Dictionnaire de théologie catholique/JUGEMENT V. Tradition patristique

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 178-197).

V. Tradition patristique. —

Étant donnée la variété et la complexité des matériaux fournis par l’Écriture, il n’y a pas lieu d’être surpris qu’il ait fallu beaucoup de temps pour en réaliser la complète élaboration. D’une part, les Pères ont eu pour rôle de conserver, à l’usage de la foi et de la piété chrétiennes, les vérités déjà claires. Tâche d’autant plus facile que cette partie du dogme chrétien ne rencontra pas sur son chemin d’adversaire sérieux, moins encore d’hérésie caractérisée. Mais ils s’appliquèrent aussi à préciser ce qui était resté un peu vague jusque-là, de manière à obtenir une eschatologie systématique. Œuvre déjà délicate par elle-même et qui était rendue plus difficile encore par les conditions où elle se produisit.

Pour réaliser ce travail, en effet, les Pères n’avaient pas d’autre ressource que d’utiliser les catégories, soit juives, soit grecques, qui étaient à leur disposition. Ce qui les exposait à contaminer la foi avec des éléments étrangers ou dangereux. L’échéance des sanctions individuelles était particulièrement restée dans l’ombre et le problème était de les accorder avec les exigences, en apparence contraires, de la destinée personnelle et de la rédemption messianique. Voir Atzberger, Geschichle der christlichen Eschatologie, Fribourg, 1896, p. 6-7. Il ne pouvait y avoir d’hésitation sur le jugement général, énoncé d’une manière formelle par l’Ancien et le Nouveau Testament. Mais qu’advenait-il des âmes jusque-là ? Cette ques tion devait surgir tôt ou tard, et elle surgit en effet ; mais il ne fallait pour la résoudre rien de moins que construire le système entier de l’eschatologie chrétienne. Il est aisé de prévoir que les tâtonnements ne manqueraient pas avant d’aboutir aux constructions définitives. Dans l’attention que provoque ce problème et dans les solutions qu’il reçoit se trouve la clé du développement eschatologique chez les Pères. Tout le monde en reconnaît l’existence : il reste à en caractériser les principales étapes autour de quelques points de repère bien connus.

I. PÉRIODE DE SIMPLE AFFUIMATIOX : LES PÈSES

apostoliques. — De la génération qui suivit les Apôtres il reste seulement quelques rares écrits d’ordre parénétique. Il n’y faut donc pas chercher de longues spéculations ; mais ils n’en reflètent que mieux, en dehors de tout système, la foi commune de l’Église naissante en matière de jugement.

Existence du jugement.

 Parmi les « trois

dogmes du Seigneur », le pscudo-Barnabé compte, avec « l’espoir de la vie » (éternelle), « la justice du jugement » comme étant « le commencement et la fin de notre foi. » i, 6, Funk, Paires apostolici, Tubingue, 1901, p. 40. C’est un des points par où les chrétiens se distinguent des païens, « qui ignorent le jugement du Seigneur, » dit saint Polycarpe. Ad PMI., xi, 2, p. 308. Cf. Mart. Polyc, xi, 2, p. 326.

Néanmoins il est curieux que le même saint Polycarpe, vu, 1, p. 304, et auparavant l’homélie dite 7/ a démentis, ix, 1, p. 194, mettent en garde les fidèles contre la tentation de nier la résurrection et le jugement. C’est sans doute une allusion aux premiers gnostiques ; mais le danger ne semble pas avoir pris de proportions inquiétantes. Aussi nos auteurs se contentent-ils d’utiliser la croyance au jugement comme une vérité admise par tous.

Raison d’être du jugement.

Elle se fonde sur les

attributs de Dieu, « qui est fidèle à ses promesses et juste en ses jugements ». /" Clem., xxvii, 1, p. 131. « Il voit et entend toutes choses. Craignons-le doue et renonçons aux mauvaises œuvres de la concupiscence impure, afin que sa miséricorde nous garde des condamnations futures. Qui de nous, en effet, peut échapper à sa main puissante ? Où est le monde qui recevra celui qui voudrait le fuir ? » Ibid., xxviii, 1-2.

Cette justice se manifeste dès ici-bas, au moins dans une certaine mesure, par l’économie providentielle des biens et des maux, Hermas, Sim., VI, iii, 6, p. 548 ; mais elle est surtout réservée à la vie future, qui fera éclater au grand jour la valeur de chacun, comme l’été distingue les arbres qui semblent tous être secs pendant l’hiver. Sim., IV, p. 526-528. Il faut donc craindre le « jugement à venir » ; s’il tarde, c’est pour que notre vertu ne soit pas un marchandage : « nous luttons dans la vie présente pour être couronnés dans l’autre ». « Ne nous laissons donc pas troubler si nous voyons les pécheurs s’enrichir et les serviteurs de Dieu dans la misère. » 7/ a Clem., xviii, 2-xx, 4, p. 208-210. « Car il est fidèle celui qui a promis de rendre à chacun le salaire de ses œuvres. » Ibid., xi, 6, p. 196. » « Le Seigneur jugera le monde sans acception de pe ; sonnes. Chacun recevra selon ce qu’il aura fait : s’il a été bon, la justice le précédera ; s’il a été mauvais, le salaire de sa méchanceté sera devant lui. » Barn. Episl., iv, 12, p. 48. La justice de Dieu, d’après saint Ignace, s’étendra aux anges eux-mêmes, s’ils ne croient pas au sang du Christ. Smyrn., vi, 1, p. 280.

Auteur du jugement.

Ce jugement divin est

réservé au Christ, qui, suivant la formule du symbole souvent répétée, doit venir juger les vivants et les morts. Barn. Episl., vii, 2, p. 58 ; II* Clem., i. l, p. 181 ; 17H7

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JUGEMENT, TRADITION PATRISTIQ1 i. : PÉRIODE PMIMITIVK

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Polycarpe, Ad PhiL, ii, 1, p. 298. Nous sommes dès maintenant devant ses yeux, et nous devons comparaître un jour à son tribunal pour lui rendre nos comptes. Ibid., vi, 2, p. 302. Dieu l’a envoyé d’abord en sauveur ; mais t il l’enverra aussi comme juge, et qui pourra soutenir sa parousie ? » Ep. adDiognet., vii, 5-6, p. 402. C’est lui qu’Hermas décrit évidemment sous la figure de cet homme de grande taille, qui vient, au milieu d’une multitude d’autres, pour contrôler les matériaux de la tour mystique. Sim., IX. v, 2. p. 586588. Cf. Vis, , III, ix, 5, p. -452.

La II 3 Clementis retrouve, pour peindre cet avènement, les couleurs des prophètes. « Sachez qu’il vient déjà le jour du jugement comme une fournaise ardente. Les cieux se dissécheront, toute la terre se fondra comme du plomb sur le feu, et alors apparaîtront les oeuvres, tant cachées que secrètes, des hommes… Car le Seigneur a dit : « Voici que je viens pour rassembler toutes les nations, tribus et langues. Ce qui désigne le jour de sa manifestation, lorsqu’il viendra nous racheter chacun selon nos œuvres. Témoins de sa gloire et de sa puissance, les incrédules s’étonneront de voir l’empire du monde aux mains de Jésus… » xvi, 3xvii, 7, p. 204-206.

Échéance du jugement.

Il est évident que ces

traits ne conviennent qu’au jugement final et que la doctrine de tous nos Pères apostoliques se résume bien dans ce mot du pseudo-Barnabe : « Après avoir fait la résurrection, il jugera. » v, 7, p. 50.

Cependant la pensée d’une rétribution immédiate ne leur est pas absolument étrangère. « Deux choses nous sont simultanément proposées, d’après saint Ignace, la mort et la vie, et chacun doit aller au lieu qui lui est propre, ëxoco-roç eîç tov ÏStov tôtcov [iiXAsi /wpeïv. Magn., v, 1, p. 234. Ce « lieu », les glorieux apôtres Pierre et Paul l’ont déjà atteint d’après saint Clément. i a Clem., v, 4-7, p. 104-106. Avec eux se trouve une grande multitude de martyrs, vi, 1, ibid., et d’autres fidèles « consommés dans la charité ». l, 3, p. 164 ; cf. xliv, 5, p. 156. Saint Ignace a soif du martyre pour aller à Dieu, Rom., iv, 1, p. 265, et les presbytres de Smyrne savent que leur saint évêque Polycarpe a déjà reçu « la couronne d’immortalité ». Mari. Polyc, xvii, 1, p. 334. D’où il ressort que, pour les martyrs surtout mais aussi pour les autres saints, la mort est déjà le commencement de la récompense. Voir Atzberger, p. 79-86.

La logique ne demande-t-elle pas qu’elle soit aussi pour les méchants le commencement de leurs peines ? Saint Clément se souvient de I athan et Abiron, qui’urent jetés vivants dans l’Hadès. iv, 12, p. 101 et U, 4, p. 164. Il n’y a pas de raison pour que ce cas soit isolé et ce n’est peut-être pas pur hasard si le texte de Matth., x, 28 est cité avec cette glose significative : « Craignez celui qui, après voire morl, ixeTà tô à71 : o6aveîv û[i.âç, a pouvoir sur l’âme et le corps pour les envoyer au feu de l’enfer. » / a Clem., v, 4, p. 190.

Ces divers indices sont suffisants pour trouver, chez ces premiers témoins du christianisme, une certaine intuition des sanctions qui suivent la mort et, par conséquent, le germe réel de la doctrine du jugement particulier. « Seulement cette doctrine ne semble pas avoir été nettement aperçue par les premières générations chrétiennes. » Labauche, op. cit., p. 391. Témoins les Pères apostoliques dont la pensée principale est tournée vers la parousie, qui demeure pour eux la manifestation par excellence du jugement divin.

En quoi ils sont restés fidèles à renseignement de l’Écriture, sans y apporter encore, ni en bien ni en mal, de notables précisions. Ce qui importe à leurs yeux, c’est avant tout de se préparer à cette redoutable reddition de comptes et, pour cela, de se la

remettre en mémoire nuit et jour ►. Barn., xix, 10, p. 92 ; cf. xxi, (i. p. %. La doctrine du jugement est pour eux un thème d’exhortations et méditations morales plutôt qu’un objet de recherches théologiques. Celles-ci vont commencer avec l’âge suivant.

