Dictionnaire de théologie catholique/JUGEMENT III. Données de l'Ecriture : Ancien Testament

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 162-171).

III. Données de l’Écriture : Ancien Testament.

— Un des objets de la révélation divine devait être et fut en réalité de donner aux hommes le sens plus ferme et la notion exacte de leurs destinées futures, plus ou moins bien entrevues par le paganisme.

II est d’ailleurs reconnu que cette révélation a suivi une loi de développement. Nulle part cette loi ne se vérifie mieux qu’en matière eschatologique et les meilleurs théologiens n’ont pas craint de reconnaître que le judaïsme n’eut sur ce point que des notions très imparfaites. « La loi de Moïse, a dit Bossuet, ne donnait à l’homme qu’une première notion de la nature de l’âme et de sa félicité… Mais les suites de cette doctrine et les merveilles de la vie future ne furent pas alors universellement développées, et c’était au jour du Messie que cette grande lumière devait paraître à découvert… Encore donc que les Juifs eussent dans leurs Écritures quelques promesses des félicités éternelles et que, vers le temps du Messie où elles doivent être déclarées, ils en parlassent beaucoup davantage, comme il paraît par les livres de la Sagesse et les Macchabées, toutefois cette vérité faisait si peu un dogme formel et universel de l’ancien peuple que les Sadducéens, sans la reconnaître, non seulement étaient admis dans la synagogue, mais encore élevés au sacerdoce. C’est un des caractères du peuple nouveau de poser pour fondement de la religion la foi de la vie future, et ce devait être le fruit de la venue du Messie. » Discours sur l’Histoire universelle, ii, 19, Œuvres complètes, édition Vives, t. xxiv, Paris, 1864, p. 459-460.

Si le judaïsme présentait encore cette infériorité au seuil de l’ère chrétienne, il faut s’attendre à la constater bien davantage à l’origine. Cependant toute cette histoire est dominée par l’affirmation d’une loi primordiale de justice : là est le fondement ferme du dogme eschatologique et qui devait en commander successivement les diverses applications.

I. Période primitive.

1<> La justice divine. — Toutes les incertitudes ou les lacunes du paganisme en matière de jugement ont leur cause dans l’insuffisance de sa théodicée. Avec la notion de Dieu, le judaïsme, au contraire, tenait de la révélation une perception très nette de ses attributs et principalement de sa justice.

1. Principe.

Elle s’affirme en actes décisifs dès les premiers pas de l’histoire humaine. On y voit Dieu frapper sévèrement Adam et Eve pour leur désobéissance, et punir jusqu’au serpent qui avait été l’instrument de leur chute, Gen., iii, 14-19 ; maudire Caïn pour son crime, ibid., iv, 10-15, et récompenser Hénoch pour ses vertus, ibid., v, 24 ; déchaîner le déluge sur le monde coupable, ibid., vi, 5-8, et faire tomber le feu du ciel sur Sodome et Gomorrhe. Ibid., xix, 23-26. Tous ces traits étaient bien propres à marquer que le Dieu d’Israël est un Dieu qui hait le mal et qui sait le châtier.

Plus tard, la promulgation du Décalogue s’accompagne de sanctions : larges bénédictions pour ceux qui y sont fidèles, châtiments pour ceux qui en violeront les préceptes essentiels. Ex., xx, 5-6. Et cette justice n’est pas moins parfaite dans son exercice que rigoureuse dans ses exigences. De très bonne heure on

voit apparaître ces formules que le christianisme adoptera comme l’expression aussi simple que profonde de son idéal. Jahvé est un Dieu « qui ne fait point acception de personnes. > Deut., x, 17, et qui rend à chacun selon ses œuvres. I Reg., xxvi, 23. Toute l’histoire des Juges est la preuve qu’on croyait en Israël au fonctionnement régulier de cette justice, qui s’exerçait en harmonisant la situation du peuple avec son attitude envers Dieu.

Chez les prophètes, ces germes s’épanouissent en énoncés formels, qui forment un des traits les plus caractéristiques de leur monothéisme moral. Jahvé est le maître souverain qui dispose à son gré la marche du monde et de l’histoire humaine. Son action providentielle n’est pourtant pas arbitraire : il est le Dieu saint qui aime le bien et déteste le mal, le Dieu juste qui récompense l’un et punit l’autre. Cette justice est la norme de son gouvernement envers les peuples étrangers. S’ils sont frappés, c’est à cause de leur méchanceté, disait le Deutéronome, ix, 4-6, et redisent à leur tour les Prophètes. Cf. Am., i, 3 ; ii, 4. Mais la même règle s’applique également à Israël : ses crimes recevront leur châtiment, ibid., ii, fi, et son élection elle-même ne sera qu’un titre de plus à la divine sévérité. Ibid., iii, 2.

En un mot, « la voie de Jahvé est un rempart pour l’intégrité : mais elle est une ruine pour ceux qui font le mal. Le juste ne chancellera jamais : mais les méchants n’habiteront pas le pays. » Ces maximes des Proverbes, x, 29-30, résument bien la prédication des prophètes et la foi religieuse de tout Israël. Pour n’avoir pas encore reçu tout son dévelopju ment, le principe capital de la justice divine n’en est pas moins formelle nient posé.

2. Conditions de son exercice. — Mais l’applicat ion en est conditionnée par un certain nombre de conceptions connexes, qui furent toujours vivaces en Israël et plus que jamais actives aux premiers jours de Eon histoire.

D’une part, le plan de la Providence est plutôt orienté vers la nation que vers les individus. C’est le résultat de l’alliance : Jahvé a choisi Israël peur son Peuple et Israël l’a choisi pour son Dieu. Aussi est-ce je peuple comme ensemble qui reçoit ses promesses et qui devient désormais dans le monde solidaire de l’honneur de son nom. De là découle une double conséquence : c’est que les destinées de la communauté passent au premier plan et que celles de l’individu lui sont subordonnées, sinon sacrifiées : c’est aussi que le principal champ d’action de la justice divine reste le monde présent, le seul où l’existence nationale d’Israël, tant pour lui que pour les autres, compte comme une réalité.

Une certaine sociologie appuie et complète cette théodicée. En Israël comme dans tous les peuples primitifs, l’importance de la personnalité s’efface devant celle du groupe. Il existe une profonde solidarité, une sorte d’unité morale entre le chef de famille et son entourage ou sa descendance, d’une manière plus générale entre le chef et les membres de la tribu. Parce qu’ils ont besoin les uns des autres, ils sont faits pour prospérer ou péricliter, pour jouir ou souffrir les uns pour les autres, les uns par les autres. Et cette notion solidariste de la vie contribue également à maintenir dans les horizons terrestres l’action de la Providence.

L’anthropologie achève de l’y fixer. Malgré le spiritualisme fondamental inclus dans le récit de la création, (an., i, 20-27, le judaïsme n’eut jamais qu’une Idée très Imparfaite de l’Ame. Ses pensées spéculatives, et plus encore ses instincts pratiques, vont à l’homme concret, et là est la raison du fait bien connu qu’il n’eut jamais qu’un attrait médiocre pour les biens

proprement spirituels. Il s’ensuit que les bénédictions ou malédictions divines doivent se traduire en réalités présentes et sensibles. Quant à la mort, si elle ne détruit pas entièrement l’être humain, elle le place dans un état inférieur. L’existence d’une autre vie ne fait aucun doute pour l’Israélite ; mais, à l’instar des autres Sémites, il conçoit le défunt, dès là qu’il est privé de son corps, comme une ombre pâle et diminuée. En conséquence, la vie future n’offre pas d’intérêt et ne peut surtout pas offrir de sanctions. « Tout ce que ta main peut faire, fais-le dans ta force ; car il n’y a ni action, ni réflexion, ni science, ni sagesse au séjour des morts. » Eccl., ix, 10.

Il faut avoir présentes à l’esprit ces notions générales de la pensée juive pour comprendre comment pouvait se poser et se résoudre pour elle le problème de la justice de Dieu.

2° Application de la justice : La loi de rétribution individuelle. — Elle s’applique d’abord dans l’ordre individuel.

1. Base psychologique.

- Parce que fait à l’image de Dieu, l’homme est un être conscient et moral. Du moment qu’au paradis Dieu lui intime un précepte avec menaces à l’appui, Gen., ii, 16-17, c’est dire que la créature raisonnable est considérée comme libre et responsable. Même après la chute, Caïn a dans sa volonté la force de dominer ses mauvais instincts. Jbid., iv, 7. Les punitions qui suivent dans un cas et dans l’autre attestent que cette responsabilité n’est pas un vain mot et que Dieu la consacre par des sanctions effectives. Il est inutile de prolonger l’enquête sur une idée aussi élémentaire et aussi nettement aflirméc dès le premier jour. « Rien sans doute de plus clair chez les Juifs que l’idée de rétribution. Leur concept de la justice divine est trop parfait, leur idée de la taule est trop morale, trop au-dessus du concept de l’infraction rituelle, pour qu’ils n’aient pas l’idée de récompense et de châtiment : autant le Juif croit en Dieu, autant il croit en un Dieu rémunérateur. » J. Touzard, Reuue biblique, 1898, p. 215.

