Dictionnaire de théologie catholique/ADOPTION SURNATURELLE de l'homme par Dieu dans la justification

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 219-225).

2. ADOPTION SURNATURELLE de l’homme par Dieu dans la justification.


I. Histoire.
II Doctrine.

Il y a deux sortes d’adoption : l’une, au sens large, qui ne confère aucun droit ni sur le nom ni sur l’héritage de l’adoptant, mais consiste à recevoir avec bienveillance une personne étrangère et à la traiter plus ou moins comme un enfant de la famille ; l’autre, au sens strict, qui ne consiste pas seulement dans la bienveillance et les égards, mais confère le droit positif de porter le nom et de revendiquer l’héritage de l’adoptant. Prise dans cette seconde acception, la seule usitée en théologie, l’adoption peut se définir, d’après saint Thomas et les autres théologiens : Persans extraneæ in filium et hæredem gratuita assumptio, l’acte gratuit par lequel on prend une personne étrangère pour fils et héritier. Sum. theol., III a, q. XXIII, a. 1. Cette définition générale convient à la fois à l’ordre naturel et à l’ordre surnaturel. Seulement, dans le premier cas, c’est l’homme qui adopte son semblable ; et, dans le second, c’est Dieu lui-même qui adopte l’homme pour fils et héritier, en lui conférant la grâce de la justification. Il s’agit ici de cette dernière adoption, dont nous allons étudier la théologie au double point de vue historique et doctrinal.

I. Histoire.

Jusqu’au VIe siecle.

Le dogme de l’adoption surnaturelle est un de ceux qui sont le plus clairement et le plus fréquemment enseignés par l’Écriture. (Voir plus bas le résumé de ses enseignements. ) On y trouve affirmé, non seulement le fait de l’adoption, mais, à un certain degré, sa nature même et les privilèges qu’elle entraîne. Cette netteté et cette insistance de la révélation semblent avoir spécialement frappé les chrétiens des premiers siècles, qui attachaient la plus haute importance à l’adoption merveilleuse dont Dieu les avait gratifiés. De là, cette coutume qu’avaient plusieurs d’entre eux de prendre des noms qui rappelaient leur naissance et leur filiation surnaturelle, comme Adepta, Regeneratus, Renatus, Deigenitus, Theogonius, etc. Voir Marligny, Dictionnaire des antiquités clirétiennes, 2e édit., Paris, 1877, art. Noms des chrétiens, p. 513. Le dogme de l’adoption divine était si répandu et, pour ainsi dire, si populaire parmi les fidèles, que les Pères s’en servent comme d’une base d’argumentation pour démontrer d’autres dogmes, à propos des hérésies d’Arius et de Macédonius. Voir surtout saint Cyrille d’Alexandrie, P. G., t. lxxv, col. 610, 1086, 1087, 1098, 1122, etc. Au reste, les Pères s’attachent principalement à faire ressortir l’excellence et la sublimité de l’adoption surnaturelle. C’était pour eux un thème de développements aussi élevés que pratiques, et ils n’ont pas manqué de s’en servir. Voir, entre autres, S. Irénée, Cont. hær., IV, xxxi, 2, P. G., t.vn, col. 1069 : V, xviii, 2, t. vii, col. 1173 ; S. Athanase, Cont. arian., orat. il, 59, P. G., t. xxvi, col. 271 ; S. Jean Chrysostome, In Matth., horail. ii, 2, P. G., t. lvii, col. 26 ; S. Cyrille d’Alexandrie, surtout dans ses commentaires sur l’Évangile de saint Jean, P. G., t. lxxiii, col. 153158, 242-244 ; t. lxxiv, col. 571, 714 ; et aussi t. lxxv, col. 526, 568, 610, 906, etc., S. Augustin, In Joa., tr. XI, 6, P. L., t. xxxv, col. 1478 ; tr. XII, t. xxxv, col. 1484, 1486 ; S. Fulgence, Epist., xvii, 7, P. L., t. lxv, col. 459 ; Fulbert de Chartres, P. L., t. cxli, col. 199. Sans doute, on ne trouve pas chez eux une explication didactique de l’adoption divine et de ses rapports avec la grâce sanctifiante proprement dite ; mais, avec les données générales qu’ils fournissent, ce problème est assez facile à résoudre. Certains théologiens contemporains, comme le D r Scheeben, professeur au séminaire archiépiscopal de Cologne, ont prétendu à ce sujet (voir les références pins bas) qu’il y avait une profonde divergence de vues entre les Pères grecs et les Pères latins. Les premiers, selon Scheeben, expliqueraient le dogme de l’adoption par la présence du Saint-Esprit, ou de la grâce incréée, dans l’âme juste, les seconds, par l’infusion de la grâce sanctifiante. Le docteur Scheeben s’appuie surtout sur saint Cyrille d’Alexandrie, dont il cite plusieurs passages en laveur de sa thèse, et notamment le commentaire de l’Evangile de saint Jean, i, 13, dans P. G., t. lxxiii, col. 158. Mais, comme l’a fort bien montré le P. Granderath dans la Zeitschrift fur kalholische Théologie, Inspruck, 1884, p. 565-57’i, si quelques passages, détachés du contexte, peuvent sembler favorables à la thèse de Scheeben, l’ensemble de la doctrine de saint Cyrille lui est opposé. Voir aussi le cardinal Franzelin, De Deo trino, 3e édit., Rome, 1881, th. xliii, p. 633-637. Au reste, suivant la juste remarque du P. Granderath, loc. cit., p. 571, en note, on pourrait sans doute réunir plusieurs passages isolés des Pères grecs, et les mettre en opposition au moins apparente avec l’enseignement des Pères latins. Cette divergence plus ou moins superficielle serait d’autant moins étonnante qu’il s’agit d’un dogme très relevé, dont l’exposition est difficile ; qu’en outre les Pères ne se servent pas de la terminologie scolastique, qui distingue si bien les différentes espèces de cause ; et qu’enfin ils ne traitent pas ex professo du dogme de l’adoplion, mais s’appliquent surtout à prouver la divinité du Fils ou du Saint-Esprit. Ces réserves faites, on doit dire d’une façon générale, avec le P. Granderath, qui a étudié longuement la question, que la doctrine des Pères grecs ne diffère pas, au total, de celle des Pères latins. Voir l’opuscule du D r Oberdœrffer, De inhabitatione Spiritus Sancti in animabus juslorum, in-12 de 131 p., Tournai, 1890, où l’auteur discute les assertions de Scheeben, et donne un résumé très sommaire du travail du P. Granderath.