II. PÉRIODE DE PREMIÈRE SYSTÉMATISATION : II » siècle. — A partir du iie siècle, le christianisme entre en contact de plus en plus étroit avec l’hellénisme. La foi eschatologique y rencontra des adversaires. (Vêtaient, d’une part, les philosophies rationaliste ^, le stoïcisme en particulier, qui niaient la justice divine et, par conséquent, les sanctions. D’autre part, certain syncrétisme religieux réduisait volontiers la destinée humaine à un drame psychologique, où le salut consistait à se dégager du mal et de la matière et résultait quasi automatiquement de cet effort. Spéculations plus ou moins confuses auxquelles la gnose, sous prétexte de doctrine plus éclairée, s’abandonnait jusqu’à supprimer le rôle du Christ Rédempteur et la menace de sa justice. Tixeront, Histoire des dogmes, t. i, 7e édit., p. 202.

Contre ces adversaires du dedans et du dehors, l’Église dut défendre sa doctrine sur les fins dernières : ce qui devait forcément amener ses docteurs à en préciser les traits. Le judaïsme, avec sa conception du scheol, des rétributions provisoires et du jugement futur, fournissait un cadre tout trouvé. Rien ne paraissait plus indiqué, puisqu’il était traditionnel et semblait appuyé sur les Écritures, que de l’opposer au modernisme de la Gnose. Cette tendance trouva sa suprême expression dans le millénarisme, où l’on concevait une première résurrection et un premier jugement, qui consistait à briser les ennemis de Dieu et à réaliser au profit de ses fidèles son royaume terrestre, en attendant la parousie et les sanctions suprêmes. Voir L. Gry, Le millénarisme dans son origine et son développement, Paris, 1904, p. 62-87. Sans parler de cette déviation extrême, qui n’exista jamais dans l’Église qu’à l’état d’opinion populaire, voir Tixeront, op. cit., p. 222-226, une doctrine commune se forma au iie siècle, dont les auteurs « sont surtout préoccupés de reproduire l’ancienne eschatologie biblique. » Labauche, op. cit., p. 379. Elle entraîne d’inévitables répercussions sur la conception du jugement.

1° Eschatologie systématique. — De ce système archaïque il est aisé de retrouver la trace chez tous les théologiens de l’époque.

1. Saint Justin et les Pères apologistes.

Bien que voués par leur éducation philosophique et par leur ministère à l’hellénisation du christianisme, il est reconnu que ces auteurs se tiennent sur la base de la foi commune : leur apologétique suppose le Credo de l’Église. Voir J. Rivière, Saint Justin et les Apologistes du second siècle, Paris, 1907, introduction par Mgr Batiffol, p. xix-xxv. Ils y trouvent, en particulier, et en retiennent de la manière la plus ferme la croyance au jugement.

a) Réalité du jugement. — Saint Justin l’affirme devant le tribunal du préfet Rusticus. Martyr.. 4, P. G., t. vi, col. 1572. Toute sa vie il l’avait professée : devant les païens, surtout comme une conséquence du libre arbitre de l’homme et de la justice de Dieu, Apol., i, 43-45 ; devant les Juifs, comme une fonction du Christ établi « juge des vivants et des morts ». .DiaZ., 118, col. 749. Cf. ibid., 36, 47, 124 et Apol.. i, 53. Dualisme de pure apparence et qui s’harmonise dans le dogme de l’incarnation : car, si le jugement est un acte proprement divin, Dial., 96, Dieu doit l’accomplir par Jésus-Christ notre Seigneur. Ibid., 58.

La nouveauté des Apologistes est d’avoir fait appel, pour justifier cet article de la foi chrétienne devant les résistances de leur milieu, à l’autorité des païens

eux-mêmes. Théophile invoque les textes de la Sibylle et des poètes, Ad AutoL, ii, 36-38. Saint Justin rappelle la légende de Minos et de Rhadamante recueillie par Platon. Apol., i, 8, col. 337 ; cf. Colwrt., 27, col. 292. Tatien s’en souvient aussi, mais c’est pour en montrer l’insuffisance — comme s’il n’y avait pas de jugement avant l’existence de ces héros ! Pour lui, c’est Dieu seul qui est notre juge. Oral., 6 et 25 ; ibid., col. 817 et 861. Athénagore souligne également le même principe et aflirme que ces prétendus juges, en admettant qu’ils aient existé, seront eux-mêmes soumis au jugement divin. Légat., 12, col. 913. En réalité, la foi des Apologistes a son fondement profond dans la théodicée naturelle, suivant cette déduction élémentaire bien dégagée par Théophile : « Si je le dis Seigneur, je le dis juge. » Ad AutoL, i, 3, col. 1208. Principe auquel la révélation chrétienne coordonne le rôle du Christ Fils de Dieu.

Étant données ces bases, est-il besoin de dire que le jugement doit être universel ? Quand donc saint Justin dit que les justes échapperont au jugement de Dieu, Dial., 138, ou qu’il y renvoie les seuls pécheurs, ibid., 45 ; cf. Théophile, Ad AutoL, , i, 3 et ii, 14, c’est que le jugement y est pris, comme dans Joa., v, 29, pour synonyme de condamnation. Car il est entendu que le Christ est le juge du genre humain, Justin, Apol., i, 53 et Dial., 124, que tous les hommes devront rendre compte de leur vie entière, Athénagore, Légat., 12, jusqu’à leurs moindres pensées. Ibid., 32.

b) Notion du jugement. — Après quoi il ne faut pas demander aux apologistes beaucoup d’éclaircissements sur l’échéance ou les formes possibles de ce jugement. Non seulement saint Justin ne semble pas connaître d’autre action judiciaire que celle qui suivra la parousie, J. Rivière, op. cit., p. 310-312 ; mais, gagné pour son compte aumillénarisme, il signale comme une erreur la doctrine d’après laquelle les âmes seraient reçues au ciel dès la mort. Dial., 80. Tatien rapproche formellement le jugement de la résurrection. Orut., 6. Tous semblent remettre à la fin du monde l’application de la peine du feu pour les damnés. Atzberger, op. cit., p. 146. Si la Cohortatio parle du jugement qui aura lieu [Lz~à ttjv teXeuttjv toûSs tvj jîîou, 1, col. 241, c’est pour la situer dans l’au-delà — [iz-y. tôv fjîov toûtov, comme il est précisé un peu plus loin, 8, col. 257 — non pour signifier qu’il aura lieu tout de suite après la mort. Atzberger, op. cit., p. 161. Pas plus que les Pères apostoliques, les Apologistes n’ont exprimé nulle part la perception nette du jugement particulier.

Cependant saint Justin sait qu’une certaine rétribution suit immédiatement la mort. < Les âmes des bons demeurent dans un lieu meilleur ; celles des pécheurs et des méchants dans un pire, pour y attendre l’époque du jugement. » Dial., 5, col. 488. Et l’on peut observer que cette formule est mise par lui sur les lèvres du vieillard mystérieux qui lui découvrit le christianisme. C’est dire qu’elle n’est pas le résultat personnel d’une élaboration philosophique, mais qu’elle a chance de refléter les conceptions communes du temps. Or elle n’est visiblement rien d’autre qu’un résumé succinct de l’eschatologie judaïque, caractérisée par l’attribution à tous les défunts d’un séjour commun, où les sanctions existent sans doute, mais sont à peine ébauchées et ne doivent, en tout cas, devenir complètes et définitives qu’après le jugement dernier. Saint Justin ne fait qu’esquisser cette doctrine, bien qu’en traits parfaitement reconnaissables. Elle allait se conserver et prendre figure de système < liez les théologiens postérieurs.

2. Saint lrénée.

Tandis que saint Justin et les Apologistes s’adressaient surtout aux adversaires du dehors, saint lrénée s’attache à démasquer et

à réfuter ceux du dedans. De ce chef, son œuvre a un caractère beaucoup plus théologique. Les erreurs de la Gnose devaient attirer tout spécialement son attention sur l’eschatologie.

n) Réalité du jugement. — Inutile de dire que l’évêque de Lyon professe la croyance au jugement, et au jugement par le Christ. Cette vérité, sommairement rappelée comme un élément de la catéchèse commune dans la Démonstration de la prédication apostolique, i, 41, dans Palrologie orientale, t. xii, p. 776, est un des thèmes qui reviennent le plus souvent dans son grand ouvrage. Voir Atzberger, p. 259-261.

A rencontre de la Gnose il enseigne comme deux vérités solidaires l’avènement du Christ dans la chair et son retour dans la gloire : sur l’autorité de l’Ancienne et de la Nouvelle Loi, hardiment il convoque devant le tribunal du Seigneur toutes les sectes qui altèrent aujourd’hui sa doctrine. Cont. hær., IV, xxxiii, 1-13, P. G., t. vii, col. 1072-1082. Il insiste particulièrement, à l’adresse de Marcion, pour montrer que le jugement n’est pas un acte du Dieu borné, mais du Dieu créateur notre maître et de son Fils Jésus. Thèse d’ordre christologique, mais qui lui fournit l’occasion de rappeler, pour les appliquer au Christ, les principaux textes de l’Écriture relatifs au jugement : soit les jugements historiques de Dieu dans le passé, tels que le déluge et la ruine de Sodome, soit le jugement futur du monde. Voir xxxvi, 3-6 et xl, 2, col. 10921097 et 1112-1113.

Ce jugement est l’affirmation indispensable de la Providence : Si eni’m non judicat Pater, aut non pertinet ad eum, aut consentit his quæ ftunt omnibus ; et si non judicat, omnes in sequo erunt et in eodem dinumerabuntur statu. Il est aussi la conséquence de la mission du Christ, qui est venu commencer dès ici-bas par sa parole le discernement entre fidèles et infidèles, et qui se doit de l’achever un jour. V, xxvii, 1, cf. IV, vi, 5-7, col. 1195-1196, et 989-990. Au demeurant la raison montre que la justice et la bonté sont également nécessaires pour que le jugement divin s’accomplisse dans de bonnes conditions. III, xxv, 2-4, col. 968-969. La doctrine eschatologique est ainsi incorporée aux principes fondamentaux’du dogme chrétien.

b) Notion du jugement. — Par ce jugement saint lrénée n’entend jamais que celui où le Christ doit apparaître comme juge des vivants et des morts. Voir III, v, 3 ; IV, xx, 2 ; xxxiii, 13, col. 860, 1033, 1082.

