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Dictionnaire de théologie catholique/EXORCISME

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 5.2 : EUCHARISTIE - FIUMEp. 231-240).


EXORCISME. — I. Nom et notion. II. Histoire. III. Discipline actuelle et doctrine de l’Église.

I. Nom et notion.

Ce nom et son équivalent latin exorcismus sont deux mots dont on chercherait vainement l’origine historique en dehors du vocabulaire et des usages chrétiens. Ils désignent le moyen, le procédé employé pour éloigner la présence réelle ou présumée du démon, pour le chasser d’un endroit, d’un objet, d’un corps, surtout d’un corps humairi, qu’il occupe, qu’il possède, qu’il infeste ou obsède. L’un et l’autre se rattachent directement au substantif grec £^opy.sr7(jr.o ;, étranger à la grécité classique et qui, considéré suivant la valeur spécifique et en quelque sorte technique qu’il a transmise à ses deux dérivés, est, lui aussi, propre à la langue ecclésiastique. Le verbe correspondant iloçiv.i’., M, comme le thème voisin popy.oio, signifiait d’abord faire jurer, lier par un serment ; ce n’est que plus tard qu’il a pris l’acception d’exorciser. Il ne se rencontre que deux fois dans la version des Septante : la première, Gen., xxiv, 3, avec le sens de faire prHer serment ; la seconde, III Reg., xxii, 16, avec le sens d’adjurer, de sommer en faisant appel à la conscience, au devoir. Comme parallèle à ce dernier passage, nous relevons, dans le Nouveau Testament, Matth., xxvi, 63, oOi le grand-prêtre dit à Jésus : « Je Vadfure (Èjopxiîf.) ii) jiar le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. » Mais un verset des Actes, xix, 13, nous présente, avec la signification nouvelle et aujourd’hui usuelle, à la fois le substantif concret È^opy-tirtr, ; et le verbe simple rjp/.î : ^^) : « Quelques-uns des exorcistes (içopxto-Tùv) juifs qui couraient le pays essayèrent aussi d’invoquer le nom du Seigneur Jésus sur ceux qui avaient des esprits malins, en disant : Je vous adjure (op/.’îd)) par Jésus que Paul prêche, »

L’exorcisme est donc, à proprement parler, une adjuration au démon pour l’obliger à évacuer un lieu, à abandonner une situation, à rendre à la liberté une personne qu’il détient plus ou moins en son pouvoir. L’adjuration se fait soit sous forme d’ordre intimé directement au démon, mais au nom de Dieu ou de Jésus-Christ, soit sous forme d’invocation, de supplication adressée à Dieu et à Notre-Seigneur, en vue d’obtenir qu’ils donnent l’ordre d’expulsion ou qu’ils en assurent l’exécution. Pour un chrétien, cet acte ne va pas sans la croyance à la souveraine puissance de Dieu sur les démons ; il n’en est même qu’une application pratique. Voir Démons et Démoniaques. Par là même, l’exorcisme constitue un acte insigne de foi et de religion. Mais abstraction faite de la pensée qu’il traduit au dehors et de la manière dont il est accompli, à le prendre de façon plus générale et simplement en tant qu’adjuration ou conjuration des démons, en tant que prière ou cérémonie préservative ou défensive contre eux, il s’en faut qu’il soit l’apanage exclusif du christianisme : il était ou est en usage dans le judaïsme et dans différentes formes du paganisme tant ancien que moderne, où nous le trouvons mêlé à toutes sortes d’aberrations et d’abus superstitieux. On aurait tort de s’en étonner ou de s’en scandaliser. Il en va de cette manifestation de la croyance et de la vie religieuse comme de toutes les autres, qui sont sujettes à déformations et peuvent donner lieu à méprises. Mais si la malice ou la sottise humaine abuse d’un principe, d’une coutume, d’une institution, ce n’est pas une raison pour qu’on doive soit incriminer soit rejeterl’institut ion même, la coutume ou le principe. IL Histoire. — 1° Parmi les païens. — On sait combien la croyance à des êtres spirituels, supérieurs donc à notre monde et à nos activités sensibles, a été, de tout temps, répandue parmi les peuples de l’univers. A notre époque moins qu'à aucune autre il serait permis de douter de ce fait. Quiconque s’est tant soit peu occupé des recherches de la science des religions, connaît la place qu’y tiennent actuellement les théories s’inspirant de l’animisme. Constatant que l’existence des esprits a été connue par les ancêtres les plus lointains de l’humanité, qu’elle est encore communément admise par les peuples les plus sauvages, au point que souvent ils ne distingueraient pas leur action de celle des causes purement naturelles et iraient même jusqu'à méconnaître la différence essentielle entre êtres animés et êtres inanmiés, des ethnographes et d’autres chercheurs, en grand nombre, ont prétendu trouver dans ce seul élément historique l’explication naturelle et pleinement suffisante du phénomène religieux, dont ils ne peuvent plus nier l’universalité. Sans vouloir ici ni discuter ni même signaler les côtés hasardeux ou manifestement exagérés d’un semblable système, rien ne nous empêche d’accepter, avec ses défenseurs, la substance du fait qui lui sert de point de départ, le fait de la croyance générale aux esprits ; et, avec eux aussi, nous pouvons noter que, partout et toujours, on a été persuadé non seulement que ces esprits entraient en contact avec l’homme et pouvaient lui être utiles ou lui nuire, mais que certains d’entre eux sont malfaisants par tempérament ou par habitude. « Outre les âmes d’origine humaine, dit Mgr Leroy, analysant la psychologie des non civilisés, La religion des primitifs, Paris, 1909, p. 84, il est d’autres esprits ou génies, les uns bons et protecteurs, les autres plus ou moins indifférents, les autres méchants, qui vaguent dans l’espace, ou affectionnent tel ou tel endroit, ou s’amusent à produire tel ou tel phénomène. C’est là le monde invisible et mystérieux, distinct de l’autre, mais qui lui est toujours mêlé dans ses différentes manifestations. » Cette conception des esprits posée, quoi de plus naturel que de songer à se proté ger contre eux, à écarter leur influence pernicieuse, à repousser leurs agressions ? De là l’usage des conjurations des démons. On en relève des traces dans les monuments de l’antiquité classique et préclassique ; en notre siècle même, les explorateurs et les missionnaires en recueillent de toutes parts et en publient des détails savoureux et significatifs.

Les Égyptiens mettaient sur le compte des démons beaucoup de maladies et d’autres misères humaines. Ils croyaient à l’efficacité des incantations et des rites magiques pour s’en délivrer. Les morts en particulier avaient, pensaient-ils, grand besoin d'être fortifiés par des pratiques de ce genre pour leur périlleux voyage d’outre-tombe. D’exorcisme proprement dit on ne cite pas d’exemple dans les annales de l’Egypte ancienne. Un cas célèbre paraît, pourtant, s’en rapprocher. C’est celui de la fille du prince de Bakhtan, Bintroshit, qui dépérissait sous l’action d’un esprit possesseur et qui ne put être délivrée que par le dieu Khonsou en personne, venu expressément de Thèbes à cette fin, après que 1 hotemhabi, chef des magiciens royaux, se fut déclaré impuissant. Mais il faut remarquer qu’en cette occurrence le démon, mis en présence du dieu, déclara se retirer spontanément et gracieusement ; il demanda seulement, « avant de regagner les lieux d’où il était venu, » et obtint que le prince de Bakhtan donnât une grande fête en son honneur et le comblât de présents. Cf. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, 6e édit., Paris, 1904, p. 336, 337 ; Budge, Egyptian magie, Londres, 1899, p. 206 sq. ; Ph. Vircv, La religion de l’ancienne Egypte, Paris, 1910, p. 223-225.

Les monuments de la Chaldée et de la Babylouie nous montrent également la magie venant, par des conjurations, au secours de la médecine. Au-dessous des grands dieux s’agite un peuple innombrable de démons et d’esprits, échappés de l’enfer, qui s’insinuent partout, se dissimulant, pour nuire à coup sûr, et se transformant de mille manières. Certains d’entre eux s’attaquent à l’ordre général de la nature et s’efforcent de le bouleverser. D’autres se mêlent aux hommes pour faire le mal. « De maison en maison ils pénètrent ; dans les portes, comme des serpents, ils se glissent. Ils empêchent l'épouse d'être fécondée par l'époux ; ils ravissent l’enfant sur les genoux de sa mère ; ils font fuir la femme libre de la demeure où elle a enfanté ; ils poussent le fils hors de la maison du père. » Ils se tiennent de préférence cachés dans les lieux déserts, d’où ils ne sortent que pour harceler les êtres humains et les animaux. Ils s’introduisent dans les corps et ils y fomentent des maladies. Pour leur résister, l’homme doit se ménager des alliés parmi les autres esprits et parmi les dieux, se munir d’armes défensives et offensives, en un mot avoir recours à la magie. « Le culte des premiers habitants de la Chaldée, dit M. Maspero, op. cit., p. 164-166, est une véritable magie où les hymnes à la divinité prenaient tous la touTuure d’incantations : le prêtre y est moins un prêtre qu’un sorcier. » Les formules d’adjuration employées par les Babyloniens consistaient en invocations adressées à un dieu, à une déesse ou à un groupe de personnages divins, pour obtenir l'éloignement de l’esprit malin et la réparation de ses méfaits. En voici un échantillon, cité par Sayce, Hibbert lectures, 1887, p. 441 : « Le démon qui envahit un homme, le démon qui impose sou joug à un être humain, le démon malfaisant, le méchant démon, conjure-le, ô esprit^du ciel, conjure-le, ô esprit de la terre. » Voir aussi King, Babylonian magie and sorcery, Londres, 1896. Sur les exorcistes babyloniens, voir J. Lagrange, Éludes sur les religions sémiliqucs, 2<-- édit., Paris, 1905, p. 222233 ; P. Dhorme, La religion assyro - babylonienne, Paris, 1910, p. 284-291.

