Dictionnaire de théologie catholique/AME. SA SPIRITUALITÉ. Démonstration rationnelle d'après la philosophie de saint Thomas

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 528-535).

IX. AME. SA SPIRITUALITÉ. Démonstration rationnelle d’après la philosophie de saint Thomas. —
I. Possibilité d’une démonstration rationnelle.
II. Indication de preuves diverses.
III. Le moi est un et identique.
IV. L’âme humaine est simple.
V. L’âme humaine est spirituelle.

I. Possibilité d’une démonstration rationnelle.

Un des grands soucis des Pères du concile du Vatican fut d’établir la valeur de la raison humaine contre les traditionalistes et les iidéistes. Pour bien comprendre la portée de leurs définitions, il faut se rappeler qu’ils considèrent la raison humaine en elle-même, indépendamment des états individuels où elle peut se trouver ; il s’agit beaucoup moins de ses résultats pratiques que de son pouvoir logique. En d’autres termes, le concile n’a pas dit que, de fait, certaines vérités, qui servent de fondement à la foi, nous sont d’abord connues par la raison et non par la révélation ; il déclare seulement qu’en droit la raison humaine est capable de les démontrer avec certitude. La démonstration rationnelle de ces vérités est possible et, dans l’ordre abstrait et logique, elle précède la lumière de la révélation. Le concile s’est préoccupé, d’une manière spéciale, de la preuve de l’existence de Dieu. Si quis dixerit Deum unum et verum, creatorem et Dominum nostrum, per ea quse facta sunt, naturali rationis humanse lumine certo cognosci non posse ; anathema sit. Const. Dei Filius, can. 1, De revelatione. Dans le chapitre iv de la constitution dogmatique Dei Filins, à propos des rapports de la raison et de la foi, les Pères déclarent explicitement que la raison peut démontrer les fondements de la foi : Cum recta ratio fidei fundamenta demonstret. Sans doute, la spiritualité de l’âme n’est pas désignée en termes explicites. Mais qui oserait nier que cette vérité ne soit au nombre des fundamenta fidei ?

Aussi bien, Bonnetty, fondateur des Annales de philosophie chrétienne, suspect de fidéisme, fut obligé, en vertu d’un décret de la Congrégation de l’Index approuvé par Pie IX, de souscrire la proposition suivante : Raliocinatio Dei existentiam, animée spiritualitatem, hominis Uberlalem cum certiludine probare potest. Fides posterior est revelatione, proindeque ad probanduni Dei existentiam contra atheum, ad probandum animas rationalis spiritualitatem ac liberlatem contra naturalismi ac fatalismi sectatorem allegari convenienter nequit. Denzinger, Enchiridion, n. 1506.

Prouver par la philosophie la possibilité d’une démonstration rationnelle de la spiritualité de l’âme humaine, reviendrait à démontrer la possibilité de la métaphysique et à légitimer sa méthode et ses principes. Outre que ce problème entraînerait trop loin, il vaut mieux entreprendre la démonstration elle-même.

II. Indication de preuves diverses. —

On peut ramener les différentes formes de démonstration, qu’on a données de la spiritualité de l’âme, aux dix preuves suivantes :

1. La matière est essentiellement composée ; et la pensée, essentiellement simple. Il en résulte que la pensée ne peut pas être l’effet de la matière.

2. La pensée ne peut être ni un attribut essentiel, ni une modification accidentelle de la matière. Donc elle est spirituelle.

3. La matière est inerte et passive ; la substance pensante est active. La matière n’est donc pas la substance qui pense.

4. La sensation ne s’explique pas par un ébranlement nerveux : elle est perception et, à ce titre, simple et indivisible.

5. Nous comparons les sensations entre elles. Cette comparaison suppose que les sensations aboutissent à un être indubitablement simple qui est comparateur et juge.

6. Outre les idées des choses sensibles, nous avons des idées d’objets absolument incorporels. Or ces idées ne peuvent pas venir des sens, elles ne peuvent prendre leur origine que dans une substance spirituelle.

7. L’idée la plus intime est celle du moi. Or cette idée n’est que le sentiment de ma pensée et de mon existence. Je suis donc un moi pensant et sentant : je suis un moi immatériel.

8. L’homme réfléchit et raisonne ; or ces opérations ne peuvent être que les œuvres d’une substance spirituelle.

9. La matière n’agit que dans le présent. Mais la substance pensante se transporte dans le passé par la mémoire, dans l’avenir par la prévision. Elle est donc immatérielle.

10. L’homme est non seulement un être intelligent, mais aussi un être voulant : or la volonté n’est pas matérielle. — Consulter sur toutes ces preuves le cardinal de la Luzerne : Dissertations sur la spiritualité de l’âme, in-12, Paris, 1823.

Ces preuves ne paraissent pas toutes convaincantes. Ce qui été leur force à plusieurs d’entre elles, c’est qu’on y confond le concept de la simplicité et celui de la spiritualité. La démonstration thomiste, qui est la grande démonstration traditionnelle, fera ressortir ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans les démonstrations précédentes. Nous allons exposer cette démonstration, en établissant successivement : 1° la substantialité du moi et de l’âme ; — 2° la simplicité de l’âme ; — 3° sa spiritualité.

III. Le moi est un et identique : l’ame est une partie substantielle du moi.—

La vie psychologique tend à une unité réelle. De tous les états de conscience, il n’en est pas un seul qui ne s’oriente vers un centre virtuel commun : le moi. A la base de la personnalité humaine, se trouvent les sensations qui émanent soit de la périphérie interne du corps, sensations organiques, viscérales, intra-craniennes, musculaires, osseuses, articulaires, tendineuses, etc., soit de la périphérie externe visible et tangible. La disparition ou l’altération de l’un de ces groupes de sensations rétrécit la base ou modifie la nature de la personne physique. Et la plupart des troubles de la vie intérieure ou scissions du moi s’expliquent par des troubles ou scissions de la sensibilité corporelle et de la motricité. — Les autres sensations et, d’une manière générale, tous les états psychologiques qui sont dans le plan actuel de la conscience, revêtent lu forme personnelle et convergent de leur nature vers un même point central. Tout désordre, subi par eux, introduit un désordre correspondant dans le sentiment du moi. — Le passé obéit, comme le présent, à la loi de la convergence. Nous jouissons du pouvoir d’évoquer un grand nombre de souvenirs. La conscience de cette faculté n’est pas étrangère à la constitution de la personne. Celle-ci est diminuée de tout ce que la mémoire ne peut reproduire ou reproduit mal : les souvenirs hallucinatoires occasionnent des transpositions du moi ; les associations irrégulières et anormales désorientent le cours de notre vie. — Enfin, si le moi comprend, tout ce que nous avons été et tout ce que nous sommes, il comprend aussi tout ce que nous voudrions être. La représentation de l’avenir et de l’idéal se mêle à la conscience du moi réel et vécu. La perfection rêvée est en rapport avec notre vie affective et intellectuelle : il 2n fait même partie.

