Dictionnaire de théologie catholique/BARLAAM ET JOSAPHAT, leur légende

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Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 2.1 : BAADER - CAJETANp. 208-211).

2. BARLAAM ET JOSAPHAT. leur légende. I. Histoire de la démonstration du caractère légendaire.

II. Ressemblances avec l’histoire de Bouddha.

III. La recension grecque.

IV. Voie et intermédiaires par lesquels la légende a passé de l’Inde à Jérusalem.

V. Rapports du texte grec avec l’Apologie d’Aristide et l’ouvrage d’Agapet.

VI. Popularité de la légende.

VII. La légende et la théologie.

I. Histoire de la démonstration du caractère légendaire.

A la date du 27 novembre, on lit, dans le martyrologe romain, l’annonce que voici : Apud hidos Persis finitimos, sanctorum Barlaam et Josaphat, quorum actus mirandos sanctus Joannes Damascenvs conscripsit. C’est seulement à partir de l’édition de 1583 que les saints Barlaam et Josaphat figurent dans le martyrologe romain. Auparavant, ils n’apparaissent pour ht première fois, dans les calendriers de l’Occident, que dans le martyrologe d’Usuard (édition de 1515, avec les additions de Greven), dans celui qui porte le nom de Canisius, édité en allemand, en 1562, par Adam Walasser, et dans celui de Maurolycus, publié à Venise en 1568. Dans l’Église grecque, la mention au calendrier des saints Barlaam et Josaphat est plus ancienne, quoique rare. On ne la trouve point dans le ménologe de Basile, et seuls quelques synaxaires les mentionnent. Cf. H. Delehaye, Synaxarium ecclesiæ Constanlinopolilanse, 1902, col. 925. On signale une relique de saint Josaphat, un fragment de l’épine dorsale, qui était conservé à Venise et qui, en 1571, fut donné par le doge Luigi Mocenigo au roi de Portugal, Sébastien. Quand le prétendant Antonio dut fuir devant Philippe II, son fils Emmanuel offrit en 1633 la relique au monastère de Saint-Sauveur, à Anvers. Elle est aujourd’hui encore gardée dans la même ville, à l’église de Saint-André, clans la châsse dite des trente-six saints. Malgré ces témoignages de la liturgie en faveur des saints Barlaam et Josaphat, les écrivains ecclésiastiques se sont, de tous temps, préoccupés de l’authenticité de leur histoire et même de la réalité de leur existence. Bellarmin, De scriptoribus ecclesiasticis, Paris, 1658, p. 252, s’y montre lavorable, ainsi que Jacques de Billy, dans sa traduction latine des œuvres de saint Jean Damascène. Rosweyde, Vitse Patrum, Anvers, 1651, p. 339, fait de sérieuses réserves, qui ne sont pas admises par Léon Allatius, Prolegomena, p. xxvin.à l’édition de saint Jean Chrysostome par Lequien, Paris, 1712. II net, évêque d’Avranches, relève d’évidentes fictions, mais se déclare lié par le martyrologe romain. De l’origine du roman, 2e édit., 1678, p. 87. Tillemont est fort hésitant et ne voit pas le moyen de discerner le vrai du taux. Mémoires pour servir ù l’histoire eccles., 1703, t. x, p. 476. Enfin, Chastelain, Martyrologe universel, Paris, 1709, et dom Ceillier, Hist. gén. des auteurs sacrés et eccl., Paris, 1752, t. xviii, p. 150, se prononcent ouvertement contre l’authenticité de la légende. En ces derniers temps, on a eu enfin la clef de l’énigme. Dès le commencement du xvii c siècle, l’historien portugais Diego do Couto, Décoda quinta da Asia, 1. VI, c. ii, Lisboa, 1612, fol. 123 sq., avait été’trappe des ressemblances que présente l’histoire de Barlaam et de Josaphat avec la légende du Bouddha. Mais cette remarque avait complètement passé inaperçue. En 1859, M. Laboulaye, Journal <les Débuts. 26 juillet 1859, signala de nouveau ces analogies. Un an plus tard, cir

