apparence ne commence qu’à la prédication et se poursuit dans le reste de l’histoire évangélique, y compris la Passion.

Les hommes ne seront pas tous sauvés, mais seulement une i>artie d’entre eux. Leur devoir est de vivre dans la plus stricte ascèse, tant pour le boire et le manger que pour les rapports sexuels ; le mariage est proscrit. Le baptême ne peut être accordé aux gens mariés que s’ils se séparent.

Marcion finit par se convaincre que l’Eglise romaine ne le suivrait pas dans son paulinisme extravagant. La rupture eut lieu en 144- Une communauté marcionite s’organisa aussitôt à Rome et ne tarda pas à prospérer. Ce fut l’origine d’un vaste mouvement, qui, par une propagande active, se répandit en très peu de temps dans la chrétienté tout entière.

L’enseignement de Marcion ne se réclamait ni de traditions secrètes, ni d’inspirations ]irophétiques. Il ne cherchait nullement à s’arranger avec l’Ancien Testament. Son exégèse était littéraliste, sans allégorisme aucun. De là résultait la répudiation complète de l’ancienne Bible. De la nouvelle, ou plutôt de l’ensemble des écrits apostoliques, saint Paul seul était conservé, avec le troisième évangile. Encore le recueil des lettres de saint Paul ne comprenait-il pas les Pastorales, et, dans les dix lettres admises, comme dans le texte de saint Luc, y avait-il des coupures. Les apôtres galiléens étaient censés n’avoir que très imparfaitement compris l’Evangile : ils avaient eu le tort de considérer Jésus comme l’envoyé du Créateur. Aussi le Seigneur avait-il suscité saint Paul pour rectifier leur enseignement. Même dans les lettres de Paul il y avait des endroits favorables au Créateur ; ce ne pouvaient être que des interpolations.

A ce Xouveau Testament ainsi réduit s’ajouta bientôt le livre des Antithèses, œuvre du fondateur de la secte. Ce n’était qu’un recueil d’oppositions entre l’Ancien Testament et l’Evangile, entre le Dieu bon et le Créateur. Ces li>res sacrés étaient communs à toutes les églises marcioniles, comme la vénération pour Maroion et la pratique de sa morale rigoriste.

V. L’Eglise et la Gnose. — L’accueil fait à toutes ces doctrines par les communautés chrétiennes ne pouvait être favorable. La solidarité des deux Testaments, la réalité de l’histoire évangélique. l’autorité de la morale commune, étaient choses trop solidement ancrées dans la tradition et dans l’éducation religieuse pour qu’il fût aisé de les ébranler. On ne voit pas qu’aucune église, dans son ensemble, se soit laisse séduire. Ce n’est pas que les chefs de secte ne s’y essayassent. A Rome surtout, point particulièrement important, divers efforts furent tentés, dit-on, par Valentin, Cerdon et Marcion, pour s’emparer de la direction de l’Eglise. Vers la fin du 11’siècle, on rencontre encore un gnostique, Elorivus, parmi les prêtres romains en exercice (Irénée, dans Eusèbe, V, 15, 20. Ses opinions connues, Florinus, naturellement, fut destitué). L’attitude d’HERMAS est très intéressante. Il insiste énergiquement sur la divinité du Créateur (Mand., i). Tout aussi rigoureusement il proclame la solidarité de l’àræ dans les œuvres de la chair (Sim., v, 7, 2). Avec ces deux recommandations, Ilermas met sou monde en garde contre le danger théologique et contre le danger moral, le dualisme et le libertinismc. En d’autres endroits, il esquisse des portraits d’hérétiques, tant des prédica311

GOUVERNEMENT ECCLÉSIASTIQUE

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teurs (l’iKiciie que de leurs auditeurs (Sim., nn, 6 ;

IX, 32).

Saint PoLYCARPE nous donne ici une impression moins optimiste. Le vieilévêquedeSmjrne, dont la vie seprolongea très longtemps, avait con nu Marcion avant que celui-ci ne fît le vojage de Rome. Il le rencontra après sa rupture avec l’Eglise, et Marcion lui ayant demandé s’il le reconnaissait : i Je reconnais, dit-il, le premier-né de Satan » (Iren, , Hær., III, 3).