Le moi est donc le point de convergence de nos états intérieurs. L’unité et la pluralité nous sont données simultanément dans l’intuition. Nous ne pouvons penser l’unité sans l’éparpiller en multiplicité, ni nous représenter la multiplicité sans trouver en elle une cohésion, une interpénétration qui la réduit à l’unité : le moi est une pluralité une et une unité multiple.

De plus, le moi est identique. Sensations, images-, souvenirs, idées, jugements, raisonnements, émotions, sentiments, désirs, volitions se succèdent au dedans de nous par une sorte de flux et de reflux, sans jamais disparaître complètement. Au cours de leur succession dans le temps, le principe qui leur a donné naissance ne change pas. Son identité se remarque surtout dans le fait de la mémoire. Se souvenir, c’est reconnaître, identifier. Or, si l’on suppose que le moi varie à mesure que les phénomènes se remplacent, que celui qui se réjouit aujourd’hui n’est pas le même que celui qui se réjouissait hier, la reconnaissance, l’identification devient impossible. C’est une condition essentielle de la mémoire, que le moi qui perçoit et agit dans le présent se reconnaisse identique à celui qui a perçu et agi dans le passé. Aussi bien, toute opération intellectuelle étant successive, il faut que le principe qui la produit ne s’évanouisse pas à chacun des instants qui constituent sa durée. Comment le jugement et le raisonnement seraient-ils possibles, si le moi qui saisit le rapport entre deux termes et formule une conclusion était différent de celui qui a pensé chacun des deux termes et ordonné les prémisses ? Enfin, nier que la personne présente soit la même que la personne passée, c’est ruiner la base de la responsabilité morale. On n’est responsable que de ce qu’on a fait.

Les empiristes, avec Hume et Stuart Mill, se sont attaqués à l’unité et à l’identité du moi. Ils n’ont bien vu que la multiplicité et la succession. Le monde psychologique qu’ils imaginent, ressemble au monde des atomes d’Lpicure. Les entités phénoméniques flottent dans une sorte d’espace intérieur, s’agrégeant ou se désagrégeant selon les lois et les symboles de l’associationisme. Dans cette hypothèse, on essayerait en vain de faire sortir l’unité de la pluralité. Dira-t-on que l’unité est illusoire ? Encore faudra-t-il expliquer cette illusion. Ce qui apparaît à la conscience est une réalité pour la conscience. Nier l’unité réelle du moi, c’est se condamner à ne pouvoir rendre compte de l’unité illusoire. Ce qui rend l’illusion possible, c’est précisément l’unité du moi, unité dont on peut faire une attribution illégitime. — D’ailleurs le moi réduit à une série de phénomènes est un non-sens et une contradiction. Les phénomènes s’enchaînent les uns aux autres suivant des rapports déterminés. Si l’on n’admet pas une activité synthétique pour créer cet enchaînement et penser ces rapports, la série devra préexister à elle-même et se produire elle-même. Si l’on dénie tout enchaînement à la collection, comment y aura-t-il collection ? Chaque phénomène restera absolument indépendant, il aura un commencement absolu, il existera sans cause.

Conclusions :
1° le moi n’est pas une simple série d’états de conscience ;
2° les états de conscience sont enchaînés les uns aux autres par des rapports déterminés ;
3° le moi crée cet enchaînement et pense ces rapports ;
4° le moi est une unité et une identité dominant la multiplicité et la succession ;
5° l’unité est intérieure à la multiplicité et réciproquement la multiplicité est intérieure à l’unité, l’identique est intérieur à la succession et réciproquement la succession est intérieure à l’identique ;
6° le moi, donné par l’intuition, consiste dans le rapport vivant des états psychologiques multiples et successifs à un centre virtuel commun, un et identique.

Le moi psychologique et conscient n’est intelligible, à son tour, que si l’on suppose un moi métaphysique, c’est-à-dire une réalité substantielle, source profonde et inconsciente de notre vie intérieure. Du reste, le moi métaphysique est contenu, implicitement et à l’état d’involulion, dans les données que nous fournit l’intuition du moi psychologique. Le moi est d’abord perçu comme un tout. Bientôt l’analyse distingue des parties matérielles et formelles : parties matérielles, la pluralité et la diversité ; parties formelles, l’un et l’identique. Le centre vers lequel convergent les états de conscience est reconnu distinct de ces états ; l’un et l’identique apparaissent comme les propriétés du centre, tandis que le multiple et le divers sont la caractéristique des points convergents. Il n’en faudrait pas conclure que le moi est une entité juxtaposée à des entités. La vie intérieure ne se laisse pas scinder de façon si peu organique, et, si elle ne s’oppose pas à la distinction, elle exclut toute séparation : l’unité, l’identité et la permanence sont intérieures à la multiplicité, à la diversité et à la succession. Toutes les propriétés du noyau central, où la vie se retire et se recueille, sont participées et vécues dans la périphérie où elle s’épanche et s’épanouit. Aussi le moi est-il incapable, simultanément et sous le même rapport, de vivre plusieurs vies qui se contredisent, d’être dans la joie et dans la tristesse, de pratiquer le vice et la vertu. Mais il peut, successivement ou sous des rapports différents, vivre deux vies opposées, être joyeux et triste, vicieux ei. vertueux. Or de ce que le moi passe par des états contraires, on doit le distinguer de chacun d’eux. La pierre étant tantôt en mouvement et tantôt en repos, n’est constituée par aucune de ces situations contradictoires. Si la cire, qui ne peut être tout à la fois ronde et carrée, revêt successivement ces deux formes, c’est qu’elle n’est identique à aucune d’elles. Les états de conscience sont donc réellement distincts du principe qui leur communique sa vie et ses propriétés. De plus, si le moi peut exister sans un mode déterminé, aucun mode ne peut exister sans lui. On conçoit que la joie soit absente de la conscience affective, mais on ne se représente pas qu’elle y soit présente sans se rattacher au moi. L’existence des états de conscience dépend de leur centre virtuel commun et l’existence de ce centre est indépendante de tel état particulier.