2° Du VI* au XIIIe siècle. —

Entre la période patristique proprement dite et le XIIIe siècle, c’est-à-dire depuis saint Grégoire le Grand et saint Jean Damascène jusqu’à Alexandre de Halès et Albert le Grand, il n’y a rien de saillant à noter sur la doctrine de l’adoption divine. Voir Mignon, Les origines de la scolaslique et Hugues de Saint-Victor, 2 in-8°, Paris, 1895, t. i, c. vi ; t. il, c. x. Même P. Lombard, le maître des Sentences, aborde à peine ce sujet, en traitant la question de savoir si le Christ est fils adoptil’de Dieu. Sent., l. III, dist. X, P. L., t. cxcii, col. 777-778. Le seul mérite de P. Lombard est d’avoir attiré sur ce point l’attention des grands théologiens du XIIIe siècle qui ont commenté son livre des Sentences, surtout d’Albert le Grand, de saint Thomas et de saint Bonaventure. Le premier donne déjà comme la synthèse et la formule scolastique du dogme en question, / V Sent., l. III, dist. X, a. 9-18, Opéra, Lyon, 1651, t. xv, p. 113-118. Voir aussi saint Bonaventure, 1 V Sent., l. III, dist. X, a. 2, q. i-m, Opéra, Lyon, 1658, t. v, p. 115-119. Mais il appartient à saint Thomas d’Aquin d’avoir fixé ces formules avec plus de précision et de netteté, dans son commentaire sur le troisième livre des Sentences, dist. X, q. ii, a. 1-2, et surtout dans sa Somme théologique, III a, q. xxiii, où il montre ce qu’il faut entendre par l’adoption surnaturelle, en étudiant tour à tour ses convenances de la part de Dieu et son éminente supériorité sur les adoptions humaines (a. 1) ; ses rapports avec les trois personnes divines (a. 2) ; enfin la ressemblance céleste qui caractérise spécialement cette adoption, et qui est le propre de la grâce et de la charité (a. 3). Ces trois articles n’épuisent d’ailleurs pas la question ; ils mentionnent à peine, par exemple, les rapports de l’adoption divine avec la grâce sanctifiante. Mais ils contiennent du moins les principaux éléments de solution de toutes les questions qui seront désormais soulevées par les théologiens sur ce point de doctrine. Cf. Ia-IIæ, q. cxiv, a. 3.

3° Au xiv et au xv siècle,

)’écolenominaliste(Occam, Gabriel Biel, Pierre d’Ailly, IV Sent., l. I, dist. XVII) s’écarta notablement de la doctrine des théologiens antérieurs, en enseignant que l’adoption divine, ainsi que le droit à l’héritage éternel qu’elle entraîne, ne sont pas l’effet propre et intrinsèque de la grâce sanctifiante, mais le résultat d’une loi positive par laquelle Dieu aurait décidé de nous accepter pour enfants et pour héritiers. Voir cette opinion citée par Suarez, De gratia, l. VII, c. i, n. 6 ; c. ii, n. 1, Opéra, Paris, 1892, t. ix, p. 94, 106. D’après cette théorie, il n’y aurait donc entre l’adoption et la grâce proprement dite qu’un simple lien de juxtaposition, et non un lien de dépendance intrinsèque. Cette manière de voir fut rejetée par les autres théologiens de l’époque, et même par certains représentants de l’école franciscaine, comme Pierre Auriol, qui montra une assez, grande indépendance aussi bien vis-à-vis de Duns Scot, que vis-à-vis de saint Thomas. Auriol, IV Sent., l. I, dist. XVII, q. i, a. 2, tomba d’ailleurs dans un excès différent, en soutenant que l’adoption divine était l’effet intrinsèque et exclusif de la vertu de charité. Suarez, loc. cit., c. II, n. 2, p. 100.

4° Au XVIe siècle,

les importantes définitions du concile île Trente sur la justification et la grâce contribuèrent, dune façon notable, au développement théologtque du dogme connexe de l’adoption. En effet, au point de vue polémique, elles tranchaient par voie indirecte, en faveur des thomistes, la controverse qui séparait ces derniers des nominalistes sur le caractère de L’adoption divine. Après les déclarations de la s<^>i<>n T> du concile, on ne pouvait guère enseigner, et, de fait, on n’enseignera plus que l’adoption est quelque chose de purement extrinsèque à l’âme. Au point de vue ontologique, les définitions conciliaires fournissaient aux théologiens des données nouvelles, pour formuler avec plus d’autorité les rapports intimes qui unissent l’adoption et la grâce proprement dite. Enfin, au point de vue logique, elles attiraient davantage l’attention des théologiens sur ce point de doctrine, et sur la vraie place qu’il doit occuper dans un exposé scientifique du dogme. Aussi désormais la plupart d’entre eux l’étudieront-ils dans le traité de la Grâce habituelle ou sanctifiante, en considérant avec raison l’adoption surnaturelle comme un des effets formels de cette grâce. Voir Suarez, loc. cit. D’autre part, les travaux préparatoires du concile et les projets de définitions qui y furent discutés font connaître avec plus de détails l’opinion des Pères et des théologiens contemporains sur les rapports de la grâce et de l’adoption surnaturelle. Voir Acla genuina concilîi Tridenlini, ab Angelo Massarello, ejusdem concilii secretario, conscripta, édit. A.Theiner, Agram (1874), t. I, p. 205. Cf. Pallavicini, Histoire du concile de Trente, l. VIII, c. iv, édit. Migne, Paris, 1844, t. ii, p. 217.

5° Les théologiens postérieurs au concile de Trente


invoquent souvent ses décisions doctrinales pour enseigner avec plus de force et d’unanimité que la grâce sanctifiante rend l’homme enfant de Dieu par elle-même, et non en vertu d’un décret divin lui conférant ce privilège. La grâce et l’adoption, disent-ils, sont unies par un lien organique, et non par un lien mécanique. Plusieurs vont même jusqu’à affirmer que ce lien est tellement étroit, tellement fondé sur l’essence des choses, que Dieu lui-même ne pourrait pas le briser. D’autres, cependant, admettent la possibilité absolue d’une séparation entre les deux. Voir Suarez, loc. cit., c. iii, p. 109 sq.

Lessius.