Quant à la situation des âmes dans l’intervalle « son opposition au gnosticisme et son attachement à la doctrine de ces presbytres qu’il tenait en si haute estime contribuèrent à le mal aiguiller ». Atzberger, op. cit., p. 242. Il s’agissait pour lui essentiellement de mettre in luto, contre l’idéalisme des gnostiques, l’importance du corps et la vérité de la résurrection. Ceux-ci envoyaient l’âme au ciel aussitôt après la mort : Simul atque morlui juerint dicunt se supergredi cœlos et demiurgum et ire ad matrem vel ad eum qui ab ipsis uffingitur Patrcm. L’évêque de Lyon s’élève contre cette prétention au nom de l’exemple du Sauveur, qui voulut descendre aux enfers et y demeurer trois jours. « Ainsi les âmes de ses disciples s’en vont en un lieu (invisible) qui leur est assigné par Dieu et elles y séjournent en attendant la résurrection…. Carie disciple n’est pas au-dessus du maître. » V. wi, 1-2, col. 1208-1209. De ce sombre séjour lrénée n’excepte que les âmes des martyrs. IV. xxxiii, 9, col. 1078. Tout porte à croire que les âmes y sont déjà classées suivant leurs mérites ; mais notre docteur ne s’en explique pas ici ex professo. Ailleurs, il fait allusion à une rétribution immédiate qui suppose le jugement particulier. Voir II.xxxiv, 1, col. 835 et IV, xxxvii, 1-2, col. 1100. Mais a son tour, à la suite de saint Justin,  ;  : i

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JUGEMENT. TRADITION PATRISTIQUE : PKRIODE PRIMITIM.

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il tient que le démon ne subira la peine du feu qu’après le jugement général. V, xxvi. 2, col. 1194-1195.

Son eschatologie porte donc « une note archaïque prononcée », Tixeront. Hist. des dogmes, t. i, p. 278, n. 2, et la perspective des fins dernières, qu’il se représente suivant les conceptions judaïques, lui fait ne de vue l’importance des fins immédiates. Non |ue celles-ci soient aucunement niées, mais elles semblent pour lui sans intérêt à côté de celles-là. Eum ab hoc errorc purgare nixus est Flellarminus, lib. I, De sanct. beatitud, 4, sed prorsus infeliciter, dit Massuet. Dissert., III, x, 121, P. G., t. vii, col. 379. Voir Ihkm’i. t. vii, col. 2498-2505.

3. Tcrtullien.

En dehors de ses attaches montanistes, Tcrtullien occupe, dans les premières années’lu ine siècle, la même position historique et doctrinale que saint Irénée à la fin du second. Comme d’ailleurs il a connu et utilisé le Contra hæreses, il est tout nature] de trouver chez lui les doctrines d’Irénée.

a) Existence du jugement. — Pour Tcrtullien, l’existence du jugement est une de ces vérités religieuses fondamentales que le témoignage spontané de l’âme suffît à établir. De test, animæ, 2 et 6, P. L., t. i, col. 684-685 et 692, contre les sophismes des philosophes ; (lue la raison démontre comme une conséquence de la toute-science divine, De spect., 20, ibid., col. 727, et que les païens eux-mêmes ont connue. Apol., 47, ibid., sol, 587. Mais la révélation divine l’éclairé d’une lumière plus nette. Ibid., 18, col. 434-435.

Ge jugement a lieu dans la vie future, et ceci explique la longanimité divine au cours de la vie présente : Qui enim semel seiernum judicium destinavit post sseculi finem non preecipilat discretionem, quæ est condilio judicii, anle seeculi finem. Ibid., 41, col. 553. Plus tard Tertullien devait reprendre l’argumentation théologique de saint Irénée et démontrer contre Marcion que justice et bonté sont deux attributs inséparables du Dieu législateur. Atzberger, op. cit., p. 330. Voir Ado. Marc, i, 26, P. L., t. ii, col. 303 : Cur prohibet admitli (Deus) quod non défendit admissum’.'… Stupidissimus qui non ofjendiiur facto quod nonumul fieri… Aut si ofjendiiur, débet irasci ; si irascitur, dc’bct ulcisci. Cf. i, 27 et ii, 14 ; iv, 17, col. 328 et 429-430.

Parce qu’il est le Fils de Dieu, c’est au Chris I qu’appartient ce jugement : car il n’y a pas de distinction entre lui et ce Fils de l’homme dont sont remplis les paraboles évangéliques : Ergo si ipse est Filins hominis, judieem teneo et in judice ercalorem défendu. Adn. Marc, iv. 29. col. 464 ; cꝟ. 39, col. 488-190 et v, 4, col. 507. Suivant une exégèse assez courante à l’époque, Tertullien lui attribue déjà tous les actes de la justice divine qui sont racontés dans l’Ancien Testament. Adv. Prax., 16, col. 198-199. Mais il attind surtout sa manifestation solennelle à la fin des temps. Apol., 23, t. i, col. 474-475. Splendide et redoutable « spectacle » dont la perspective doit détourner les chrétiens des spectacles d’ici-bas. De spect., 30, ibid., col. 735-738. Et parce que ce jugemenl, étant définitif, doit être complet et parfaitement juste, il convient que le corps y participe par la résurrection. De resur. carnis, 11, t. ii, col. 859.

b) Nation du jugement. — Cette foi chrétienne, pour Tertullien comme pour saint Irénée, s’insère dans le radie de l’eschatologie judaïque II avait composé un petit traité De paradiso, aujourd’hui perdu, dans lequel il établissait : omnem animant upiul inferos sequeslrarl in diem Domini. Cette thèse est par lui reprise dans son grand traité De anima, à qui nous devons ce renseignement, et appuyée, comme chez l’évêque de Lyon, sur la donnée traditionnelle « le la descente du’.lirisl aux enfers. De anima, .">.">, P. I.. t. ii, col. 7887’.Kl. Il n’y a d’exccpl ion quc pour les mail vis.

Dans cette prison commune des âmes, les justes cependant sont déjà consolés par l’attente de la résurrection, ibid., et les pécheurs reçoivent « un acompte du jugement », fuluri judicii præjudicia sentienles. En un mot, les enfers comportent un certain exercice de la justice : supplicia jam illic et refrigeria. Ibid., 58, col. 795-796. Cf. Adv. Marc, iv, 34, col. 474475. Tertullien fonde cette distinction sur ce que l’Évangile dit du mauvais riche et du pauvre Lazare. Il établit au surplus que ces premières sanctions sont possibles, car l’âme a ses facultés propres pour souffrir comme pour jouir ; nécessaires, sinon l’inégalité d’ici-bas durerait ou bien il ne resterait plus qu’à dormir aux enfers et l’âme ne dort pas : convenables, du moment que l’âme, en dehors de la chair, a commis bien des péchés dont elle est seule responsable et produit de bons mouvements dont le mérite lui revient tout entier. Aussi Tertullien s’élève-t-il contre ceux qui ne partagent pas son sentiment. « Pourquoi ne pensez-vous pas que l’âme soit punie et récompensée dans les enfers, en attendant le jugement et par anticipation de son résultat ?… Voulez-vous que la mort soit le point de départ d’un ajournement ? »

Ainsi la question des sanctions immédiates est formellement posée et. dans le cadre juif, nettement résolue par l’affirmative. Or cette doctrine ne se comprendrait pas sans l’intervention d’un premier jugement. Mais n’est-il pas significatif qu’il faille longuement la justifier, presque la défendre, de manière à montrer que le jugement divin n’est pas compromis par cette prælibatio sententi.r ? La position archaïque de Tertullien est encore en avance sur une partie de l’opinion de son temps. Ici comme sur tant d’autres points où le montanisme n’est pas en cause, le grand polémiste africain reflète bien la tradition de l’Église, mais servie par une théologie trop imparfait ! encore pour l’exprimer adéquatement.

Eschatologie non systématisée.

Ces premier ! s

systématisations, d’inspiration notoirement judaïque, ne représentent pourtant pas, quelle que soit leur importance, toute la théologie ou du moins toute la pensée chrétienne de l’époque. A côté d’elles on trouve place pour des conceptions moins savantes, et qu’on peut supposer d’autant plus populaires, où s’affirme ce sentiment chrétien spontané que les sanctions totales sont acquises dès la mort.

1. Apocalypse de Pierre.

Tel est le cas pour l’Apocalypse de Pierre, ouvrage qui « a dû être composé au plus tard au milieu du n c siècle » et qui « avait joui, dans certaines Églises, d’un très grand crédit. » .). Tixeront, Précis de Palroloyic. Paris. 1918, p. 93.

Pierre y raconte les suprêmes révélations qu’il aurait revues du Maître. « Nous allâmes, les douze disciples, avec le Seigneur et le priâmes de bien vouloir nous montrer un de nos frères justes qui ont quitté ce monde, afin que nous puissions voir quel aspect ils ont, de manière à nous consoler et à consoler également ceux qui en entendraient de nous le récit. » Suit la brillante description de deux élus qui leur apparaissent aussitôt, puis du paradis merveilleux où ils résident au milieu des anges, en louant le Seigneur. A côté, l’auteur donne un terrible tableau de l’enfer et des supplices que des anges au costume sombre y infligent aux pécheurs. Texte dans Atzberger, p. 182-184. Et comme tout cela se passe sous les yeux de Pierre, on est en droit de conclure qu’il s’agit de sanctions déjà réalisées.

On a supposé que cette conception serait dut A l’influence de l’orphisme grec. Pourquoi n’y pas voir une interprétation plus simple de l’Evangile, sai>' mélange avec les catégories de l’eschatologie judaïque, où à côté du monde présent il n’y a plus que celui de l’éternité ? Mais l’auteur nc dit pas, au moins dans e fragment qui nous reste, comment il y aurait encore place dans cette conception pour le jugement dernier.

2. Oracles sibyllins.

A l’Apocalypse de Pierre on peut ajouter les Oracles sibyllins, dont les remaniements chrétiens semblent être terminés à cette même époque. Or un passage paraît suggérer, Atzberger, op. cit., p. 501, que le jugement suit immédiatement la mort.

Tô Ç9jv Iv 6avàTcp àoKinàÇeTaf sï tiç ExpaÇev "Exvojxov : q Sîxxtov, Staxpîvs-rai stç xpîaiv èXOtôv,

Orac. sibyll., ii, 93-94, édition Alexandre, Paris, 1869, p. 56. Ce deuxième livre est regardé par l’auteur, Introd., p. xlvi-xlvii, comme provenant presque tout entier d’une main chrétienne.

Les autres parties des Oracles abondent en descriptions très colorées du jugement général : par exemple n, 21-1-215. p. 64-66 : viii, 81-93 et 217-235, p. 218 et 230. Contrairement à la tradition commune et à ses propres affirmations, l’auteur fait un moment, viii, 256-257, p. 232, apparaître le Christ, non dans sa gloire, mais dans l’humilité d’une chair semblable à la

îôtre. A ce détail près, il y a chance que ces livres traduisent sous ses divers aspects, et jusque dans la

omplexité de leur indécision, les croyances eschato-Jogiques du christianisme primitif.

