Dictionnaire de théologie catholique/ABBESSES

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ABBESSES.

I. Notion. IL Élection. III. Autorité. IV. Confessions à l’abbesse. V. Abbesses de las Huelgas, de Conversano.

I. Notion.

De même que l’abbé est le supérieur, au spirituel et au temporel, d’un monastère de moines, ainsi l’abbesse est la supérieure, aux mêmes titres, d’un monastère de moniales.

Nous disons intentionnellement moniales et non pas religieuses : ce dernier titre s’étend, plus ou moins complètement, à toutes celles qui, dans la vie contemplative, la vie active ou la vie mixte, font les trois vœux essentiels de religion, tandis que le titre de moniales est réservé aux religieuses adonnées à la contemplation sous une forme de vie liturgique appartenant à l’ordre bénédictin. Aussi le titre d’abbesse a-t-il eu, sinon sa première origine, au moins son sens canonique le plus strict dans et par les familles de moniales bénédictines. La supérieure de leurs abbayes est vraiment, de par l’institution primitive, la mater spiritualis, la prsefecla religiosarum, la mater nwnialium dont parlent nos anciens conciles des Gaules. VoirPetra, Commentaria ad constitutiones apostolicas, Venise, 1741, t. iii, p. 188. Par extension — extension que l’usage et le droit même ont consacrée — le titre d’abbesse a été donné aux supérieures de plusieurs ordres et collèges de chanoinesses, et surtout aux supérieures du second ordre franciscain, tandis que les supérieures des Carmels ont gardé, toutefois avec une autorité à peu près semblable, le nom de prieures. L’abbatiat est une dignité, au sens canonique de ce mot, et partant les abbesses sont considérées comme « personnes constituées en dignité ecclésiastique ». Elles ont, en effet, selon l’expression de Fagnan, Commentarius in quinquc libros Decretalium, Venise, 1697, t. iii, p. 87, Ad hœc, De prsebendis, « l’administration d’office de choses ecclésiastiques et la prééminence de grade ; » et ce, ajouterons-nous, au nom de l’Église qui leur confère rituellement l’abbatiat. A l’abbesse qu’il va bénir, l’évêque dit : Accipe plénum et liberum potestatem regendi hoc monastermm et congregationem ejus, et omnia quai ad illius regimen interius et exterius, spiritualiler et temporalité)’pertinere noscuntur. Pontificale Romunum, De benedictione abbatissae.

Cette doctrine vaut pour les abbesses perpétuelles ; pour les abbesses temporaires, qui d’ailleurs ne sont pas bénites, leur abbatiat caduc est plutôt une charge qu’une dignité canonique.

L’abbesse perpétuelle doit se faire bénir par l’évêque diocésain durant l’année de son élection. A cette règle de droit ordinaire font exception quelques monastères ou collèges de chanoinesses qui ont le privilège de demander la bénédiction rituelle à tels ou tels abbés déterminés.

Le rite de cette bénédiction, qu’il ne faut pas confondre avec celui de la consécration des vierges, est inséré au Pontifical romain.

IL Élection.

Aux termes, strictement impératifs, du concile de Trente, sess. XXV, De regutur. et moniul., c. vi, les abbesses, comme les abbés, doivent être élues par la communauté, au scrutin secret. Les élections, dans les monastères non exempts, sont présidées, mais sans droit de vote, par l’évêque diocésain ou par son délégué ; dans les monastères exempts, la présidence, depuis Grégoire XV, est dévolue concurremment à l’évêque, s’il veut y prendre part, et au supérieur régulier. Cf. Thesuurus resol. S. C. Concilii, Urbino, 1740, et Rome, 1741 sq., in una Tiburtina, t. IV, p. 47, 26 avril 1727 ; in Pharaonen., t. vi, p. 159, 14 novembre 1733 ; in Leodiensi, 1763, t. xxxii, p. 28, 43 ; in Consluntien., 1766, t. xxxv, p. 94, 108, etc.

Pour être validement élue, l’abbesse doit être âgée de quarante ans au moins, non minor u.nnis quadragiuta, dit le concile de Trente, loc. cit., c. vii, et avoir huit ans de profession.

L’élection est faite, en Italie, pour un triennat seulement. Quelques canonistes semblent dire que la bulle de Grégoire XIII Exposcil debilum, du 1 er janvier 1583, prescrivant ce terme péremptoire de trois ans, a force île loi, même en dehors de l’Italie ; mais cette interprétation est en contradiction évidente avec le texte même de la bulle : …Ordinamus quod de cætero, perpetuis futuris temporibus, in omnibus et singulis monusteriis monialium… in Italia et præsertim in ulriusque Sicilien regnis consistentibus… Bullarium Rom., édit. dite de Turin, Naples, 1883, t. viii, p. 401. Cf. Bizzari, Collectanea S. C. Episc. et Reg., Rome, 1885, pussim.