Au commencement du xviie siècle, le jésuite Lessius émit une opinion nouvelle sur le principe constitutif, autrement dit la cause formelle de l’adoption divine. Voir le P. Granderath, Zeitschrift fur kathol. Théologie, 1881, p. 284-286, qui montre bien la nouveauté de cette opinion. Au lieu de placer la cause formelle de notre filiation surnaturelle dans la grâce sanctifiante, il crut devoir l’attribuer à la présence du Saint-Esprit dans l’âme juste. De perfectionibus moribusque divinis, l. XII, c. xi, n. 75, Paris, 1881, p. 255257. Cf. un autre opuscule de Lessius, où il soutient la même opinion, De summo bono et œterna bealitudine, l. II, c. I, n. 4 et passim, Paris, 1881. Cette doctrine souleva, comme de juste, de vives réclamations, surtout parce qu’elle semblait peu conforme aux décisions du concile de Trente sur la cause formelle de la justification, et, par suite, de l’adoption surnaturelle. Lessius se crut obligé d’expliquer et de rectifier quelque peu sa doctrine. Il le lit dans un appendice qui fut ajouté à son livre De perfectionibus moribusque divinis, mais qui ne parut qu’après sa mort arrivée en 1623, dans l’édition d’Anvers, 1626. D’après cette explication, le principe constitutif de notre filiation surnaturelle comprendrait encore le Saint-Esprit, mais d’une manière indirecte, in obliqua, en ce sens que, pour être enfant de Dieu, il faudrait posséder l’Esprit divin, non sans doute comme (’binent constitutif et intrinsèque de l’adoption, mais comme séjournant dans l’âme et simplement uni par la grâce sanctifiante. Voici d’ailleurs ses paroles : Ut quis sit filius Dei, non débet esse Spiritus divinus, oui illo tanquam forma informari ; sed débet habereillum inhabitantem, et per grattant habituaient quodammodo unitunt ; ita ni ratio formalis in recto constituens rationem /ilii mliipliri sil haltère seu pnssidere tali iiindn, nempe per gratiam habituaient, Spiriium Dei inhabitantem, seu habere gratiam habituaient tanquam formant inirinsecam unientem nobis Spiritual divinum. Itaque non suiii duseforntæ intrinsecse, et m recto, sed una tantum. quæ tamen incluait ordinem ad extrinsecam, sicvt cum quis dicitur dives a divitiis, et a possessione divitiaruni, non sunt duse formée intrinsecæ, sed una tantum, dicens ordinem ad extrinsecam ; utraque (amen est essentialiter necessaria ad rationem filii adoptivi, prout nunc de facto et maxime consentanee rerum naturse constituitur. Loc. cit., édit. de Paris, Append. in fine, p. 603.

XVIIe et XVIIIe siècles.


Les explications de Lessius ne parurent pas suffisantes à la plupart des théologiens. Il eut quelques partisans, mais surtout des adversaires. Le principal fut Ripalda, qui qualifia d’ailleurs la nouvelle opinion avec une sévérité tout à fait injuste. Voici ses paroles : Quse sententia mihi videtur suspecta et lanto theologo indigna. Accedit proxime sententiæ hæreticorum asserenlium nos jusli/icari per formam extrinsecam, quant anathemate percellit concilium Tridentinum. De ente supernaturali, disp. ult, sect. x, n. 127, Lyon, 1645, p. 718. La vérité est qu’il y a un abîme entre l’erreur des protestants et le système de Lessius. Celui-ci, dit avec raison le P. Granderath, Zeitschrift fur kathol, T/teologie, 1881, n’est pas en opposition directe avec les définitions du concile de Trente, mais il va simplement contre des conclusions théologiques certaines, tirées du concile. D’autre part, la doctrine de Lessius fut reprise par le P. Petau, dans son Opus de theologicis dogmalibus, De Trinit., l. VIII, c. iv, passim ; c. v, n. 8 ; c. vi, n. 3, Barle-Duc, 1867, où il semble même aller plus loin que Lessius, en enseignant que le Saint-Esprit est la cause formelle adéquate de notre adoption divine. Toutefois, nous devons faire remarquer que ce théologien ne traite pas ex professo des rapports de l’adoption avec la grâce sanctifiante, et qu’il a même soin de réserver expressément la question de la grâce pour une étude ultérieure, restée d’ailleurs à l’état de projet. De Trinit., l. VIII, c. vi, n. 4. Faut-il en conclure avec certains théologiens, comme Oberdœrffer, De inhabitatione SpiritusSancti in animabus justorum, Tournai, 1890, p. 73, que son opinion n’était pas encore définitive, ou qu’il regardait réellement la grâce sanctifiante comme un des principes constitutifs de l’adoption surnaturelle ? Cette seconde hypothèse paraît plus bienveillante que vraisemblable, si l’on tient compte de la doctrine de Petau sur les justes de l’Ancien Testament, qui n’ont pas eu, d’après lui, le privilège de l’adoption, précisément parce que le Saint-Esprit n’habitait en eux que par sa grâce, et non par sa substance. De Trinit., l. VIII, c. vii, n. 1-11. Cette théorie montre bien que, dans la pensée de Petau, c’est la présence du Saint-Esprit dans l’âme qui constituerait l’adoption surnaturelle. Parmi les autres théologiens du xviie et du xviiie siècle, il y en a fort peu qui aient suivi l’opinion de Lessius ; et Thomassin lui-même, auquel on attribue communément cette doctrine, est loin d’être catégorique à cet égard. Il s’exprime plutôt d’une façon ambiguë et oratoire, qui ne permet pas de saisir nettement sa pensée. Tout ce qu’il affirme, c’est que notre adoption divine participe quelque peu à la filiation naturelle du Christ, pour les raisons suivantes : parce que nous sommes revêtus du Christ ; que nous recevons le Saint-Esprit en îlot ; que nous avons une nourriture divine, l’eucharistie ; que l’Écriture et les Pères donnent à notre adoption le nom caractéristique de génération, par imitation de celle du Christ ; et qu’enfin elle est principalement rapportée au Père par l’Ecriture et la tradition. De Verbi Dci incarnatione, l. VIII, c. ix-x, Paris, 1680, p. 518-552.