1860, les deux récits furent comparés en détail par F. Liebrecht, Die Quellen des Barlaam und Josaphal, dans Jahrbuch f’ùr romanisclie und englische Literatur, 1860, t. ii, p. 314-33’*, et aussi dans son livre Zur Volkskunde, Heilbronn, 1879, p. 441-460. La découverte fit rapidement son chemin : Bemey la fit connaître dans Gôttingisclie gelchrten Anzeigen, 1860, p. 871 sq. ; Emilio Teza, dans les Sacre rappresentazioni dei secoli xiv, xve xvi d’Ancona, Florence, 1872, t. ii, p. 146-162 ; C. A. Holmboe, dans son livre Enbuddhistic Légende, Christiania, 1870, p. 340-351, et surtout Max Mùller, dans son article, On the migration of Fables, dans Contemporary Review, juillet 1870, ou Chips froni a german workshop, 1875, t. IV, p. 174 sq., ou Essais sur la mythologie comparée, trad. G. Perrot, p. 456 sq. Enfin, M. Emmanuel Cosquin publia dans la Revue des questions historiques, octobre 1880, t. xxviii, p. 579-600, une étude très approfondie, où il démontra nettement l’origine indienne de la légende des prétendus saints Barlaam et Josaphat.

II. Ressemblances avec l’histoire de Bouddha. — Le doute en effet n’est plus possible, l’histoire de ces personnages reproduit trait pour trait celle de Bouddha. Joasaph (c’est la forme primitive du nom de Josaphat) est le fils d’un roi indien, nommé Abenner. A sa naissance, il l’ut pré-dit qu’il se ferait chrétien. Pour écarter cette éventualité, son père le fit élever loin du monde et déroba à la vue de l’enfant le spectacle des misères de cette vie. Malgré ces précautions, diverses circonstances révèlent à Joasaph l’existence de la maladie, de la vieillesse et de la mort. L’ermite Barlaam s’introduit auprès de lui et le convertit au christianisme. Joasaph entraîne dans sa conversion son père, tous les sujets de son royaume et jusqu’au magicien Theudas envoyé pour le séduire ; puis, il renonce au trône et se fait ermite. Voici maintenant le fond analogue de la vie du Bouddha. Les brahmanes ayant prédit, à sa naissance, que l’enfant renoncerait un jour à la couronne et le roi ayant vu en songe son fils devenu ascète errant, l’enierma dans trois palais et fit publier, à son de cloche, l’ordre d’écarter de la vue de son fils tout ce qui pourrait attrister ses regards. Mais Siddhàrta (c’est le premier nom de Bouddha) rencontre successivement un malade, un vieillard décrépit et un cadavre. Plus tard, il fait la connaissance d’un bhikshu, religieux mendiant. Comme Joasaph, Siddhàrta émet, sur ces diverses rencontres, des réflexions qui le persuadent du caractère éphémère de la vie et le poussent à mener une existence plus parfaite. Il renonce au trône, malgré les remontrances de son père et la suprême tentation du démon Pàpiyàn. On le voit, l’identité est complète entre les deux légendes.

Les noms mêmes sont identiques, car Joasaph dérive, par des transtormations successives mais normales, de Bddhisatlva, le nom du Bouddha. En effet, le grec’hûxrjucp est la transcription de l’arabe Yoûasaf et celui-ci, d’après l’auteur arabe du Keiab-al-Fihrist, désigne le Bouddha. La transcription exacte de Bodhisattva en arabe serait Boùdsatf, et en effet, on rencontre chez certains auteurs arabes et persans les formes Boûddsp et Boûddshp. Or, dans le système d’écriture des arabes, la même graphie, selon qu’elle est accompagnée ou non de certains signes, peut se lire B ou Y. On a donc pu lire aussi Yoùdsatf, dont il n’existe pas, il est vrai, de trace, mais qui suppose la forme Yoûdsasn, qui a ététrouvée. De Yoûdsasp est venu Yoâdasf et puis Youâsaf. Voir sur ce point A. Weber, lndische Streifen, t. iii, p. 570, note.