2. Vie future.

Mais les conceptions hébraïques de la vie future ne permettaient guère de situer cette rémunération dans l’au-delà. Tous les morts se rendent uniformément au scheol, qui sera désormais leur séjour définitif. C’est un lieu souterrain, qu’on se figure comme un gouffre immense qui s’étend dans les profondeurs de la terre. La lumière du jour n’y parvient pas, Job, x, 21-22 ; en conséquence, c’est un lieu de ténèbres et de confusion semblable au chaos. Non seulement les défunts y sont privés des joies du soleil et de la vie, mais ils n’ont même plus la consolation d’adresser à Dieu leurs louanges. Ps. xxx, 10 ; lxxxviii, 12-13 ; cxv, 17. Aussi le scheol est-il un lieu redouté que les meilleurs voient venir avec épi uvante. IV Reg., xx, 1-3 ; Is., xxxviii, 10-20 ; Ps., vi, 2-6.

Ce n’est donc pas là qu’il faut chercher les sanctions . « Après le trépas, le Juif ne voit plus de récompense ni de châtiment. Le séjour des morts est essentiellement égalitaire. Rons et méchants s’y rencontrent dans une commune infortune : il n’existe aucune trace précise de différence. » Il est question de deux hommes seulement, Ilénoch et Élie, que Dieu enlève au ciel, Gen., v, 14 et IV Reg., ii, 11 ; « mais ces deux cas sont tellement exceptionnels qu’on ne saurait regarder le sort de ces saints personnages comme la destinée commune des justes. » J. Touzard, loc. cit.. p. 216. Comme tant de peuples anciens, Israël a commencé par n’établir aucune lien entre la croyance à la survie cl l’idée morale de rétribution. Voir IsAIE, ci-dessus col. 47-48.

On a cherché souvent à expliquer cette conception archaïque par les attaches ethniques du peuple hébreu. « Les idées eschatologiques des Juifs et celles des

Chaldéens présentent un très grand nombre de points de contact… Rien à cela d’étonnant. Lorsque Dieu commença d’éduquer le peuple choisi, les esprits n’étaient pas à l’état de table rase. Il les prit avec les idées qu’ils tenaient de leur pays d’origine. » J. Touzard, ibid., p. 217. Mais ne faut-il pas compter aussi avec certaine psychologie populaire, partout répandue, qui porte l’humanité au souci exclusif des réalités expérimentales ? État d’esprit instinctif auquel Israël n’a pas échappé, mais que la révélation divine s’est appliquée à combattre et contre lequel elle a fini par prévaloir.

3. Sanctions terrestres.

Si la justice divine n’atteint pas la vie future, elle doit d’autant plus se réaliser dans celle-ci. Rien de plus clair dès les plus anciennes pages de la Bible. Les sanctions portées contre les premiers parents et contre l’homicide Caïn sont toutes d’ordre temporel. Ainsi en est-il plus tard ; mais, dans cet ordre d’idées, les sanctions divines revêtent la plus grande variété de formes.

Il en est de strictement personnelles. Comme récompense de sa fidélité à Dieu, le juste recevra tout ce qui peut faire ici-bas le bonheur de l’homme : richesse et bien-être, Ps., cxii, 3 ; longue vie, Ex., xx, 12 et Ps., cxxviii, 5-6 ; postérité nombreuse et puissante. Ps., cxii, 2 et cxxviii, 3. En un mot, tout lui réussira, Ps., i, 3, et, après sa mort, sa mémoire restera bénie. Ps., cxii, 6. Au contraire, le pécheur ne rencontrera que troubles et infortunes ; il sera frappé d’une mort précoce et son souvenir sera un objet de malédiction. Les discours que les amis de Job tiennent au patriarche expriment fidèlement cette doctrine judaïque, d’après laquelle le sort extérieur de l’homme est toujours en proportion avec l’état de sa conscience. « Cherche dans ton souvenir, dit Éliphaz : quel est l’innocent qui a péri ? Quels sont les justes qui ont été exterminés ? Pour moi, je l’ai vii, ceux qui labourent l’iniquité et qui sèment l’injustice en moissonnent les fruits ; ils périssent par le souille de Dieu ; ils sont consumés par le vent de sa colère. » Job, iv, 7-9.

Dans cette perspective, le scheol est parfois associé à l’idée de sanction. Car la descente prématurée au séjour des morts est le plus terrible châtiment de l’impie. Ps., xlix, 15 et cv, 16. Le juste, au contraire, comme c’est le cas pour Job, peut se trouver dans des épreuves telles que la mort lui paraisse une délivrance. Job, iii, 20-22.

Ce dernier trait nous avertit qu’on ne saurait s’en tenir à un point de vue strictement individuel. Sur ce terrain limité, la justice divine se trouverait souvent en défaut. Voilà pourquoi elle se complète par une conception solidariste, qui permet de saisir l’individu dans sa descendance, la famille étant considérée comme une sorte de prolongement de son chef. Dès le Sinaï, Jahvé se révèle comme le Dieu jaloux qui punit l’iniquité des pères jusqu’à la troisième et quatrième génération, mais aussi comme le Dieu bon qui fait miséricorde jusqu’à la millième génération à ceux qui gardent ses commandements. Ex., xx, 5-6 ; xxxiv, 7 ; Deut., v, 9-10. L’idolâtre sera puni par Dieu, non seulement dans dans sa personne, mais dans les siens, Lev., xx, 5, cf. Is., xiv, 21, et la maison d’Héli est tout entière frappée à cause des injustices commises par les enfants du grand prêtre. I Reg., ii, 13-14. Inversement, il est dit des patriarches qu’ils seront bénis dans leur postérité, Gen., xvii, 4-8, et c’est pourquoi les Israélites attachèrent toujours tant d’importance à leur qualité d’enfants d’Abraham. Jusqu’au temps des prophètes, le sentiment populaire s’exprimait en ce proverbe : « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées. » Jer., xxxi, 29 et Ez., xviii, 2.

Par une extension du même principe, les fautes des

chefs retombent sur leurs peuples. Gen., xii, 17 ; xx 18 ; Ex., xii, 29-31 ; II Reg., xxiv, 11-17. Jérémie profère encore contre les Israélites les plus terribles menaces à cause des crimes de Manassé. xv, 1-4. En revanche, la sainteté de David et les promesses qu’il a reçues de Dieu sont pour son peuple une garantie inébranlable de félicité. II Reg., vii, 4-17 ; Ps., lxxxix, 5.

On a même remarqué que cette conception solidariste est poussée assez loin pour qu’il soit conforme à la justice divine d’épargner un pécheur — soit à cause de son repentir, III Reg., xxi, 29, soit à cause du mérite de ses ascendants, ibid., xi, 9-13 — pour reporter sur ses enfants le châtiment qui lui est dû. R. H. Charles, A critical history oj the doctrine of a future life, Londres, 1899, p. 58.

De toutes façons, Israël ne cherche pas encore ailleurs qu’ici-bas la rétribution individuelle dont sa foi en la justice divine lui assure la réalité, et c’est cette économie providentielle des biens et des maux qui constitue le jugement de Dieu. Eccl., iii, 17 et xii, 1516 ; Is., i, 18-20 ; Jer., xii, 1. Tous les efforts tentés pour trouver dans cette période primitive de l’histoire israélite, ne fût-ce qu’en germe, l’idée d’une rétribution future, v. gr., par L. Atzberger, Die christlich-Eschatologie, Fribourg-en-Brisgau, 1890, p. 31-35 et 39-40, n’aboutissent qu’à de simples vraisemblances, où la déduction théologique a plus de part que l’étude objective des textes.

3° Application de la justice : la rétribution nationale.

— Cette même loi s’applique aux destinées du peuple, qu’on peut à peine séparer de celles des individus. La vie nationale n’est-elle pas la résultante des vies individuelles et l’état général de la nation n’exerce-t-il pas sa répercussion sur chacun de ses membres ? Or, dans le plan du judaïsme, la Providence s’adresse surtout au peuple comme corps, et il est difficile de concevoir qu’un peuple puisse recevoir autre chose que des sanctions terrestres. Les textes sont d’ailleurs formels, qui nous dispensent de toute induction.