En termes logiques, on appelle sujet ce qui reçoit des attributs ; et sujet premier, ce qui n’est pas soi-même attribut. On désigne sous le nom d’attribut ce qui n’existe que dans un sujet et par un sujet. Le sujet premier ne se distingue pas de la substance et les attributs représentent les accidents. Le moi est donc un tout organique et vivant composé de substance et d’accidents. Et, comme au point de vue ontologique, la substance communique l’existence à l’accident et le fait participer à son unité et à son identité, on peut dire que le moi est une substance douée d’accidents.

Tel est le moi métaphysique que suppose rationnellement le moi psychologique. Les scissions de la personne, observées dans certains états morbides, n’affectent tpie la conscience et la mémoire, sans même rider la surface de la vie ontologique et substantielle.

L’âme, qui est dans le moi, comme on le verra bientôt, la source première de l’activité, doit être logiquement une partie de sa substance, un principe substantiel.

IV. L’ame humaine est simple. —

Le moi possède une triple vie, vie organique, vie sensitive et vie intellective. Dans sa vie organique et sensitive, il se scinde en deux parties intrinsèquement unies : l’organe et la fonction ; la vie intellective l’émancipé de l’organe et en élève les fonctions au rang de facultés spirituelles. L’âme humaine est la partie du moi qui donne naissance aux fonctions, soit organiques, soit hyperorganiques.

Commençons par étudier celles des fonctions de l’âme humaine qui sont seulement simples, c’est-à-dire qui se distinguent réellement de l’organe, tout en lui (’tant intrinsèquement unies.

L’organe est une portion de l’organisme. Composé de parties étendues, juxtaposées, existant les unes en dehors des autres, il n’est pas de lui-même un principe d’activité. Les matérialistes peuvent retourner le concept d’étendue, ils n’y trouveront pas le concept d’activité, ou plutôt ils l’y trouveront à titre de postulat nécessaire pour expliquer la juxtaposition et la coexistence des pai lies. L’étendue réelle n’est possible que par un principe actif, unissant entre elles les parties quantitatives et les faisant coexister. L’organe, envisagé sous le rapport de son extension, est une coalescence de cellules innombrables, composées elles-mêmes de parties. L’activité s’manifeste, non comme ! " résultat, mais comme l’architecte de l’édifice cellulaire. On peut donc voir dans l’organe la base matérielle de l’activité. — La fonction en constitue la forme. Au sein de la matière orgaii is’e, elle se pose en face île l’étendue et dans l’étendue.

Il est donc nécessaire qu’elle ne soit pas composée de parties juxtaposées et qu’elle soit simple.

D’ailleurs toute activité n’est-elle pas simple par nature ? On la définit par opposition à ce qui est étendu. Ses degrés de simplicité se mesurent à son indépendance plus ou moins grande par rapport à la matière. Les activités inorganiques sont simples, c’est le degré le plus infime de la simplicité. Plus simples sont les fonctions vitales : immanentes, leurs actions les développent et les perfectionnent. Mais c’est surtout avec la vie sensitive que les fonctions augmentent en simplicité. La sensation introduit la connaissance. Marthe Obrecht, la jeune fille sourde-muette et aveugle, à qui on apprit à lire et à écrire par l’intermédiaire des sensations tactiles, racontant, son état antérieur, lorsqu’elle n’était qu’une masse inerte sans communication avec ses semblables, a dit cette parole profonde et révélatrice : « J’étais seule ! » C’est que les sensations, étant des connaissances, nous font sortir de nous et étendent notre être au delà des bornes de notre propre individualité. Sans doute, la connaissance sensible est très inférieure, mais elle suffit pour nous agrandir de tout ce qu’il y a d’être dans les formes sensibles des objets extérieurs. La plante ne se développe que par la nutrition. L’animal possède un genre de nutrition supérieure à la transformation de l’aliment en sa propre substance : il s’assimile aux objets qu’il connaît et devient dans une certaine mesure leur rellet idéal, leur signe intérieur, leur substitut. La mémoire retient ces connaissances élémentaires et les organise en expérience. Cette expérience, venant en tout ou en partie au-devant des sensations actuelles, permet de les interpréter, de mieux connaître un objet et de savoir s’en servir. L’imagination travaille sur les matériaux fournis par les sens, forme des groupements nouveaux de représentations et devient un pouvoir merveilleux d’invention et de création, tant au point de vue esthétique et scientifique qu’au point de vue pratique, industriel ou commercial.

Le caractère original des sensations, des images et des souvenirs, c’est d’être des connaissances. Ce fait les place bien au-dessus des phénomènes de la vie organique. Car la connaissance suppose un degré de simplicité et d’immanence qui entraîne une certaine émancipation de la matière. Elle est une conquête sur le néant, une extension de l’individualité. Une activité qui entre en contact et entretient des échanges avec les objets extérieurs, qui revêt les formes idéales de ces objets, qui devient en quelque sorte ces objets mêmes, n’est pas aussi limitée par les conditions de la matière que les activités qui sont incapables de donner à leur être cette extension. S’il faut accorder la simplicité au principe qui réunit les parties à l’intérieur de la masse protoplasmique et qui relie ensuite les cellules entre elles pour les organiser en une réelle et vivante unité, combien plus doit-on l’attribuer à celui qui fait converger dans l’unité d’une perception les mille impressions éparses que nous subissons à chaque instant et dont chacune résulte d’un nombre incalculable de vibrations nerveuses !