III. La recension grecque.

Les éditions.

La

plus importante des recensions de la légende de Barlaam et de Joasaph est celle qui a été rédigée en grec. J.-B. Docen, Ueber die Aïsopischen Fabcln, dans J.-C. von Aretin, Beitràge zur Geschichte und Literatur, 1807, t. ix, p. 1247, et Valentin Schmidt, Wiener Jarhbûchern,

1824, t. XXVI, p. 25-45, en donnèrent les premiers quelques extraits. Le texte intégral fut publié, d’après trois manuscrits de Paris (n. 903, 904 et 1128), par J.-Fr. Boissonade, Anecdota grseca, Paris, 1832, t. iv, p. 1-365. Cette édition, avec la traduction latine de Billy, fut reproduite dans Migne, P. G., t. xcvi, col. 857-1250. En 1885, Sophronios lit paraître à Athènes une troisième édition du tameux texte. Toutefois, ces travaux ne peuvent encore être considérés comme définitits ; ils n’ont pas suffisamment tenu compte des nombreux manuscrits qui renferment le texte. Voir, à cet égard, Zotenberg, Notice sur le livre de Barlaam et Joasaph, Paris, 1886, p. 3-5 ; E. Kuhn, Barlaam und Joasaph, Munich, 1893, p. 48-49. Ces listes pourraient encore être allongées, car M. Kuhn, qui complète M. Zotenberg, cite seulement quatre manuscrits au Vatican ; en lait, il y en a onze. Cf. Hagiographi Bollandiani et Pius Franchi de’Cavalieri, Catalogus codicum hagiogr. grsec. bibl. Yaticanse, Bruxelles, 1899, p. 305.

Son rédacteur.

Quel est le rédacteur de la légende

grecque de Barlaam et de Joasaph ? « La plupart des manuscrits de date ancienne, dit M. Zotenberg, op. cit., p. 6-7, nous apprennent que l’histoire a été apportée dans la ville sainte par un moine du cou vent de.Saint-Saba, nommé Jean. Dans quelques copies modernes, ce personnage est désigné comme « moine du couvent de Saint-Sinaï ou Saint-Sinaïtes, et dans un petit nombre d’exemplaires du xvie et du xviie siècle, on lit que ce récit, apporté par quelques hommes pieux de l’Inde à Jérusalem, au couvent de Saint-Saba, a été rédigé par saint Jean Damascène » . Deux autres manuscrits, le n. 137 de la Bibliothèque naniane à Venise, et le n. 1771 de la Bibliothèque nationale de Paris, attribuent l’œuvre à Euthyme l’Ibère, qui aurait traduit l’histoire de Barlaam et Joasaph du géorgien en grec.

1. Est-ce Euthyme l’Ibère ? — Malgré son caractère étrange et son peu de probabilité, cette dernière opinion a trouvé des partisans convaincus, comme le baron V. R. Rosen, Zapiski vostoenago otdèlenija imperatorskago russkago archeologiceskago obscestva, 1887, t. il, p. 166174 ; N. Marr, ibid., t. iii, p. 233-260, et Hommel, dans l’appendice de l’ouvrage de Weisslowits, Prinz und Derwich, p. 136-140. M. E. Kuhn, Barlaam und Joasaph, dans Abhandlungen der K. Bayer. Akademie der Wiss., I™ classe, 1893, t. xx, part. I, n’a pas eu de peine à réfuter les arguments très fragiles qui ont été présentés pour donnera saint Euthyme l’Ibère la paternité du texte grec de l’histoire de Barlaam et de Joasaph.