Dans la Grèce antique, c'étaient surtout des femmes qui exerçaient l’art des exorcismes. On dit que la mère d'Épicure et celle d’Escliine furent de ce nombre. Leurs fils ont été fortement accusés, le premier par les stoïciens, et le second par Démosthène, d’avoir pris part à des pratiques de ce genre. Sur les exorcismes chez les Grecs, voir O. Habert, La religion de la Grèce antique, Paris, s. d. (1910), p. 430.

Parmi les peuplades sauvages contemporaines, très nombreuses et très variées sont les cérémonies auxquelles on a recours pour soustraire soit les lieux, soit les personnes, soit des objets quelconques aux nuisances des esprits. Contre ces ennemis invisibles, les moyens de persuasion et les moyens violents sont également de mise ; tantôt ce sont des incantations, des purifications, des gestes suppliants ou inoffensifs, des chants tendres ou dolents qu’on leur oppose ; tantôt, ce sont de grands vacarmes, des assauts guerriers avec bâtons, lances, accompagnement de cris, de hurlements, d’appels retentissants à des esprits plus forts ; tantôt, c’est l’eau et le feu, par inondation ou incendie. Aux Indes orientales, le malade dont l’infirmité est considérée comme le résultat d’une possession doit parfois danser autour d’un petit navire, jusqu'à ce que l’esprit passe dans ce navire et soit emporté à vaul’eau. En d’autres cas, on frappe le malade ou l’on met en œuvre divers procédés dont l’efllcacité réside surtout dans leur force suggestive. Dans le Dakota, le médecin chante auprès du lit de son client ce refrain : hi-le-li-lah ! en s’accompagnant d’un instrument de musique ; il colle ensuite ses lèvres sur le siège du mal et aspire fortement, dans l’intention d’attirer à lui et de faire sortir l’esprit, qui est censé prendre la fuite pendant qu’on tire des coups de fusil à la porte de la tente. Chez les Zoulous, ce sont les âmes des morts que souvent on rend responsables des mécomptes et des calamités, et l’on espère se libérer en se plaignant à elles ou en leur sacrifiant une pièce de bétail. Cf. Frazer. Golden bough, t. iii, p. 189 ; Krafft, 'Ausfiirliche Historié von Exorcismus ; King, op. cit. ; Herzog, dans Realencyclopàdie, art. Exorcismus.

Dans bien d’autres contrées du globe, les schamans ou devins croient également se tirer d’affaire au moyen d’un sacrifice aux esprits. Voici, d’après un témoin oculaire, qui a observé les faits à loisir et avec méthode, Mgr Leroy, La religion des primitifs, p. 34 7 comment sont traités les possédés dans l’Afrique bantoue : » Parfois, l’esprit possesseur est d’origine humaine, mais le plus souvent c’est de ces êtres malfaisants et pervers dont l’origine est mal connue, et qui n’a pour l’homme que jalousie, rancune et colère. La première chose à faire en pareil cas est d’appeler un spécialiste, qui fera parler l’esprit et saura à quel exorciste s’adresser pour délivrer le malade. L’homme de l’art arrive, il demande à son tour à l’esprit qui il est, pourquoi il est entré là, ce qu’il exige, etc. ; puis, ces préliminaires accomplis, on se met en mesure de le satisfaire. Parfois il ne veut rien dire et le sorcier doit suppléer à ce mutisme ; mais le plus souvent, il parle et on lui obéit. Finalement, après des tam-tams, des danses rituelles et des cérémonies fort compliquées et fort longues — elles peuvent durer plusieurs jours et plusieurs nuits — un sacrifice est offert, le sacrifice demandé, le possédé boit le sang de la victime, les assistants s’associent à cette « communion » , et l’esprit s’en va.. quelquefois. S’il reste, tout est à recommencer, mais alors on fait appel à un autre sorcier, a Est-il besoin d’ajouter que, s’il s’en va, c’est-à-dire si le malade éprouve, à la suite de toutes ces démonstrations, un soulagement quelconque, la suggestion peut n’y être pas étrangère ? C’est encore un missionnaire qui, parlant du théâtre de son activité évangélisatrice, de la Mand chourie, écrit, Anna ?es de la propagation de la foi, 1877, n. 287 : « Le païen aime beaucoup ses tsamas ou devins ; s’il est malade, il les appelle auprès de lui. Le tsama se coiffe alors de son divin casque, le chên-mào, s’entoure les reins d’une ceinture de grelots, et le voilà qui exécute par la cour et la chambre ses mille gambades ridicules, évoquant l’esprit qui doit lui apporter le remède infaillible pour sauver le malade. Tout le monde est debout, le tambour resonne ; et, si le moribond ne trépasse pas à ce vacarme, du moins ne s’en porte-t-il guère mieux. » Un autre moyen, déjà mentionné plus haut, celui de la succion, fréquemment combiné avec le massage, nous est aussi garanti par des témoignages immédiats et dignes de foi. Il est très employé dans les Antilles et dans l’Amérique du Nord. Un missionnaire des Montagnes Rocheuses le décrit de la façon suivante : « Le mal ne doit pas résister longtemps à ses conjurations. Si toutefois il venait à empirer, alors elle (la sorcière) a recours à des procédés plus énergiques et plus puissants : elle applique sa bouche sur la partie malade, et, au moyen d’une forte aspiration, elle parvient à extraire soit un petit morceau de bois, soit un os, soit un grain de sable ou un autre objet de ce genre, qu’elle produit aux yeux de tous les assistants ébahis. » Enfin, il y a des cas et des milieux où l’exorcisme consiste surtout à souffler sur le patient. Les remèdes eux-mêmes que prescrit le féticheur sont censés n’agir que par l’esprit qu’ils contiennent et qui chasse l’esprit malfaisant, cause de la maladie. Voir A. Bros, La religion des peuples non civilisés, Paris, 1907, p. 43 sq.

Dans l’Ancien Testament et chez les Juifs.


Il est parfois fait mention, par les auteurs inspirés de l’Ancien Testament, de sortilèges et d’enchantements tendant à prévenir ou à éloigner un malheur ; ainsi Isaïe, XLVii, 9, 12, raille les magiciens de Chaldée, qui s'épuisent en vains efforts pour détourner de Babylone la ruine qui la menace. Nulle part, en revanche, on ne nous parle de démons expulsés par le ministère d’un homme. Au livre de Tobie, viii, 3, c’est l’ange Raphaël lui-même qui intervient pour écarter de Sara l’esprit auquel est attribuée la mort de ses premiers maris ; c’est lui qui « le saisit et l’enchaîne dans le désert de la Haute-Egypte. » Nous le voyons, il est vrai, commander au jeune Tobie, vi, 8, 19 ; viii, 2, de faire brûler sur des charbons le cœur et le foie du poisson qu’ils ont pris, en assurant que la fumée ainsi produite a la vertu de mettre en fuite toute espèce de démons. Mais, au jugement des meilleurs interprètes, cet ordre n’aurait eu d’autre but, dans la pensée du céleste messager, ni d’autre effet que de cacher provisoirement la personnalité de celui qui le donnait et la puissance qui entrait en jeu.