Les émotions qui correspondent à des états représentatifs, sensations, perceptions, images et les souvenirs, accusent une tendance de même ordre et de même nature que ces états. Ce que nous cherchons ou ce que nous fuyons, ce qui nous réjouit ou ce qui nous attriste, n’est autre chose que l’objet perçu, représenté. L’activité affective, malgré son autonomie, est liée très étroitement à la connaissance ; l’une et l’autre, ayant le même objet, appartiennent au même degré de simplicité. Si les modifications du système nerveux vaso-moteur, qui accompagnent les émotions sensibles, renferment des milliards de chocs et de mouvements, l’émotion que rélléchit la conscience est simple et indécomposable.

Enfin la conscience enveloppe la vie représentative et la vie affective des sens. Elle jouit du pouvoir d’unifier les états qui sont en elle et d’accorder à l’un d’eux une attention privilégiée. Les degrés d’attention, dont elle est capable, ne sont-ils pas des degrés d’activité et de simplicité supérieurs ? En résumé, de même que la matière brute et la vie organique se scindent en deux parties, étendue et activité, la vie sensitive se scinde aussi en étendue et activité. Seulement l’activité est ici d’un ordre plus élevé. Tandis qu’elle se borne à unir les parties quantitatives dans la matière brute, qu’elle fait coexister dans la vie organique un nombre extraordinaire de cellules qui sont des proliférations de la cellulemère ; tandis que dans ces deux cas elle sert à la fois de ciment et d’architecte, elle a pour rôle dans la vie sensitive de fondre les impressions reçues par le système nerveux et de leur donner, au regard de la conscience, ce genre supérieur d’unité qui constitue la connaissance et le sentiment. Voici donc la hiérarchie des activités : 1. l’activité de la matière brute, clouée de simplicité ; 2. l’activité de la matière organisée, douée d’immanence et par conséquent d’un degré plus élevé de simplicité ; 3. l’activité de la vie sensitive, caractérisée par le degré d’immanence qui convient à la connaissance et aux émotions des sens.

De ce que les fonctions de la vie végétative et sensitive sont des principes simples, il ne suit pas qu’elles soient absolument indépendantes de la matière. Ces activités, comme celles des forces physico-chimiques, n’existent et ne s’exercent que dans l’étendue. Il ne faudrait pas croire que l’organe et la fonction sont deux entités séparées, extérieures l’une à l’autre, comme le pensait Descartes. Le monisme péripatéticien a raison de voir dans l’organe et la fonction des éléments distincts, mais corrélatifs et inséparables. Au lieu d’être deux entités logées l’une dans l’autre, chacun d’eux ne représente qu’une partie d’essence. C’est une même réalité à deux faces. Comme la matière minérale et la matière vivante, la sensibilité n’a que des activités circonscrites par l’étendue. On ne trouve rien dans la nature de la connaissance sensible qui soit incompatible avec une dépendance intrinsèque de la matière, secunduni esse et operari. Son objet est matériel et l’action de cet objet est matérielle. Aussi bien, si l’un regarde le système nerveux comme une condition extérieure de la connaissance sensible, il devient impossible d’expliquer l’intervention du corps. Pourquoi telle vibration nerveuse est-elle plutôt l’antécédent d’une sensation kinesthésique que d’une sensation olfactive ? Comment se fait-il qu’une lésion localisée entraîne l’atrophie de l’imagination visuelle, de préférence à l’atrophie de l’imagination auditive ? Les partisans du dualisme ne justifieront jamais le déterminisme spécial qui rattache des états de conscience à de certains états corporels, ni la loi générale, d’après laquelle toute sensation doit être préparée dans l’organisme par des modifications physiques, chimiques, physiologiques.

L’àme, étudiée dans la vie organique et sensitive, est un principe simple, dont l’activité dépend intrinsèquement de la matière. Jusque-là, les deux parties qui constituent le moi, quoique distinctes, sont inséparables. Aussi l’àme, malgré sa simplicité, peut-elle être appelée matérielle. Il ne suffit donc pas, pour démontrer la spiritualité, d’invoquer, comme on le fait trop souvent, des arguments qui ne prouvent que la simplicité. Il reste à établir que l’àme humaine, dans la vie intellective, est indépendante intrinsèquement de la matière, secundum esse et operari.

V. L’ame humaine EST spirituelle. —

Le moi présente trois plans superposés : le plan inférieur ou plan de la vie organique, situé sous la conscience et à la base même du moi ; le plan moyen ou plan de la vie sensitive, qui constitue le plan inférieur de la conscience ou cénesthésie ; enfin, le plan supérieur ou le plan de la vie intellective qui est aussi le plan supérieur de la conscience. Au premier plan, le moi vit tout entier en lui-même, bornant son action à conserver l’existence et à propager l’espèce. Au deuxième plan, il prend de l’extension et communie, dans le temps et l’espace, au monde qui l’entoure. Au troisième plan, il se détache de la partie matérielle de son être pour entrer en communion et entretenir des échanges continuels avec l’éternel et l’absolu : il accuse sa spiritualité dans les faits intellectuels et les faits volontaires. — Après avoir établi la spiritualité de l’intelligence et de la volonté de l’homme, nous démontrerons la spiritualité de la substance de lame humaine.

I. SPIRITUALITÉ DE L’INTELLIGENCE. —


1° L’abstraction est la racine de l’intelligence ;
2° elle est irréductible aux formes sensibles de la connaissance ;
3° elle est intrinsèquement indépendante de la matière nerveuse ; elle est spirituelle.

1° L’abstraction est la racine de l’intelligence. —

De même que la nutrition est la racine de la vie organique et la sensation la racine de la vie sensitive, l’abstraction est la racine de la vie intellective.