2. Est-ce saint Jean Damascène ? — C’est Jacques de Billy qui a surtout contribué à faire passer saint Jean Damascène pour l’auteur de cette légende. M. Zotenberg, op. cit., p. 13-35, a péremptoirement établi que les cinq preuves produites par Billy ne démontrent nullement sa thèse. En effet, le témoignage de Georges de Trébizonde manque absolument d’autorité ; l’affirmation vague et dépourvue d’arguments, relative au style de saint Jean Damascène qu’on prétend retrouver dans le livre de Barlaam et Joasaph, n’est pas vérifiée en lait. Les citations bibliques qui ont été invoquées démontrent que saint Jean Damascène et l’auteur du roman n’ont pas eu sous les yeux le même exemplaire du texte sacré ; quant aux extraits des Pères de l’Église, ils ne sont pas suffisants pour établir l’identité des deux écrivains. Un dernier argument est tiré de la similitude de certaines doctrines. Il s’agit surtout d’une dissertation sur le libre arbitre. M. Zotenberg montre nettement que les deux auteurs ont fait, indépendamment l’un de l’autre, de larges emprunts au traité de Némésius et que la définition amplifiée de la [JovXrj, reproduite littéralement dans les deux ouvrages, paraît provenir de quelque commentaire d’Aristote. Quant au passage relatif au culte des images, il y a lieu de remarquer que, bien

i avant saint Jean Dainascène, le grand protagoniste de 41 :

BARLAAM ET JOSAPHAT

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colle doctrine, les Pères de l’Église ont traité ce sujet, et à cet égard, les phrases du livre de Barlaam et de Joasaph peuvent appartenir aussi bien au ve siècle qu’au vue ou au VIII e.

3. C’est plutôt -Jean, moine de Saint-Saba. — On peut donc se rapporter à la rubrique d’un certain nombre de manuscrits, d’après laquelle l’histoire de Barlaam et Joasapb aurait été rédigée Stà’Iuâvvou |xovay v oû avSpbç Tijjicou xaî ïvapizov fiovvî ; toO kyiov Siôa. Il n’y a malheureusement aucun indice pour identifier le nom d’une façon plus précise. On admet généralement que le livre de Barlaam et Joasaph fut composéau couvent deSaint-Saba, prés de Jérusalem, dans la première moitié du VIIe siècle. C’est à cette date que mènent, avec vraisemblance, l’étude du système théologique de l’ouvrage et les détails de la partie narrative. Les manuscrits dont nous venons de parler attestent nettement la provenance indienne de l’histoire de Barlaam et Joasaph : ’Itrropîa Vjy/iiçs/r, ; èx tyjç evSoffpaç tmv AZOiôtcuv y/i>paç, tr, ; Tv3(DV).syo|xÉvï)ç 7rpô ; tîjv âytav ttôâiv pteTôve/Œtca.