Les Gnostiques ont beaucoup écrit. Cela était naturel, puisqu’ils se donnaient comme les initiateurs de l'élite intellectuelle aux secrets d’une science supérieure. Il n’est pas moins naturel que la défaite de ce parti religieux ait entraîné la disparition de sa littérature. Aussi, jusqu'à ces derniers temps, les livres gnostiques n'étaient-ils connus que par ce qu’en rapportent les auteurs orthodoxes. (.l. HarNACK a eu la patience de dresser un catalogue minutieux de tous ces renseignements bibliographiques. Die l’eherlieferungund derBestand deraltchristlichen Literatur, p. 144-231.)

Depuis quelque temps, les manuscrits d’Egypte commencent à nous rendre, en des versions coptes, les livres mêmes des anciens hérétiques. Ceux que l’on a découverts jusqu’ici proviennent, non des écoles alexandrines de Basilide, Valentin et Carpocrate, mais des sectes d’origine syrienne, que saint Ircnée décrit (Hær., I, 29 et suiv.) sous le nom générique de Gnostiques. Il a sûrement eu sous les jeux l’un de ces écrits : le chapitre qu’il consacre aux Gnostiques du type Barbelo I, 29) n’en est qu’un extrait assez incomplet.

D’autres (réunis par M. Cari Schmidt dans le recueil patristique de l’Académie de Berlin), moins anciens, du m' siècle plus ou moins avancé, témoignent d'évolutions intéressantes accomplies dans les mêmes sectes. On sait que, dans ce monde étrange, deux tendances morales se révélèrent de bonne heure, l’une plutôt ascétique, l’autre favorable aux plus dégoûtantes aberrations. Les livres retrouves s’inspirent de la première et combattent fort nettement la seconde.

En face de cette littérature hérétique, se développe la polémique des auteurs orthodoxes. Les uns s’attaquaient à une secte en particulier : 'Valentin et Marcion, celui-ci surtout, ont donné lieu à nombre de réfutations. D’autres entreprenaient de dresser le catalogue des sectes et se plaisaient à en étaler les bizarreries, en leur opposant le sobre, universel et traditionnel enseignement de l’Eglise authentique. Ce thème fut cultivé de très bonne heure. Saint Justin avait déjà écrit contre toutes les hérésies lorsqu’il publia son Apologie (SivTy-/, u « xarà r.v.' : w -/r/r/Jîu-dvojv ai’oîTî'j/v ÇipoL, , 26) ; HÉGÉsippE traita aussi ce sujet, non dans un livre spécial, mais dans ses « Mémoires ». Tout cela est à peu près perdu. En revanche, nous avons l’ouvrage de saint Irénée, livre capital, où, bien qu’il soit dirigé spécialement contre la secte valentinienne, on trouve une description des principales hérésies jusqu’au temps (vers 185) où l’auteur écrivait. Après lui vint Hippolyte, qui dressa deux fois le catalogue des sectes, sous deux formes et à deux moments de sa carrière. Son premier écrit, son a Syntagmn contre toutes les hérésies », est maintenant perdu ; mais nous possédons son second ouvrage,

« Réfutation de toutes les hérésies », plus connu sous

le titre de Pkitosopliiimena.

Dans la littérature des temps postérieurs, il faut faire une place de premier rang au grand traité de saint EpiPHANE, le Panarinn, compilation fort critiquable à certains points de vue, mais dont les éléments ont été puisés à des sources de grande valeur, le Syntagma d’Uippolyte, celui de saint Irénée, nom bre de livres hérétiques, connus, dépouillés ou cités par l’auteur, sans parler des observations directes qxi’il avait faites lui-même sur les sectes survivantes. Les compositions de Philastre de Brescia, de saint Augustin, de Théouoret, n’ont auprès de celle-ci qu’une valeur secondaire.

Dés les temps apostoliques, on trouve le nom de gnose appliqué tantôt à la doctrine chrétienne authentique (Rom., XV, i^), tantôt à diverses falsifications de cette doctrine (I Tim., vi, 20 : mniétcti rf ? ir^îojvvuîv -/ïoiTioi ;). A la lin du 11" siècle. Clément d’Alexandrie s’elTorce de promouvoir, sous le nom de vraie gnose — iCr.Oivr, -/va-i ; — le christianisme complet. Son entreprise n’a de commun que le nom avec celles dont nous avons raconté l'échec. L’effort des sectes gnostiques pour confisquer le mouvement chrétien est comme une première page dans l’histoire des HÉRÉSIES (voir ce mol).

L. DUCHESXK.