U est dans la mission d’Israël de servir Jahvé et de faire rayonner sa gloire sur le monde. En retour, Jahvé couvrira tout spécialement son peuple de sa protection. Le Deutéronome énumère à plusieurs reprises, et avec force détails, les bienfaits qui en résulteront, si le peuple se montre fidèle. Il recevra en perpétuel héritage la terre de Chanaan, vi, 10-20, terre d’une prodigieuse richesse, viii, 6-12, et qui lui donnera d’abondantes récoltes, xi, 13-15 ; xxviii, 3-15 ; il la recevra et la gardera contre la rivalité de peuples beaucoup plus puissants, xi, 23-25 et xxviii, 1-2. Que s’il vient à se montrer infidèle, ce sera pour lui la défaite, l’esclavage et la misère, xxviii, 15-68, qui peuvent aller jusqu’à une complète destruction, viii, 19-20 et xi, 1617. Mais, en cas de conversion, le flot des bénédictions divines reprendra son cours, xxx, 1-20. Le cantique de Moïse invite Israël à envisager de ce point de vue religieux toutes les vicissitudes de son histoire, Deut., xxxii, 4-44, et le livre des Juges montre que ce’zte leçon ne fut pas perdue.

En somme, dans ses espérances nationales comme dans ses aspirations individuelles, Israël ne s’est tout d’abord pas élevé au-dessus de l’horizon terrestre, e 1 l’on sait qu’il eut grand’peine à jamais le dépasser.

II. PÉniODi : prophétique. — Il n’est pas de période plus importante, pour l’histoire générale de la religion en Israël, que ces trois ou quatre siècles dont l’exil forme le centre et qui sont marqués par la floraison de la grande littérature prophétique. Sans atteindre encore aux suprêmes précisions, la doctrine du jugement a bénéficié des lumières nouvelles que l’Esprit de Dieu communiquait à son peuple.

Caractères généraux.

Tout le monde convien’.

qu’à partir de cette époque la foi monothéiste <i

raël tenait de la révélation mosaïque arrive à sa plus pure expression et se révèle comme une force agissante. C’est en son nom que les psalmistes et les moralistes s’élèvent aux plus hautes effusions du sentiment religieux, en son nom surtout que les prophètes entreprennent une lutte énergique contre les désordres populaires et s’efforcent de ramener la piété de leurs contemporains à son idéal primitif. Jamais pensée ne fut plus que la leur dominée par l’action. Ils n’ont rien de philosophes dissertant dans l’abstrait : leur prédication s’alimente toujours aux circonstances du temps et se montre avant tout soucieuse de réalisations immédiates. Ce pragmatisme bien connu donne sa physionomie propre à l’eschatologie des prophètes.

La haute idée qu’ils ont de Dieu les fait insister plus que jamais sur la notion de justice, et il s’agit pour eux d’une justice absolument universelle qui ne comporte pas d’exceptions. « Car les voies de Jahvé sont droites : les justes y marcheront, mais les rebelles y tomberont. » Os., xiv, 9. Jahvé, en un mot, est le Dieu saint qui rend à chacun selon ses œuvres : cette antique formule devient courante, Jer., xvii, 10 ; xxv, 14, et xxxii, 19 ; Ez., ix, 10 ; plus tard, Ps., Lxii, 13 et Prov., xxiv, 12. Déjà ferme dans la période antérieure, le dogme de la justice prend ici un nouveau relief.

Mais une crise commence à se manifester dans la manière d’en concevoir l’application. Toute la foi juive reposait sur cette idée très simple que la Providence règle si bien lamarchedu monde que la distribution des biens et des maux correspond dès ici-bas au mérite de chacun. Cette vue sommaire pouvait-elle longtemps se soutenir devant l’expérience’? Bien qu’il fût ou se crût fidèle au culte de Jahvé, le peuple juif connaissait d’amers déboires : divisions intestines ; guerres et invasions ; menace croissante de l’oppression assyrienne, qui aboutirait successivement à la ruine de Samarie, puis de Jérusalem, et à la déportation super flumina Babylonis. Dans l’ordre individuel, comment fermer les yeux à ce perpétuel scandale qu’est la souffrance des justes et le bonheur des impies ? Jérémie en exprime sa douloureuse surprise, xii, 1-3 ; le Psalmiste en est ému au point que « son pied allait fléchir et que ses pas étaient sur le point de glisser », Ps.. i xxiii, 2 ; Habacuc interroge Jahvé non sans angoisse sur le mystère déconcertant de ses voies, Hab., i, 2-4 ; Malachie témoigne du scandale qu’elles causent à plusieurs, ii, 17 ; iii, 13-15 ; Job expose de la manière la plus dramatique le cas de conscience qui en résulte.

De toutes parts le désaccord entre les principes et les faits posait à vif le problème des sanctions divines et invitait les âmes religieuses à en chercher la solution.

Le jour de Jahvé et la rétribution nationale.

« En

Juda comme chez les autres peuples de cette époque, les intérêts nationaux absorbent les intérêts individuels. > J. Touzard, Revue biblique, 1898, p. 227. Aussi est-ce principalement, presque exclusivement, par rapport à la nation que les prophètes envisagent les jugements divins. Tout leur effort consiste à reporter dans l’avenir l’application de la justice intégrale qui fait défaut dans le présent. Leur doctrine se résume dans l’attente du « jour de Jahvé ».

1. Promesse du jugement divin.

Sous le coup des épreuves qui n’avaient jamais manqué, Israël avait de bonne heure pris l’habitude de jeter les yeux vers des temps meilleurs, où se réaliseraient enfin ces promesses dont il ne voulait pas douter. Ces temps s’ouvriraient par un acte éclatant de la puissance divine. La croyance à ce « jour de Jahvé » apparaît courante chez les premiers prophètes écrivains, Amos, v, 18 ; Michée, vii, 4. Mais le peuple, avec sa conception égoïste de l’alliance, se figurait volontiers que ce jour

ne pouvait que signifier la confusion de ses ennemis et inaugurer pour lui-même une ère indéfinie de bénédictions.

Les prophètes s’emploient à réagir contre cette conception populaire : à cet optimisme superficiel ils opposent la loi morale de justice. Sans doute les ennemis du peuple seront châtiés, mais à cause de leurs crimes, Ain., i-ii, 3 ; Mich., v, 14 et vii, 13 ; Jer., x. 25. Voilà pourquoi Israël et Juda le seront également pour les leurs, Am., ii, 4-16 : eux aussi, ils recevront selon leurs œuvres. Am., viii, 7 : Os., iv, 9 ; xii, 3. Là-dessus les prophètes appuyaient toute cette critique des mœurs publiques et privées qui tient tant de place dans leurprédication.Cesinfidélités expliquent les malheurs qui ont déjà frappé le peuple, Am., iv, 6-11 ; Jer., ii, 30 ; Ez., xx, 4-30 ; mais elles en préparent de plus grands encore, Am., iv, 12 et iii, 13-14 ; Is., v, 5. Le jour tant attendu « sera ténèbres et non lumière », Am., v, 18 ; Jahvé s’y présentera en juge du peuple coupable, Am., vii, 8. et le châtiera sans pitié. Os., v, 1-15 ; vi, 5 ; vii, 12-13 ; ix, 7 ; Soph., i, 17-18.

Néanmoins la miséricorde ne perdra pas ses droits et un « petit reste » subsistera sur lequel se réaliseront les promesses de Dieu. Cette doctrine est familière à Isaïe, iv, 2-3 ; vi, 13 ; x, 20-23 ; xvii, 5-6 ; mais on la retrouve également dans Michée, iv, 7 ; v, 6 ; vii, 18, dans Jérémie, l, 20, Sophonie, iii, 12-13, Ézéchiel, vii, 8-9. Et c’est dire que le châtiment divin ne saurait rien avoir d’une vindicte aveugle : il aboutit à un triage du peuple et porte donc le caractère d’un véritable jugement.

Toujours est-il que, sous cette forme mitigée d’espérance, c’est la note sévère qui domine chez les prophètes antérieurs à l’exil. Mais déjà les peuples voisins ont aussi leur part des rétributions divines. Am., i-ii : Is., xiii xxiii ; Jer., xlvi-li. Cette proportion se renverse après la captivité. « La ruine de Jérusalem devait marquer un tournant dans l’histoire de la prophétie… Une partie, un élément du « Jour de Jahvé » appartenait déjà au présent ; il allait bientôt appartenir au passé : aussi pouvait-on plus que jamais vivre d’espérance. » J. Touzard, art. Juif (peuple), dans Dict. apol. de la foi, t. ii, col. 1622. De fait, les prophètes adressent de préférence aux exilés des paroles de consolation, témoin la belle prophétie d’Èzéchiel sur la future résurrection nationale, Ez., xxxvii, ou encore les grandioses tableaux d’avenir qui remplissent la deuxième moitié d’Isaïe, xl sq., et le châtiment des nations tient chez eux une place croissante, Ez., xxv-xxxix ; Is., xli, 11-12 ; XLvn ; Lxiii, 1-6 ; lxvi, 14-24. Encore est-il qu’Israël ne sera sauvé qu’au prix d’une purification rigoureuse, Jer., xxxi, 31 sq. ; Ez., xxxvi, 25-27, et que seule la partie du peuple restée fidèle aura part aux bénédictions divines. Is., lxv, 8-12. Le jugement de Dieu est toujours chez les prophètes un acte éminent de l’ordre moral. Is., iii, 10-Il et xl, 10.