IV. VOIE F.T INTERMÉDIAIRES PAR LESQUELS LA LÉGENDE

a passé de l’Inde a Jérusalem. — Pour expliquer par quelle voie et par quels intermédiaires s’est effectué le voyage, on a pensé aux chrétiens de la côte de Malabar, mais il semble peu probable que ces nestoriens aient eu chance d’être accueillis dans la société si orthodoxe de Saint-Saba, à moins qu’il ne se soit agi d’indiens, chrétiens de naissance ou de bouddhistes nouvellement convertis, qui venaient visiter les Lieux-Saints. Toutefois, cette solution n’a guère prévalu et voici comment on explique la transformation de la légende bouddhique en roman chrétien de Barlaam et de Joasaph. On sait, par d’autres faits analogues, par exemple celui de la légende de Kalilah et Dimnah et du roman des Sept Sages, comment se sont accomplies des pérégrinations littéraires du même genre. De l’Inde, ces livres ont pénétré en Perse et y ont été traduits en pehlevi, la langue officielle des Sassanides (226-641). Du pelhevi ils ont passé au syriaque ou à l’arabe, et de là sont issues les versions hébraïques et grecques, qui ont ensuite donné naissance aux traductions en diverses langues. Telle semble avoir été aussi la marche suivie par l’histoire de Barlaam et Joasaph. On a retrouvé divers exemplaires d’une ancienne version arabe qui a, avec l’histoire du Bouddha, des rapports beaucoup plus intimes que le livre grec. D’autre part, les recherches de MM. Bosen et Marr assignent avec raison à la rédaction géorgienne une place intermédiaire entre la forme arabe et la rédaction grecque. Celle-ci apparaît comme un remaniement, très surchargé de théologie, de l’original perdu de la version géorgienne. On conjecture que cet original était une traduction syriaque, que nous ne possédons plus, du livre pelhevi d’où procède le texte arabe. La recension grecque ayant été écrite aux environs de l’an 030, on remonte pour le livre pelhevi au VIe siècle. Or précisément à cette époque, le christianisme et le bouddhisme faisaient en Bactriane de nombreux prosélytes. Les bouddhistes avaient composé en pelhevi un livre de Yi’idàsaf ; un chrétien a pu avoir l’idée d’approprier à sa religion la même histoire. S’il y a, dans cet ensemble d’explications de la diffusion du livre de Barlaam et Joasaph, encore un certain nombre d’hypothèses, on doit pourtant convenir que ce système, qui a été brillamment exposé’par M. E. Kuhn, op. cit., p. 31 sq., est aussi plausible que solidement étayé. Si jamais on retrouvait la version syriaque du livre de Barlaam et de Joasaph, on serait probablement mis en possession du fil précieux qui manque encore pour l’absolue solidité de la trame.

V. Rapports nu texte hrec avec l’Apologie d’Aristide ET L’OUVRAGE D’AGàPET. — Il importe de relever encore quelques particularités intéressantes du texte grec de la légende de Barlaam et de Joasaph.

1’Rapports avec l’Apologie d’Aristide. — L’n collaborant avec M. J. Rendel Harris à l’édition de l’Apologie d’Aristide, M. Jean Armitage Robinson a reconnu qu’un fragment assez considérable de ce’traité’a été inséré dans l’histoire de Barlaam et de Joasaph. Ce sont les pages 239-25’t de l’édition de Boissonade, depuis les mots : ’Eycî » , [3a<7t}.s-j, 7tpovo ! a ©soû r, /.60v el ; to-j k6(Tu.ou jusqu’à t’a, xpt’oiv Èxçuydvre ; xa’i Tt]j.a>pia ;, Car ?, ; àv<o-XÉâpou oe/Septe x), r, povôuo’.. Voir Te.rts and Studies. Contributions to biblical and patristic literature, t. i, n. I : The Apology of Aristides, Cambridge, 1891, p. 6884, 100-112. Découverte d’autant plus importante que c’est le seul fragment qui ait été’jusqu’à présent retrouvé du texte grec primitif de l’Apologie d’Aristide. Voir t. i, col. 1865.

Rapports avec l’otivrage d’Agapet.