D’abord, tous les caractères du concept, universalité, nécessité, éternité, ne sont que des corollaires de l’abstrait. L’abstraction consiste à dissocier, dans un objet donné par l’expérience des sens, les caractères individuels des caractères essentiels. Au premier degré de dissociation, elle dépouille les qualités physiques de leurs notes particulières et constitue les sciences physiques et naturelles ; au deuxième degré, elle met la quantité à part de ses déterminations individuelles et donne naissance aux sciences mathématiques ; enfin, au troisième degré, elle fournit à la métaphysique son objet, la substance. Mais, à tous ses degrés, l’abstrait est un caractère essentiel. Dans la science naturelle, le concept de vertébré représente un caractère commun à un certain nombre d’animaux : poissons, batraciens, reptiles, oiseaux et mammifères se ressemblent sous ce rapport ; or ce n’est pas une vertèbre déterminée par ses notes individuelles qui constitue leur similitude essentielle, mais la vertèbre considérée indépendamment de ses particularités et qu’on définit une pièce osseuse articulée, derrière laquelle s’abritent les centres nerveux. La définition du polygone s’applique aussi bien au myriagone qu’au triangle, parce qu’elle fait abstraction du nombre des cotés ; tous les polygones sont essentiellement des figures planes limitées par des lignes droites. La notion d’homme exprime ce en quoi tous les hommes se ressemblent, petits et grands, jeunes et vieux, riches et pauvres. L’abstrait est donc une essence mise à nu de ses propriétés individuelles, par un certain travail de l’esprit. Lorsque ce travail est accompli, l’essence revêt aussitôt les caractères d’universalité, de nécessité et d’éternité. L’universel n’est autre chose que l’essence regardée comme susceptible d’être réalisée dans des cas particuliers ; et c’est parce que l’essence a été envisagée en elle-même, à part de tout sujet, qu’elle peut convenir à une série indéfinie de sujets. Le nécessaire est aussi une conséquence de l’abstraction : considérez une essence indépendamment de son état concret, vous la dépouillez de son existence contingenterons en faites une « raison divine ». De plus, cette essence se trouve non seulement en dehors de l’espace, mais encore en dehors du temps ; donc, elle est éternelle, d’une éternité négative.

Ensuite, l’abstraction est aussi le principe de toutes les opérations intellectuelles, soit psychologiques, soit logiques. Le jugement résulte de la comparaison de deux concepts et de l’affirmation que l’un es ! ou n’est pas contenu dans l’autre. Le raisonnement n’est qu’une certaine combinaison de jugements. Et, de même que le jugement se trouve en quelque sorte à l’état d’involution dans le concept, ainsi la conclusion syllogistique se trouve à l’état d’involution dans le jugement. Quand on dit que le concept est le jugement encore à l’état d’involution, on ne veut pas dire que le jugement en découle nécessairement et qu’on l’en fait sortir par 1 analyse métaphysique ; il peut n’être contenu dans le concept que d’une manière contingente et n’y être rattaché que par l’expérience. Mais, dans tous les cas, au point de vue psychologique, concept et jugement, jugement et raisonnement s’impliquent et s’enveloppent. Au point de vue logique, le jugement et le raisonnement représentent de purs agencements de concepts : prédicat et sujet, propositions, prémisses et conclusions consistent en des êtres de raison, créés par l’esprit pour mettre de l’ordre dans la pensée ; ces opérations logiques supposent accompli le travail de l’abstraction. Il est, en effet, impossible de mettre les singuliers sous le concept, sans les avoir préalablement abstraits ; le rapport possible de l’essence aux singuliers n’existe, au regard de l’esprit, qu’après l’abstraction. Ce rapport crée la logique avec les termes de prédicat et de sujet : les propositions ne sont que des concepts ordonnés en prédicat et en sujet, le syllogisme résulte d’un ensemble de propositions disposées en majeure, mineure et conclusion. L’abstraction est donc le point de départ des démarches de l’intelligence. En connaître la nature revient à connaître la nature de l’entendement.

2° L’abstraction est irréductible aux formes sensibles de la connaissance. —

La thèse sensationniste qui ramène les formes supérieures de la connaissance, comme l’abstraction, à ses formes inférieures, est très homogène et très schématique. On la trouve identique, quant au fond, chez Hume, Stuart Mill, Taine et Ribot.
1. L’abstraction est essentielle à l’esprit, dont toute l’activité se réduit à associer et à dissocier les états de conscience. Or l’abstraction est une dissociation. C’est donc une opération essentielle qui ne peut manquer de s’exercer partout où il y a des états de conscience, dans le domaine des sens aussi bien que dans le domaine de l’intelligence. —
2. L’abstraction garde toujours la même nature, à travers des formes infiniment variées. Entre l’abstrait des sens et l’abstrait de l’intelligence, il ne saurait être question que de degrés. —
3. L’abstraction consiste à dissocier une qualité qui fait partie d’un groupe et à fixer sur elle l’attention. L’abstrait est donc un état de conscience isolé par l’attention. Dans ce complexus d’images, a b c de f, isolez une image, a par exemple, vous aurez un abstrait. —
4. Les abstraits ainsi obtenus deviennent la matière de la généralisation. Celle-ci repose sur une association par ressemblance et suppose un acte synthétique de fusion : elle est une condensation. L’esprit est une sorte de creuset, au fond duquel se dépose un résidu de ressemblances communes. La comparaison, tirée des portraits composites, sert à illustrer cette théorie. Si une personne, au lieu de poser devant un appareil photographique, durant le temps requis pour que l’image soit fixée, ne pose qu’un sixième du temps nécessaire ; si on fait cela pour six personnes qui se succèdent, quel sera le résultat ? On obtient le portrait générique des six personnes : tous les points de ressemblance sont mis en relief, tandis que les points divergents restent vagues et flous. A la plaque photographique, substituez le cerveau, où les impressions semblables se gravent et ressortent avec force sur le fond de la diversité, vous aurez une image générique et, pour parler comme Huxley, une idée générique. —
5. L’abstraction et la généralisation ont une infinité de degrés. L’idéal de l’abstrait tend vers la qualité la plus pauvre, la plus simplifiée, la plus schématisée. L’idéal de la généralisation, c’est de saisir des rapports entre les analogies les plus lointaines. Dans les deux cas, la perfection de l’opération dépend du degré d’activité de l’esprit.—
6. Les images génériques s’organisent entre elles et constituent la logique. Le raisonnement va d’un fait à un autre fait.