Une autre condition préalable pour l’élection d’une abbesse est l’intégrité virginale. Est-ce la dignité abbatiale elle-même qui requiert la virginité ? N’est-ce pas plutôt, et uniquement, la bénédiction abbatiale ? Une veuve, une non-vierge ne peut être rituellement bénite, ni consacrée, comme il appert du texte même du Pontifical, tandis que la consécration est donnée, par exemple, chez les chartreusines, à toutes les moniales, dont la plupart ne seront jamais ni abbesses, ni prieures. De là cette conclusion de prime saut que, pour les abbesses qui ne sont pas perpétuelles, ni par conséquent bénites, l’intégrité virginale ne serait point une condition absolue d’éligibilité.

III. Autorité.

L’abbesse a, sur son monastère et ses dépendances, une autorité économique ou administrative, assimilable, selon la formule classique des théologiens et des canonistes, à celle d’une mère de famille, ou mieux, ce nous semble, d’un père de famille, puisque l’abbesse, bien souvent, avait, même vis-à-vis de î’évêque diocésain, l’exemption passive au moins pour le temporel, et parfois l’exemption active, comme nous l’expliquerons ci-dessous. Son autorité administrative était donc, plus que celle de la mère de famille, qui est subordonnée au père, indépendante du contrôle immédiat du père du diocèse.

L’abbesse a encore, vis-à-vis de ses filles, une autorité spirituelle, c’est-à-dire une autorité de direction, de coercition, de commandement. Ce pouvoir de commandement, même en vertu du vœu d’obéissance, ne va pas jusqu’à lui permettre d’imposer, sous forme de mesure générale, des obligations autres que celles de la règle, pas plus que son pouvoir de coercition ne l’autorise à les frapper de peines autres que les peines disciplinaires. Une abbesse commettrait donc un abus si, par exemple, elle interdisait à une sœur la participation aux sacrements.

Son pouvoir de direction s’étend à toute mesure utile à l’observance plus parfaite de la vie régulière, soit à l’égard de chaque scur en particulier, soit à l’égard de toute la communauté’, à l’exclusion toutefois — et cette exclusion est capitale — de toute juridiction spirituelle proprement dite, de tout pouvoir des clefs ou pouvoir d’ordre. Ainsi une abbesse ne peut, en aucune façon, bénir liturgiquement ses religieuses, ni les entendre en confession, ni leur donner la communion, ni fulminer des censures (interdit), ni fixer des cas réservés, ni bénir les ornements sacrés, ni prêcher au sens liturgique de ce mot, etc. Qu’on ne s’étonne pas de voir ainsi spécifiés par les canonistes les actes prohibés aux abbesses. Cette nomenclature indique ce que les abbesses ne doivent pas faire et ce que précisément certaines d’entre elles s’arrogeaient de faire.

IV. Confessions a l’abbesse. — Les Capitulaires de Charlemagne font mention de « quelques abbesses qui, contrairement aux usages de la sainte Eglise, donnent les bénédictions et les impositions des mains, font le signe de la croix sur le front des hommes, et imposent le voile aux vierges en employant la bénédiction réservée aux prêtres : et tout cela, conclut le Capitulaire cité, vous devez, Pères très saints, le leur prohiber absolument dans vos paroisses respectives ». Thomassin, Vêtus et nova Eccl. discipl., part. I, l. II, c. xii, n. 15 sq., Venise, 1773, t. i, p. 145.

Le Monasticum Cislerciense rappelle la sévère prohibition d’Innocent III, en 1210, contre les abbesses de Burgos et de Palencia, « qui bénissent leurs religieuses, entendent la confession de leurs péchés, et se permettent de prêcher en lisant l’Évangile… » homassin, ibid., I. III, c. xlviii, n. 4.

L’abbesse de Fonlevrault imposait, de sa propre autorité, aux moines et aux moniales de son obédience, des offices et messes, des cérémonies et rites qui n’étaient point dûment approuvés par Rome. La S. C. des Rites, interrogée à ce sujet, répondit par une condamnation catégorique de cet abus : Non licuisse, née licitum abbatissæ, monialibus et nwnachis, prceter officia expressa in Jireviario… recilare et respective celé. brare, proitt neque novos ritus adliibere sub pœnis in constitutionibus PU V, démentis VIII et Urbani VIII contenlis. Die 6 aprilis 1658. Analecla juris pontificii, t. vii, col. 348.