En dehors de la Bible, il ne manque pas de témoignages historiques établissant que les Juifs opposèrent de bonne heure des exorcismes à l’action des démons. Le Talmud, tr. Schûbbath, xiv, 3 ; Avodali Zarah, XII, 2 ; Sanhédrin, x, 1, nous en fait connaître certains rites, celui, par exemple, de répandre de l’huile sur la tête de l’exorcisé. Ces procédés ressemblent par plus d’un détail à ceux qui avaient cours chez les Égyptiens et les Chaldéens, et il n’est pas improbable qu’ils en proviennent au moins partiellement. On a retrouvé des prières de même destination, gravées sur la face intérieure de coupes en terre cuite qui remontent vraisemblablement au vii<e siècle de notre ère et dont un bon nombre sont maintenant au Musée royal de Berlin. Les inscriptions de cette collection ont été publiées et traduites par Wohistein, dans la Zeitsclvift fiir Assyriologie, décembre 1893 et avril 1894. Il existait chez les Juifs une tradition populaire d’après laquelle Salomon, ayant reçu de Dieu le pouvoir de chasser les démons, aurait composé à cet effet des for

mules d’adjuration très efficaces. L’historien Josèphe s’en est fait l’écho, dans ses Antiquités judaïques, VIII, II, 5 ; et il ajoute que cette manière de guérir était encore très en vogue parmi ses compatriotes. Le même auteur rapporte un fait qui se serait passé sous les yeux de l’empereur Vespasien et de ses officiers : un certain Éléazar aurait délivré des possédés, au moyen d’un anneau renfermant une racine très -rare indiquée dans les prescriptions salomoniennes. Appliqué au nez des patients, cet anneau leur faisait sortir le démon par les narines. Quant à la précieuse racine, couleur de feu, elle se rencontrait dans un lieu appelé Baaras et portait elle-même ce nom. Il était difficile de la découvrir, et, pour y réussir, il fallait s’astreindre à toutes sortes de précautions et de formalités minutieuses. Cf. Josèphe, De bello judaico, VII, vi, 3. Les exorcismes juifs se caractérisaient notamment par l’habitude d’y proférer certains termes, d’y invoquer certains noms auxquels on reconnaissait une vertu intrinsèque et mystérieuse ; c’étaient des noms des bons anges, employés seuls ou combinés avec le nom d’El (Dieu). C’est peut-être, au fond, la même théorie que nous retrouvons plus tard dans beaucoup de commentateurs coraniques, d’après lesquels Mahomet aurait admis, sous la dénomination de daivah (appel), la pratique des charmes, des amulettes, des incantations, à la seule condition qu’il n’y fîit fait usage que des noms d’Allah, des bons anges et des bons génies. Cf. Hughes, Dictionarij of islam, art. Dawah. Ajoutons du reste que certaines sectes musulmanes, telle celle des Wahabis, sont plus sévères et rejettent comme illégitime une invocation quelconque des esprits. Leur interprétation semble s’accorder davantage avec cette maxime, que la tradition attribue au Prophète, Mischkâlu’l-Masabîli, xxi, c. i : « Il n’y a point’de mal dans les enchantements, aussi longtemps que vous n’y associez rien à Dieu. » Quoi qu’il en soit, chez les Juifs, une sorte de confiance aveugle et superstitieuse en des noms déterminés, variables d’ailleurs suivant les temps et les lieux, était très ancienne et très enracinée. Il semble bien que ce soit à un sentiment analogue qu’aient obéi les sept fils de Scéva, dont il est question, Act., xix, 13 sq., quand ils tentèrent de marcher pour ainsi dire sur les brisées du grand apôtre d’Éphèse, en € invoquant le nom du Seigneur Jésus sur ceux qui avaient des esprits malins et en disant : Je vous adjure par Jésus que Paul prêche. » Au demeurant, et en dépit des erreurs du vulgaire et des abus où elles se reflétaient, il paraît certain qu’en Palestine plusieurs des contemporains du Sauveur étaient doués d’un pouvoir réel pour l’expulsion des démons. « Ce n’était pas, remarque Stapfer, La Palestine au temps de Jésus-Clirist, Paris, 1885, p. 243, le plus instruit qui était le plus propre à cette œuvre de bienfaisance, mais le plus religieux. Plus on était pieux, plus on était apte à guérir les malades, c’est-à-dire à chasser les démons, et quelques-uns y passaient pour fort habiles. » C’est pourquoi Notre-Seigneur peut dire aux pharisiens, qui cherchaient à déprécier son œuvre et sa puissance en l’accusant de commander aux démons au nom de Béelzébub : « Et vos fils, par qui les chassent-ils donc ? » Si les exorcismes juifs n’avaient pas été parfois efficaces, le divin Maître n’aurait point parlé de la sorte. Il ne saurait (’Ire question ici d’argumentation ou de réfutation ad homincm, comme si Jésus avait pu faire sienne par manière de simple supposition la conviction erronée de ses interlocuteurs ; car nous apprenons par un autre endroit, Marc, ix, 37, 38, qu’informé de la conduite de quelqu’un qui, sans être de ses disciples, commandait pourtant en son nom au démon et s’en faisait obéir, il refusa de le blâmer et de l’empêcher. Saint Irénée avait sans doute en vue les conjurations pratiquées dans le judaïsme, quand il

écrivait, Cont. hser., 1. II, c. vi, n. 2, P. G., t. vii, col. 724, que, « par l’invocation du nom du Tout-Puissant, même avant la venue de Notre-Seigneur. les hommes étaient délivrés des esprits méchants et de tous les démons ; » mais il allait plus loin, et il attestait, ibid., col. 725, que, « de son temps encore, les Juifs mettaient les démons en fuite en prononçant le nom de Jésus, parce que tous les êtres craignent l’invocation de leur auteur. » Cf. F. Weber, System der allsynagogalen palàslinisciwn Théologie aus Targum, Midrasch und Talmud, Leipzig, 1880, p. 242-250 ; V. Boussct, Z)(e Religion des Judentums imneutestamentlichen Zeitaller, Berlin, 1903. p. 326-336 ; L. Blau, Das altjudische Zauberwesen. Strasbourg, 1898 ; O. Weber, Dâmonenbescluvôrung bei den Babyloniern und Assyriern, Leipzig, 1906.

3° Dans le ministère de Notre-Seigneur et des apôtres.

— La délivrance des possédés occupe une place très considérable dans la vie publique du Sauveur, comme on le voit, soit par les cas spéciaux que racontent les évangélistes, soit surtout par les formules générales dans lesquelles ils résument de temps à autre son ministère. C’est ainsi que saint Marc écrit, i, 32-34, 39 : « Le soir venu, on amena à Jésus tous les malades et les possédés du démon… ; et il chassa de nombreux démons. .. Il prêchait dans les synagogues et dans toute la Galilée, et il chassait les démons. » Saint Matthieu dit de même, iv, 23-24 : « On lui présenta tous ceux qui étaient malades…, et les possédés du démon, et il les guérit. » Et saint Luc, vii, 21 : « Jésus guérit beaucoup de personnes qui avaient des maladies… et des esprits mauvais. » Au chapitre suivant, viii, 2, il signale. parmi ceux qui accompagnaient le Maître, " quelques femmes qui avaient été guéries d’esprits malins et de maladies, entre autres Marie, appelée Madeleine, de laquelle étaient sortis sept démons. » Il mentionne encore, xiii, 22, cette parole significative, en laquelle Jésus lui-même condensa un jour les diverses formes de son activité : " Voici que je chasse les démons et que j’opère des guérisons ; » idée sommaire reproduite dans cette remarque de saint Pierre à propos du centurion Corneille, Act., x, 38 : « Il a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient sous l’empire du diable. » Les cas spéciaux d’expulsion rapportés dans les Évangiles sont au nombre de sept : 1 » le démoniaque de Capharnaiim, Marc, i, 21-28 ; Luc, IV, 31-37 ; 2° un possédé aveugle et muet, dont la délivrance donna lieu au blasphème des pharisiens, Matth., XII, 22-23 ; Luc, XI, 14 ; 3° les démoniaques de Gérasa, Matth., viii, 28-34 ; Marc, v, 1-20 ; Luc, VIII, 26-39 ; 4° le possédé muet, Matth., ix, 32-34 ; 5° la fille de la Chananéenne, Matth., xv, 21-28 ; Marc, VII, 21-30 ; 6° le jeune lunatique, Matth., xvii, 14-20 ; Marc, IX, 13-28 ; Luc, ix, 37-44 ; 7° la femme courbée, Luc, XIII, 10-17. Cf. Fillion, Les miracles de N.-S. Jésus-Clu-ist, Paris, 1910, t. ii, p. 238, 239.

Dans toutes ces occurrences, la manière dont Notre-Seigneur s’exprime et agit n’est pas moins remarquable que le résultat obtenu. Chaque fois qu’il délivre un démoniaque, Jésus s’adresse impérativement au démon, il lui parle en maître, il lui parle en Dieu. Il se sert même, par exemple à Capharnaiim, Matth., xvii, 17, de formules dont le laconisme absolu et autoritaire n’admet évidemment aucune réplique ; il joint parfois, comme à Capharnaiim encore, à Gérasa et au pied de la montagne de la transfiguration, la réprimande au commandement ; et invariablement le démon s’exécute sans ombre de résistance. Dans le cas de la fille de la Chananéenne, la guérison, instantanée comme toujours, s’opère en outre à distance. Les esprits malfaisants se sentent au supplice en présence de Jésus-Christ, et ils le proclament. Ils se plaignent à lui qu’il vienne les perdre et les torturer avant le