3. Documents archéologiques.

On aimerait pouvoir alléguer ici les inscriptions et peintures des -ataconibes : mais elles sont rares et de date plutôt récente. Cependant il n’est pas interdit de voir dans les documents du ive siècle, ou même au delà, le reflet des croyances antérieures.

Sous le bénéfice de cette réserve, on peut invoquer l’image de la balance, tant de fois peinte ou gravée sur les tombeaux, et qui doit être souvent, sinon toujours, un symbole. Voir art. Balance, dans le DM. d’Archéologie, t. ii, col. 133-137. Une fresque du

imetière de Cyriaque à VAgro Verano (fin du m’siècle ou commencement du IVe), deux autres postérieures trouvées dans la catacombe de Saint-Hermès à Rome et dans celle de Santa Maria di Gesù. à Syracuse, une lalle mutilée des catacombes romaines représentent

e jugement de l’âme. Reproduction et commentaire, ibid., art. Ame, t. i, col. 1502-1511. Et comme celle-ci y figure seule devant son juge, c’est l’indice que la scène doit signifier le jugement particulier. On peut sans doute interpréter dans le même sens les textes et gravures où le Christ est donné comme l’agono : hète qui, en tenue de combat, distribue les couronnes aux athlètes victorieux. Voir Kraus, Realency lopùdic der christ. Allerliimcr. art. Corona, 1. 1. p. 333336 et Kampf.. t. ii, p. 91.

Les représentations expresses du jugement général -ont plus tardives. Une des plus célèbres est une terre

uite conservée à la bibliothèque Barberini, qui semble remonter au vie ou viie siècle. Kraus, ibid., j). 985. Mais les archéologues s’accordent généralement

i le voir symbolisé sous l’image, beaucoup plus fréquente

et beaucoup plus ancienne, connue sous le

.um d’étimasie. On y voit un trône vide surmonté du monogramme du Christ, figure discrète pour rappeler la fonction de juge qu’il doit remplir au dernier jour. Voir DM. d’archéologie, art. Élimasie, t. v, col. 671 Au total, si l’on excepte le témoignage des inscrip"kms chrétiennes et le texte des Oracles sibyllins, i’un et l’autre d’ailleurs trop tardifs ou trop imprécis pour faire absolument foi, il semble que, dans la primitive Église, chaque fois qu’il est question des destinées individuelles, les sanctions soient toujours au premier plan. Elles sont immédiates ou retardées, ’ransitoires ou définitives ; mais le rapport ionda mental est toujours le même de cette eschatologie avec la doctrine du jugement. Car il ne saurait y avoir de sanctions sans un acte de la justice qui les détermine suivant les mérites de chacun. Et ce principe reste vrai, bien que moins accusé, dans le schème de sanctions incomplètes et provisoires que les premiers théologiens crurent pouvoir importer du judaïsme. Aussi peut-on appliquer déjà aux Pères du second siècle l’appréciation portée par M. Tixeront sur ceux du troisième. « Les âmes, à la sortie du corps, subissent toutes un premier jugement. Bien qu’aucun de nos auteurs ne le signale expressément, il est cependant la condition nécessaire de la différence du sort qui est fait, après la mort, aux âmes des impies et à celles des justes, et que tous admettent. > Histoire des dogmes, 1. 1, p. 455.

Il n’en est pas moins vrai que ce premier acte de la justice divine reste sous-entendu, (/est dire que le principal de l’attention se porte encore sur le jugement final : le retour si marqué de la théologie du n c siècle à la notion juive du Scheol et de ses rétributions imparfaites n’a précisément d’autre signification que de maintenir à cet aspect de la foi traditionnelle tout son relief. Ainsi paraissait l’exiger la gloire du Christ et la nature corporelle de l’homme. Il semble résulter de Tertullien qu’à cette vérité d’aucuns n’eussent pas craint de sacrifier les sanctions immédiates, cependant que les hérétiques ne savaient affirmer celles-ci qu’en niant celle-là. Entre ces deux tendances adverses la théologie catholique ne connaissait encore d’autres ressources, pour dessiner une via media, que le vieux fond du judaïsme. D’où ces premières systématisations, oùles sanctions immédiates et le jugement particulier qui les détermine ne pouvaient que rester à i arrière-plan. Un effort restait à faire pour harmoniser la conception du dogme chrétien, en précisant d’une manière plus exacte ses contours et cherchant à équilibrer sur de meilleures bases ses divers éléments.

/II. PÉRIODE DE DISCUSSION ET DE CRITIQUE : IIIe siècle. —

Cette eschatologie archaïsante n’allait pas tarder à subir l’épreuve de la critique. En Orient, l’école d’Alexandrie lui porta des coups redoutai les et, sur bien des points, décisifs, quitte à pencher elle-même vers l’extrême opposé. L’Occident, au contraire, lui reste fidèle dans l’ensemble, non sans l’amender par des retouches discrètes. Tendances parallèles qui traversent le in siècle et qui. en accusant le déficit de la théologie antérieure, préparent les voies, non encore sans quelque confusion, à l’avènement d’une doetrine plus satisfaisante.

En Orient.

Du grand mouvement théologique,

puissant mais désordonné, que créèrent les docteurs alexandrins la doctrine du jugement allait recevoir le contre-coup.

1. Clément d’Alexandrie.

Philosophe et apologiste, Clément s’applique à présenter un christianisme rationnel. Un spiritualisme très élevé, fait., : < [ois d’inspirations platoniciennes et chrétiennes, anime son œuvre entière. Tout pour lui se ramène à montrer comment l’âme trouve dans la connaissance du i, ogos et la pratique de ses lois le principe de la vie étei ai .Mais, « quant à l’appropriation du salut, il en disl ing si peu les divers stades qu’on voit mal plus d’une s’il la situe avant ou après la mort corporelle. I coup moins encore distingue-t-il d’une manière i et précise l’état des justes dans l’au-delà avant et après le jugement. » Atzberger, op. cit., p. 356.

De cette continuité dans la vie spirituelle, il resul’.' évidemment que son système est incompatible, non seulement avec le millénarisme — Clément l’a ecai"d’une manière implicite plutôt que directement combattu - mais avec cel i tat intermédiaire sur lequel se fondai ! l’ancienne est h ; i logie. Le corps ne a JUGEMENT, TRADITION PATRISTIQUE : LE III* SIÈCLE 1770

être qu’un obstacle, 1’ne fois dégagée de lui par la mort, l’âme juste n’est que plus libre pour aller à Dieu : npbç -rôv Kûptov OavaTco xr.oluôiLevoi, Strom., iv, 11, P. G., t. viii, col. 1288 ; cf. iv, 18, col. 1321, où est rapporté le texte de saint Clément de Rome, I Cor., l, cité plus haut, col. 1707. Mais l’âme coupable ne peut en attendre que le châtiment. Il semble que ce discernement se réalise de piano, suivant la qualité morale de la vie. En tout cas, Clément prend le jugement comme synonyme de condamnation : tî 8r é ËTepov Ô7ro}eÎTCTai tolç] ù.tzio- ; oic, vj xptaiç xai xocTaSîxr ;  ; Cohorl., 9, ibid., col. 196.

On s’est demandé s’il s’agit là du jugement général ou particulier, Atzberger, op. cit., p. 364, et le texte est trop vague pour autoriser une réponse. Mais tout le système de Clément laisse entendre qu’il s’agit de la sanction qui suit la mort. Aussi bien ne trouve-t-on chez cet auteur que des allusions très vagues à la fin des temps, à ce moment décisif où < les anges recevront dans les demeures célestes les vrais pénitents…, où surtout le Sauveur lui-même s’avance pour les accueillir, leur offrir une lumière sans ombre ni fin et les conduire au sein du Père, à la vie étemelle, au royaume des cieux. » Quis dives salveiur, 42, P. G., t. ix, col. 649652. Description qui, sous l’expression eschatologique consacrée : èv xf) ~tkz’iy. toù aîwvoç, n’introduit plus que des éléments spirituels et dont aucun ne dépasse la fixation normale de la destinée individuelle.

Ailleurs, il est vrai, sur l’autorité de saint Jean, Clément parle du « second avènement » et de la confiance ou de la confusion qui en sera la conséquence, suivant notre attitude par rapport au Christ. In Joan., i, 23, ibid., col. 737. Mais on voit combien ici encore le trait est mollement appuyé. A force de spiritualiser l’eschatologie chrétienne, la philosophie de Clément finissait par volatiliser une partie notable de son contenu.

2. Origène, son successeur et disciple, tout en suivant les mêmes voies, se tient plus près de la tradition.

a) Principe du jugement. — Avant tout, Origène sait et proclame que le jugement est un article de la foi catholique : èv tw xrpûy(i.aTi tco èxxXTrjaiasTixco rspiéysTai ô 7replxptæcoçSixaîxç ©eoîi Xôvoç. Dogme dont il souligne aussitôt l’importance au double point tic vue moral et métaphysique, puisqu’il est le meilleur excitant à la vertu et une preuve incontestable de notre liberté. De princ, III, i, 1, P. G., t. xi, col. 249. Voir Atzberger, op. cit., p. 375 et 449. Cette vérité est de celles que les simples fidèles se contentent de croire, tandis que le « philosophe » s’applique à les établir sur l’Écriture et la raison. Contra Cels., iv, 9, ibid., col. 1040. Cf. iii, 16, col. 940.

Revendiquant pour lui ce rôle, Origène invoque la croyance grecque à des tribunaux souterrains, ibid., le consentement des philosophes et des hérétiques. In Levit., hom. vii, 6, P. G., t. xii, col. 490. Ce qui ne l’empêche pas de rendre hommage à l’importance décisive de la révélation sur ce point. Déjà la notion du jugement et les sanctions éternelles faisaient partie du judaïsme, et Origène se plaît à y voir une raison de la supériorité morale qui caractérise l’ancienne Loi. « Car, si ces doctrines s’enveloppaient encore de fables pour les enfants et pour les adultes qui en partagent la mentalité, ceux qui cherchent la raison et qui vculent progresser en elle pouvaient, si j’ose dire, métamorphoser ces fables en la vérité qu’elles recelaient. « Cont.Ceh., v, 42, t. xi, col. 1218. La même doctrine se retrouve dans le christianisme et aucune ne marque plus nettement la sagesse transcendante du Christ. Ibid., i, 2K col. 716. Du point de Mie rationnel, elle répond aux conditions normales de la moralité ; car elle n’a pas précisément pour but d’ef frayer par la terreur du châtiment, mais d’exciter

la volonté à fuir le mal qui en serait la cause. Ibid., vin, 48. col. 1588. Les effets bienfaisants qu’elle produit en sont la perpétuelle justification. Ibid., 40, col. 1576.

b) Jugement particulier. — Quant à la manière de concevoir ce jugement futur, elle rentre dans une systématisation eschatologique très contestée.