La thèse sensationniste est fausse sur plusieurs points. Il y a un abîme entre l’abstraction des sens et l’abstraction de l’intelligence. Ces deux procédés sont irréductibles. L’abstrait des sens n’est pas réellement un abstrait, mais un concret. Dans le complexus abedef qui désigne les qualités d’une rose, vous avez beau porter votre attention sur a, vous ne faites que l’isoler des autres images, mais a reste très individuel : c’est, par exemple, la couleur ; or cette couleur est concrète, après comme avant l’acte d’attention. On peut la représenter sur une toile et la photographier. Au contraire, l’abstrait de l’intelligence ne peut être figuré : il est dépouillé de ses notes concrètes, individuelles et matérielles. On peut bien tracer au tableau noir un triangle scalène ou isocèle, mais il n’est pas possible d’y tracer le triangle abstrait, celui qui n’est ni scalène ou isocèle, ni aucun autre triangle particulier, que je connais bien cependant, et que je définis une figure plane, limitée par trois lignes qui se coupent, abstraction faite de la façon dont les lignes se coupent. Aussi l’abstrait conceptuel est-il susceptible d’être généralisé, tandis que l’abstrait sensible ne l’est pas. Ce dernier est, en effet, individuel. Or, il y a une antinomie irréductible entre l’individuel et l’universel. Il est impossible que ce qui est individuel soit généralisé, sans avoir été dépouillé par l’abstraction de toutes déterminations particulières et concrètes. L’image générique n’est pas universelle : c’est une moyenne. On a obtenu par la photographie, d’après des médailles, un portrait composite de Cléopâtre. Or, tandis que la beauté de la reine d’Egypte était méconnaissable sur chacune de ces médailles frustes et grossières, la photographie a composé une figure plus agréable et a retrouvé en quelque sorte la beauté de Cléopâtre. Le portrait composite apparaît comme la moyenne optique des médailles composantes. Or une moyenne n’a rien d’universel. C’est une quantité particulière comprise entre d’autres quantités avec lesquelles elle a certaines relations déterminées ; elle est, par conséquent, de même nature que les autres quantités. L’image générique, si elle est une moyenne entre des images semblables, devra être aussi quelque chose de singulier, d’individuel et de concret, dont les degrés de singularité, d’individualité et de concrétion tiendront le milieu entre les différents degrés des images particulières, individuelles et concrètes. Elle n’embrasse donc ni en fait, ni en droit, tous les cas particuliers d’une série. L’image générique d’homme représente des traits qui ne sont pas communs à tous les hommes : tous les hommes n’ont pas un âge moyen, une taille moyenne. Les enfants et les vieillards, les grands et les petits des deux sexes sont des hommes, et la représentation qui les embrasse tous peut seule être appelée universelle. Enfin, l’image générique est vague. Le concept est, au contraire, bien défini. On imagine très mal un myriagone, on le conçoit très bien. — Si l’abstrait des sens est individuel et concret, si, par conséquent, il ne peut être généralisé, il s’en suit que la logique sensationniste n’est pas possible. On a vu que tous les processus logiques sont suspendus à la généralisation ; celle-ci étant impossible, la logique des images ne peut pas exisler, à moins d’entendre par ce mot les processus de perception au moyen desquels les animaux recherchent l’utile et fuient le nuisible. Mais cette logique n’est que la contrefaçon de la logique intellectuelle proprement dite. D’elle-même elle n’invente rien. Ce n’est que lorsqu’il est poussé par les besoins et les circonstances que l’animal cherche à s’adapter ; il y réussit ou n’y réussit pas. L’éducation n’obtient aucun résultat, en comparaison de ce qu’elle produit chez l’enfant, le sourd-muet. Ceux-ci apprennent les sciences, le langage analytique. L’animal ne dépasse ni l’empirisme, ni son langage synthétique. Il se dresse, il ne s’instruira pas. Le perroquet répète les mots, il ne les comprend pas. —

Conclusion. L’abstrait de l’intelligence est irréductible à l’abstrait des sens, il creuse un abîme entre l’homme et l’animal. E. Peillaube, Théorie des concepts, Paris, 1896, I re partie.

3° L’abstraction est une opération intrinsèquement indépendante de la matière nerveuse : elle est spirituelle.

D’abord, l’abstraction est une opération simple : elle appartient à l’ordre de l’activité, de l’immanence et de la connaissance. Cette triple cause de simplicité, qu’elle possède en commun avec les sens, l’intelligence la possède à un degré supérieur. Il y a plus d’activité dans l’abstraction intellectuelle que dans l’abstraction sensible, plus d’activité aussi dans la conception, la réflexion, le jugement et la raison, que dans l’intuition empirique et les associations Imaginatives. L’immanence de la pensée est bien supérieure â l’immanence des sensations et des perceptions : tandis que dans ce dernier cas le progrès se borne à quelques adaptations, dans le premier il est illimité. Sous le rapport de la connaissance, il n’y a pas de comparaison possible à établir entre l’intelligence et les sens : l’intelligence a pour objet l’abstrait, la raison des choses ; les sens ont pour domaine le concret et le relatif. Or si un principe doué d’activité, d’immanence et de connaissance doit être simple, à plus forte raison l’intelligence. On ne conçoit pas qu’une fonction, qui serait intrinsèquement composée de parties quantitatives et étendues, pût opérer une division comme celle qui consiste à dissocier l’essence de ses notes individuelles, à se représenter par conséquent l’étendu sous la forme de l’inétendu. L’abslraction est donc une fonction simple : sa simplicité dépasse même celle des opérations de la vie sensitive.

Ensuite, l’abstraction est une fonction spirituelle : la simplicité est chez elle de telle nature qu’elle devient intrinsèquement indépendante de la matière dans son existence et son action. Si les actes sont spécifiés par leur objet formel, l’abstraction est spirituelle. Quel est, en effet, son objet ? L’abstrait, l’universel, l’éternel, le nécessaire. Mais nous savons que l’essence, pour revêtir ces formes intelligibles, a dû se dépouiller des formes sensibles, concrètes, particulières, périssables et contingentes. Elle est, par conséquent, dégagée de 1 espace et du temps et de ses éléments matériels. Quoique les concepts qui regardent le monde des corps portent sur l’étendue, cette étendue est pensée sous forme inétendue et par conséquent sous forme simple et immatérielle. Le concept de triangle ne fait sans doute pas abstraction de toute quantité. Que serait-il ? Mais il représente la quantité indépendamment de ses modes individuels et concrets, et par conséquent sous forme simple. L’abstrait, le vrai abstrait que nous avons distingué de l’abstrait sensible, est donc inétendu, simple, immatériel. Il y a aussi une hiérarchie de l’immatériel correspondant â la hiérarchie de l’abstrait. Les concepts des mathématiques sont plus immatériels que ceux de la physique et les concepts de la métaphysique sont plus immatériels que ceux des mathématiques : être, substance, cause, effet, vrai, bien, ordre, devoir, vertu, justice, voilà des objets qui sont immatériels sous la forme où ils sont pensés. Mais, si Yimmalériel abstrait des choses sensibles est l’objet formel et proportionné de l’intelligence, il n’en est pas l’objet adéquat. Par le raisonnement et l’analogie, nous atteignons des concepts qui, par essence et non par abstraction, sont immatériels. La raison peut prouver avec certitude l’existence de Dieu. L’intelligence a donc aussi pour objet l’immatériel par essence. Il faut, par conséquent, qu’elle soit immatérielle et spirituelle. Car l’objet et la pensée sont idéalement identiques, dans l’acte de la connaissance intellectuelle bien mieux encore que dans l’acte de la connaissance sensible. Aussi bien, la fonction est faite pour son objet ; si elle est la cause finale de l’organe, elle a dans l’objet sa propre cause finale, sa raison d’être. Il y a donc entre la faculté et son objet une proportion de nature, et l’on peut conclure de la spiritualité de l’objet à celle de la faculté.