temps, Matth., viii, 29 ; Marc, i, 24, c’est-à-dire les chasser des corps où ils ont la liberté de nuire et les refouler dans l’enfer, d’où, après le dernier jugement, il ne leur sera plus permis de sortir. Ils sollicitent de lui, comme une sorte de compensation miséricordieuse^ d'être autorisés à envahir une troupe de pourceaux, reconnaissant qu’ils ne peuvent le faire sans sa permission ou son ordre. Matth., viii, 31 ; Marc, v, 12Enfin, ils confessent spontanément et hautement qu’il est « le Saint de Dieu » . Marc, i, 24 ; Luc, iv, 34. Rien d'étonnant, après cela, que Jésus lui-même revendique l’origine divine et la signification véritable de ses victoires sur les puissances des ténèbres. Aux pharisiens, qui lui imputent de chasser les démons par Béelzébub, prince des démons, Mattli., ix, 34 ; xii, 24 ; Marc, iii, 22 ; Luc, xi, 15, 19, la réponse était facile : à la rigueur, le démon pouvait se laisser chasser par des hommes qui travaillaient en réalité à l’extension de son empire ; c'était de sa part tactique prudente, diplomatie' habile, que d’accréditer ceux qui en définitive servaient sa cause ; mais Notre-Seigneur, par sa doctrine et par ses œuvres, combattait ouvertement et constamment le règne de Satan ; il n'était donc pas possible que le pouvoir dont il usait invariablement pour confondre et affaiblir les esprits infernaux, pour ruiner leur domination sur le genre humain, lui vint d’eux. Tel est le sens de cette réponse, Matth., xii, 26 : « Si c’est Satan qui chasse Satan, il est divisé contre lui-même ; comment donc subsistera son royaume ? » Non seulement Jésus chasse les démons par le pouvoir divin, mais c’est de ce même pouvoir que sont tributaires, c’est lui que mettent en œuvre tous ceux qui leur commandent avec succès ; et de ce nombre sont certains exorcistes juifs. Matth., xii, 27. Que s’il en est ainsi, l’expulsion fréquente, habituelle, des démons par Jésus est donc une preuve incontestable de sa mission divine et de l’arrivée du royaume de Dieu. Ibid., 28.

De même que dans la personne du Roi-Messie, dans celle de ses fidèles aussi le fait de commander aux esprits de l’abîme prendra la signification d’un critérium divin. Nous en avons pour garant la solennelle promesse qu’il leur a laissée en quittant la terre, Marc, XVI, 17, 18 : « Et voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons ; ils parleront de nouvelles langues ; ils imposeront les mains aux malades, et les malades seront guéris. Il Mais, de son vivant déjà, dès qu’il associe ses disciples à son ministère d'évangélisation, il les associe à son pouvoir de thaumaturge. C’est d’abord aux Douze qu’il communique, Matth., x, 1 ; Marc, vi, 7 ; Luc, IX, 1, « vertu et puissance pour chasser les démons ; » c’est ensuite aux soixante-douze disciples. Et, lorsque ceux-ci, après un premier essai heureux, reviennent auprès de lui et lui manifestent assez naïvement leur joie, disant, Luc, x, 17 : « Seigneur, les démons mêmes nous sont soumis en votre nom, » lui, tout en confirmant et en exaltant ce privilège, les avertit de n’y voir qu’un moyen de salut et les prémunit contre l’orgueil, ibid., 18-20 : « Je contemplais Satan tombant du ciel comme la foudre. Voilà que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les scorpions, et toute la puissance de l’ennemi, et elle ne pourra vous nuire en rien. Seulement, ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux. » C’est que le pouvoir dont il s’agit ne constitue pas un mérite et que, de plus, son exercice, comme celui d’autres cliarismes, est subordonné à plusieurs conditions ; parfois même, il semble lié, suspendu, pour l’humiliation et l’instruction de ceux qui l’ont reçu : les apôtres ne parviennent pas à chasser le démon d’un lunatique que son père leur a

présenté, Matth., xvii, 14, 15 ; Marc, ix, 13-28 ; Luc IX, 37-44 ; et le Sauveur profite de l’occasion pour leur rappeler ou leur apprendre que la foi, une foi vive, est tout d’abord requise pour une opération de ce genre, mais qu’en outre certains démons ne peuvent être maîtrisés et expulsés que par le jeûne et la prière. Matth., XVII, 19, 20. L’exorcisme au nom de Jésus n’est donc pas toujours et fatalement efficace par luimême ; il n’a point cette vertu magique et en quelque sorte automatique qui s’attachait, dans l’opinion des Juifs, voir plus haut, à la prononciation de vocables déterminés : il y faut joindre la pratique des vertus ou l’accomplissement d’actes moraux particulièrement antipathiques aux démons. C’est ce qu’avaient oublié apparemment, ce qu’ignoraient peut-être les sept fils de Scéva, Act., xix, 13-16 ; et deux d’entre eux eurent sujet de s’en repentir, quand, en réponse à leurs objurgations, un démoniaque très dangereux « leur dit : Je connais Jésus, je sais qui est Paul ; mais vous, qui êtes-vous ?… et il se jeta sur eux, s’en rendit maître, et les maltraita si fort qu’ils s’enfuirent nus et blessés. » De l’apôtre Paul, en revanche, il est dit, quelques lignes plus haut, Act., xix, 11, 12 : « Dieu faisait des miracles extraordinaires par les mains de Paul, au point qu’on appliquait sur les malades des mouchoirs et des ceintures qui avaient touché son corps, et les maladies disparaissaient et les esprits mauvais étaient chassés. » C’est peu de temps auparavant que le même apôtre avait, à Philippes, Act., xvi, 18, expulsé d’une jeune fille le démon fatidique qui la possédait, en « disant : Je t’ordonne, au nom de JésusChrist, de sortir d’elle. Et il sortit sur-le-champ. »

4° Dans l'Église primilive. — Le pouvoir conféré par Notre-Seigneur aux apôtres et aux disciples et exercé par eux dès l’origine se conserva dans l'Église. Il était d’un usage courant et public, pendant les premiers siècles, alors que tous les chrétiens, clercs ou laïques, réussissaient à chasser les démons. Les témoignages cotitemporains concernant ce point sont nombreux. Ils nous montrent que le fait servait même aux apologistes comme argument de la divinité du christianisme. Voici quelques-uns des principaux.

Chez les Latins, Tertullien ramène souvent l’attention des païens sur ce chapitre, en insistant sur cette circonstance, qu’eux-mêmes bénéficient de la puissance accordée par le Christ à ses fidèles. Apologel., c xxiii, P. L., t. I, col. 410, il lance fièrement ce défi : « Qu’on amène ici, en présence de vos tribunaux, quelqu’un qui soit certainement tourmenté du démon. Sur l’ordre qui lui en sera donné par un chrétien quelconque, cet esprit se proclamera démon en toute vérité, comme ailleurs il se déclare faussement Dieu. » Un peu plus loin, Tertullien décrit ainsi les sentiments et l’attitude des esprits infernaux : « Craignant Dieu dans le Christ et le Christ en Dieu, ils sont soumis aux serviteurs de Dieu et du Christ : à notre contact ou à notre souffle, en rechignant et malgré eux, pour nous obéir, ils sortent des corps humains, et vousmêmes êtes témoins de leur confusion. » Au c. xxxvii, P. L., t. I, col. 526, la sotte ingratitude des païens est stigmatisée en ces termes : « Il vous a plu de nous qualifier d’ennemis du genre humain. Mais, sans nous, comment échapperiezvous à ces autres ennemis occultes qui, de toutes parts, vous envahissent et ravagent vos âmes et vos santés ? Je parle des assauts de ces démons dont nous vous délivrons sans salaire ni récompense aucune. Pour nous venger, ce serait assez de vous abandonner comme une place ouverte aux entreprises des esprits impurs. Et cependant, loin de songer à payer d’un retour quelconque une protection si précieuse, vous décidez de déclarer ennemie une race qui non seulement ne vous nuit point, mais vous est nécessaire. Ennemis, nous le sommes sans

doute, non^'pas toutefois du genre humain, mais de l’erreur. » Des déclarations de même portée se rencontrent dans le De idololalria, c. xi, et dans le De prasscriplionibus, c. xli. Voir Exorciste.