Conformément à ses convictions platoniciennes, Origène met au premier plan de sa pensée la spiritualité et l’immortalité de l’âme. Voir Atzberger, op. cit., p. 367-372. Son mysticisme s’ajoute à cette philosophie pour lui faire combattre les rêves millénaires. L. Gry, op. cit., p. 96-100. Il ne s’arrête pas davantage à la notion archaïque de cet Hadès où les défunts attendraient la résurrection. Une fois sortie du corps, l’âme ne peut que se trouver en présence de Dieu, pour son bonheur ou son malheur suivant sa conduite ici-bas. Cependant Origène conçoit que, pour se préparer à leurs destinées éternelles, les âmes passent tout d’abord par un état intermédiaire, une sorte d’école probatoire, velut in quodam erudilionis loco et, ut ila dixerim, auditorio vel schola animarum, De princ, II xi, 6, P. G., t. xi, col. 246, où elles restent plus ou moins longtemps d’après la pureté relative qu’elles présentent.

Il y a donc un discernement des âmes immédiatement après la mort, qui a pour but d’arrêter et, si l’on peut dire, de consolider le "bilan spirituel de la vie. Anima substantiam vitamque habens propriam, cum ex hoc mundo discesserit, pro suis meritis dispensabitur. Ibid., I, pra>f.. 5 ; col. 118. L’intérêt de ce texte est qu’il traduit la foi ecclésiastique commune. Or la rétribution future y est nettement présentée comme antérieure à la résurrection, dont la mention intervient seulement dans les lignes suivantes : ce qui montre à quel point de maturité était dans l’Église la doctrine du jugement particulier.

Origène lui rend un autre témoignage indirect, quand il parle de ces sortes de publicains qui attendent l’âme au sortir de la vie pour voir si elle a ses comptes en règle, In Luc, hom. xxiii, P. G., t. xiii, col. 1862, ou de cet adversaire qui peut nous livrer au juge si nous avons marché dans ses voies. Ibid., hom. xxxv, col. 1892-1893. Cette part faite au démon dans le règlement définitif de nos destinées ne sera pas perdue de vue par la tradition postérieure. Voir J. Rivière, Revue des sciences religieuses, t. iv, 1924, p. 43-49.

c) Jugement général. — Néanmoins ce premier exercice de la justice divine n’a pas encore beaucoup de relief dans la pensée d’Origène et ne porte jamais le nom de jugement. Le jugement a lieu pour tous et se place à la fin du monde, u.ETà tô t£Xoç Sixocta Tcept TrdtVTwv xpîaiç. C. Cels., iv, 9, P. G., t. xi, col. 1040. C’est dire qu’il se confond avec cette parousie vengeresse qui faisait l’objet des railleries de Celse, ibid., ii, 5, col. 801 et iv, 30, col. 1072, et qui doit mettre tous les peuples de l’univers, in pavore cordis et tremore conscienliir, en présence du Christ devenu leur juge. In Gen., hom. xvii, 6, P. G., t. xii, col. 259. Sans doute la justice de Dieu s’exerce dans une certaine mesure dès ici-bas, mais la séparation définitive des bons et des méchants aura lieu in die fudicii. De princ, II, ix, .x, P, G., t. xi, col. 232. C’est ce « jour de colère » qu’annonçaient les prophètes et Origène d’expliquer, après avoir longuement cité leurs témoignages à ce sujet, qu’il est reporté à la fin du monde pour que puissent, en attendant, se manifester toutes les suites de nos actes. In Hom., ii, 1, P. G., t. xiv, col. 876-8. De même, à son sens, les paraboles évangéliques fixent le retour du maître èni vrçv auvréXeiav. In Malth., xiv. 12-13, P. G., t. xiii, col. 1212 1216.

Chacun y sera jugé strictement suivant ses œuvres. Et c’est pourquoi le jugement est réservé à Dieu, qui

seul peut faire la balance exacte du bien et du mal mélangés dans nos vies. In Rom., ii, 1-2, P. G., t. xiv, col. 870-872. Cf. n. 4, col. 878-879 ; ix, 41, col. 12441245 et In Matth., xix, 8, P. G., t. xiii, col. 1204. Tout d’ailleurs se passera d’une manière spirituelle ; car le recours aux images tirées de l’ordre humain n’a d’autre but que de nous mieux inculquer une réalité divine : cujus qudicii) species ut notior hominibus fleret, judicandi forma ex his quas inter homines geruntur assumpta est. L’estrade où siège le juge pour marquer l’éminence de sa fonction et agrandir l’horizon de son regard signifie la majesté du Christ, qui, par sa nature divine, a le pouvoir de pénétrer les cœurs et d’en révéler les mouvements les plus secrets. Cette série de nos pensées et de nos actes, gravée au plus profond de nos consciences, constitue le registre qui doit être ouvert par le divin juge et s’étaler à tous les yeux. In Rom., ix, 41, P. G., t. xiv, col. 12411242. Voilà pourquoi le jugement sera instantané. De même qu’un éclair nous suffit pour réveiller les souvenirs assoupis de notre mémoire, ainsi un acte ineffable de la puissance divine fera jaillir en pleine lumière le contenu de la conscience et chacun y percevra aussitôt la sanction qu’il mérite en rapport avec ses actes. In Matth., xiv, 9, P. G., t. xiii, col. 1205. Pour spiritualisée qu’elle soit, encore voit-on subsister ici une ombre de procédure judiciaire. Elle s’évanouit ailleurs tout à fait, pour se confondre avec l’économie chrétienne de la Providence. D’un mot Origène écarte toutes les représentations matérielles du jugement. Où trouver un lieu capable de réunir sous un seul coup d’oeil les anges et les hommes ? Et ce « siège de gloire » dont parle l’Évangile serait-il donc quelque vulgaire escabeau ? Véritables impossibilités qui font sentir le besoin d’une interprétation moins grossière. Mais, quand on entre dans cette voie, ces images aussi révèlent une haute sagesse : Qui vult omnia rationabililer intelligere, multam sapienliam inveniet et in istis.

Bien qu’il n’ignore rien des difficultés du sujet, Origène veut modestement risquer une esquisse de cette exégèse rationnelle. Il expose donc que le jour viendra où la connaissance du Christ rayonnera sur toutes les intelligences : Existimo ergo quoniam erit tempus adventus Christi quando tanta manifestatio jutura est Christi et divinitatis ejus ut non solum nullus justorum sed nec aliquis peccatorum ignoret Christum secundum quod est. Un rétablissement de l’ordre moral en sera la conséquence : …quando et peccatores cognuscent in conspectu suo sua delicta et justi manifeste videbunt semina justiliæ suie ad qualem eos perduxerinl finem. S’il est vrai que ce triomphe spirituel du Christ est déjà commencé par le rayonnement progressif de la foi, à plus forte raison éclatera-t-il au jour de la pleine lumière : …Quanto magis recte dicuntur omnes gentes ante eum congregandse et constituendæ quando palam omnibus, tam bonis quam malis, tam fidelibus quam infidclibus, fueril factus manifeslus, ante oculos mentis eorum jam non fidei aut diligenlise alicujus inquisitionc repertus. sed ipsius divinitatis suæ manifestatione prolatus. Le Christ n’apparaîtra donc pas dans un lieu donné : il se manifestera partout et tous les hommes comparaîtront devant son trône en ce sens qu’ils rendront hommage à son autorité. Ici-bas tous les hommes quels qu’ils soient se connaissent mal eux-mêmes ; mais quand la claire manifestation du Fils de Dieu les obligera à se voir tels qu’ils sont, c’est alors que les bons seront séparés des méchants. In Matth., Coin, séries, 70, P. G., t. xiii, col. 1711-1713. Cette doctrine vient au terme d’un long développement où tous les faits relatifs à la parousie sont l’objet d’une semblable allégorisation.

On retrouve donc sur le point particulier du juge D1CT. DE THÉOL. CATHOL.

ment le dualisme bien connu qui caractérise l’eschatologie d’Origène : d’une part, l’affirmation de la foi traditionnelle ; de l’autre, un essai de systématisation dans lequel aux initiatives les plus heureuses se mêlent des spéculations personnelles hardies et contestables. Voir Tixeront. Hist. des dogmes, t. i, p. 325330. De toutes façons, une théologie aussi neuve était faite pour imprimer une profonde secousse aux intelligences. La doctrine du jugement ne semble pas avoir eu de place spéciale dans les longues querelles de l’origénisme. Dossier dans Prat, Origène, Paris, 1907, p. 188-213 ; exposé quelque peu tendancieux par J. Tunnel, dans Revue d’histoire et de littérature religieuses, t. v, 1900. p. 97-128. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ait été adoptée telle quelle ; mais, on retrouve partout son influence dans la suite. Sur ce point, plus peut-être que sur n’importe quel autre, toute la théologie postérieure est tributaire du grand alexandrin, de telle sorte que la valeur de ses solutions se mesure à l’attitude qu’elle prend vis-à-vis de lui.

En Occident.

Faute d’être encore atteint par

le courant origéniste, l’Occident se tient, dans l’ensemble, sur les positions anciennes. La théologie du jugement n’y offre rien de remarquable que la persévérance plus ou moins atténuée des doctrines ébauchées au siècle précédent, en regard desquelles ne cessent de s’affirmer les poussées instinctives du sens chrétien.

1. Eschatologie systtmalis<e. — Divers témoins attestent la survivance de la systématisation primitive.

a) Saint Hippolyle. — Contemporain de Tertullien, saint Hippolyte nous présente une eschatologie d’un archaïsme tout semblable. Voir Atzberger, op. cit., p. 275.