8° Au xi x » siècle,

l’opinion de Lessius a été reprise, avec des modifications d’ailleurs très importantes, par le D r Scheeben, dans son Handbueh der kathol. Dogmatik, traduit en français par l’abbé Bélet, dans la Bibliothèque théologique du XIX’siècle, La Dogmatique, Paris, 1881, t. m. § 109, p. 618-G62. Aulant qu’on peut discerner sa pensée exacte, qui n’est pas exposée avec netteté et précision, ce théologien admet que la grâce sanctifiante est sans doute la seule cause formelle essentielle de notre adoption divine ; mais il soutient en même temps que le Saint-Esprit y joue un rôle considérable, plus important qu’on ne l’enseigne chez les scolastiques et les latins en général, et qui va jusqu’à revêtir quelques-uns des caractères de la cause formelle, parce que l’inhabitation de l’Esprit-Saint fait partie intégrante de notre adoption, et qu’on doit la regarder, conformément à la doctrine des Pères grecs, « comme l’élément constitutif le plus important de la filiation divine, en ce sens qu’elle contient une participation à la substance de la nature divine, une société, une unité, une cohésion substantielle avec Dieu. » La Dogmatique, trad. Bélet, loc. cit., p. 621. Le système de Scheeben fut loin de conquérir les suffrages des autres théologiens catholiques ; et l’un d’eux, le P. Granderath, d’Inspruck, crut même devoir le réfuter indirectement dans la revue que nous avons déjà citée, Zeitschrift fiir kalholische Théologie, 1881, p. 283-319. Ce fut l’occasion d’une controverse assez longue entre les deux adversaires. Scheeben se défendit dans la revue Der Katholik, 1883, t. i, p. 2 ; t. ii, p. 6 ; 1884, t. i, p. 1 ; t. ii, p. 516 ; pendant que le P. Granderath continuait à le réfuter avec autant d’érudition que de logique. Loc. cit., 1883, p. 491-540, 593-638 ; 1884, p. 545-579. Cette controverse, intéressante à plus d’un titre, paraît avoir eu un résultat très appréciable, celui de mieux fixer les rapports précis qui unissent la grâce sanctifiante et l’adoption surnaturelle, et de confirmer l’opinion qui a toujours été celle de la plupart des théologiens. Voir, entre autres, le cardinal Franzelin, De Deo trino, 3e édit., Rome, 1881, p. 636, en note. Le savant cardinal admet bien qu’on peut regarder le Saint-Esprit comme « le couronnement de notre adoption », mais non dans le sens de Lessius et de Petau. Censent Lessius et Petavius propriam rationem formalem filiationis adoptivse non esse gratiam sanctificantem, sed ipsam substantiam Spiritus Sancti nobis applicatam. Hoc quidem non putamus verum ; sed dicimus Spiritum Sanctum inhabitantem fastigium perfectionis, lum sanctitatis scilicel, tum adoptionis, non ut causam formalem, sed ut causam efficientem et ut terminum cui conjungimur. Voir aussi, parmi les théologiens les plus récents, le P. Christian Pesch, Preelecliones dogmaticæ, Fribourg-en-Brisgau, 1892-1899, t. ii, De Deo uno ac trino, sect. v, De missione divinarum personarum, p. 353357. A un point de vue différent, voir Hurter, Theologiee dogmalicx compendium, 7e édit., Inspruck, 1891, t. III, n. 215, p. 164-165, qui expose l’opinion de Lessius et de Scheeben avec une visible sympathie.

II. Doctrine. —

Elle peut se résumer autour de quatre chefs principaux :
le fait de l’adoption surnaturelle ;
ses caractères généraux ;
son principe constitutif ;
ses conséquences.

1. le fait de l’adoption. —

L’Écriture et la tradition le prouvent solidement.

Témoignage de l’Écriture.


1. L’Ancien Testament ne parle pas de l’adoption surnaturelle dont la grâce sanctifiante est le principe dans l’âme juste. Ce silence s’explique, si l’on se rappelle que les Juifs vivaient sous la loi de crainte, qui suppose un état général de serviteurs ou d’esclaves, et non sous la loi d’amour, qui convient à un état supérieur. Si les justes de l’ancienne loi, considérés individuellement, étaient enfants de Dieu, ce n’était pas en vertu de la loi mosaïque, impuissante par elle-même à les élever si haut, mais en vertu de l’influence anticipée du Nouveau Testamo/it, auquel ils appartenaient radicalement par la foi et la charité. Ils ressemblaient à l’enfant qui ne diffère pas du serviteur, tant qu’il est sous le pouvoir de ses tuteurs et curateurs. Gal., iv, 1-2. D’ailleurs, l’échéance de l’héritage céleste étant subordonnée à la venue du Christ, les justes de l’Ancien Testament se trouvaient dans une situation bien inférieure à ceux du Nouveau, sous le rapport des privilèges de l’adoption surnaturelle. Mais il ne faudrait pas conclure de là que cette adoption n’existait à aucun degré axant Jésus-Christ. Le P. Petau, qui a soutenu cette opinion (voir plus haut), s’appuie surtout sur le témoignage de certains Pères ; mais ces passages peuvent très bien s’entendre, du moins pour la plupart, dans le sens de l’adoption imparfaite que nous venons d’exposer. Rien n’exige une interprétation différente ; et, au contraire, l’économie générale de la grâce semble l’interdire. Plusieurs théologiens rejettent en outre l’opinion de Petau, en se basant sur le texte où saint Paul nous montre « les Israélites, à qui appartiennent l’adoption des enfants, et sa gloire [de DieuJ, et son alliance », etc. lioiu., ix, 4. Mais c’est là un argument peu solide. L’apôtre ne parle pas de l’adoption individuelle des Juifs par la grâce sanctifiante, mais de leur adoption collective et sociale, comme peuple de Dieu. C’est dans le même sens que le peuple juif est appelé « fils de Dieu », Ose., I, 1, et même « fils aîné de Dieu ». Exod., iv, 22-23.