Minucius Félix n’est pas moins catégorique. Dans son Oclavius, c. xxvii, P. L., t. iii, col. 339-340, nous lisons : « Ce sont là choses sur lesquelles la plupart d’entre vous savent que les démons entrent en aveu chaque fois que, par les flammes de la prière et la torture des paroles, ils sont chassés des corps. Saturne lui-même, et Sérapis et Jupiter, et tous les démons objets de vos hommages proclament, vaincus par la douleur, ce qu’ils sont ; et assurément, surtout en votre présence, ils ne mentiront pas pour leur propre déshonneur. Quand ils confessent qu’ils sont des démons, croyez au témoignage véridique qu’ils rendent d’euxmêmes. Adjurés au nom du Dieu unique et véritable, ils commencent, malgré eux, à trembler dans les corps misérables qu’ils occupent, et alors ou ils en sortent immédiatement, ou ils disparaissent par degrés, selon que la foi du patient y aide et que la grâce du guérisseur est agissante. Ainsi, ils fuient épouvantés la présence de ces chrétiens que, de loin, dans vos assemblées publiques, ils maltraitaient. »

Ce que Tertullien et Minucius Félix attestent de la terreur que les chrétiens inspiraient aux démons, des « tourments » que la parole des exorcistes leur infligeait, Lactance le répétera encore, au ive siècle, en nous parlant de ces esprits qui « hurlent, tourmentés et torturés par la vertu de la divine puissance ; » mais, avant lui, et plus proche de Tertullien, un autre Africain illustre, saint Cyprien, l’avait redit, avec une grande précision de détails. Ad Demclriamim, c. xiv, XV. P. L., t. IV, col. 574-575 : « Rougis de rendre un culte à ceux dont tu es toi-même le défenseur ; rougis de demander protection à ceux dont tu es, toi, le protecteur. Ali 1 si tu voulais les entendre et les voir, quand, adjurés par nous, fustigés des fouets spirituels, soumis aux tourments des paroles (perborum lormentis), ils sont expulsés des corps qu’ils possédaient ; quand, avec des gémissements et des hurlements de voix humaine, sentant les coups et les flagellations de la puissance divine, ils confessent le jugement futur ! Viens et constate la vérité de ce que nous aflirmons. Et, puisque ce sont là les dieux que tu prétends honorer, crois au moins ceux que tu honores ; ou si tu veux t’en rapporter aussi à toi-même, il parlera du dedans de toi. et tu l’entendras, celui qui enserre actuellement ton intérieur, celui qui a jeté sur ton âme la nuit aveuglante de l’ignorance. Tu les verras, immobiles et enchaînés devant nous, trembler comme des captifs, en notre présence, ceux que tu acceptes et que tu vénères comme des maîtres. Assurément, alors, au moins, tu pourras avoir honte de tes terreurs, quand tu auras vu et entendu tes dieux avouer incontinent, en réponse à nos interrogations, ce qu’ils sont, et ne pouvoir, en dépit de votre présence, dissimuler plus longtemps leurs prestiges et leurs tromperies. »

Nous retrouvons des attestations analogues chez saint Hilaire de Poitiers, In ps. lxiv, n. 10, P. L., t. ix, col. 419 r « Une fois le diable bouleversé, dit-il, tous ses ministères de terreur le sont également, et le fracas même des puissances ennemies, qui faisait trembler les nations, en ressent un tremblement. Rappelons-nous les accents cadencés des devins, les cris désordonnés des bacchantes ; rappelons-nous ces statues d’airain qui parfois ont émis je ne sais quel bruit mal défini, troublant pour les âmes des auditeurs ; rappelons-nous enfin l’univers entier retentissant du chant des cérémonies profanes. Et maintenant que Jésus-Christ a été annoncé au monde, tout se tait, tout est confondu et chancelant ; car ces divinités des temples païens sont ch.îtiées par la puissance des fidèles ; elles sont tour mentées, déchirées, bridées par les paroles des croyants. Un mot retient, punit, chasse ces êtres invisibles et in compréhensibles pour nous ; les devins sont réduits au silence, les temples sont muets. « Les nations seront « troublées et craindront, « dit le psalmiste, et cela parce cpi’elles verront leurs dieux muets ou ne poussant que des gémissements de douleur lorsque nous leur imposons les mains. »

On voit, par ces dernières paroles, que l’imposition des mains faisait partie des rites de l’exorcisme. Le même détail nous est certifié par le diacre Paulin, en deux endroits de sa Vie de saint Arnbroise. Il raconte, en effet, op. cit., c. xxviii, P. L., t. xiv, col. 36, que le saint archevêque, « dans le temps où il habitait à Florence la maison de Decens, personnage chrétien important, guéril, par de nombreuses prières et par l’imposition des mains, le jeune flls de son hôte, que l’esprit impur tourmentait. » Il écrit pareillement, ibid. ; c. xLiii, col. 42 : « Dans ces jours, nous avons vii, par son commandement accompagné de l’imposition des mains, une multitude de personnes délivrées des esprits impurs. » En revanche, d’après Sulpice Sévère, Dialog., iii, c. vi, P. L., t. xx, col. 215, saint Martin, pour ses fréquents exorcismes, ne se serait astreint à aucun cérémonial déterminé. « Le bienheureux, dit-il, habitait un monastère situé à deux milles de la ville. Or, chaque fois qu’il mettait le pied hors de sa cellule pour venir à l'église, vous auriez vii, dans toute l'église, les énergumènes se mettre à crier et à trembler, comme feraient, devant leur juge, des troupeaux de criminels. C’est au point que les gémissements des démons annonçaient l’arrivée de l'évêque aux clercs, qui n’en avaient pas été informés par ailleurs. J’ai xii, à l’approche de Martin, un démoniaque se soulever et demeurer suspendu en l’air, les bras étendus, de telle sorte que ses pieds ne reposaient pas sur le sol.^Quand Martin entreprenait d’exorciser des possédés, il ne touchait personne de ses mains, il n’adressait à personne des mots de reproche, à la différence de la plupart des clercs, qui déversent un torrent de paroles. Une fois les énergumènes amenés, il ordonnait aux autres de se retirer ; puis, les portes fermées, revêtu d’un cilice et couvert de cendre, il priait, étendu par terre au milieu de l'église. Alors, vous auriez vu ces malheureux agités de diverses façons : les uns étaient soulevés et suspendus en l’air, les pieds en haut, sans que cependant leurs habits vinssent à retomber sur leurs visages et à découvrir leurs corps de manière inconvenante ; d’un autre côté, vous en rencontriez qui, inquiets et tourmentés, alors que personne ne les interrogeait, confessaient pourtant leurs crimes. Ils révélaient aussi leurs noms spontanément, celui-ci avouant qu’il était Jupiter, celui-là Mercure. Finalement, vous auriez vu tous les ministres du diable, tourmentés avec leur chef ; de sorte qu’il nous faut reconnaître en Martin l’accomplissement de ce qui est écrit : Quoniam sancti de angclis judicabunl. »

Relativement aux procédés usités dans l’exorcisme, il ne sera pas inutile de noter encore, surtout à raison du rôle attribué à la crosse de l’abbesse, quelque chose de ce qui se lit dans la vie de sainte Euphrasie, religieuse du commencement du ve siècle. Je reproduis, d’après les Acta sanctorum du 13 mars, un passage assez caractéristique. La sainte, à qui on avait amené une malheureuse démoniaque, s’adressant au démon : « Dieu te le commande, dit-elle, sors de cette femme ; car, si je prends la crosse de l’abbesse, je t’en fustigerai. Et le démon résistant et refusant de s’en aller, Euphrasie saisit la crosse et dit : Sors, ou je te frapperai, n’en doute pas. Il répondit : Comment pourraisje sortir d’elle ? J’ai conclu avec elle un pacte, et il m’est impossible de l’abandonner. Sans hésiter donc, Euphrasie se mit à frapper ; ce qu’ayant fait trois fois,

elle ajouta : Sors de cette créature de Dieu, esprit immonde, et que le Seigneur Jésus-Christ te réprimande. Et le démon de répliquer : Je ne puis la quitter ; pourquoi me maltraites-tu ? Où irais-je ? Euphrasie lui dit : Dans les ténèbres extérieures, au feu éternel, dans les tourments infinis, préparés pour toi, pour Satan, ton père, et pour ceux qui font sa volonté… Et tout d’un coup, le démon, écumant, en produisant un bruit strident et en poussant un grand cri, sortit de cette femme, qui ainsi se trouva guérie. »

Comme l'Église latine, l'Église orientale a connu et utilisé la puissance des fidèles sur les démons. Ici encore les témoignages abondent. Je n’en citerai qu’un petit nombre, parmi les plus saillants. Les rapprochements avec ceux qui précèdent s’indiqueront presque toujours d’eux-mêmes.

Origène, Contra Celsum, 1. VI, n. 4, P. G., t. xi, col. 1425-1426, fait ce raisonnement : « Si la Pythie, quand elle rend ses oracles, est hors d’elle-même, sî elle ne se possède plus, quel est donc l’esprit qui obscurcit son intelligence et sa raison ? Est-il d’une autre espèce que ces démons que la plupart des chrétiens expulsent des énergumènes, et cela sans le secours de vaines pratiques magiques et d’idcantations, par des prières seulement et par de simples adjurations, dont l’homme le moins cultivé est capable ? De fait, ce sont des ignorants, le plus souvent, qui font cela. Ainsi, la grâce de Dieu inhérente à notre religion met à nu la déplorable faiblesse des démons, puisque, pour les vaincre, les éloigner, les faire fuir du corps et de l'âme de l’homme, il n’est point nécessaire d'être un sage ou un esprit très versé dans les vérités de la foi. »