Dorn Martène, De anliquis Ecclesix rilibus, Rouen, 1700, 1. 1, p. 217, se fait l’écho, sans le garantir toute fois, du grief imputé’à d’autres abbesses qui confessaient leurs moniales ; et le savant bénédictin ajoute, non sans une pointe de fine bonhomie, que lesdites abbesses « avaient sans doute exagéré un tantinet leurs attributions : plusculum sibi tribuisse. » La question de la confession des sœurs par l’abbesse sera mise pleinement à point et sûrement résolue, en disant que le plusculum de D. Martène doit être en fortes majuscules. Les abus, fussent-ils avérés, ne prouvent pas le droit. En l’espèce, ils ne prouvent pas davantage la tolérance de l’Église, puisque nous voyons le Saint-Siège et les évêques réprimer rigoureusement, dès qu’elle vient à leur connaissance, cette intrusion, ou ces tentatives d’intrusion des abbesses au for sacramentel. Innocent III, par exemple, appelle cette intrusion une chose inouïe, inconvenante, absurde. Cf. l’étude si érudite et si solide publiée tout récemment par M. l’abbé Paul Laurain : De l’intervention des laïques, des diacres et des abbesses da}is l’administration de la pénitence, Paris, 1897.

Quant à certaines règles, qui stipulaient que la confession devait être faite à la supérieure, il n’y a pas lieu, croyons-nous, de s’y arrêter : cette confession à heure et jour fixes, et quelquefois à trois reprises par jour, n’était pas autre que la confession disciplinaire, ou la coulpe, en usage encore dans tous les ordres religieux anciens, où les religieux s’accusent soit au supérieur, soit à la communauté, de leurs manquements extérieurs à tel ou tel point de discipline, pour en recevoir non pas le pardon sacramentel, mais la pénitence de règle.

Le célèbre texte de saint Basile serait, de prime abord, plus embarrassant, puisqu’il donne comme plus convenable et plus religieux que la sœur « se confesse de tout péché, conjointement au prêtre et à la mère du monastère… » Mais, comme le fait remarquer dom Chardon, Histoire des sacrements : De la pénitence, c. vii, Paris, 1745, t. il, p. 551, cette traduction faulive a été justement corrigée dans l’original grec, par dom Garnier dans sa belle édition des œuvres de saint Rasile. Le texte grec ne parle pas de confession à faire au prêtre et à la mère, mais au prêtre seul en présence de la mère, coram seniore, qui restait à portée non pour entendre, mais pour voir ; et cette indication de saint Rasile était en pleine conformité avec l’ancienne discipline. Les confessionaux n’existant pas, la dignité du sacrement exigeait ces mesures prudentielles : de là les nombreuses prescriptions des conciles enjoignant que la confession se fit à l’autel, prope altare, coram altarï, et en public, c’est-à-dire bien en vue. Ainsi s’expliquent très naturellement et très légitimement les textes anciens sur la confession toujours publique ; ainsi croulent les déductions fantaisistes de l’inadvertance ou du parti pris. Si quelques abbesses ont peut-être exagéré leurs pouvoirs spirituels sur leurs filles, il serait souverainement injuste de voir et de leur reprocher des intrusions là où l’histoire et l’exégèse canonique ne trouvent que de pieux usages et de sages prescriptions.

V. Abbesses de las Huelgas, de Conversano. — L’autorité de l’abbesse ne comporte jamais, avons-nous dit, ni juridiction spirituelle proprement dite, ni pouvoir des clefs. A l’encontre de cette assertion, on pourrait citer, en dehors de certains abus réprouvés par l’Église, des faits passablement étranges et bien avérés. C’est ainsi que l’abbesse du monastère des cisterciennes de Sainte-Marie-ja-Royale, de las Huelgas, près de Burgos, (’lait, aux termes mêmes de son protocole officiel, « dame, supérieure, prélat, légitime administratrice au spirituel et au temporel dudit royal monastère et de son hôpital dit du roy, ainsi que des couvents, églises, ermitages de sa filiation, des villages et lieux de sa juridiction, seigneurie et vasselage, en vertu de bulles et concessions apostoliques, arec juridiction plénière, privative, quasi épiscopale, nullius diœcesis, et avec privilèges royaux : double juridiction que Nous exerçons en pacifique possession, comme il est de notoriété publique.., » Espana saqrada, par H. Florez, des augustiniens, Madrid, 1772, t. XXVII, col. 5781 Parmi les attributions de cette singulière juridiction, il y a à relever particulièrement « le pouvoir de connaître judiciairement, tout comme les seigneurs évêques, en causes criminelles, civiles et bénéficielles, de donner les dimissoires pour les ordinations, des patentes pour prêcher, confesser, exercer charge d’âmes, entrer en religion, le pouvoir de confirmer les abbesses, d’établir des censures… et enfin de convoquer le synode… ». Ibid., col. 581. Quant aux lettres patentes de la même abbesse pour la confession, nous en avons sous les yeux un original, dûment scellé du sceau du monastère, signé de l’abbesse, contre-signé du prêtre-secrétaire, avec la référence de la numérotation registrale. Elles autorisent, toujours en vertu de bulles et concessions apostoliques, le prêtre Guillaume N*** à célébrer et à prêcher dans toutes les églises de la juridiction abbatiale, et à confesser les fidèles de l’un et de l’autre sexe de ladite juridiction.