2. Parmi les écrivains du Nouveau Testament, saint Paul est le premier et le seul qui emploie la formule « adoption », uloOsffîa, au sens que nous étudions. « Vous avez reçu l’esprit d’adoption des entants, 7rvE0|Aa jio0£<7 : a : , par lequel nous crions : Abba, Père. » Rom., vin, 15 ; cf. viii, 23. « [Dieu] qui nous a prédestinés pour nous rendre ses enfants adoptifs. » Eph., i, 5. « Pour nous faire recevoir l’adoption des enfants. » Gal., iv, 5. L’adoption dont parle saint Paul établit entre Dieu et l’homme des relations beaucoup plus intimes que l’adoption humaine entre les créatures. En effet, ces relations sont caractérisées par cinq espèces de formules diil Tentes, mais d’ailleurs connexes, qui placent clairement l’adoption divine dans une catégorie intermédiaire entre l’adoption pure et simple et la filiation naturelle proprement dite. —
a. L’Écriture appelle les justes, /Us de Dieu, enfants de Dieu. Nombreux sont les passages qui affirment cette filiation divine. Sans doute quelques-uns, comme Matth., v, 9, 45, doivent s’entendre dans le sens large d’une ressemblance générale avec Dieu ; mais la plupart exigent une interprétation plus stricte, à cause de leur solennité et de leur énergie. « Voyez, dit saint Jean, quel amour le Père nous a montré, de vouloir que nous ayons le titre et la réalité d enfants de Dieu. » I Joa., iii, 1. Cf. Rom., viii, 14-17, 21 ; v, 2 ; Gal., iii, 26 ; iv, 4-6 ; Joa., i, 12.
b. Cette filiation est d’autant plus réelle, qu’elle repose sur une naissance, génération, ou régénération divine. « Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, et qui ne sont pas nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. » Joa., I, 12-13. « Par un effet de sa bonté, dit saint Jacques, Dieu nous a engendrés par la parole de la vérité. » Jac, 1, 18. Cf. Joa., iii, 5 ; I Joa., iii, 9 ; v, 9 ; Tit., iii, 5 ; I Pet., I, 3, 23. —
c. A notre qualité de lils adoptifs correspond en Dieu la qualité de Père. Ce mot est répété plus de quinze fois dans le Nouveau Testament, avec le sens pri cis de paternité surnaturelle en Dieu, qui nous considère alors, non plus « comme des hôtes et des étrangers, mais coi : . me faisant partie de sa famille », laui/iiiiiu domestici Dei. Eph., ii, 19. Cette relation avec Dieu le l’ère en détermine une autre avec Jésus-Christ, dont nous devenons les frères au même titre que nous sommes |i*s enfants de Dieu. Rom., viii, 29. —
d. Non seulement notre filiation de grâce est obtenue par voie de régénération et de renaissance, mais elle suppose ou entraîne une certaine participation de la nature divine, suivant la r/lebie expression de saint Pierre. « Dieu, par Jésus-Christ, c jus a communiqué les sublimes et précieuses grâces qu’il nous avait promises, pour nous rendre par ces mêmes grâces participants de la nature divine. » II Pet., i, 4. Voir Grâce sanctifianti ; et Surnaturel.—
e. Enfin, nous dit saint Paul, « si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ. » Rom., viii, 17. Cf. Gal., ni, 29 ; iv, 7 ; Tit., iii, 7 ; I Pet., ni, 22 ; Jac, il, 5. Ce n’est pas seulementsous la forme d’une récompensequel’Écriture nous présente le ciel, mais c’est aussi sous la forme d’un héritage : « Réni soit Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, dans sa grande miséricorde, nous a régénérés par la résurrection de Jésus-Christ, pour nous donner la vivante espérance de cet héritage où rien ne peut ni se détruire, ni se corrompre. » I Pet., I, 3-4. Cf. Eph., i, 18 ; v, 5 ; Col., iii, 24 ; Heb., i, 14 ; ix, 15. De l’ensemble de ces textes il résulte clairement que les justes acquièrent, par leur naissance et filiation surnaturelle, un droit initial sur les biens célestes que Dieu leur réserve dans la vie future, et sont ainsi constitués ses héritiers. Le rapport qui unit l’adoption divine et l’héritage éternel est tellement étroit que l’échéance de celui-ci sera précisément la perfection finale de cellelà. « Nous gémissons en nous-mêmes, attendant l’adoption [définitive] des enfants de Dieu, la délivrance de nos corps. » Rom., VIII, 23. Tobac, Le problème de la justification dans saint Paul, Louvain, 1908, p. 202-206.

Témoignage de la tradition.


Il se présente sous trois formes :
les affirmations des Pères,
les documents liturgiques, et
les coutumes ou pratiques de l’antiquité chrétienne. —

1. Pères grecs. —

Si le Verbe s’est fait chair, dit saint Irénée, et si le Fils du Dieu vivant est devenu le fils de l’homme, c’est afin que l’homme, entrant en société avec le Verbe et recevant le privilège de l’adoption, devint enfant de Dieu. » Cont. hær., III, xix, 1, P. G., t. vii, col. 939. « C’est par le Christ, dit saint Cyrille d’Alexandrie, que nous montons à la dignité surnaturelle et que nous devenons les enfants de Dieu, non sans doute de la même manière que lui, mais par voie de ressemblance, par la grâce qui nous façonne à son image. » In Joa., I, 12, l. I, P. G., t. lxxiii, col. 152. Voir aussi un très beau passage de saint Jean Chrysostome, dans son commentaire sur saint Mathieu. Homil. ii, 2, P. G., t. lvii, col. 26. —

2. Pères latins. « Par une condescendance admirable, écrit saint Augustin, le Fils de Dieu, son Unique selon la nature, est devenu fils de l’homme, afin que nous, qui sommes fils de l’homme par nature, nous devenions fils de Dieu par grâce. » De civil. Dei, xxi, 15, P. L., t. xli, col. 729. Saint Pierre Chrysologue, méditant la première parole de l’Oraison dominicale, Notre Père, ne peut s’empêcher de pousser des cris d’admiration, quand il voit, dit-il, « Dieu et l’homme unis par un commerce si étroit, que Dieu devient homme et l’homme devient Dieu, le Seigneur devient esclave et l’esclave devient fils. » Serm., lxxii, P.L., t. lii, col. 404. —

3. Liturgie. —

Parmi les formules liturgiques qui mentionnent ou célèbrent le dogme de l’adoption divine, la suivante mérite d’être citée spécialement, parce que, dès le VIe siècle au moins, elle servait, dans l’Église romaine, pour le baptême des néophytes la veille de l’àques, et qu’elle est encore en usage à l’office du samedi saint : « Dieu, Père suprèjne des fidèles. qui multipliez dans l’univers entier les lils de votre promesse en répandant sur eux la grâce de l’adoption… jetez un regard favorable sur votre Église, et multiplie/, en elle les renaissances… afin que, conçue dans la Sainteté, une race céleste sorte (lu sein virginal de la source divine, comme une créature régénérée et nouvelle. » Offic. sabb. sitmi. Voir Duchesne, Origines tlu culte chrétien, Paris, 1889, p. 299-3(11). Cf. Præfat. Dominic. Pentecost. ; Collect. Fest. Transfigurât., et Fest. S. Hieronym. Aimil. —

4. Coutumes et pratiques. —

Il y avait dans l’antiquité chrétienne plusieurs coutumes et pratiques qui mettent bien en relief le dogme de l’adoption surnaturelle. Ainsi, par exemple, la dénomination d’infantes appliquée aux nouveaux baptisés, quel que fût leur âge, comme on le voit dans les inscriptions chrétiennes et dans les allocutions des évêques à l’occasion du baptême. Voir Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes, 1 ^ édit., Paris, 1877, art. Baptême, p. 81. Ainsi également l’usage de prendre au baptême un nouveau nom correspondant à la nouvelle naissance du baptisé, et qui rappelait parfois d’une façon originale le dogme dont il était l’expression. De là ces noms d’Adepta, Regeneratus, etc., que nous avons signalés plus haut. Voir Baptême.