Saint Athanase, De incarnalionc Verbi, n. 47, P. G., t. XXV, col. 179-180, écrit : « Autrefois, tout était plein des artifices des idoles et des superstitions humaines. Les oracles de Delphes, de Dodone, de Bcotie, de Lycie, de Libye, d’Egypte, ceux des Cabires étaient universellement admirés. Mais maintenant, depuis que le Christ a commencé à être prêché partout, ces insanités ont complètement cessé et l’on ne rencontre plus de devins dans le paganisme. Jadis, les démons abusaient les hommes par des apparitions de diverse nature ; embusqués auprès des sources ou des fleuves, dans des arbres, dans des rochers, ils séduisaient les insensés par leurs prestiges ; mais depuis la venue du Christ-Dieu ces tromperies ont pris fin. Désormais, par un simple signe de croix, toutes les fourberies des démons sont repoussées. » Le même Père, Episl. ad Marcellinum, n. 33, P. G., t. xxvii, col. 43-46, signale et condamne les travers de quelques exorcistes : « J’ai appris, disait un vieillard, de la bouche d’hommes instruits que jadis, chez les Israélites, par la seule lecture de l'Écriture sainte, on mettait les démons en déroute et l’on écartait les embûches dressées par eux au genre humain. D’où il concluait combien étaient repréhensibles ceux qui, négligeant cette méthode, se servaient, pour exorciser, de phrases élégantes, puisées ailleurs. Agir de la sorte, c’est plutôt s’amuser et s’exposer à la risée des démons, ainsi qu’il advint à ces Juifs, fils de Scéva, qui essayèrent une semblable manière d’exorcisme. Aussi bien, lorsqu’ils entendent ces formules recherchées, les démons se moquent de ceux qui les emploient. Les paroles des saints, au contraire, ils les redoutent, et Ils sont incapables d’y résister ; car, dans les paroles de l'Écriture ils retrouvent ce Seigneur qu’ils ne pouvaient supporter et à qui ils criaient : Je l’en prie, ne me tourmente pas avant le temps ; tant, rien qu'à voir le Seigneur présent, ils se sentaient brûler t C’est en suivant cette règle que Paul commandait aux démons impurs, c’est grâce à elle que les démons étaient soumis aux disciples… Maintenant encore donc, si quelqu’un veut du bien à des malades, qu’il emploie ce langage, et il soulagera gran dement ces malades, tout en prouvant la vérité et la fermeté de sa propre foi. »

Des abus similaires sont visés par le pseudo-Clément dans sa première lettre Ad virgines, qui est du iiipou du ive siècle. L’auteur avait d’abord, op. cit., c. x, P. G., t. I, col. 401-402, blâmé ces hommes vains et oisifs qui « circulent par les monastères de religieux ou de religieuses sous prétexte de visites, de lecture de l'Écriture sainte, d’exorcisme ou d’enseignement ; » il revient ensuite, ibid., c. xir, col. 407-410, aux exorcismes, qu’il loue, mais dont il rappelle certaines règles : « C’est chose convenable, et bonne, et décente à ceux qui sont frères dans le Christ, de visiter ceux qui sont tourmentés des mauvais esprits, pour faire sur eux des prières et des conjurations utiles et agréables à Dieu. » Puis, après avoir protesté contre la tendance de plusieurs à prodiguer les belles phrases pour paraître savants et éloquents, il conclut : <i Allons donc trouver le frère ou la sœur malade ; visitons-les de la manière qui convient, simplement, par pure charité désintéressée, sans bruit ni bavardage… Qu’après avoir jeûné et prié, on les exoKcise, sans formules élégantes et recherchées, mais en agissant comme des hommes qui ont reçu du ciel le charisme des guérisons, avec confiance et en vue de la gloire de Dieu. »

Saint Grégoire de Nysse, De vila Ephrsemi, P. G., t. xLvi, col. 845-848, raconte la façon expéditive et simple dont Éphrem, à son lit de mort, guérit un possédé. Il s’agissait d’un malheureux dont le démon s'était emparé, après l’avoir fait consentir intérieurement à des intentions d’avarice. Amené auprès du vieillard mourant, et « encouragé par ses paroles, il avoua le dessein qu’il avait conçu à part soi de ne point se conformer aux instructions du saint (pour l’emploi d’une somme d’argent). Devant son aveu, Éphrem, plein de bonté, se sentit ému de compassion ; et aussitôt, se mettant à prier et lui imposant les mains, il le délivra de son infirmité, lui rendit sa première santé, et ajouta cet avertissement : Faites, mon ami, ce que vous avez promis depuis longtemps. » S. Épiphane, Hser., xxx, n. 8, P. G., t. xxx, col. 557-558, rapporte le cas d’une femme à laquelle des magiciens prétendaient inspirer une passion impure, mais contre laquelle ils s’acharnèrent en vain trois nuits durant, parce qu’elle se fortifiait « par le secours de la foi et par le signe du Christ. » Ce a signe du Christ » est évidemment le signe de la croix, dont Athanase vantait déjà la vertu invincible et que saint Grégoire de Naziunze, Carm. adv. iram, v. 415-420 ; De expulsione dsemonum et invocat. Cliristi, P. G., t. xxxvii, col. 841842, 1389, assure « être redoutable à tous les ennemis et lui avoir toujours fourni contre eux aide et protection. Il Saint Jean Chrysostome, De incomprehensibiii Dei natura, homil. iii, n. 7 ; iv, n. 4, P. G., . t. XLVii, col. 727, 733, atteste que, de son temps, pendant la célébration des saints mystères, « un diacre introduisait les démoniaques dans l'église et leurordonnait de courber la tête. » Ils devaient ainsi prier par leur attitude même, et, en outre, par le spectacle de leur misère et de leur humble silence, exciter les autres fidèles à prier avec eux, et pour eux.

Un peu antérieur à Grégoire de Nazianze, à Chrysostome et à Épiphane, saint Cyrille de Jérusalem est sans doute celui des Pères grecs qui a parlé le plus souvent des exorcismes. Il a surtout en vue les exorcismes qui étaient déjà en usage pour le baptême solennel, et il comprend sous cette dénomination, outre la conjuration proprement dite, l’ensemble des cérémonies préparatoires au sacrement, dont il s’attache à exposer le sens et les avantages. Procat., n. 9, P. G., t. XXXIII, col. 347-350, il dit : « Recevez les exorcismes avec dévotion. Qu’on vous exorcise ou qu’on soufïle sur vous, c’est pour votre bien. Imaginez

de l’or souillé, gâté, mélangé d'éléments divers : airain, étain, fer, plomb. Vous voulez avoir l’or seul et à part. Sans le feu, impossible de le dégager des matières étrangères. De même, sans les exorcismes, qui sont divins et puisés dans les divines Écritures, impossible de purifier l'âme. On vous a mis un voile sur le visage, pour aider à l’attention et au recueillement de la pensée, de peur que l'œil vagabond n’entraîne le cœur dans ses divagations. Mais le voile qui couvre les j’eux n’empêche pas de recevoir par les^ oreilles un secours salutaire. De même, en effet, que des orfèvres habiles, qui veulent fondre l’or dans le creuset et attiser le foyer placé en dessous, arrivent à leur but en lançant l’air sur la flamme au moj’cn d’appareils ingénieux, de même l’Esprit-Saint, par ceux qui exorcisent, inspire la crainte et stimule l'âme, enclose dans le corps comme en un creuset, et le démon s’enfuit, et la santé demeure avec l’espoir de la vie éternelle ; enfin, purifiée de ses péchés, l'âme arrive au sidut. » Plus loin, ibid., n. 14, col. 353-356, Cjrille insiste en détail sur les règles de décence à observer dans les exorcismes, et il veut, notamment, que les catéchumènes des deux sexes soient rangés en deux groupes séparés, « les hommes avec les hommes, les femmes avec les femmes. » Cat., xiii, n. 3, P. G., t. xxxiii, col. 773-776, il vante l’efricacité des exorcismes chrétiens, en tant surtout qu’elle repose sur le mystère de la croix : « Si quelqu’un ne croit pas à la vertu du crucifié, qu’il interroge les démons ; si des paroles ne le convainquent point, qu’il se rende devant des faits éclatants. Il y a eu, par le monde, bien des hommes attachés sur une croix, et pourtant aucun d’eux n’est redouté des puissances infei’nales, qui tremblent au seul aspect du signe de la croix sur laquelle notre Christ est mort pour nous. C’est que les premiers ont été crucifiés pour leurs propres péchés, tandis que le Christ s’est livré pour les péchés d’autrui. » Nous apprenons encore de Cyrille qu’il existait des exorcismes même pour l’huile des catéchumènes. Il écrit, en clïet, Cat., xx, n. 3, col. 1079-1080 : ' Ainsi dépouillés, vous avez été oints de l’huile exorcisée, depuis le sommet de la tête jusqu'à la plante des pieds, et vous vous êtes trouvés associés à l’olivier franc qui est Jésus-Christ. Détachés de l’olivier sauvage, vous avez été entés sur le tronc de l’olivier franc, vous avez part à la sève vigoureuse du véritable olivier. L’huile exorcisée était donc un symbole, signifiant l’association à la vigueur du Christ et écartant incontinent tout vestige de la puissance ennemie. De même que le souffle des saints et l’invocation du nom de Dieu brûlent les démons, comme ferait une flamme très ardente, et les met en fuite, de même cette huile exorcisée acquiert, par l’invocation de Dieu et par la prière, une telle force que non seulement elle purifie, en les brûlant, les traces des péchés, mais qu’elle met en déroute les invisibles puissances du mai. »