De telles facultés surprennent à première vue. A les serrer de près, on voit aisément qu’il ne s’agit pas, en l’espèce, de juridiction spirituelle proprement dite, juridiction qu’aucune femme ne peut avoir dans l’Église, mais tout simplement d’actes d’administration et de dépendance. L’abbesse de las Huelgas, comme celle de Fontevrault, qui avait cent clochers sous son autorité, permettait aux prêtres de célébrer ou de prêcher dans ses églises, de même qu’elle commandait aux vingt-cinq chapelains de son église abbatiale, ainsi qu’aux autres prêtres attachés à ses autres églises ou hôpitaux, titulo servitorio.

Quant à la charge d’âmes et au pouvoir de confesser, il faut sans doute y voir, à défaut des bulles toujours invoquées, jamais citées, ni même nettement indiquées, un simple privilège de désignation. L’abbesse nommait le sujet, et le Saint-Siège, par le seul fait de cette nomination, conférait à ce sujet nommé les pouvoirs voulus. Pour le droit de convoquer le synode, nous avouons ne trouver aucune explication plausible. Convoquer un synode, le présider, le diriger, en signer les actes : tout cela constitue, au premier chef, des actes de juridiction proprement dite et suppose, en plus, le pouvoir des clefs, et entre, de plein droit, dans la catégorie des facultés qui, selon la parole des canonistes, dedecent conditionem muliebrem. L’abbesse, même munie ad rem d’un privilège formel, indubitable, n’aurait pu l’exercer que par l’intermédiaire d’un vicaire. En dehors de cette hypothèse, il convient, croyons-nous, d’appliquer, en l’espèce, le plusculum sibi tribuisse de dom Martène.

L’abbesse des cisterciennes de Conversano, en Italie, dut à plusieurs reprises revendiquer devant le Saint-Siège non pas des facultés, mais des prérogatives au moins égales à celles de sa consœur de las Huelgas, et les preuves qu’elle invoquait eurent assez de force pour obtenir, contre le clergé de son territoire, une sentence de la S. C. du Concile, en date du 19 juillet 1709, sentence favorable, en somme, à ses revendications, soit pour la nomination par l’abbesse d’un vicaire général, chargé de gouverner, en son nom, le territoire abbatial, soit pour les hommages à chaque nouvelle abbesse. Cf. Analecta juris pontificii, t. XXIII, col. 723. Tout le clergé se rendait à l’abbaye en habits de chœur : l’abbesse, en mitre et en crosse, était assise devant la porte extérieure sous un baldaquin : chaque membre du clergé passait devant elle en faisant la prostration et en lui baisant la main. La sentence susdite maintint les hommages, sauf quelques détails de forme : la mitre et la crosse simplement déposées sur une crédence à côté de l’abbesse ; le baiser de révérence, non plus sur la main nue, mais sur la main gantée ou recouverte de l’étole abbatiale ; et, au lieu de la prostration devant l’abbesse, le clergé put se contenter de l’inclination.

A. Lucidi, De visitatione sacrorum liminum, 2e édit., Rome, 1878, t. II, III, passim ; Petra, Comment. ad constitut. apostolicas, Venise, 1741 ; Ferraris, Prompta bibliotheca, Paris, Migne, aux mots Abbatissa, Moniales, Electio ; Barbosa Augustinus, Collectanea doctorum, tam veterum quam recentiorum, in jus pontificium universum, Venise, 1711, t. V, in sextum Decretalium ; Jean-Baptiste De Luca, Theatrum veritatis et justitiae, Venise, 1706, t. XIV, De regularibus et monialibus ; Fagnan, Comment. in Decretal., Venise, 1697, in l. Ium et IIIum Decretalium, passim ; Thomassin, Vetus et nova Eccles. disciplina, Venise, 1773, passim ; Bizarri, Collectanea S. C. Episc. et Reg., Rome, 1885, contient plusieurs décrets de la S. C. des Évêques et Réguliers, relatifs aux attributions des abbesses, à leur élection et à leur confirmation ; Laurain, De l’intervention des laïques, des diacres et des abbesses dans l’administration de la pénitence, Paris, 1897.

PIE de Langogne.