2. Nature du jugement divin.

Il s’en faut que la précision règne au même degré sur la manière dont les prophètes en ont compris l’exercice. Leurs concepts sur ce point portent l’empreinte du temps et du milieu. « ) D’ordinaire le « jour de Jahvé » semble ramené par eux à la proportion d’un de ces événements historiques par lesquels la justice divine a coutume de s’exercer sur les nations. Pour être plus saillante et plus décisive que les autres, cette manifestation de Dieu n’en est pas moins mise sur le même plan, c’est-à-dire politique et terrestre comme elles. On le voit

i l’objet, aux sujets, à l’échéance du jugement annoncé.

Les seules sanctions précises dont Jahvé menace Israël sont des fléaux publics, Am., viii, 9 ; Is., xxiv, 113 ; vii, 17-20 ; des invasions avec leur cortège d’incendies et de massacres, Am., ii, 5, 13-16 et iii, 11-12 ; Os., viii, 1 et x, 6-12 ; Is., ix, 11-12 : l’Assyrien est

nommément désigné comme l’exécuteur des hautes œuvres divines. Os., xi, 5 ; Is., v, 26-30 ; viii, 7-10 ; x, 5-6 ; Jer., iv. 5-18. Quant aux bénédictions qui consoleront Israël de ses épreuves, elles ont toutes pour centre la fin de l’exil et la restauration du peuple en Chanaan : Jer., xii, 15 ; xxx, 18-20 ; xxxi, 70 ; Ez., xxxvi, 8-15 ; xxxvii, 15 sq. ; Is., xlv, 13-14 ; xlix, 8-26 ; li, 3 ; lx, 1-22. De même le châtiment des autres peuples se manifestera par les destructions et les ruines. Am., i, 4-5, 7-8 sq. ; Is., x, 5 sq. ; xiii-xiv ; Jer., xlvi, 10. Avant l’exil, du reste, il ne s’agit guère que des peuples qui sont en rapport avec Israël. Charles, op. cit., p. 91. C’est pourquoi les prophètes aiment contempler le châtiment du peuple, puis sa délivrance et la destruction de ses ennemis dans les perspectives prochaines de leur temps. Am., iv, 12 ; Is., iii, 1 ; viii, 4 ; xiii, 6 ; Soph., i, 7 et 14 ; Ez., vii, 12. Tous ces traits suggèrent que le jour de Jahvé est un acte de sa Providence ici-bas.

Mais à cet événement le style des prophètes donne volontiers des couleurs grandioses. A l’avènement de Jahvé, les montagnes se fondent comme la cire devant le feu, Mich. i, 4 ; la terre tremble sur ses bases et le soleil est troublé, Hab., iii, 6-12 : les astres s’éteignent et une terrible épouvante s’empare des humains, Is., xiii, 7-13, qui dans leur frayeur diront aux montagnes : « Couvrez-nous et aux collines : Tombez sur nous. » Os., x, S. Il ne faut voir là sans doute que des figures poétiques pour dépeindre « la fureur de Jahvé ». Ce n’en est pas moins déjà la tradition littéraire des Apocalypses qui commence et qui prépare les esprits à faire coïncider le jugement divin avec la grande catastrophe qui doit marquer la fin des temps.

b) On ne peut affirmer avec certitude que cette perspective eschatologique se découvre nettement avant l’exil. Il semble bien qu’elle apparaisse dans certains oracles d’Isaïe, xxiv, 14-23 ; xxx, 27 sq., encore qu’elle y soit plus ou moins confondue avec l’action historique de la Providence. Ces passages, il est vrai, sont unanimement regardés par la critique indépendante comme des interpolations postexiliennes, Charles, p. 91 sq., et, au jugement de M. Touzard, « on ne saurait nier a priori que certaines prophéties renfermées dans les écrits d’Isaïe, celles par exemple qui ont un caractère très apocalyptique (xxiv-xxvii, xxxiv, xxxv) aient pu être introduites après coup dans son livre. » Dict. apologétique .art. Juif déjà cité, col. 1617. Mais il serait non moins gratuit de nier a priori qu’à travers l’économie terrestre de la Providence l’esprit du prophète ait pu avoir l’intuition, au moins vague, d’une nouvelle et plus solennelle manifestation à la fin des jours. Le caractère très mélangé de ces oracles ne serait-il pas à cet égard une présomption d’authenticité ? Voir Isaïe, ci-dessus, col. 32 sq.

Cette dissociation des perspectives est mieux réalisée dans Ézéchiel. « Il découvre dans l’avenir comme deux horizons, » J. Touzard, loc. cit., col. 1623 : savoir tout d’abord la restauration nationale d’Israël avec le châtiment de ses ennemis qui en est inséparable, Ez., xxxm-xxxvii, puis « après beaucoup de jours », xxxviii, 8, une nouvelle lutte contre les nations conduites par Gog, « chef au nom symbolique » d’après J. Touzard, ibid., et le triomphe définitif de Jahvé. Ez., xxxviii-xxxix. Mais cette eschatologie elle-même s’enveloppe encore souvent de couleurs terrestres. Voir Ézéchiel, t. v, col. 2041.

A mesure qu’il se projette dans le lointain, le jugement prend aussi plus d’ampleur et finit par embrasser toutes les nations. Isaïe présente déjà Jahvé comme « debout pour juger les peuples, » iii, 13, et son triomphe sur Babylone devient un événement mondial, xiv, 9-10. Jérémie le voit « en dispute avec les nations » et « en jugement contre toute chair. » xxv, 31, cf. Soph.,

m, 8. Mais c’est surtout Joël qui, après avoir décrit les formes historiques du jour de Jahvé, i, 15 sq., ii, 2-11, le montre rassemblant toutes les nations dans la vallée de Josaphat, iii, 2 et 12, avec un accompagnement de phénomènes cosmiques formidables, iii, 15, pour « entrer en jugement avec elles. » Il est vrai que ce jugement est tout entier relatif à l’attitude des goïm envers le peuple élu ; mais, sous cet angle spécial, le jour de Jahvé n’en comporte pas moins ici la forme de ces grandes assises de l’humanité dont la tradition ne se perdra plus. Voir Joël, col. 1 193.

c) En même temps qu’elle se développait en étendue, sous l’action des prophètes, la doctrine des jugements s’affinait aussi en qualité. Si elle reste, en général, associée à des contingences politiques et nationales, il est des moments où elle s’en dépouille pour apparaître dans la majestueuse simplicité d’un acte tout spirituel. Jahvé étant le Dieu juste et saint qui poursuit le mal, le « jour de Jahvé » ne doit-il pas être essentiellement celui où s’affirmera son triomphe sur les méchants ? C’est ainsi que le présente un très bel oracle d’Isaïe, où il n’est plus question que de la destruction des idoles et de l’abaissement des orgueilleux. Is., ni, 9-22. Par où le jugement rejoint ce que le prophète dit ailleurs de règne spirituel de Dieu en Israël et dans le monde entier, ii, 2-5.

Au total, les idées des prophètes sur le jugement, comme d’ailleurs sur tout l’avenir messianique dont il doit marquer l’ouverture, s’échelonnent en perspectives diverses et quelque peu flottant -s ; mais toutes signifient une manifestation solennelle de Dieu, au profit de sa gloire et au service de sa just’ce, qui sera la justification éclatante de sa Providence aux yeux de l’humanité.

Le problème de la rétribution individuelle.


Étant donné l’esprit solidariste qui fut toujours dominant en Israël, il n’y a pas lieu de s’étonner que le problème de la destinée personnelle attirât moins l’attention et que la solution en fût, dès lors, moins avancée.

1. Chez les Prophètes.

A l’encontre de la conception populaire qui tendait à effacer la responsabilité des générations actuelles derrière celle de leurs ascendants, les prophètes de l’exil ont affirmé des préoccupations nettement individualistes. « Chacun mourra pour sa propre iniquité ; tout homme qui mangera des raisins verts ses dents en seront agacées, » proclame Jérémie, xxxi, 30. Doctrine qui trouve un large écho dans Ézéchiel : « L’âme qui pèche, c’est celle-là qui mourra. » xviii, 4. En conséquence, il peut arriver qu’un juste ait un fils coupable qui soit condamné et, au contraire, que les crimes du père servent par réaction à convertir le fils. « La fils ne portera pas l’iniquité de son père et le père ne portera pas l’iniquité de son fils : la justice du juste sera sur lui et la méchanceté du méchant sera sur lui. » Ez., xviii, 20, cf. xxxiii, 18. Aussi, au moment du désastre, chacun reconnaîtra-t-il sa propre responsabilité, vii, 16.