L’intelligence abstrait. Elle jouit aussi du privilège de penser sa pensée, c’est-à-dire, après avoir conçu une cbose, de penser la conception elle-même. Dans ce second moment, l’intelligence pose son concept comme objet de connaissance, l’étudié ensuite et le soumet à l’analyse. C’est la réflexion de l’intelligence sur elle-même. Grâce à ce merveilleux pouvoir, elle vérifie son concept, le rectifie et l’élève jusqu’à la vérité scientifique. Elle corrige les données des sens externes, elle redresse l’imagination et la mémoire. Elle est la maîtresse et la norme de toutes les facultés. Or la réflexion exige que le principe qui se prend pour terme de son action ne dépende pas intrinsèquement de la matière. S’il était dans cette dépendance, il devrait faire coopérer la matière étendue à son acte de réflexion : ce qui est inintelligible. Une partie étendue peut bien se replier sur une autre partie, mais jamais sur elle-même. La réflexion suppose l’indépendance intrinsèque de la matière, et par conséquent la spiritualité.

Enfin, parce que l’intelligence se meut dans l’abstrait et dans l’immatériel, l’excellence de son objet la perfectionne, tandis que l’excellence de l’objet sensible altère les sens. Comme tout ce qui est matériel, les organes s’usent par l’exercice, sans que la réparation égale l’usure ; les sens s’émoussent, la sensibilité diminue. L’intelligence, au contraire, se perfectionne constamment par l’exercice. Sans doute, en raison d’une certaine dépendance extrinsèque du cerveau, elle subit très souvent les vicissitudes de l’organisme, mais par elle-même, par nature, elle ne peut que se perfectionner. L’intelligence n’est jamais altérée par la contemplation de l’absolu ; elle sent au contraire augmenter son besoin de connaître, et elle tend à tout connaître pour tout s’assimiler : intellectus cognoscendo fit omnia.

Voici, sous sa forme classique, un argument fondamental de saint Thomas. L’intelligence est apte, par nature, à embrasser dans sa connaissance tous les êtres corporels quels qu’ils soient. Or un principe de connaissance qui est apte, par nature, à connaître tous les corps, ne peut avoir en lui-même réellement et physiquement une nature corporelle quelconque, ni se servir intrinsèquement d’une nature corporelle pour connaître les corps. Le sens de la vue, par exemple, est apte à connaître toutes les couleurs, parce qu’il n’est constitué intérieurement par aucune couleur. Vienne la jaunisse, il deviendra incapable de percevoir d’autres couleurs que le jaune. De même, si l’intelligence avait une organisation corporelle, cette détermination l’empêcherait de connaître tous les corps qui seraient différents de sa propre constitution. Pour la même raison, il est impossible que l’intelligence dépende intrinsèquement d’un organe ; car cet organe serait limité, comme tout ce qui est matériel, à la connaissance de certains objets. L’intelligence n’est donc pas corporelle et de plus, elle ne dépend pas intrinsèquement d’un organe. Elle est spirituelle. S. Thomas, De anima, l. III, lect. vu ; Sum. theol., I a, q. lxxv, a. 2 ; Lorenzelli, Pliilosophiee theoreticx instilutiones, 2e édit., 1896, t. ii, p. 274-288 ; Peillaube, Tliéurie des concepts, Paris, 1895, p. 113-152 ; Coconnier, Ame humaine, Paris, 1890.

Aux objections des matérialistes, il faut répondre que l’intelligence n’ayant pas d’idées innées, ne faisant que travailler sur les données de l’imagination, a besoin, dans l’état normal, pour le travail de la pensée, que le cerveau — substrat ri organe des facultés sensibles — soit dans les meilleures condilions. Il faut reconnaître le parallélisme du travail intellectuel et du travail cérébral ; reste à déterminer la nature de ce rapport : en étudiant l’objet formel de l’intelligence, on a vu que ce rapport est extérieur et que le cerveau ne peut pas être lorgane de l’abstraction.

II. spiritualité de la YOLOyTÉ. —

L’immatériel abstrait est l’objet de la volonté. Donc la volonté est une fonction spirituelle. Qu’est-ce que la volonté ? C’est d’abord une tendance, une inclination. Tout être a une fin et une tendance à sa fin. Cette tendance dépend de la nature même de l’être. Un être qui n’est pas doué de connaissance se trouve limité à sa nature physique, déterminé ad unum. Un être doué de connaissance, en outre de sa détermination naturelle, possède des tendances qui correspondent à ce qu’il connaît, aux choses matérielles et sensibles si la connaissance est sensible, aux choses immatérielles et intelligibles si la connaissance est intellectuelle. La tendance est donc ou naturelle ou psychologique, et cette dernière se divise en tendance sensitive et en tendance intellectuelle. La volonté est une tendance intellectuelle. Toute tendance a un terme, le terme de la volonté est le bien. Le bien est d’ailleurs la fin de toute activité’.finis est illud bonuin, cujus gratia aliquid est. Le bien de la volonté doit être un bien connu. Sous ce rapport, la volonté se distingue de Vappetilus naturalis et coïncide avec l’appétit sensitif. Enfin, le bien de la volonté est connu par l’intelligence : c’est ce qui fait de cette inclination un appétit intellectuel ou rationnel. Mais il ne suffit pas que le bien soit connu par la raison, il faut encore qu’il présente un rapport de convenance : la volonté tend à l’être, non en tant qu’être, mais en tant que perfection, ut perficiens.