II. CARACTÈUES de l’adoption. —

On peut les déduire d’un double parallèle, avec la filiation de Jésus-Christ d’une part, et l’adoption humaine proprement dite de l’autre. Car, si la filiation surnaturelle du juste est bien inférieure à la première, dont elle est pourtant une imitation véritable, elle surpasse de beaucoup la seconde par l’excellence de ses prérogatives.

1° L’adoption surnaturelle et la génération du Fils de Dieu. —

Nous n’insisterons pas sur le premier point du parallèle, où il est dit que la filiation surnaturelle du juste est bien inférieure à la filiation naturelle du Verbe. Cette infériorité est de toute évidence, puisque, des deux filiations, l’une repose directement sur la personne même du Verbe, et l’autre sur quelque chose de fini, la grâce sanctifiante. Nous ajouterons seulement que la filiation surnaturelle du juste imite et reproduit, à quelque degré, la filiation du Christ. C’est la doctrine de saint Thomas, basée d’ailleurs sur l’Écriture. Per aclum adoptionis conimunicatur similitudo naturalis filiationis hominibus, secundum illud : Quos præscivil conformes fieri imaginis Filii sui. Rom., viii, 29. Sum. theol., III a, q. xxiii, a. 1, ad 2um. C’est aussi la doctrine traditionnelle. Voir, entre autres, saintCyrille d’Alexandrie, Thesaur., ass. 32, P. G., t. lxxv, col. 526.

L’adoption surnaturelle et l’adoption humaine.


Comparée à l’adoption purement humaine, l’adoption divine jouit de prérogatives merveilleuses, et l’emporte de beaucoup sur elle, au triple point de vue de l’origine, de la nature et des conséquences. —

1. L’homme adopte son semblable par un motif d’indigence, pour combler un vide de famille ; mais Dieu n’adopte les justes que pour leur communiquer la surabondance de sa vie. Voir S. Thomas, Sum. theol., III a, q. XXXIII, a. 1, ad 2um. En outre, l’adoption humaine provient d’un choix purement extérieur, qui rapproche les personnes sans les unir physiquement ; tandis que l’adoption divine se fait par voie de régénération et est le résultat d’une seconde naissance. —

2. Les deux adoptions diffèrent profondément en nature. La première est quelque chose d’extrinsèque à la personne adoptée et ne la modifie en rien, attendu que le père ne communique aucun être intrinsèque à l’enfant qu’il adopte ; tandis que l’adoption divine, étant produite par la grâce sanctifiante qui élève l’homme au-dessus de sa condition naturelle, communique réellement la qualité de fils avec une participation de la nature divine. —

3. Les conséquences des deux adoptions sont très différentes, au point de vue de l’héritage. Non seulement l’héritage des enfants de Dieu l’emporte sur les héritages terrestres, autant que la possession de Dieu même surpasse tous les biens créés, mais leur échéance se produit d’une façon inverse. L’une se fait par voie de succession, et suppose la séparation du père et de l’enfant, pour que celui-ci entre en possession de l’héritage. L’autre, au contraire, se produit par voie d’union, et d’une union indissoluble, entre Dieu et ses élus, et c’est le même héritage essentiel qu’ils possèdent en commun.

Conclusion. —

On peut conclure de ce parallèle que l’adoption divine tient une sorte de milieu entre la génération proprement dite et l’adoption pure et simple. Ce n’est pas et ce ne peut être une génération, au sens strict du mot, puisqu’il lui manquera toujours un élément capital qui n’appartient qu’à la génération du Verbe, à savoir la communication de la substance divine, devenue partie constitutive de l’être engendré. Mais elle a pourtant quelques analogies avec l’acte générateur, puisqu’elle se produit par l’infusion d’un don divin qui nous communique l’être surnaturel, c’est-à-dire une similitude et une participation véritable de la nature divine, en d’autres termes, un principe vital d’ordre divin qui nous permet de poser des actes en rapport avec lui et de revendiquer ainsi le ciel comme héritage. C’est donc quelque chose de plus qu’une adoption pure et simple. Et voilà pourquoi l’Écriture l’appelle tantôt une régénération ou seconde naissance, et tantôt une adoption dont Dieu lui-même est à la fois l’auteur et le terme final.

III. principe constitutif de L’adoption. —

Les caractères généraux de notre adoption divine une fois connus, il est plus facile d’en déterminer le principe constitutif, autrement dit la cause formelle. La plupart des théologiens attribuent exclusivement ce rôle à la grâce sanctifiante, et rejettent à la fois l’opinion de Lessius et celle de Scheeben, que nous avons exposées plus haut.

Preuves.


Le grand argument que font valoir les théologiens contre Lessius et Scheeben est tiré du concile de Trente. En effet, la doctrine du concile peut se résumer dans ce raisonnement très simple : « La cause formelle unique de la justification est la grâce sanctifiante. Or, d’après le concile, la cause formelle de l’adoption surnaturelle est la même que celle de la justification. Donc… » La majeure se prouve, entre aulres arguments, par l’opposition très nette que le concile établit entre « la justice de Dieu » considérée dans sa source immanente et comme attribut divin d’une part et, d’autre part, cette même justice considérée dans son opération ad extra et dans le terme où elle aboutit : Unica formalis causa qusii/icationis) est justifia Dei, non qua ipse justus est sed qua nos justos facil. Sess. VI, c. vu. C’est donc la grâce créée qui nous justifie. Voir Grâce sanctifiante et Justification. La mineure de l’argument se prouve à la fois par la teneur même des décrets du concile, l’histoire de ses travaux préparatoires, et le commentaire de ses actes contenu dans le Catéchisme officiel qui fut édité sur l’ordre du pape Pie V. —