Mais l’application de ce principe est limitée aux rapports de chacun avec les destinées nationales. Il y aura un discernement au moment de la ruine de Jérusalem et ceux qui porteront la marque des fidèles seront épargnés. Ez., ix, 3-6. De même le bienfait de la restauration ne sera accordé qu’à la partie sainte du peuple, xi, 17-21 ; xx, 38. « Avec Ézéchiel le jugement de national devient individuel. Mais il restait terrestre, ayant pour terme la participation des individus trouvés justes à la résurrection d’Israël, » J. Touzard, Revue biblique, 1898, p. 227, et ne pouvait évidemment convenir qu’à ceux qui seraient vivants au jour de Jahvé. Quant aux défunts, leur sort ne semble pas encore provoquer la moindre préoccupation, et quelques métaphores sur le fond ou le milieu du schéol ne suffisent pas à montrer, malgré Atzberger, op. cit.,

p. 61-62, que le séjour des morts ait chez eux un caractère pénal.

L’eschatologie des prophètes offre donc une incontestable lacune sur le point de la rétribution individuelle. Pourtant, « comme cette révolution (finale) était toujours présentée comme imminente, il se faisait que tous les individus de chacune des générations qui >e succédaient pouvaient se demander si le châtiment prédit ne tomberait pas sur eux. L’eschatologie nationale devenait ainsi l’eschatologie possible de tous les individus de chaque génération, une sorte d’eschatologie individuelle. » L. Labauche, Leçons de théolotjic dogmatique, t. ii, p. 355. En tout cas, à raison de leur haute inspiration religieuse et morale, les prophètes contribuèrent à développer dans les âmes, malgré les traverses de la vie, un profond sentiment de confiance personnelle en Dieu. Is., iii, 10-11 ; viii, 17 : xxv, 8-9 ; xxvi, 7-14 : Mich., vii, 7-10. Sur le roc de cette foi religieuse s’élèveront les révélations plus complètes de l’avenir.

^2. Ches les hagiographes. — Il ne s’agit plus ici de prédicateurs absorbés par leur mission publique, mais de poètes dont les œuvres « sont avant tout l’écho de sentiments individuels, » J. Touzard, loc. cit., p. 219, ou de moralistes préoccupés d’établir pour eux et pour leurs lecteurs une doctrine de vie. Aussi le problème de la destinée nationale est-il éclipsé chez eux par la préoccupation de la destinée personnelle.

Le plus clair résultat de ces réflexions fut d’ébranler l’ancienne conception de la Providence. « Il y a des justes auxquels il arrive selon l’œuvre des méchants et des méchants auxquels il arrive selon l’œuvre des justes, » constatait l’Ecclésiaste, viii, 14, cf. ibid., 10 et ii, 14-17. Beaucoup devaient sans doute faire la même observation. Voir E. Podechard, L’Ecclésiaste, Paris, 1912, p. 176-180 ; cf. p. 160-161. Atteint par une épreuve qu’il ne comprend pas, Job ne se contente pas de clamer son innocence, VI, 24, jusqu’à poser à Dieu même un sorte de défi, xiii, 3-26 et xxjii, 3-12 ; il souligne, en termes violents, qui rappellent le pessimisme de l’Ecclésiaste, le déficit du plan providentiel : < Pourquoi le Tout-Puissant ne met-il pas des temps en réserve et pourquoi ceux qui le connaissent ne voient-ils pas ses jours ? » xxiv, 1. « Au jour du malheur, le méchant est épargné ; au jour de la colère, il échappe. » xxi, 30 ; cf., ix, 22.

Devant un problème si douloureusement posé ne semble-t-il pas que la pensée de la vie future devait surgir comme la solution nécessaire ? On a cru souvent en trouver une première indication dans Job., i, 25-27. Voir Job, ci-dessus, col. 1473. Mais, au jugement de M. Touzard, « le sens de ce texte est trop douteux dans la Massore, les versions les plus anciennes présentent des idées trop différentes, les commentateurs modernes une trop grande variété, pour que nous puissions tirer de ces quelques versets une donnée certaine. » Loc. cit., p. 223. Ce texte est pareillement abandonné par A. Durand, Études, t. lxxxiii, p. 38, mais conservé par Atzberger à titre d’éclair momentané. Op. cit., u. 57-58. Au total, Job ne sait que se plaindre devani l’énigme de son sort et.lahvé lui reproche sa présomption sans lui fournir de réponse. xxxviii, 2 sq. La dernière impression du livre est « pi’il faut faire crédit à ses jugements contre tous les démentis de l’expérience. « Bien que tu dises que lu ne le vois pas, ta cause est devant lui : attends-le. Mais parce que sa colère ne sévit point encore, ce n’est pas a (lire qu’il ait peu souci du crime. » xxxv, 14-15.

Celle solution de la foi proposée par le sage ÉHu est lUSSi celle qui rallie le psalniistc. « .Ma chair et mon

cœur peuvent se consumer : Dieu sera toujours le rocher de mon cœur et mon partage. Car, voici, ceux qui s’éloignent de loi périssent… ; pour moi, m’approche]

de Dieu, c’est mon bien. » Ps., lxxid, 26-28. On a cru parfois trouver une espérance de vie future au ꝟ. 24 : « Tu me conduiras par ton conseil, puis tu me recevras dans la gloire. » Ainsi Charles, op. cit., p. 75-77, appuyé sur Delitzsch, Davidson, Bàthgen, Duhm et Cheyne (première manière) : chez nous, Alfred Durand, Éludes, t. i.xxxi, 1899, p. 328-349 et t. lxxxiii, 1900, p. 22-49. Voir aussi Condamin, Rame biblique, 1899, p. 499, et Atzberger, p. 51-54. Mais ces termes sont trop vagues et trop isolés pour emporter la conviction. Ils n’expriment guère autre chose que la confiance du juste en Jahvé, cf. Ps., xvi, 8-11 ; xvii, 14-15 ; xxxiv, 20-23 ; xxxvii, 5-37 ; xlix, 15-16, et la ferme certitude que tôt ou tard cet espoir ne sera point déçu. Affirmation touchante de foi religieuse, mais qui laisse en suspens le problème posé. « En définitive, ni les Psaumes ni le livre de Job ne font autre chose que nous amener à toucher du doigt l’insuffisance de la solution antique : ils ne la remplacent pas. » J. Touzard, loc. cit., p. 223. Cf. La religion d’Israël, dans J. Bricout, Où en est l’histoire des religions, t. ii, p. 140-141. Aussi continue-t-elle à s’affirmer sans hésitation chez les sages d’Israël ; « Voici, le juste reçoit sur la lerre une rétribution ; combien plus le méchant et le pécheur 1° Prov., xi, 31 ; cf. xiii, 21. Sauf quelques intuitions incertaines et fugitives, la foi commune d’Israël n’est pas allée plus loin,

/II. période RÉCENTE. — C’est seulement dans les derniers siècles du judaïsme que la révélation divine devait éclairer les âmes sur la rétribution future des mérites individuels, sans détriment d’ailleurs pour la rétribution nationale toujours attendue. Le progrès de la première idée est dû principalement à la littérature canonique, tandis que la littérature apocryphe s’attache de préférence à développer la seconde. Toute cette période est bien étudiée dans l’ouvrage capital de P. Volz, Jùdische Eschatologie von Daniel bis Akiba, Tubingue, 1903.

1° Littérature canonique : Judaïsme palestinien. — Deux groupes de livres, différents pour la langue et l’origine, terminent le canon de l’Ancien Testament. Chacun d’eux apporte sa solution au problème des sanctions individuelles. A cette fin, le judaïsme palestinien eut pour rôle de mettre en relief la foi à la résurrection universelle en vue du grand jugement.

1. Exposé de la croyance juive : Daniel. — Elle s’affirme pour la première fois chez le dernier en date des grands prophètes. Voir Daniel, t. iv, col. 71-74. I a partie protocanonique du livre de Daniel s’achève sur une vision eschatologique. « Ce sera un temps d’angoisse tel qu’il n’en fut jamais depuis qu’il y a tics peuples jusqu’à ce jour. Et en ce temps-là sera sauvé parmi ton peuple quiconque sera trouvé écrit dans le livre. Et beaucoup de ceux qui donnent dans la poussière se réveilleront, ceux-ci pour une vie sans fin, ceux-là pour l’opprobre et la honte éternelle. » xii, 1-2.