A maintes reprises, le Christ est par lui donné comme le juge du monde. De antichristo, 20, P. G., t. x, col. 748 ; In Daniel. IV. x, édition du Corpus de Berlin, 1897, t. i, p. 208-210. Ce jugement coïncide avec la parousie, De anikhr., 64, col. 784 et Contra Noet., 18 ; ibid., col. 828-X29. En attendant, tous les défunts sont réunis dans 1 Hadès ; mais des anges y infligent déjà aux pécheurs un châtiment provisoire, suivant les actions de chacun : aiyyekoi. 9po’jpol Ttpôç

TtXÇ SX0UTTMV TCpà^e- ? £’.<XvéHOVTEÇ T(XÇ TCOV TpÔrtCOV îtpOCT xaîpouç -/toXioeiç, auquel s’ajoute la vue toute proche de la géhenne où ils seron ! jetés au jour du jugement. Un autre quartier de l’Hadès, dénommé le « sein d’Abraham », reçoit les justes, qui y jouissent d’un grand bonheur au milieu des anges. « Mais il y a un jour marqué par Dieu on l’unique sentence d’un juste jugement sera prononcée sur tous comme il convient… Tous, en effet, justes et pécheurs seront conduits en présence du Logos Dieu. C’est à lui que le Père a donné tout le jugement et pour accomplir la volonté du Père il reviendra comme juge. Ainsi donc ce n’est pas Minos nj Khadamante qui seront nos juges, mais celui que Dieu le Père a glorifié. » Adv. Græc, 1-3, P. G.. t. x, col. 796-800.

Étant donné cependant que ce jugement ne fait que proclamer et rendre définitif le résultat moral de la vie, « chacun peut reconnaître qu’au jour où il sort de ce monde il est déjà jugé ; car la consommation s’avance pour lui. » In Dan., IV, xviii, 7, p. 232. Ainsi, c’est toujours l’eschatologie finale qui demeure prépondérante ; mais elJe est précédée de sanctions immédiates, à l’attribut ion desquelles pour la première fois, bien que d’une manière encore un peu confuse, Hippolyte commence à ap] liguer la dénomination de jugement.

b) Novatien, sans dans beaucoup de détails, reproduit la doctrine et jus qu’aux termes de Tertullien

VIII.— 07

sur l’Hadès. Locus enim est quo priorum animée imploriimque ducuntur. futuri judicii prsejudicia sentientes. De Trinil., 1, P. L., t. iii, col. 888.

c) Même position chez Victorin de Petiau : Est infernus remola a pcenis et ignibus regio et requies sanctorum, in qua quidrm ab impiis videntur et audientur justi, sed non illuc tnxiisvectari possunt…. Quia in novissimo tempvrc eliam sanctorum rémunérât io perpétua et impiorum est ventura damiudio. dictum eis exspeclarc. In Apoc, vi, 9, P. L., t. v, col. 330. Inutile d’ajouter que le teste tic l’Apocalypse lui fournit souvent l’occasion de parler du jugement futur. Voir i. 1-7, col. 317 : i, 16, col. 321 : xx, 8-10, col. 343. Mais, en attendant, la rémunération immédiate n’est enseignée que d’une manière bien vague.

d) Lactancc en arrive à la supprimer tout à fait. Nul ne tient plus que lui au dogme des rétributions divines, dont il a défendu le principe dans un traité spécial. Voir De ira Dei, 1C, P. L., t. vu. col. 125-126. Mais celles-ci sont remises jusqu’aux derniers jours. Inst. div., ii, 18, P. L., t. vi, col. 341-342. Un premier jugement précédant le règne millénaire réglera le sort des seuls croyants, cpii recevront selon leurs œuvres. Quant aux infidèles, ils sont déjà jugés et condamnés, lbid., vii, 20, col. 798-700. Après les mille ans écoulés, aura lieu la résurrection universelle et le jugement définitif, ibid., 26, col. 813-814.

Mais ce n’est pas seulement par prétention que Laclance exclut le jugement particulier : il en nie formellement l’existence. Nec quisquam putet animas post mortem protinus judicari. Nam omnes in una communique custodia dclinentur, donec tempus adveniat quo niaximus judex meritorum facial examen. Ibid., 21, col. 802-803.

Il faut évidemment prendre garde de juger la doctrine de l’Église occidentale, à la fin du m c siècle, sur le témoignage d’un philosophe et d’un néophyte dont la compétence et l’orthodoxie s’avèrent par ailleurs si souvent mal assurées, l.actanee a été certainement victime de son archaïsme eschatologique jusqu’à méconnaître l’existence de toute sanction immédiatement après la mort, lui quoi il fait penser à ces contradicteurs anonymes que combattait Tertullien. Bien qu’elle fût dans la logique du système et qu’elle ait pu, de ce chef, se présenter assez naturellement à l’esprit des simples, cette erreur n’en doit pas moins être tenue pour un phénomène isolé. Si la systématisation archaïque du iie siècle garde encore de nombreux partisans, ceux-ci ne manquent pas d’y incorporer la croyance aux sanctions immédiates. Ce qui revient à supposer implicitement un jugement préalable pour les établir.

2. Eschatologie non si/stémalisée. — D’autres, au demeurant, attestent une foi eschatologique dont la simplicité s’embarrasse moins de systèmes.

a) Saint Cyprien. — Homme d’action et pasteur d’âmes, l’évêque de Cartilage ne touche à l’eschatologie qu’en passant et d’un point de vue tout pratique. D’où il suit que ses affirmations ont chance d’être d’autant plus rapprochées de la commune foi.

Le’jour du jugement » ou « jour du Seigneur » est une expression qui lui est familière. Voir Ad Demétr., 5, 15, 22, P. L., t. iv. col. 548, 555, 500 561 : De dont. vrai., 23-24, 32, ibid., col. 535-53(i et 540. Par où il entend la parousie du Seigneur. De bono pal., 21, COl. 637-038 ; Epist., Vꝟ. 3, édition 1 lartel. p. 475 et i.xii, 3, ]). 600. Mais il ne connaît pas le séjour intermédiaire dans l’Hadès. Non seulement les martyrs, mais tous les justes sont mis par la mort en possession de Dieu. De limitant., 20. 20, col. 501 ; et 8014502 ; De bono pal., 10, col. 620. Il y a même, pour ceux qui ne sont l>as absolument purs, des possibilités de purification « litre tombe. Epist., i.v, 30, p. 628.

A la base de ces discriminations il faut évidemment sous-entendre le jugement particulier. On a pu croire qu’il arrive à Cyprien d’en prononcer presque le nom, quand il présente à ses fidèles le fléau de l’épidémie comme un moyen plus sûr d’atteindre la béatitude du ciel. Gridulari magis oporlet et lemporis munus amplecti quod, dum nostram ftdem forliter promimus et labore tolerato ad Christum perangustamChristiviampergimus, pnemium vilæ ejus et fidei ipso judicante capiamus. De mortal.. 14. col. 014. Mais c’est probablement une illusion d’optique ; car ipso judicante semble bien s’appliquer plutôt, dans la pensée de l’auteur, à la promesse du Christ garantie par le texte évangélique, Matth., vii, 14, auquel il est fait ici allusion.

Par ailleurs Cyprien insiste beaucoup sur le fait que le jugement sera conforme aux œuvres et il en tire la conclusion très légitime que chacun se juge lui-mênu dès ici-bas par sa conduite : Ante judicii diem hic quoque iam juslorum atquc injuslorum animée dividuntur et a jrumento paleæ scparantur. De unit. Eccl., 10, col. 507. Les hérétiques, en particulier, ont déjà porté sur eux-mêmes une sentence irréformable, Epist. i.xxv, 5, p. 813 : les fidèles, au contraire, peuvent aborder le jugement avec confiance. Epist., lxxvi, 7, p. 833. En un mot. la foi au Christ nous donne la clé du jugement futur. SU ante oculos… quod… jam judicii sui et cognitionis futurs ; sententiam prolulerit (Christusi prwnuntians et contestons confessurum se coram Paire suo conjilcides et negaturum negantes. Epist., lviii. 3, p. 659. Ce principe de continuité morale, ainsi affirmé sans restriction, postule lui aussi, comme dans l’Évangile, un premier jugement de l’âme au sortir de la vie et en donne le véritable sens. En se détachant des systèmes pour s’en tenir aux données substantielles de la foi, l’eschatologie de saint Cyprien rellète mieux que toute autre la pensée profonde de l’Église.

b) Commodien obéit à la même inspiration que l’évêque de Carthage sur le sort des défunts. Après la mort, les âmes vivent devant Dieu et celui-ci ne veut pas que leurs actes antérieurs soient oubliés. Inslr., i, 27, Corpus de Vienne, t. xv, p. 30. Chacun reçoit de lui la sanction méritée, ibid., 20, p. 35. Il est même curieux de trouver dans ces vers barbares la première approximation de la formule que l’Église devait adop-. ter dix siècles plus tard.

Tu tamen mox morerfs, duceris In loeo maligno, In Chiislo credenles autem in loeo benigno. î, 24, p. 31. … mox aniinam reddis, duceris quo te p ; viiitet esse. 1, 29,

[p. B9.

Tout cela, bien entendu, sans aucun détriment pour la parousie, ibid., ii, 4, p. 64-65 et Carm. apolog., 10 12, p. 185.

Au tôt al, tandis que les théologiens latins du m c siècle s’en tiennent à la Vieille notion de l’Hadès, héritée du scheol Judaïque, saint Cyprien et Commodien échappent à ce legs du passé. Aussi les premières sanctions sont-elles forcément regardées par ceux-là comme Incomplètes et provisoires. Chez ceux-ci, au contraire, la doctrine du jugement particulier, sans être beau coup plus explicite, a devant elle le champ libre pour se développer.

Encore leur eschatologie doit-elle cette perfection relative au fait qu’elle n’est pas systématisée. Chez les spéculatifs, comme llippolyte et les autres, règne toujours le Vieux cadre de saint lrénée et de Tertullien. En Orient, au prix de quelques hardiesses, l’école d’Alexandrie avait entrepris de le démolir et de le remplacer, tandis que la théologie latine, plus attachée aux données traditionnelles, sans d’ailleurs en être l’esclave, se débattait dans une certaine indécision. S’il n’avait pas encore réalisé une synthèse rationnelle de la foi chrétienne, le ur’siècle en avait du moins prépaie tous les éléments.

1781

    1. JUGEMENT##


JUGEMENT, PÈRES GRECS : IVe-VIIie SIÈCLES

178 :

IV. PÉRIODE DEFIXATIOX-.IV’-VIll* SIÈCLES — Sur

les bases ainsi aménagées, la théologie du jugement allait prendre rapidement, à partir du ive siècle, bien que d’une manière inégalement ferme suivant les régions, son assiette définitive. Non pas qu’elle occupe nulle part une place de premier plan, mais, si elle reste à l’état fragmentaire, tout au moins se présentet-elle, en général, avec la netteté qui lui manquait jusqu’alors.

Église syrienne.