Malgré ses rapports très étroits avec l’intelligence, la volonté a son existence propre, son autonomie. Les intellectualistes, comme Descartes et surtout Herbart, se trompent lorsqu’ils ramènent la vie affective à n’être que de l’intelligence confuse. Mais on est bien forcé de reconnaître que la volonté n’a d’autre objet que celui qui lui est présenté par l’intelligence, de telle sorte que la spécificité de la vie affective découle de la nature des états représentatifs. D’où l’on doit conclure que l’objet de l’intelligence étant spirituel, celui de la volonté doit être spirituel.

L’homme se plaît dans la contemplation de la vérité et dans la vérité elle-même ; dans la beauté des choses, dans l’aspect et l’art merveilleux qui se révèle en tout être ; dans les disciplines scientifiques, dans les actes de religion, de piété, de justice et autres vertus ; dans la renommée, l’honneur, la louange, la gloire et le commandement. Or tous ces biens sont les biens propres de l’esprit, et l’homme leur attache un tel prix qu’il méprise pour eux les commodités du corps. Il est dune (’vident que la volonté est spirituelle comme ces biens.

— Pour préciser, on peut distinguer deux catégories de biens : les biens de la volonté et ceux des autres facultés. La volonté veut le bien propre de l’intelligence, elle le veut pour l’intelligence ; elle recherche le bien propre de toutes les facultés, elle le recherche pour ces facultés. Car le bien de l’homme résulte de l’ensemble des biens qui correspondent à ses facultés. Or une fonction qui poursuit le bien des autres fonctions ne peut être intrinsèquement composée de matière, vu que la matière est toujours déterminée ; d’ailleurs parmi les fonctions dont la volonté poursuit le bien se trouve l’intelligence, faculté spirituelle. Le bien moral et religieux est le bien essentiel de la volonté. Les perfections de l’intelligence ou habitudes intellectuelles, sapientia, scienlia, intellectus, ne sont pas des perfections de tout l’homme ; aussi n’est-ce que très imparfaitement qu’elles vérifient le nom de vertu. Mais les habitudes de la volonté perfectionnent l’homme tout entier et s’appellent des vertus. L’organisation des vérins dans la volonté, qui peut se compléter indéfiniment, n’est autre chose qu’une incessante transformation de cette faculté. Plus les vertus morales augmentent en nombre et en intensité, plus la volonté se perfectionne et s’idéalise. Or les vertus morales se ramènent à la notion de bien moral, qui consiste dans la conformité des actes libres à la droite raison et à la loi éternelle. Le bien moral suppose donc et la raison et Dieu. Pas de morale possible sans obligation, et point d’obligation sans Dieu. Il est donc manifeste que le bien moral est d’ordre spirituel : Dieu est immatériel, la raison est immatérielle.

La liberté peut encore servir à démontrer la spiritualité de la volonté. Dans la série des opérations qui précèdent et constituent l’acte libre, on trouve des indices d’immatérialité. Le propre du libre arbitre, c’est le choix, electio. Or le choix porte sur les moyens à prendre pour réaliser un but : versatur circa média. La volonté n’est pas libre vis-à-vis de son bien propre, le bien universel : elle veut nécessairement le bien. Mais comme le bien ne se trouve qu’à l’état fragmentaire dans les biens particuliers et concrets qui nous entourent, ces biens ne nécessitent pas la volonté. Cependant elle se porte vers eux, parce que sa fin nécessaire c’est le bien. La liberté consiste par conséquent dans le pouvoir que nous avons d’étendre ou de ne pas étendre à de certains moyens l’intention de la fin, intentio finis. Pour plus de clarté, voici les opérations qui se rapportent à la fin et aux moyens : à la fin, velle, frui, intendere ; aux moyens, electio, usus. (Voir plus haut, col. 343, art. Acte humain.) Or tous ces actes sont spirituels : ils supposent la réflexion de la pensée sur elle-même et l’indépendance de la volonté par rapport aux biens particuliers et concrets.

III. SPIRITUALITÉ DE LA SUBSTANCE DE L’AME. —

Le moi est un et identique. Il se scinde en deux principes substantiels : un principe d’extension qui est le corps, et un principe d’activité représenté par l’âme. Simple et immanente dans la vie organique, douée de connaissance et d’appétits sensibles dans la vie sensitive, l’âme s’élève, dans la vie intellective, à un tel degré de simplicité qu’elle brise ses liens corporels, se constitue intrinsèquement indépendante, avec sa vie et ses lois propres, malgré une certaine dépendance extrinsèque par rapport aux sens. Or la substance de l’âme doit se définir par celles de ses fonctions qui la caractérisent. L’âme humaine se distingue des autres âmes par l’intelligence et la volonté, facultés spirituelles. La substance de l’âme humaine est donc une substance spirituelle. En tant que certaines de ses fonctions dépendent intrinsèquement du corps, elle est forme du corps ; en tant qu’elle possède aussi des fonctions intrinsèquement indépendantes du corps, elle est une torme subsistante. Sous ce dernier rapport, la substance de l’âme humaine se suffit à elle-même pour exister et pour agir. Comme lorme du corps, elle donne à celui-ci tout ce qu’il est susceptible de recevoir : l’être, la vie, la sensibilité. Si l’essence du corps se distingue de l’essence de l’âme, elle n’a d’autre existence que celle de l’âme. Le composé humain est donc un tout complet unique, n’ayant qu’une seule existence, un seul être, une seule substance. C’est le monisme aristotélicien. Abstraction faite du corps, la substance de l’âme humaine est complète in linea substantiae : elle subsiste. Mais elle est incomplète in linea naturse : elle ne forme un tout naturel que par son union avec le corps.

Cette doctrine de la spiritualité de l’âme laisse entrevoir et l’immortalité de l’esprit et la résurrection du corps.

Outre les ouvrages cités, voir ceux qui sont indiqués à l’article II. Ame. Écrits sur l’âme, col. 971.

E. Peillaube.