Il est ici question du sort final réservé au peuple ; mais il se doit résoudre en mesures individuelles, puisque, pour être sauvé, il faut avoir son nom inscrit au registre de vie. Aussi la solution sera-t-elle différente suivant les mérites de chacun : aux uns la gloire éternelle, aux autres l’opprobre éternel. Et ces sanctions seront universelles, puisque les défunts ressusciteront au préalable pour en recevoir leur part. Mais comment admettre des sanctions ainsi proportionnées et définitives sans un jugement qui les répartisse ? En affirmant le sort qui attend les hommes dans l’autre vie, le prophète postule nécessairement un acte de la justice divine propre à le déterminer. Ce texte nous présente donc bien, non si ulrment i la première idée nette et pré cise de la rétribution d’outre-tombe, mais < l’idée de la résurrection et de jugement individuels à la fin des 174E

JUGEMENT, DONNÉES DE L’ECRITURE : ANCIEN TESTAMENT

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temps »..J Touzard, Revue biblique, 1898, p. 228. Sans doute, Daniel ne parle encore que des Juifs ; mais le rapprochement de cette eschatologie avec l’universalisme des autres prophètes devait conduire à l’idée d’une résurrection de tous les hommes en vue du jugement général.

Quant à vouloir que cette séparation future des bons et des méchants crée entre eux une différence immédiate, « au moins objective », Atzberger, p. 92-95, outre que ce n’est pas beaucoup dire, c’est prêter à Daniel une curiosité qu’il n’a pas. eue et un raisonnement qu’il n’a pas exprimé.

2. Livres postérieurs : Ecclésiastique, Tobie. — Malgré les redoutables questions posées par Job et les solutions entrevues par Daniel, beaucoup restaient encore fidèles à l’ancien idéal de rétribution terrestre.

a) En particulier, l’Ecclésiastique se rattache nettement à la tradition des Proverbes. « L’homme est libre : Dieu lui a laissé le pouvoir de garder les commandements ou de les transgresser. Eccli., xv, 14-17. Mais les actions de toute chair sont devant Dieu : aucune n’est cachée à ses yeux, xxxix, 19. Il traite les hommes selon leurs œuvres ; les choses utiles à la vie sont un bien pour les bons, mais un mal pour les méchants. Ibid., 25-27. Si la vie de l’homme a des peines pour tous, elle en a sept fois pour les pécheurs, xl, 1-8 : pour eux les pestes et les fléaux qui désolent l’humanité. Ibid., 9-10. Le méchant peut avoir un instant de triomphe ; mais il périt soudain et pour jamais. Ibid., 13-16 ; il ne se survit que dans une race maudite, xli, 5, et ses enfants eux-mêmes, couverts de honte à cause de leur père, l’accablent de mépris. Ibid., 7. Quant au juste, sa bonté demeure à jamais, sa justice est stable pour toujours, xl, 17. Celui qui aime la sagesse et craint le Seigneur aura la joie, le contentement et une longue vie ; sa fin sera heureuse et à son dernier jour il trouvera faveur, i, 12-13. » J. Touzard, loc. cit., p. 231.

On voit couramment le jugement particulier, sur la oi de la Vulgate, dans Eccli., xi, 28 : Facile est coram Det> in die obitus reddere unicuique secundum vias suas. Mais en réalité, in die obitus, qui traduit èv Y)(i.épa xeXeuTÎjç, a une portée moins précise et signifie seulement : « sur la fin de la vie », N. Peters, Das Buch Iesus Sirach, Munster, 1913, p. 101. Toute la justice divine „"St projetée sur le plan terrestre et nulle part l’Ecclésiastique n’insinue que cette économie providentielle puisse souffrir des difficultés ou appeler des compensations. Pour prétendre le contraire, Atzberger, op. cit., p. 101-103, n’a d’autre ressource que d’allégoriser fortement ce que le Siracide dit de la vie et de la mort.

b) Il en est de même pour Tobie, qui recommande à son fils la fidélité au Seigneur ; car celui-ci ne manque pas de payer de retour ceux qui s’attachent à son service. Si donc le jeune homme agit selon la vérité, comme tous ceux qui pratiquent la justice, il verra ses œuvres lui réussir. Tob., iv, 5-19.

Ces deux livres montrent combien, sauf de rares exceptions, la mentalité commune en Israël restait refi aclaire aux préoccupations de l’au-delà.

3. Macchabées.

Pourtant l’espoir de cette résurrection qu’avait annoncée Daniel finit à son tour par s’imposer. Comme tous les autres, le second livre des Macchabées insiste beaucoup sur les rétributions terrestres, et il ne semble guère en connaître d’autres pour les méchants. II Mac., iv, 38 ; v, 9-10 ; ix, 5-6 ; xiii, 4-8 ; xv, 32-35. Mais les justes comptent énergiquement sur une vie meilleure : les jeunes martyrs affirment leur loi en la résurrection et cette espérance soutient leur courage devant les supplices qui leur sont infligés, vu, 9-38. « Il ne paraît pas qu’à propos des impies l’auteur soit allé plus loin que ses devanciers, ni même que son langage ait atteint en progrès celui de Daniel. »

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

J. Touzard, loc. cit., p. 233. Du moins promet-il aux justes éprouvés les compensations de l’autre vie et cette foi est assez répandue pour jaillir spontanément sur les lèvres des martyrs en présence de leurs bourreaux.

En attendant les rétributions du dernier jour, l’état intermédiaire des justes comporte-t-il une sanction préalable qui supposerait un premier jugement ? Rien ne permet de le conclure avec certitude. Si le célèbre passage où est recommandée la prière pour les morts, xii, 43-45, indique la notion d’un état où les suffrages des vivants peuvent servir aux morts, il n’en ressort pas un discernement entre ceux-ci. Au contraire, la faveur divine et le sacrifice expiatoire pour les péchés semblent s’appliquer sans distinction à « ceux qui meurent bien ». A peine Éléazar paraît-il suggérer, vi t 23, que le châtiment du pécheur pourrait bien commencer dès la mort. En somme, le livre des Macchabées témoigne que la perspective des rémunérations futures ouverte par Daniel avait fini par prendre consistance, au moins dans les meilleures âmes du judaïsme ; mais, comme chez le prophète, l’échéance en est associée à la résurrection corporelle et, pour ce motif, reculée jusqu’à la fin des temps.

4. Origine de la croyance juive.

Pour expliquer l’apparition tardive de cette foi à la résurrection et au jugement, il est classique, chez tous les historiens qui font consister la critique à dépouiller Israël au profit des peuples voisins, de recourir à l’influence de la religion perse. Le parsisme, en effet, se présente avec un ensemble de doctrines eschatologiques très développées et qui rappellent sur bien des points la tradition judéo-chrétienne. Voir plus haut, col. 1729. D’autre part, n’est-il pas frappant que la pensée de la vie future et de ses sanctions se manifeste dans l’histoire la plus tardive d’Israël, c’est-à-dire juste au moment où celui-ci prend contact avec la civilisation persane ? Avec des nuances diverses, la thèse de l’emprunt au parsisme s’affirme chez les tenants modernes di la méthode comparative (religionsgeschich’liche Méthode). Voir les matériaux dans E. Stave, Ueber de Einflus : des Parsimus auf das Judentum, Haarlem, 1898, p. 145-204 et E. Bôklen, Die Verivandtscha/t der jiïdisch-christlichen und der parsischen Eschatologie, Gœttingue, 1902, p. 50-56, 115-125. Cf. Touzard, loc. cit., p. 229-230 et ici-même art. Judaïsme, col. 1659 sq.

A cette hypothèse s’oppose le fait général que le judaïsme d’après l’exil était plutôt fermé aux influences étrangères. Sinon on s’expliquerait mal pourquoi le développement de son eschatologie s’est produit si tard et répandu si lentement. D’ailleurs, pour quelques ressemblances très générales, le mazdéisme offre avec le judaïsme bien des différences : celles-ci entre autres qu’on y distingue avec précision le jugement individuel du jugement général et que le salut final y est regardé comme accessible à tous. Il n’y a, somme toute, de commun entre les deux religions que l’idée de sanctions ultra-terrestres. Dès lors, la remarque de N. Sôderblom, op. cit., p. 150, demeure typique : « Puisque la croyance en la rétribution dans la vie future est née en tant de lieux différents, pourquoi Israël eût-il été incapable de l’enfanter ? » C’est d’ailleurs une question fort débattue que de savoir à quelle époque remonte l’eschatologie classique de l’Avesta. Le P. Lagrange a pu soutenir, après J. Darmesteter, qu’elle est d’origine récente et que c’est elle plutôt qui aurait subi l’influence d.i judaïsme. Voir La religion des Perses, dans Revue biblique, t : xiii, 1904, p. 203-212. Seule une foi aveugle au dogme de la méthode comparative peut franchir ces difficultés.

On peut, au contraire, fort bien s’expliquer l’évolution du judaïsme par un développement de ses propres principes religieux. L’individualisme des derniers

VIII.