Dans son édition

de la 2/15*] $xgù. : v.y i d’Agapet, Bàle, 1663, Dainke et plus tard Boissonade, Anccdota grnea, t. IV, p. 331, ont signalé des rapports frappants entre le texte d’Agapet et le roman de Barlaam et Joasaph. Ils n’avaient toutefois émis aucune conclusion sur la nature même de ces rapports, qu’ils s’étaient contentés de relever. Pourtant il y a lieu de rechercher si c’est l’auteur de la légende de Barlaam et Joasaph qui a lait l’emprunt à Agapet, ou s’il faut admettre l’hypothèse inverse. M.Karl Præchter, Byzanlinische Zeitschrift, t. il, p. 444-’160, a naguère examiné le problème à lond, mais la solution qu’il en donne est toule négative. Il démontre à la fois que le rédacteur grec de l’histoire de Barlaam et Joasaph n’a point fait d’emprunt direct à Agapet, et que celui-ci n’est point davantage tributaire du moine de Saint-Saba. Tous deux ont donc puisé à une source commune, qui à l’heure actuelle demeure encore inconnue et cachée. Le roi Abenner fait à Joasaph un long discours pour expliquer les motifs pour lesquels il refuse de se convertir à la foi chrétienne. Ce passage se trouve p. 221 sq. de l’édition de Boissonade. M. Zotenberg, op. cit., p. 61, avait pensé que l’auteur, dans ce passage, visait le roi sassanide, Chosroès Anoùschirvan. Une autre hypothèse a été proposée : MM. Cumont et Bidez ont essayé de montrer qu’il s’agit plutôt de l’empereur Julien l’Apostat. Ils ont réuni un certain nombre de passages des historiens de Julien, qui servent, pour ainsi dire, de commentaire perpétuel au texte du roman. Toutefois, ce n’est pas à quelque historien de Julien en particulier que le moine de Saint-Saba semble avoir recouru, c’est plus probablement de la correspondance même de l’empereur Julien qu’il s’est inspiré. Voir Recherches sur la tradition manuscrite des lettres de l’empereur Julien, dans les Méntoires couronnés et autres mémoires publiés par l’Académie royale de Belgique, 1898, p. 139. MM. Bidez et Cumont ont plus indiqué leur opinion qu’ils ne l’ont démontrée à fond. Aussi M. P. Thomas a-t-il pu dire que « cette hypothèse est ingénieuse sans doute, mais assez fragile » . Bulletins de l’Académie royale de Belgique, 1898, t. xxxv, p. 251.

VI. Popularité de la LÉGENDE.

La légende de Barlaam et Joasaph a eu la plus extraordinaire popularité qui échut jamais à un livre. Outre la compilation grecque, il existe deux autres recensions qui n’en dépendent pas directement, l’une en arabe, l’autre en géorgien. La première a été éditée à Bombay en 1888 ; la seconde est connue par divers extraits publiés par MM. Bosen et Marr dans les ouvrages cités plus haut. Plus tard, le texte grec a été repris en arabe, d’où sont venues deux rédactions éthiopiennes, et il y a aussi une version arménienne. Pendant la première moitié du xin » siècle, le rabbin espagnol Ibn Chisdai composa, en vers hébraïques, un poème sur l’histoire de Barlaam et Joasaph, sous le titre de « Prince et Derviche » . En 1887, on a publié une version en slave. Il y a aussi divers textes latins, indépendamment de la traduction du roman grec faite par Jacques de Billy. Voir Btbliolheca hagiugraphica latina, p. 979-982. Au XIIIe siècle, apparaissent les versions françaises de Gui de Cambray, de Chardry et d’autres anonymes. A la fin du XIVe siècle, l’histoire de Barlaam et Joasaph est transportée sur la scène et devient le Mistère du roi Advenir (= Abenner). On connaît aussi un texte provençal. Les rédactions italiennes se distinguent en deux classes ; les unes donnent le texte étendu de la Storia, les autres des résumés de la Vila. Il existe aussi, dans le même idiome, des recensions poétiques et des adaptations dramatiques. L’Espagne possède bon nombre d’histoires de Barlaam et Joasaph, et il y a même une version en irlandais. Vers 1220, Rodolphe d’Ems traduit la légende en allemand et, dans le même siècle, l’évéque Otto donne en vers allemands un résumé du roman. En ancien anglais, il existe quatre versions abrégées, et en ancien norvégien un texte qui remonte au xiiie siècle, d’où est venue la traduction danoise moderne. En suédois, on possède une traduction faite dans la seconde moitié du XVe siècle. Enfin le polonais et le tchèque ont aussi leur histoire de Barlaam et Joasaph. Voir, pour le détail de toutes ces versions, E. Kuhn, op. cit., p. 40-45, 50-74. « Ainsi, dit M. Gaston Paris, ce livre écrit au VIe siècle, par un inconnu, dans un coin de l’Afghanistan, en une langue qui est morte depuis mille ans, s’est répandu, en se transformant plus ou moins, chez tous les peuples civilisés, et les récits qu’il renferme ont enchanté — après les bouddhistes — les chrétiens, les musulmans et les juifs, c’est-à-dire la presque totalité de l’humanité pensante. » Poèmes et légendes du moyen âge, Paris, 1900, p. 194.