A défaut d’une grande importance

historique ou théologique, les écrivains de langue syriaque ont l’avantage d’offrir une tradition sans contact avec la pensée grecque. Ils n’intéressent la doctrine du jugement, que par la survivance d’archaïsme dont ils sont les témoins.

1. Aphraate.

« De toutes les parties de la théologie d’Aphraate la pins archaïque est assurément l’eschatologie. » Tixeront, Hist. des dogmes, t. ii, p. 207. Chez lui, l’archaïsme va même jusqu’à l’erreur. Le < sage perse » enseigne, en effet, au nom de « notre foi » que la mort est un sommeil. « Ceux qui y sont tombés sont tellement assoupis qu’ils ne distinguent plus le bien du mal ; ni les justes ne reçoivent la récompense promise, ni les impies le châtiment mérité, jusqu’à la venue du juge qui placera les hommes à droite ou à gauche. » Tout au plus l’avenir se révèle-t-il aux justes comme dans un rêve joyeux et au pécheur sous la forme d’affreux cauchemars. Dcmonstr., viii, 18-20, Pair, syr., t. i, p. 394-398. Cf. xxii, G, p. 1002. Sans quoi le dogme de la résurrection lui paraîtrait compromis, vin, 3, p. 366 et 22-23, p. 402-403. Cf. vi, 14, p. 291-296. En quoi il faut bien reconnaître avec dom Parisot, Preef., iii, 15, ibid., p. lvi, qu’Aphraate se tient dans la ligne des premiers Pères de l’Église, mais à condition d’ajouter qu’il la pousse jusqu’à un point qu’elle n’avait encore jamais atteint. Voir Aphraati :, t. i, col. 1462, et P. Schwen, Afrahat, Berlin, 1907. p. 138-140.

Une autre particularité du « sage perse « s, et dont nous retrouverons ailleurs les suites, c’est que, pour lui. « les justes consommés dans les bonnes œuvres ne seront pas convoqués au jugement pour y être jugés, ni les impies dont les péchés se sont multipliés au delà de toute mesure. » xxii, 17, p. 1026. Il faut sans doute entendre sous le bénéfice de cette réserve ce qu’il dit plus haut du jugement universel, viii. 20. p. 398. Tous les autres y comparaîtront pour y recevoir selon leurs œuvres et l’auteur insiste longuement sur la stricte justice qui aura pour conséquence l’inégalité des sanctions, xxii, 18-23, p. 1027-1035.

2. Saint Éphrem.

Beaucoup moins arriéré, celui-ci est loin d’être encore au niveau des progrès obtenus de son temps. « Que si nous passons à la doctrine eschatologique du moine syrien, écrit M. Tixeront, op. cit., p. 219220, nous sommes dès l’abord frappés d’une contradiction qu’elle semble présenter sur la condition des âmes justes immédiatement après la mort. D’un côté, saint Éphrem enseigne que ces âmes entrent de suite dans la vie, dans la joie, dans le paradis, dans le ciel, Opéra omnia, syr.-lat., édition Assémani, Rome. 1737-1746, t. iii, p. 251 I. 255 c, 225e ; Hymni et Sermones, édition Lamy, Malines, 1882-1889, t. i. p. 669 ; Carmina Nisibena, lxxiii. 1 : de l’autre, il dit non moins clairement que sans le corps ces âmes sont incapables d’exercer leurs facultés, de voir, d’entendre, de parler : d’où il conclut que, jusqu’à la résurrection de leur corps, leur bonheur est fort incomplet et qu’elles n’habitent pas encore le lieu de la félicité parfaite. > Assémani, t. iii, p. 587 b-I. C’est la conception archaïsante du iie siècle qui dure encore chez lui. Seulement, au lieu de l’Hadès. Éphrem parle du paradis. <OÙ il distingue le sommet, les côtés et le bord, celui-ci

étant réservé aux pénitents pardonnes et sans douct également à toutes les âmes justes. Voir art. Éphrem t. v, col. 191-192 ; Assémani, Op. syr.-lat., t. iii, præf.. p. xxi et Lamy, 1. 1, proef., p. xi.

A cette eschatologie retardataire notre auteur associe une notion assez nette du jugement particulier. Pour décrire les affres de la mort, il parle de la vie sensible qui s’éteint, cependant que les « troupes du Seigneur » envahissent l’âme pour la faire déguerpire r. que « l’inexorable nous traîne au jugement ». Au cours de cette marche forcée, l’âme traverse les espaces où elle rencontre « les principautés et puissances, les chefs des troupes ennemies en ce monde, accusateurs sans pitié, agents rigoureux d’un fisc implacable, qui brandissent contre elle les créances de ses péchés ». Ir. secundum Christi adven’um, dans Assémani, Op. græclat. , t. iii, p. 275-276. On voit que les brillantes imaginations d’Origène ont déjà fait école jusqu’en Syrie.

Cependant, pour saint Éphrem, c’est le jugement dernier qui demeure le principal. A la suite d’Aphraate. il n’y veut faire comparaître que les pénitents et les justes imparfaits : les justes parfaits sont « au-dessus du jugement, » les grands pécheurs ont déjà leur condamnation et restent par suite « en dehors du jugement ». Assémani, Op. syr.-lat., 1. 1, p. 255. Les descriptions qu’il en donne sont d’un réalisme très accusé et visent surtout au pathétique. Voir Assémani, t. m. p. 633-638 ; græc.-lat., t. ii, p. 192-230 et Lamy, t. m. col. 133-212 et t. ii, p. 402-426.

Quand les maîtres de la théologie syriaque ont des conceptions aussi imparfaites, est-il étonnant que les générations suivantes en aient gardé l’empreintee r que, le particularisme et l’ignorance aidant, elles aient fini par accueillir cette vieille erreur du sommeil des âmes ou autres approchantes, qui motivèrent l’intervention de l’Église à partir du concile de Lyon ?

Église grecque.

- C’est ici, au contraire, le règne

de la grande théologie, et d’une théologie qui se développe sous l’influence d’Origène, sinon toujours à soit école. La doctrine du jugement en a largement bénéficié.

1. Principe du jugement.

S’adressant à des milieux chrétiens, les Pères Grecs n’ont pas proprement besoin de démontrer l’existence du jugement. Cependant, soit pour répondre au scandale des âmes faibles troublées par les injustices de ce monde, soit surtout pour parer au scepticisme pratique de certaines âmes grossières trop inattentives aux vérités spirituelles, ils en affirment, à l’occasion, la réalité et en dégagent In raison d’être.

a) Réalité du jugement. — Saint Cyrille de Jërusalen : en appelle au sentiment individuel de la justice-. Un maître a souci de récompenser ses bons serviteurs et de punir les autres : à plus forte raison la justice rétributive, tô ttjç S’.Koao-ûvyjç àvTaTCoSoTixôv, doit-elle exister en Dieu. Or elle ne se réalise pas ici-bas. « Si donc il n’y a pas de jugement et de rétribution après cette vie, tu accuses Dieu d’injustice. » Le retard s’explique parce que Dieu veut, comme on le voit dans les combats du stade, attendre la fin de l’épreuve. Cat., xviii, 4. P. G., t. xxxiii, col. 1021.

On retrouve souvent la même argumentation chez saint Jean Chrysostome. « Si Dieu est, comme il est en réalité, il s’ensuit qu’il est juste ; car s’il n’est pas juste, il n’est pas Dieu non plus. Et s’il est juste, il rend à chacun selon ce qu’il mérite. Cependant nous voyons que tous ne reçoivent pas ici-bas selon leurs mérites. 1 faut donc nécessairement espérer une autre rétribution, qui rendra à chacun suivant son mérite et par là fera apparaître la justice de Dieu. » > De diab., hom. r, S, P. (i.. t. xlix, col. ti.’jS. Cf. De Lazaro, hom. iv, t, t. xi. viii, col. 1011. 1) ce jugement la voix implacable de la conscience est une première anticipation, qui est

eJle-niênu’une preuve de la justice divine : comment espérerait-on échapper au jugement divin, alors que nous ne pouvons pas échapper à notre jugement ? In Rom., hom. v, 1-2, t. i.x, col. 423-425. A titre subsidiaire, notre docteur en appelle également au témoignage des païens. In II Cor., hom. ix, 3, t. lxi, col. 464. Là et ailleurs il expose que, si Dieu retarde ce règlement de comptes, c’est pour ne pas détruire le genre humain, dont tous les membres ont mérité, une fois ou l’autre, d’être éternellement punis pour leurs péchés.

Saint Basile s’appuie uniquement sur les Écritures, où il relève que la doctrine du jugement revient à plusieurs reprises en raison de son importance souveraine dans la vie morale : X6yoç àvayxaiÔTocTO !  ; xqtl auveTixcoTaTOç sic SiSaax.aXîav eùaepeîaç. In Ps. VII, 3, P. G., t. xxix, col. 237.

b) Raison d’être du jugement. — Mais le jugement a aussi une signification théologique, en ce qu’il permet à Dieu de justifier sa conduite à l’égard des pécheurs. Saint Basile, ibid. C’est ainsi que saint Jean Chrysostome interprète les paroles prononcées par Abraham dans la parabole du mauvais riche. De Laz., hom. iv, 1-2, P. G., t. xlviii, col. 1007-1009. Plus tard saint Maxime prête aux damnés un long monologue où ils proclament la justice de Dieu à leur endroit. Episl., i, P. G., t. xci, col. 384-390. Texte reproduit mot pour mot dans un traité de basse époque qui a usurpé le nom de saint Athanase, Serm. ad Antiochum, P. G., t. xxviii, col. 589-597.

Saint Isidore de Péluse seul semble avoir connu de véritables adversaires, puisqu’il se croit obligé de consacrer une de ses lettres presque tout entière à établir contre eux la réalité du jugement. Epist., ii, 257, P. G., t. Lxxviii, col. 609-612. Ce qui lui fournit l’occasion de résumer en quelques mots précis les fondements théologiques de ce dogme. « Prédit parle Christ, reconnu d’ailleurs par les plus nombreux et les plus illustres des sages, il est juste et convenable, conforme à la raison, en harmonie avec la Providence divine qu’il est propre à défendre contre les anomalies apparentes d’ici-bas. » Ces t sages » sont sans nul doute les païens dont l’auteur se plaît à invoquer ailleurs le témoignage. Epist., v, 186, col. 1444.

c) Qualités du jugement. — Pour atteindre son but, ce jugement doit être juste. Saint Jean Chrysostome souligne énergiquement les traits qui le distinguent à cet égard des jugements humains. De cruce et latr., hom. i, 3, P. G., t. xlix, col. 402-403. La raison en est que chacun sera jugé, non d’après les apparences, mais d’après ses œuvres.