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    1. JUGEMENT##


JUGEMENT, DONNÉES DE L’ÉCRITURE : ANCIEN TESTAMENT

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prophètes serait ici le germe ; « Dès lors que la participation au règne de Dieu devenait, d’une certaine nanière, la récompense de la vertu individuelle, aucun juste d’Israël ne devait en être exclu ; et dès lors le problème se posait du sort réservé aux défunts. » J. Touzard, loc. ciL, p. 228-229. a Avant l’exil, on ne songe guère qu’à la rémunération ou à la punition de eux qui seront les témoins de l’avènement du royaume. Comme cet avènement est toujours imminent, chacun vit ou est invité à vivre dans l’espoir d’être récompensé ou dans la crainte d’être puni… A partir des derniers temps de la captivité, la pensée juive continue de vivre dans la méditation de l’avenir : elle revient aussi sur ie passé. Dans ce retour en arrière, elle est amenée à se demander ce qui en adviendra de toutes ces générations qui ont vécu dans l’espérance de la promesse. » Et l’on se représente ainsi par quelle voie « l’Esprit de Dieu lui révèle ( au judaïsme) que toutes ces générations ressusciteront pour être les témoins des choses finales et pour être admises à la récompense ou au châtiment. » L. Lahauctie, op. cit., p. 365.

Tout au plus pourrait-on admettre que ce développement a pu être favorisé par les influences perses, mais a condition de ne pas oublier qu’il avait dans la foi juive la plus authentique ses principes essentiels.

2° Littérature canonique : Judaïsme alexandrin. — Chez les juifs alexandrins, au contact de la pensée grecque, on voit apparaître avec plus de précision la doctrine de l’immortalité de l’âme et celle de la rétribution immédiate après la mort. Le livre de la Sagesse contient nettement cette double affirmation.

1. Principes théologiques.

Tandis que le judaïsme s’attachait à l’homme comme être concret, l’âme est ici considérée comme un principe indépendant du corps et plutôt entravée par lui dans l’exercice de ses fonctions propres. Sap., xx, 15. En conséquence, elle est faite pour l’immortalité, ii, 23, et le culte de la sagesse a justement pour but de lui en assurer le bénéfice, vi, 18-19 et viii, 13, 17. Cette vie future répare les anomalies de celle-ci. Si les justes sont frappés d’une mort précoce, c’est que Dieu les appelle à la récompense, iv, 13-14 ; les insensés qui ne regardent qu’à la terre ont pu y voir un châtiment, mais, en réalité, c’est pour eux le commencement d’une vie éternelle, iii, 1-5 ; v, 15-lC.

Quant aux méchants, l’auteur ne parle jamais qu’en termes voilés des déboires que Dieu leur réserve, iii, 10-19 ; iv, 18-20 ; xvii, 21. Mais, comme son but manifeste est d’établir le contraste de leurs destinées avec celles des justes, tout porte à croire que pour eux également la rétribution se passe dans une autre vie. Voir Touzard, loc. cit.. p. 236.

2. Application.

Cette sanction a un caractère strictement individuel et commence dès le jour de la mort, l.e juste qui meurt avant l’âge est dès lors in refrigerio, èv àvarrooTS’., iv, 7. et il est transporté du milieu des pécheurs, iv, 10 et l l. évidemment dans une vie meilleure, en termes qui rappellent le mystérieux enlèvement d’Enoch. Gen., v, 21 et Eccli., xliv, 10. Noir Cornely-Zorcll, Comment, in lib. Sapientiee, Paris, 1910, p. L55 158.

Néanmoins l’auteur insiste plutôt sur un moment solennel, où les justes se dresseront pleins de confiance contre leurs oppresseurs d’un jour, v, 1, où ceux-ci trembleront au souvenir de leurs péchés, iv, 20 et v, 2. et proclameront à haute voix l’erreur de leur Jugement et de leur conduite, v, 8-15. Ailleurs, il affirme que « les justes jugeront les nations et domineront sur les peuples et que leur Dieu régnera a jamais, ni, S (le sont des allusions évidentes à l’avènement du royaume eschatologique, encore que la résurrection n’y soit pas mentionne*, et la tradition catholique y reconnaît à bon droit h : jugement général. Gomelj Zorell, "/ » uil., p. 175-106.

Mais il est remarquable que cette description est dépouillée de toute image apocalyptique et par là rejoint ce suprême triomphe de l’ordre moral qu’Isaïc identifiait parfois avec le jour de JahvéA’oir plus haut, eol. 17-12. Le prophète insiste davantage sur le côté qui regarde Dieu ; le sage sur celui qui intéresse l’homme : tous deux dépassent l’horizon national pour envisager une manifestation éclatante et décisive de la justice divine devant le monde. C’est sans contredit la plus haute cime que la lumière de la révélation ait découverte aux écrivains inspirés de l’Ancien Testament et qui fait déjà pressentir le Nouveau. Voir Atzberger, op. cit., p. 109.

Littérature extra-canonique.

En dehors du

canon, la vaste littérature des apocryphes nous renseigne sur la manière dont le judaïsme postérieur conservait et comprenait le lot varié d’espérances religieuses qu’il avait hérité de ses pères.

1. Rétribution nationale.

C’est ici, comme toujours en Israël, le souci de l’avenir national qui domine, et, avec lui, l’espérance du grand jugement qui doit assurer au peuple la réalisation des promesses divines. Liée au messianisme, dont elle est une conséquence ou un aspect, cette doctrine a subi le contrecoup de l’évolution complexe de celui-ci ; mais elle s’affirme à travers toutes ses formes. « Dans la série des systèmes eschatologiques, l’extrême variété des détails est toujours dominée par quelques idées principales. Le jugement est la plus stable et la plus impérieuse de ces conceptions… L’idée évolue moins en elle-même que d’après son objet, d’abord Israël et les nations, puis les justes et les pécheurs. s> M. J. Lagrange, Le messianisme chez les Juifs, Paris, 1909, p. 132. Cf. Volz, op. cit., p. 83-103.

Tantôt ce jugement est attribué à Dieu lui-même, comme dans la première partie d’Hénoch, Lagrange, op. cit., p. 60-65 ; tantôt il est l’œuvre du Messie, comme dans la deuxième partie du même livre. Résumé dans Fr. Martin, Le livre d’Hénoch, Paris, 1900, Introd., p. xli-xlii. Seulement il y a des nuances dans la procédure. Dans le dernier cas, c’est souvent l’aspect national qui domine : le jugement n’est plus que le drame historique, comme dans le IIIe livre des Oracles sibi/llins, Lagrange, p. 82-83, ou la manifestation transcendante, comme dans l’Assomption du Moïse, ibid., p. 85-86, qui réalisera la délivrance d’Israël et la confusion de ses ennemis. Assez curieuse à cet égard est la variante fournie par Hénoch, qui place l’épée du jugement aux mains des justes et les charge de faire eux-mêmes justice de leurs oppresseurs. Martin, Intr. p. xliii. Voir surtout Hénoch, xc, 19, p. 230 ; xci, 12, p. 246 et xcv, 3, p. 250. Quand c’est Dieu, au contraire, qui intervient directement

— et même, pour Hénoch, quand intervient le Messie — le jugement prend un caractère universel : il est précédé de la résurrection et s’adresse à tous les hommes ; Hénoch y fait même comparaître les anges. Voir i.v, 4, p. 112 ; xc, 20-20, p. 230-231 ; xci, 15, p, 217. Les œuvres des saints y sont pesées à la balance, jusqu’à leurs plus secrètes pensées, lxi, 8-9, p. 127-128 ; les méchants n’y trouveront que terreur et implacable condamnation, rxii, 3-13, p. 131-133.

D’autres fois, ces deux éléments sont combinés suivant une « eschatologie synthétique t. Lagrange, p.’. ! >. Un premier acte est destiné à introduire Israël dans le bonheur plantureux du royaume messianique, Atzberger. op. cit., p. 162-104 ; le second à repartir des sanctions définitives aux bons et -aux méchants. Atzberger, p. 178-181. Dans cette perspective, lo

jugement s, , pince au terme du règne messianique et souvent s ; ms rapport avec lui : il semble résulter des textes longuement analyses par Charles, op. cit., p. 201-261, quc cette conception était la plus repanduo

dans la littérature apocalyptique. C’est à elle également que s’est rallié dans l’ensemble le rabbinisme postérieur. Lagrange, op. cit., p. 176 ; pour la preuve détaillée, voir F. Weber, Jûdische Théologie, 2e édit.on, Leipzig, 1897, p. 348-398 et Volz, op. cit., p. 257-258. Elle avait l’avantage d’offrir un semblant de conciliation entre les espérances nationales toujours vivaces et l’universalisme moral qu’imposait la tradition des grands prophètes ; mais celui-ci devait fatalement souffrir du voisinage de celles-là. Suivant cette divergence fondamentale, le jugement prenait la forme, tantôt d’une lutte victorieuse, tantôt d’une procédure judiciaire. Volz, op. cit., p. 89-90 ; cf. p. 264-267.