VII. La légende et la théologie.

Au point de vue théologique, l’ensemble des recherches que nous venons de résumer très brièvement sur la légende de Barlaam et Joasaph soulève une double question, celle des conséquences d’une erreur manifeste dans le martyrologe romain et dans le culte de l’Église catholique et celle de l’influence doctrinale du bouddhisme sur le christianisme. Il faut en dire quelques mots.

La légende dans le martyrologe.

Après ce qui vient d’être rappelé, il demeure indubitable que les saints Barlaam et Joasaph n’ont jamais existé. Leur histoire est pure fiction ; l’éditeur du martyrologe romain de 1583 s’est donc trompé en les insérant au catalogue des saints, et il a eu tort derechef d’ajouter que leurs Actes admirables ont été écrits par saint Jean Damascène. La relique d’Anvers n’est pas davantage authentique. Ces constatations ne sauraient plus être mises en doute, et une revue des plus orthodoxes, la Civiltà cattolica qui se rédige à Rome, sous le regard vigilant du pape, a reconnu la parfaite exactitude des récentes découvertes relatives au roman de Barlaam et Joasaph (n. du 17 novembre 1882, p. 431 sq.). Toutefois ces découvertes n’ont pas d’autre conséquence et n’atteignent pas la portée qu’y attribuent certains rationalistes. « Le saint-siège n’enseigne point, dit Benoit XIV, que tout ce qui a été inséré dans le martyrologe romain est vrai, d’une vérité certaine et inébranlable… C’est ce qu’on peut parfaitement conclure des changements et des corrections ordonnés par le saint-siège lui-même. » De servorum Dei beatificatione et canonizatione, 1. IV, part. II, c. xvii, n. 9. Même conclusion pour la relique de saint Josaphat. L’Église n’interdit nullement d’examiner, dans chaque cas particulier, l’authenticité d’une relique, et bien des fois elle a fait suspendre la vénération de celles qui ne lui paraissaient pas véritables. En somme, si l’erreur de l’insertion des saints Barlaam et Josaphat au martyrologe et de la vénération de leur relique, d’ailleurs presque ignorée, est fâcheuse, comme toute erreur en pareille matière, elle n’a pas, en réalité, l’importance qu’on semble, en certains milieux, vouloir y attacher. Une prochaine révision du martyrologe romain la fera sans doute disparaitre.

L’influence du bouddhisme sur le christianisme par le moyen de cette légende.

Quant aux infiltrations bouddhiques que le roman de Barlaam et Joasaph aurait pu faire pénétrer dans le christianisme, pareille thèse n’est pas soutenable. M. Gaston Paris a lumineusement exposé quel abîme sépare le bouddhisme de l’ascétisme chrétien. « Le monachisme chrétien n’a été grand que par les côtés où il s’est séparé du monachisme bouddhique, c’est-à-dire par l’amour de Dieu, soit sous forme de contemplation mystique, soit sous forme d’attachement passionné à la personne du Rédempteur, et par l’amour du prochain, manifesté dans les œuvres de miséricorde et de dévouement. » Op. cit., p. 201. Avant lui, M.Laboulaye, qui l’un des premiers a reconnu la légende du Bouddha dans le romande Barlaam et Joasaph, Journal des Débats, 26 juillet 1859, et M. Barthélémy Saint-Hilaire, Trois lettres à M. l’abbé Deschamps, Paris, 1880, p. 2, avaient conclu dans le même sens : « Il n’y a rien de commun, dit le premier, entre l’ermite qui soupire après la vie éternelle en Jésus-Christ et le bouddhiste qui n’a d’autre espoir qu’un vague anéantissement, » et le second a écrit cette phrase si nette qui résume toute la question : « Le bouddhisme n’a rien de commun avec le christianisme, qui est autant au-dessus de lui que les sociétés européennes sont au-dessus des sociétés asiatiques. »

J. Van df.n Gheyn.