III. Discipline actuelle et doctrine del'Église. — 1° Exorcisme des possédés. — L'Église n’a pas abandonné, il n’y a aucune apparence qu’elle doive abandonner jamais la pratique des exorcismes, même des exorcismes au sens plein et primitif du mot, c’est-àdire des rites destinés à expulser le démon des personnes, des lieux ou des objets où sa présence et son influence se trahissent par des manifestations sensibles. Voir Démons et Démoniaques. Mais c’est une doctrine traditionnelle, déjà formulée par saint Hihiire et saint Athanase, voir plus haut, et solennellement rappelée par le concile provincial de Vienne de 1858, tit. IV, c. x, CoUeclio lacensis, t. v, col. 186, qu’avec la diffusion universelle du christianisme le démon a vu son pouvoir diminué et que, par conséquent, les cas de véritables possessions diaboliques sont devenus beaucoup plus rares. D’ailleurs, les in convénients de la précipitation et de méprises éventuelles en semblable matière, très regrettables de leur nature et en toutes circonstances, acquerraient facilement, à notre époque, dans un monde frondeur et trop sceptique, une gravité exceptionnelle. C’est une des raisons qui ont déterminé l'Église à tracer, soit pour le discernement des cas de possession, soit pour l’exorcisme lui-même, des règles strictes et précises dont ou trouvera un résumé à l’art. [Exorciste. Ces règles tendent aussi à sauvegarder constamment, dans les rapports avec les mauvais esprits, et les droits souverains de Dieu, et la dignité humaine ; elles vont à empêcher qu’aucune forme de conjuration ne dégénère soit en pratique superstitieuse et magique, considérée comme agissant en quelque façon mécaniquement, soit en une sorte de prière ou d’hommage adressé au démon, et, par conséquent, eu un acte d’idolâtrie satanique. Telles sont les idées et les préoccupations qui ont guidé toutes les générations chrétiennes dans l’usage des exorcismes, comme on peut le voir par les témoignages que nous avons empruntés aux Pères.

Elles se retrouvent dans les principes formulés et défendus par les grands théologiens, notamment par saint Thomas d’Aquin, excellent interprète, ici comme ailleurs, de la tradition catholique. Le docteur angélique se demande, Siim. tlieoL, II Ilf, q. xc, a. 2, « s’il est permis d’adjurer les démons, » et il répond : « Il y a deux sortes d’adjurations : l’une, par manière de prière ou de sollicitation, et qui est fondée sur le respect qu’on porte à un être saint ; l’autre, par manière de compulsion. Il n’est pas permis d’adjurer les démons de la première manière, parce que cette forme d’adjuration paraît impliquer une certaine amitié, une certaine bienveillance, sentiments que nous ne pouvons avoir à l'égard des démons. Quant à la seconde manière d’adjurer, celle qui est compulsive, son usage sera permis ou ne le sera pas, suivant le but que l’on poursuivra. Dans le cours de cette vie, en effet, les démons sont pour nous des ennemis. Mais leurs actes ne sont pas soumis à notre pouvoir ; ils sont, en revanche, soumis au pouvoir de Dieu et des saints anges ; car, selon saint Augustin, De TriniL, 1. III, c. iv, « l’esprit i( rebelle est gouverné par l’esprit juste. » Nous pouvons donc, pour empêcher les démons de nous nuire dans nos âmes ou dans nos corps, les repousser comme on repousse des ennemis, en les adjurant par la vertu du nom divin, usant en cela de la puissance divine que le Christ nous a communiquée lorsqu’il a dit, Luc, x, 19 : Voilà que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les seorpions et toute la puissance de l’ennemi, et elle ne pourra vous nuire en rien. Mais il n’est pas permis de les adjurer pour en apprendre quelque chose, non plus que pour obtenir quelque chose par eux, parce que cela impliquerait une sorte d’association avec eux. »

L’efficacité des exorcismes pour expulser les démons est analogue à celle que les théologiens catholiques reconnaissent à cette catégorie d’actes et d’objets qu’ils appellent des sacramentaux ; elle est donc, non point d’ordre physique, mais d’ordre moral ; elle n’est pas, du moins suivant l’opinion la plus commune, ex opère operato, comme celle des sacrements, bien qu’elle ne repose pas principalement et proprement sur la sainteté personnelle de l’exorciste ; à plus forte raison, elle n’est pas inconditionnée et infaillible. Indépendamment des mérites du ministre, elle s’explique par trois considérations, elle a comme un triple aspect : a) les démons ont naturellement horreur des mystères de notre religion auxquels se rattache le souvenir de leur défaite ; voilà pourquoi, à la seule vue du signe de la croi.x, à la simple invocation du nom de Jésus, etc., ils souffrent et s’enfuient ; b) c’est l'Église qui prie dans la personne de l’exorciste, c’est à sa

prière qu’est accordée par Dieu la fuite des démons, et, à cause de sa sainteté, elle obtient facilement de son divin Époux cette grâce, comme toute autre grâce : c) cette même Église semble avoir reçu un pouvoir spécial de commander aux démons, car, dans l’ordination des exorcistes, elle communique à ceux-ci ce qu’elle appelle une puissance, et elle désigne apparemment par ce nom autre chose qu’une simple faculté ou mission de prier solennellement et à titre officiel. Toutefois Dieu peut avoir, dans chaque cas particulier, d’excellentes raisons, connues de lui seul, de s’opposer au départ des démons, et ainsi le pouvoir d’exorciser ne saurait être efficace sans conditions. On conçoit du reste que, dans la fixation de ces conditions, Dieu accorde une attention particulière aux qualités et aux dispositions tant du ministre que du patient. Rien d'étonnant donc que l'Église aussi, dans ses prescriptions relatives à l’exorcisme, insiste sur la conduite irréprochable de l’exorciste, sur le recours au jeûne et à la prière, expressément recommandés par NotreSeigneur, sur la multiplication des signes de croix, sur l’emploi des reliques, de l’eau bénite, etc., sur la nécessité de commander à l’esprit malin et de lui commander au nom de Dieu. Voir Exorciste.

Exorcismes préparatoires au baptême.

L'Église,

qui a, dès le ii° ou le ni"-e siècle, établi un ordre distinct de clercs en vue des exorcismes, a aussi, de bonne heure, nous l’avons vu parla doctrine de saint Cyrille de Jérusalem, introduit, pour tous les catéchumènes adultes ou enfants, les exorcismes préparatoires à la régénération baptismale. Ce n’est pas assurément qu’elle vît dans tous les non-baptisés autant de possédés au sens rigoureux du mot, ou qu’elle crût, par cette cérémonie particulière, pouvoir suppléer ou prévenir l’effet propre du sacrement. Mais tout péché, soit actuel, soit originel, constitue celui qui en est entaché dans une véritable dépendance à l'égard du démon, encore que les marques de cette servitude n'éclatent pas nécessairement aux yeux. Satan voit, il est en droit de voir dans tous les pécheurs des compagnons de malice et de malheur, appelés à partager son sort éternel, à devenir les sujets de cet empire maudit dont il est le chef. « Quiconque commet le péché, dit Notre-Seigneur, Joa., viii, 34, est l’esclave du péché. » Pareillement, il est l’esclave du démon, premier auteur du péché et inspirateur de tout péché ; il est pris, dit saint Paul, Eph., vi, 11, dans « les embûches du diable ; » il tombe « dans le filet du diable. » I Tim., III, 7 ; II Tim., ii, 26. Bien plus, Notre-Seigneur et les apôtres nous attestent que les pécheurs « ont le diable pour père, » qu’ils sont ses « fils » , « issus de sa race. » Joa., VIII, 44 ; Act., xiii, 10 ; I Joa., iii, 8, 10. Cette dangereuse accointance avec le prince de l’enfer ne saurait, dans un catéchumène, être rompue, détruite, que parle sacrement même du baptême ; c’est le baptême seul qui, d’un « enfant de colère » , Eph., ii, 3, d’un fils du diable, peut faire un enfant de grâce, un fils de Dieu et de l'Église. L’exorcisme, qui précède le rite sacramentel proprement dit, nous apparaît comme une représentation anticipée de son effet principal, qui est la délivrance du péché et, par conséquent, la délivrance du joug du démon. Voir t. ir, col. 1984. De là vient que saint Augustin, dans la controverse avec les pélagiens, a maintes fois allégué, Episl., cxciv, n. 46, P. L., t. xxxiii, col. 890 ; Contra Julian., III, 8, P. L., t. xxxiv, col. 705, l’application de l’exorcisme aux enfants, comme une des preuves du péché originel. Voir t. ii, col. 195-196. Mais, outre sa portée symbolique, l’exorcisme baptismal a une double efficacité préparatrice au baptême : il écarte les obstacles qui viendraient du démon et produit dans le sujet les dispositions requises. Ce point de doctrine est encore très bien mis en lumière par