1. La teneur des décrets suppose clairement que la cause formelle de notre adoption divine est la même que celle de la justification. En effet, le concile définit lui-même la justification « une translation de l’état où l’homme naît enfant du premier Adam à l’état de grâce et d’adoption des enfants de Dieu ». Sess. VI, c. m. Etre justifié, et devenir enfant de Dieu, c’est donc tout un ; de même que c’est tout un, d’être justifié et d’être constitué en état de grâce. S’il en était autrement, le langage du concile serait étrange, en désaccord absolu avec ses habitudes de prudence et de clarté, et de nature à induire les fidèles en erreur. Or, non seulement aucun passage du texte conciliaire n’autorise l’hypothèse d’une distinction entre le principe de la justification et celui de l’adoption divine, mais elle est clairement rejetée par le concile, puisqu’il emploie indifféremment les expressions justi, renati, filii Dei, justificari, renasci, quand il parle de l’homme justifié par la grâce. Sess. VI, c. iii, iv, vu. Et qu’on n’objecte pas, contre l’ensemble de l’argument, que le concile n’a pas voulu définir quel était le principe constitutif adéquat de l’adoption surnaturelle, attendu qu’il ne pouvait pas condamner une opinion qui n’avait pas encore été formulée. Nous ne prétendons pas qu’il y ait eu définition expresse en ce sens, mais bien définition implicite et équivalente. Tout porte à croire sans doute que le concile a voulu viser directement l’erreur de certains protestants qui enseignaient que la justification comprend, outre un élément intrinsèque à l’âme, l’élément extrinsèque de l’imputation ùVs mérites du Christ. Mais, quels que soient les motifs qui aient déterminé la délinition du concile, il faut bien admettre que cette définition a une portée indirecte beaucoup plus considérable, et qu’il n’est plus permis d’assigner aucune cause formelle à la justification, et par conséquent à l’adoption divine, en dehors de la grâce sanctifiante. —

2. L’histoire du concile le prouve encore. On lit, en effet, dans les actes authentiques publiés par Theiner, que la rédaction primitive du septième canon dogmatique sur la justification (’tait ainsi conçue : Si quis dirent illam ipsam Dei gratiam, quæ in juslificatione datur, quai eliam gratitm faciens dicitur, quæ scilicet vel est caritas, vel non sine caritate, qua una vere justi sunt quicumque justi sunt, nihil esse nobis inhserens vel nos informons, anathema sit. Hoc est enini pretiosnm illud et maximum Dei donum, qtio et infantes et adulti per Christum Jesum nova crcatura, hoc est deiformes, et, ut est apnd Petrum, divinæ consortes naturse efficiuntur, reqenerantur, vivificantur, et, ut inquit Joannes, fdii Dei non modo nominantur, sed vere sunt. Acta genuina, etc., Agram (1874), t. i, p. 205. On ne pouvait pas dire d’une façon plus claire que la grâce sanctifiante est la cause formelle de l’adoption divine. Or, à propos de ce canon, le secrétaire du concile résume d’un seul mot les observations qui furent échangées entre les membres de l’assemblée : Omnia in septimo canone placent. Acta genuina, p. 209. Ce qui prouve, à tout le moins, que l’opinion de Lessius n’avait alors aucun représentant dans les diverses écoles théologiques et n’exprimait en aucune façon la pensée des Pères du concile de Trente. —

3. Le catéchisme qui fut édité, sur l’ordre du pape Pie V, pour expliquer la doctrine du concile, enseigne également que c’est la grâce qui nous fait enfants de Dieu : Animus enim noster divina gratia repletur, qua justi et ftlii Dei effecti seternse quoque salutis heeredes instituimur. De baptism., n. 50. Et il a soin de dire en même temps que la grâce est a une qualité divine inhérente à l’âme ».

Autorités invoquées par les adversaires.


Lessius prétend que l’Écriture est favorable à son système, notamment Rom., viii, 14, 15, 27 ; Gal., iv, 6 ; Scheeben invoque en outre le témoignage des Pères grecs. Mais les théologiens contestent, et à bon droit, la légitimité des conclusions qu’ils tirent des textes scripturaires ou patristiques. Pour l’interprétation des premiers, voir Cornely, Cammentarius in Epist. ad Romanos, Paris, 1896, p. 416 ; Comment, in Epist. ad Galat., Paris, 1802, p. 528. Pour l’explication des seconds, voir Granderath, jeiischrift fur katholische Théologie, 1884-, p. 565-574. (’.'est également à tort que Scheeben invoque en sa faveur 1 autorité de saint Thomas. Les textes généraux qu’il cite comme Sum. theol., IIP, q, xxiii, a. 3, et 7 f Sent., l. III, dist. X, (j. iii, a. 1, sol. 3, peuvent très bien s’expliquer dans le sens de la doctrine opposée ; et beaucoup d’autres passages, plus précis et plus catégoriques, montrent que le (lui leur angélique plaçait la cause formelle de l’adoption dans la grâce sanctifiante. Voir surtout Sum. Html., nia, q. xxxii, a. 3, où il dit : Potest homo dici /il ii, s Dei… quia est ei assimilatusper gratiam. — Ad 2um dicendum, qimd Inimitiés, qui spirit militer fnrmantur a S/iiriiu Sancto, non possunt dici secundum perfectam ralionem /iliulinvis ; el ideudicuutur filii Dei secundum filiationem imperfectwm, quæ est secundum similitudinem gratia. Cf. I a II a, q. ex, a. 3.

Raison théologique.


Les partisans de la théorie que nous critiquons prétendent que leur opinion explique mieux le caractère générateur de notre filiation surnaturelle, et montre davantage la grandeur des dons de Dieu. Peut-être ; mais la question est de savoir si celle explication peut se concilier avec les définitions de l’Église. Nous croyons avoir démontré que non, Mlle soulève d’ailleurs de graves difficultés théologiqties. comme on peut le voir dans Granderath, qui la discute longuement, Zeitschrift fur kath. T/teologie, 1883, p. 601 sq., et dans Oberdœrfler, loc. cit., p. 115. L’espace restreint dont nous disposons ne nous permet pas d’entrer dans cette discussion. Nous préférons montrer, en quelques mots, comment la grâce sanctifiante, étant vraiment le principe d’une nouvelle vie, suppose à son origine un acte analogue à la génération, et, à son terme, un état qui participe de la filiation proprement dite. De même en effet, que dans l’ordre naturel la filiation et la vie — deux éléments inséparables — résultent de l’acte générateur du père qui communique sa nature à l’être qu’il engendre, ainsi, dans l’ordre de la grâce, il y a communication d’une nouvelle vie et en même temps filiation, lorsque l’âme reçoit de Dieu une participation de sa propre nature, autrement dit la vie surnaturelle. Or, quel est le principe radical et formel de cette nouvelle vie, si ce n’est la grâce sanctifiante ? N’est-ce pas elle qui est la racine fondamentale d’où sortent les puissances surnaturelles, c’est-à-dire les vertus infuses, qui nous permettent de poser des actes vitaux d’ordre divin ? C’est donc elle aussi qui doit être le principe constitutif, la cause formelle de notre filiation divine, de même que son infusion dans l’âme est l’analogue de l’acte générateur qui communique une vie nouvelle à l’être engendré. Voir Grâce sanctifiante.