Au total, si le judaïsme avait conservé l’idée d’un jugement général, il était loin d’en réaliser adéquatement la signification et il arrivait à plusieurs de la compromettre en la ramenant à la mesure étroite de leurs préjugés nationaux.

2. Rétribution individuelle.

En revanche, l’indécision qui planait encore sur les destinées individuelles tendait à se dissiper. La croyance s’imposait à tous, sur la foi de Daniel, d’une résurrection des bons et des méchants au jour des grandes justices, et le livre des Paraboles d’Hénoch enseigne que cette résurrection sera absolument universelle, ii, 1, p. 103. Cependant, chez les rabbins, s’accrédita l’idée que la résurrection est un privilège d’Israël, les païens restant dans la mort qui est leur châtiment. Weber, op. cit., p. 390. Mais on veut savoir aussi ce que deviennent les âmes en attendant. Ce problème jusque-là si obscur et à peine soupçonné est résolu dans le sens d’une rétribution immédiate. Voir P. Volz, op. cit., p. 133-146.

Dans les écrits de provenance ou d’inspiration alexandrine s’affirme naturellement, ainsi qu’au livre de la Sagesse, l’immortalité de l’âme, qui entraîne comme conséquence la sanction individuelle au moment de la mort. Il n’est pas question d’autre chose au IVe livre des.Macchabées, qui raconte et commente dans un sens stoïcien le martyre de ces héros de la foi juive. Ceux qui meurent pour Dieu vivent en Dieu, comme Abraham, Isaac et Jacob », xvi, 25 ; cf. xiii, 17 ; xvii, 5 et 18 ; xviii, 23, tandis que les méchants sont voués au tourment du feu x, 11, 15 ; xii, 12 ; xiii, 15. Il n’est plus question de cette résurrection corporelle, qu’en des circonstances analogues soulignait si fortement l’auteur du livre canonique. Voir Charles, op. cit., p. 268. Au rapport de Josèphe, les Pharisiens auraient enseigné que 4 l’âme reçoit sous la terre des châtiments ou des récompenses suivant le bien ou le mal pratiqué pendant la vie, » Anliq., XVIII, i, 3. Demêmelesesséniens, convaincus que le corps est une prison, auraient souffert la mort volontiers, parce que « les âmes aussitôt affranchies de ces liens charnels qui les retiennent comme dans une longue servitude, s’élèvent dans l’air et s’envolent avec joie. > De bello jud., II, viii, 11. « En quoi, ajoute l’historien juif, ils s’accordent avec les Grecs. » Ce qui donne à penser qu’il n’a pas résisté à la tentation de moderniser leur doctrine, aussi bien que celle des Pharisiens. Quoi qu’il en soit de sa valeur historique, le témoignage de Josèphe montre tout au moins quelle était la tendance du judaïsme hellénisé au cours du I er siècle. Elle allait, chez Philon, jusqu’à taire ou ignorer le jugement général. Charles, op. cit., p. 260. textes réunis par Atzberger, op. cit., p. 143-150 et Volz, op. cit., p. 142-145.

Fidèle à cet élément de la foi traditionnelle, le judaïsme palestinien n’en concevait pas moins un exercice préalable de la justice. Dossier très complet dans Atzberger, p. 137-143 et Volz, p. 135-140. Le livre d’Hénoch témoignerait à cet égard d’une véritable « révolution dans la pensée juive, i Charles, p. 187. « Ce qui est nouveau ici, écrit de son côté le

P. Lagrange, op. cit., p. 61, c’est la description de ce schéol, où les rangs sont marqués comme si un premier jugement était déjà prononcé. » Dans le flanc d’une vaste montagne, Hénoch voit, en effet, quatre grottes spacieuses où se rassemblent les âmes’des morts jusqu’au jour du jugement. Les deux premières sont pour les justes : l’une pour les justes ordinaires, avec une belle source d’eau ; l’autre pour ceux qui ont souffert persécution depuis Abel. Il y a de même deux compartiments pour les pécheurs, selon qu’ils sont plus ou moins coupables, qu’ils ont plus ou moins connu la justice divine ici-bas. Hénoch, xxii, 1-13, p. 5862. Tous sont dès maintenant dans un état de souffrance ; mais les uns y resteront simplement, tandis que les autres la verront s’accroître au dernier jour. Au total, « le grand jugement ne fera donc que confirmer une sentence déjà rendue. » Lagrange, loc. cit. C’est dire qu’à cette première répartition des défunts est sous-jacente la notion du jugement particulier.

Le IVe livre d’Esdras pose nettement la question de l’état des âmes dans l’intervalle qui précède le jugement. « Après la mort, quand nous devons rendre notre âme, sommes-nous conservés dans la paix, demande l’auteur, jusqu’à ce que viennent les temps où tu renouvelleras la création, ou sommes-nous déjà soumis à la peine ? » vii, 75. Et Dieu répond à cette question en lui révélant que les pécheurs sont déjà dans les tourments de sept manières, qui se ramènent au remords cuisant de leur infidélité, à la vue de la paix dont jouissent les bons et à la perspective des supplices plus grands qui leur sont réservés. Les saints, au contraire, sont dès maintenant dans la joie pour sept motifs inverses des précédents : savoir la satisfaction d’être restés fidèles à Dieu, la paix qui leur est désormais assurée sous la garde des anges à la différence de l’angoisse où gémissent les méchants, la connaissance anticipée de la gloire qui les attend, vn, 76-100, dans E. Kautzsch, Die Apocruphen und Pseudepigraphen des Altaï Testaments, Tubingue, 1900, t. ii, p. 374-376.

Dans l’Apocalypse de Baruch, il est aussi question des diverses « chambres » où sont gardées les âmes, xxx ; les méchants y reçoivent un avant-goût des châtiments qu’ils ont mérités, xxx, 5 et xxxvi, 11 ; ibid., p. 423-425.

Chez les rabbins, les païens, qui ne doivent pas bénéficier de la résurrection, sont envoyés à la géhenne dès leur mort. Weber, op. cit., p. 391-392. Quant aux justes, ils descendent au schéol, mais ils y triomphent de leurs adversaires et ont déjà le sentiment d’être avec Dieu ou y subissent, quand c’est nécessaire, l’épreuve d’un feu purificateur, ibid., p. 341-342. Diversité de situation qui suppose, au moins vaguement entrevu, un premier discernement des âmes. Mais, comme ce dernier se fait surtout d’après la race, il ne saurait donner lieu ni à de longues procédures ni à de vives préoccupations. Cependant quelques rabbins ont fait des allusions assez explicites à un jugement particulier. R. Jehuda assure à Antonin que le corps et l’âme comparaîtront aussitôt après la mort. La fille de R. Jannée est jugée aussitôt après son décès. A l’heure où l’homme descend au sépulcre, on lui présente (R. Samuel b. Nahman) ses actions qu’il reconnaît ; l’impie reçoit sa condamnation (àra$ça<nç). Aussi R. Johanan b. Zakkai mourant tremble-t-il à la pensée du jugement qu’il va subir. Voir Volz, p. 141-142.

Conclusion générale. — On peut maintenant mesurer le chemin parcouru par la pensée juive depuis les origines. Elle fut toujours dominée par une foi profonde en la justice de Dieu. Mais de terrestre la conception du jugement divin est devenue peu à pej eschatologique et transcendante, de collective indi1751 JUGEMENT, DONNÉES DE L’ÉCRITURE : NOUVEAU TESTAMENT 1752

viduellc, de nationale universelle et, sans perdre de vue l’acte suprême qui doit fixer définitivement l’ordre mondial, on y aperçoit des possibilités fermes et souvent une certaine ébauche de sanctions consécutives à la mort de chacun. Il s’en faut d’ailleurs, même au terme de ce développement séculaire, que ces divers éléments présentent une égale netteté. A la lumière rétrospective de l’enseignement catholique, on y peut démêler les grandes lignes d’un progrès qui, dans l’ensemble, orientait lentement le judaïsme vers le dogme chrétien ; mais, pour les Juifs eux-mêmes, il restait bien des idées obscures et plus encore de perspectives incertaines. Voir H. Lesêtre, art. Jugement de Dieu, dans Dicl. de la Bible, t. iii, col. 18371839. D’une manière générale, la foi au jugement dernier tendait à compromettre la notion ou à diminuer le souci de la sanction personnelle après la mort et celle-ci, de son côté, risquait de se développer au détriment de celle-là. Sur l’une et l’autre l’incurable nationalisme d’Israël faisait peser la menace d’une partialité incompatible avec le dogme de la justice qui en était la base.

C’est au christianisme qu’il était réservé de réunir et d’harmoniser les directions doctrinales que l’Esprit de Dieu avait successivement ouvertes devant le judaïsme et, par là, de corriger les erreurs, de dissiper les ombres, de fixer peu à peu les incertitudes qu’une révélation encore imparfaite y laissait subsister.