saint Thomas, Sum. theol., III', q. lxxi, a. 3 : » Quelques-uns, dit-il, ont prétendu que les rites de l’exorcisme ont une signification, mais ne produisent rien. Cette opinion est erronée, car l'Église se sert, dans les exorcismes, de formules impératives pour refouler la puissance du démon, par exemple, quand elle dit : Sors donc, diable maudit, etc.D’où il faut conclure que les exorcismes produisent un effet, différent pourtant de celui que produit le baptême même : par le baptême, l’homme reçoit la grâce pour la pleine rémission de ses fautes, tandis que les rites de l’exorcisme écartent deux obstacles à la réception de la grâce salutaire. Le premier obstacle, externe et consistant dans les efforts du démon pour s’opposer au salut de l’homme, est écarté par les souffles purificateurs, expulsifs de la puissance diabolique, suivant la parole citée de saint Augustin, De sijmbolo, 1. I, c. i : Parvuli exsufflanfur et exorcizantur, ut pellatur ab eis diaboli potestas inimica, quse decepil homincm ; il est écarté, dis-je, de telle sorte qu’il n’empêche point la réception du sacrement. Mais la puissance du démon sur l’homme, quant à la tache du péché et à l’obligation d’en porter la peine, subsiste jusqu'à ce que le péché soit effacé par le baptême ; et c’est en ce sens que saint Cyprien dit : « Sache que la malice du diable peut demeurer jusqu’au bain salutaire ; dans le baptême, par contre, toute méchanceté disparaît. » Le second obstacle est interne et consiste en ce que, par suite de l’infection du péché originel, les sens de l’homme sont fermés à la perception des vérités du salut. C’est pourquoi Raban Maur dit. De institulione dcricorum, 1. I, c. xxvii, a que la sagesse et la puissance divines opèrent le salut du catéchumène par la salive symbolique et le contact du prêtre, en ouvrant les narines pour faire percevoir la bonne odeur de la connaissance de Dieu, en ouvrant les oreilles pour faire entendre les commandements de Dieu, en éveillant au fond du cœur les sentiments qui nous font répondre à la grâce. » Dans le Rituel romain, sous les deux titres : Ordo baptismi parvulorum, Ordo baptismi adultorum., nous retrouvons, prescrites pour l’exorcisme, la plupart des cérémonies que saint Cyrille de Jérusalem et d’autres anciens connaissaient déjà et qu’ils ont commentées. Après les premières interrogations et les premières réponses, qui aboutissent à la constatation du désir d'être baptisé, le prêtre souffle légèrement, à trois reprises, sur le visage du postulant, en prononçant ces paroles explicatives du geste : « Sors de lui, esprit impur, et cède la place au Saint-Esprit Paraclet. » Il devra tracer un grand nombre de signes de croix sur la tête et sur toute la personne du catéchumène, et il en ouvre immédiatement la série, en le signant sur le front et sur le cœur. Ensuite, il lui impose les mains, ' pour signifier la descente de la grâce et des dons célestes ; il lui introduit entre les lèvres quelques grains de sel préalablement bénit, symbole de sagesse ; du bout de son doigt, humecté d’un peu de salive, il lui touche les narines et les oreilles, en redisant le mot de NotreSeigneur : Ephphetha, pour entr’ouvrir ses sens aux choses du salut et les fermer aux suggestions et aux inlluences du démon ; enfin, lui ayant fait déclarer qu’il renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, il l’oint d’huile sur la poitrine et entre les épaules, comme pour le fortifier, à la manière des athlètes antiques, en vue des luttes à venir. Mais surtout il multiplie les invocations à Dieu et les adjurations et objurgations au démon. A celui-ci il dit, par exemple : « Je t’exorcise, esprit immonde, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, pour que tu sortes et t'éloignes de ce serviteur de Dieu N. Celui qui te le commande, être maudit et damné, c’est celui-là même qui a marché sur les flots de la mer et qui a soutenu Pierre, commençant à s’y enfoncer. Par conséquent, diable maudit, reconnais la sentence qui te frappe, et rends honneur au Dieu vivant et véritable ; rends honneur à Jésus-Christ, son fils ; rends honneur au Saint-Esprit, et retire-toi de ce serviteur de Dieu N., appelé par la bonté de Dieu et de Notre-Seigneur Jésus-Christ à la grâce, à la bénédiction, à la fontaine du baptême. Et ce signe de croix, que nous imprimons sur son front, n’aie jamais, diable maudit, l’audace de le profaner. »

Pour le baptême des adultes, les prières de l’exorcisme sont plus longues, ses cérémonies plus nombreuses ; et de même que le sujet répond personnellement aux questions posées par le prêtre, de même il prend, naturellement, une part plus active à l’accomplissement des différents rites. Cf. F. J. Dôlger, Der Exorcismus im altcliristlichem Taufrilual, Paderborn, 1909 ; Kawereau, art. Exorcismus, dans Realencydopâdie fiir protestantische Théologie iind Kirche, Z<^ édit., Leipzig, 1898, t. v, p. 695-700.

Exorcismes des choses inanimées.

Ce n’est pas seulement en faveur des personnes que l'Église estime les exorcismes utiles et les pratique ; c’est parfois à l'égard des habitations ou d’autres objets matériels. Elle sait que les démons, en tant que natures intelligentes et supérieures, ont la capacité naturelle d’agir dans le monde visible et d’en faire servir les forces à leurs desseins pervers, bien que leur action, là comme ailleurs, reste toujours subordonnée aux règles et limites imposées parla divine providence. Elle professe également aussi que, par suite du péché, ce pouvoir originel des esprits mauvais a pris une extension nouvelle. En conséquence, des lieux et des choses, aussi bien que des personnes, peuvent être soumis à certaines influences diaboliques spéciales. L’exorcisme pratiqué en vue d'éventualités de ce genre n’est donc pas autre chose qu’une prière adressée à Dieu, au nom de son Église, pour qu’il daigne arrêter ou refréner les influences dont il s’agit ; et cette prière, qui implique la foi en sa toute-puissance, implique pareillement l’espérance et une confiance filiale en sa miséricordieuse bonté. Parmi les choses auxquelles l’usage et le langage ecclésiastiques appliquent un exorcisme ou une bénédiction sous fonne d’exorcisme figurent notamment l’eau, le sel, l’huile ; et ces choses servent à leur tour pour la bénédiction ou la consécration, surtout solennelle, d’autres objets et de lieux destinés au culte public ou privé, comme temples, autels, ornements sacrés, cloches, etc. L’eau bénite, d’un usage si fréquent et si populaire parmi les fidèles, est ellemême un mélange d’eau et de sel exorcisés, auquel, grâce à la prière solennelle de l'Église, Dieu a attaché une vertu de protection spéciale contre les esprits infernaux. Voir Eau bénite.

Concluons en soulignant le caractère éminemment religieux et moral de l’exorcisme. L’exorcisme, tel qu’il a toujours été reçu dans l'Église catholique, est une conséquence naturelle, logique, de la croyance aux possessions diaboliques. Qu’il s’applique d’ailleurs directement à des personnes ou à des choses, non seulement il est fondé sur la promesse du Christ, Marc, XVI, 17, ainsi que sur son exemple et celui des apôtres, et conforme aux principes et aux usages de toute la tradition chrétienne, mais il constitue un acte de religion au fond duquel une analyse attentive découvre les éléments essentiels de divers actes vertueux. Exorciser dans les limites et en suivant les conditions rappelées plus haut, c’est attester qu’on croit et à l’existence des anges, et à la déchéance d’une partie d’entre eux, et aux suites funestes du péché, et surtout à la toute-puissance et à la miséricorde divines, desquelles on attend protection et secours efficaces contre les agissements des esprits mauvais. Les exorcismes, parce que leurs formules ne coiniiortenl, à l’adresse des démons, que des propositions impératives ou même comminatoires et des appellations humiliantes pour eux, évitent jusqu'à l’apparence d’hommages idolâtriques. En outre, parce que ces ordres sont donnés, ces menaces proférées, ces re' proches articulés au nom de Dieu ou de Jésus-Christ, parce que l’on attend de Dieu seul leur efiicacité, qu’on sait conditionnée par diverses dispositions morales du sujet ou du ministre, l’ensemble n’a rien du caractère magique et superstitieux des pratiques plus ou moins analogues que nous avons relevées chez différents peuples tant anciens que modernes. Que d’ailleurs, dans les siècles passés, on ait pu parfois abuser du recours à ces conjurations solennelles, en supposant trop facilement une intervention satanique, cela a priori ne serait pas très étonnant. Mais nous n’avons pas à examiner la question à ce point de vue purement historique. Cet article avait pour but de mettre en lumière le principe et l’essence de l’exorcisme ; il nous sulîit d’en avoir constaté la légitimité, en même temps que la sagesse des prescriptions par lesquelles l'Église en a réglé l’usage.

Probst, art. Ex3rris-niis, dans Kircheiilexikon, Frlbourg en-Brisgau, 1886, t. v, col. 1141-1146 ; Toner, art. Exir(i.sm, daiis The catholic encyclopedia, New York, 1909, t. v. p. 709-711.

J. FORGET.