IV. conséquences de l’ADOPTioN. —

Il y en a deux principales : l’union avec les trois personnes divines, et le droit à l’héritage du ciel.

Union avec les trois personnes divines.


Notre adoption surnaturelle nous établit ipso facto, vis-à-vis des trois personnes de la sainte Trinité, dans des rapports particuliers, exprimés par la célèbre formule qui représente l’âme juste « comme la fille adoptive du Père, l’épouse du Fils et le temple du Saint-Esprit ». Il est facile de deviner la raison de ces diverses appropriations. C’est bien au Père qu’il convenait de rapporter notre filiation divine « comme à son auteur », suivant le mot de saint Thomas, puisqu’il est, au ciel et sur la terre, le principe de toute paternité. Eph., iii, 15. Devenant la fille adoptive du Père céleste, l’âme juste est placée du même coup, vis-à-vis du Fils de Dieu, dans le rapport qui unit entre eux les enfants d’un même père ; et c’est pour cela que l’Écriture, à diverses reprises, nous appelle les frères de Jésus-Christ. Rom., viii, 29 ; Matlh., xxviil, 10 ; Joa., xx, 17. En outre, comme l’adoption la plus parfaite a lieu par un mariage avec le fils de famille, il convenait que notre filiation surnaturelle nous unît à Jésus-Christ par les liens d’époux et épouse. Et ici encore l’Écriture et la tradition s’étendent volontiers sur cette conséquence de notre adoption divine. Enfin ces diverses relations avec le Père et le Fils étant établies, en dernière analyse, par la grâce sanctifiante, dont l’économie est spécialement attribuée au Saint-Esprit, il s’ensuit que l’âme juste est aussi la demeure de la troisième personne, qui la sanctifie par son action et sa présence, el la rend ainsi du même coup la digne fille du Père et la digne épouse du Verbe incarné. Voir Esprit-Saint

On peut se demander à cette occasion si l’adoption est faite par la sainte Trinité tout entière, ou spécialement par quelqu’une des personnes divines, le Père par exemple. Saint Thomas, qui se pose cette question, répond que l’adoption, (’tant une opération ad extra, est l’œuvre commune des trois personnes ; mais qu’on peut l’attribuer différemment à chacune d’elles, par voie d’appropriation, à savoir « au Père, comme à son auteur, au Fils, comme à son modèle ; au Saint-Esprit, comme imprimant en nous la ressemblance de ce modèle ». Adoptatio, licet sit communis loti Trinitati, appropriatur tamen l’atri ut auctori, Filin ni v.rcnipluri, Spirilui Sancto ut imprimeuli in m>/>is hujus exemplaris sirnilitudinem. Sum. theol., III a, q. xxiii, a. 2, ad 3 UI ". Voir TRINITÉ et Appropriation.

Droit à l’héritage céleste.

C’est la seconde conséquence de notre adoption par la grâce. Saint Paul l’affirme : Si filii et hæredes ; hæredes quideni Dei, cohæredes autem Cliristi ; « si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ. » Rom., viii, 17. L’apôtre ajoute aussitôt : Si tamen compalimur, ut et conglori/icemur ; « si toutefois nous soutirons [avec le Christ], pour que nous soyons glorifiés avec lui ; » indiquant par là que, l’échéance de l’héritage est subordonnée à certaines conditions, qui sont les bonnes œuvres en général. D’où il suit que notre droit à l’héritage céleste est très réel sans doute, mais relatif. Les théologiens se sont demandé en outre quelle était la nature précise du lien qui unit l’adoption et l’héritage divin. Les uns veulent que nous soyons héritiers de stricte justice, de telle sorte que Dieu agirait injustement envers nous, s’il nous refusait le ciel. D’autres n’attribuent aux justes qu’un droit de haute convenance vis-à-vis de leur héritage. Enfin une troisième opinion, la plus communément reçue, établit entre l’adoption et l’héritage divin un lien d’exigence connaturelle, analogue au lien qui unit les propriétés à ta substance, de telle sorte que notre filiation de grâce souffrirait violence, si on la privait du droit initial qu’elle confère. Voir Ripalda, De ente supernaturali, disp. ult., sect. x, Lyon, 1645, p. 721 sq. ; Mazzella, Degratia Christi, disp. V, a. 8, Rome, 1880, p. 714-716 ; Ilurter, Theologiee dogmatiese compendium, Inspruck, 1891, t. iii, n. 215, p. 166.

Outre les auteurs déjà cités, voir Theologia Wirceburgensis, in-8°, Paris, 1880, t. VIII, De gratia, disp. VI, c. i, a. 3, n. 3 ; Katschtlialer, Theologia dogmatica catholica specialis, in-8°, Ratisbonne, 1880, l. III, De regni divini restaurati gubernatione per gratiam, part. I, c. iii, a. 4, p. 221 sq. ; Cros, Etudes sur l’ordre naturel et sur l’ordre surnaturel, in-8°, Paris, 1801, IIP part., 12" lettre, n. 4, p. 310 sq. ; Jovene, De vita hominum deiformi (lithographie), Paris, 1881, th. xi, p. 137 sq. ; th. xxiv, xxv, p. 031 sq. ; Corluy, Spieilegium dogmalico-biblicurn, 2 in-8°, Gand, 1884, t. ii, Comment. IV, De gratia habituait, p. 307 sq. ; de Broglie, Conférences sur la vie surnaturelle, 3 in-18, Paris, 1889, t. I, Cinquième conférence, p. 105 sq. ; Bellamy, La vie surnaturelle considérée dans son principe, in-8°, Paris, 1804, c. IV, p. 97 sq. ; c. viii, p. 209 sq. ; 2e édit., c. iv, p. 74 sq. ; c. x, p. 192 sq. ; Ramière, Le Cœur de Jésus et la divinisation du chrétien, in-12, Toulouse, 1891, P’part., c. viii, p. 03 sq. ; Terrien, La grâce et la gloire, ou la filiation adoptive des enfants de Dieu étudiée dans sa réalité, ses principes, son perfectionnement et son couronnement final, 2 in-12, Paris, 1897, t. I, passim ; Froget, De l’habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes, in-8°, Paris, 1898, c. viii, p. 218 sq.

J. Bellamy.