En cette vue, nos actions sont inscrites sur un livre irréprochablement tenu, d’après lequel Dieu nous jugera sans acception de personnes. Grégoire de Nazianze, Oral., xix, 15, P. G., t. xxxv, col. 1061. Sa sentence sera parfaite, parce qu’elle tiendra compte de la qualité, de la quantité et de la grandeur de nos fautes. Isidore de Péluse, Epist., H, 172. P. G.. t. lxxviii, col. 624. Critère objectif auquel il faut ajouter la considération île la responsabilité subjective, évidemment variable suivant les grâces accordées à chacun. Basile, In Ps. VII, 5, P. G., I. i. col. 240, cf. Keij. t>r., 2(17, t. xxxi, col. 1265.

Aussi le jugement sera-t-il strictement personne], sans diversion possible, et, si nos œuvres nous condamnent, personne ne pourra nous venir en aide. Jean Chrys., In Il Cor., hom. ix, 4, P. G., i. lxi, col 465 ; Grégoire de Nazianze, Oral., xvi, 9, I’. G., t. xxxv, col. 945.

La conclusion parénétique unaniincinr.it tirée, <’< -t qu’il tant vivre dans la perspective du jugement divin poui se anctifler en mmde cetti edoutable éventualité. < Quand on se met en mémoire li’terrible

jugement du Christ, qui ne se sentirait aussitôt la conscience troublée et saisie d’angoisse ? Celui-là même qui peut se rendre témoignage d’une vie bien passée, quand il songe à la rigueur de ce jugement où les moindres défaillances seront examinées, se prend à trembler ne sachant quel en sera le résultat, o S. Grégoire de Nysse, In Ps. VI, P. G., t. xliv, col. 612. Le florilège que des mains postérieures ont tiré des homélies de saint Jean Chrysostome contient un chapitre sur les fins dernières. Eclog., hom. xxv, P. G., t. LXin, col. 742-754. On y peut voir en abrégé un spécimen des développements que le thème du jugement suggérait dès lors à l’éloquence de la chaire et la preuve de l’importance que l’Église attachait à ce dogme, au iv c siècle comme aujourd’hui, dans l’éducation du sens moral.

2. Jugement général.

Conformément au langage de l’Écriture et de la tradition antérieure, c’est toujours le jugement final qui reste le jugement par excellence.

a) Existence du jugement général. — On en parle d’ordinaire au singulier, comme d’une réalité absolue et qui présente une signification connue de tous. Voir Athanase, Apol. contr. Arian., 35, P. G., t. xxv, col. 308 ; Grégoire de Nazianze, Poem. mor., viii, 194 et x, 130-132, P. G., t. xxxvii, col. 662 et 690 ; Grégoire de Nysse, Orat. catech. magna, 40, P. G., t. xlv, col. 105 ; Jean Chrysostome, In Mutin., hom. xui, 5, P. G., t. lvii, col. 215-218. Au cours de son développement, ce dernier parle bien du tribunal qui nous attend « après cette vie », u.ETà tîjv èvteùŒv à7roSï)(i.tav, ibid., col. 216, et cette expression, lue suivant nos habitudes actuelles, pourrait faire croire qu’il pense là au jugement particulier qui suit la mort. Cependant on voit à côté que ce jugement est situé en un jour précis et que, si nous n’avons pas fait pénitence, Dieu nous y condamnera à la face du monde. Ibid., hom. xiv, 4, col. 221-222.

Un peu plus tard. Isidore de Péluse parle également du jugement en général. Epist., iii, 2, P. G., t. Lxxviii, col. 728-729 ; iii, 37, col. 757 : cf. iv, 229, col. 1324. Et, si ce jugement est par lui placé en termes vagues » après la mort <, to SixaCT^ptov tô (xexà tôv ôàvocrov, iv, 146, col. 1229, cf. iv, 426. col. 1577, on voit d’autre part qu’il coïncide avec* le grand jour du Seigneur », i, 94, col. 248, et avec le second avènement du Christ, n, 157, col. 612. Ces rapprochements nous avertissent que le jugement sine addito. dans la terminologie grecque du ive et du ve siècle, doit s’entendre de celui qui attend l’ensemble des hommes à la fin des temps.

Il en est de même au terme du vi° siècle. Voir Gré goire d’Agrigente, In EcclL, iii, 19-20, P. G., t. xcviii, col. 880-885. L’exemple de saint Jean Damascène montre qu’à l’extrême fin de la patristique grecque la langue théologique n’a pas encore acquis plus tic précision. « Nous ressusciterons, dit-il. par l’union de nos âmes avec des corps désormais incorruptibles et. nous comparaîtrons de van lie tribunal redoutable du Christ. » De fi.de orlh., iv, 27, P. G., t. xciv, col. 1228. A l’appui de ce jugement et de cette justice de Dieu, qui attribuera à chacun ce qui lui revient sans acception de personnes », il a réuni ailleurs un dossier de textes scrip turaires et patristiques. Sacra parallela, l.ilt. K. tl. P. G., t. xc.vi. col. 84-88. Mais ce jugement iudéter miné est antérieurement rapproché, dans le même ouvrage, de la résurrection et. non moins que le titre. les citations qui suivent, ou figurent « le nombreux textes de l’Ancien Testament sur le jour de Jahvé et les déclarations du Nouveau sur la parousie, attestent qu’ici encore le Damascène n’envisage, sous le nom de jugement, que le jugement final. Ibid.. litt. A. là. P. (, ’., t. xcv. col V’I. ibid.. 71. P. G.,

. xevi, col. 184-485. JUGEMENT. PÈRES GRECS. IVe -VIIIe SIÈCLES

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b) Auteur du jugement général. — C’est pourquoi ce jugement est attribué au Christ. Les textes formels de saint Paul, II Cor., v, 10, et de saint Jean, v, 22, sont ici régulateurs. Voir S. Jean Chrysostome, In Joa., hom. xxxix, 3, P. G., t. lix, col.’223-224 ; In Rom., hom. xxv, 3-4, P. G., t. lx, col. 632 et S. Cyrille d’Alexandrie, In Joa., ii, 7, P. G., t. lxxiii, col. 365. Cf. In Is., ii, 5, 12, et ni, 2, 16, t. lxx, col. 541 et 633.

Saint Cyrille de Jérusalem précise que le Père ne s’est pas pour autant dépouillé de sa puissance, mais qu’il juge par le Fils. Ainsi le demandait la glorification du Christ, devant qui tout genou doit fléchir, au ciel, sur la terre et aux enfers. Catech., xv, 25, P. G., t. xxxiii, col. 905.

Il faut donc rapporter au jugement tout ce que, nos auteurs disent, d’une manière plus ou moins explicite, de laparousie.Voir S. Cyrille de Jérusalem, Catech., xv, 1-2 et 19-27, col. 869-872 et 896-909 ; S. Athanase, De incarn. Verbi, 56, P. G., t. xxv, col. 196 et Conl.Arian. n, 43, t. xxvi, col. 240 ; S. Grégoire de Nazianze, Poem. moral., xxviii, 340-370, P. G., t. xxviii, col. 881-883 et Poem. de seipso, i, 522-546, ibid., col. 1009-1010 ; S. Jean Chrysostome, De Laz., hom. vi, 1, P. G., t. xlviii, col. 1027 ; Dediab., hom. iii, 3, P. G., t. xlix, col. 267-268 ; De cruce et lalr., hom. i, 3-4 et ii, 4, ibid., col. 403-404 et 413-414 ; In Rom., hom. v, 6, P. G., t. lx, col. 630 ; S. Cyrille d’Alexandrie, In Joa., i, 1, P. G., t. lxxiii, col. 28.

c) Modalités du jugement général. — Les descriptions de cette parousie, généralement destinées à des auditoires populaires, sont pour la plupart d’un réalisme imagé qui suit de près la lettre des Écritures. Voir par exemple, outre la catéchèse xv de saint Cyrille de Jérusalem déjà citée, S. Basile, In Ps. xxxui, 8, P. G., t. xxix, col. 372 ; S.Jean Chrysostome, In Matlh., hom. lxxix, 1-2, P. G., t. lviii, col. 717-720 et In II Cor., hom. x, 3, P. G., t. lxi, col. 471 ; S. Cyrille d’Alexandrie, In Zach., 105, P. G., t. lxxii, col. 248-249, cf. In Luc., xii, 8, ibid., col. 729 ; S. Maxime, Epist., i, P. G., t. xci, col. 380-381. Non pas que ces divers auteurs insistent sur l’interprétation littérale des textes comme sur une question de principe : il leur suffisait pour le but d’édification qu’ils poursuivaient de les prendre et de les utiliser tels qu’ils sont. Voir également pseudo-Chrysostome, In sec. domini advenl., P. G., t. lix, col. 619-628 et de même P. G., t. lxi, col. 775-778 ; t. lxiii, col. 937-942.

Cà et là d’ailleurs, on peut relever, chez les meilleurs théologiens d’entre eux, l’indice de conceptions plus affinées.

A propos du portrait de l’ancien des jours dans Daniel, vu, 9, déjà saint Cyrille de Jérusalem fait observer qu’il est tracé à la manière humaine : àvôpcoTtîvcoç toùto eïpï]Tai, Catech., xv, 21, P. G., t. xxxiii, col. 900. Quand il parle ex professo du jugement, il le présente comme un acte essentiellement psychologique. « C’est d’après ta conscience que tu seras jugé… ; carie visage terrible du juge te forcera à dire la vérité, ou plutôt, même si tu refuses de la dire, il te convaincra. Tu te réveilleras, en effet, revêtu de tes propres péchés ou de tes actes de justice. » Ibid., 25, col. 905.

Saint Basile expose de son côté que ce « visage du juge » s’entend d’une illumination divine qui éclairera le fond des cœurs », In Ps., xxxiii, 4, P. G., t. xxix, col. 360, et que nous n’aurons pas d’autre accusateur que nos péchés rendus présents à la mémoire avec leur nature propre et le détail de leurs circonstances. In Ps. xlviii, 2, ibid., col. 437. « Qu’est-ce que le jugement ? » se demande pareillement saint Grégoire de Nazianze. Et il répond : « Le poids intérieur de ce qui pèse sur la conscience de chacun ou sa légèreté qui soulève vers la vie la balance de la loi. » Poem. mor., xxxiv, 254-256, P. G., t. xxxvii, col. 964. Ailleurs il

parle de cet àypacpoç xaxTjyopoç qu’est la conscience du pécheur. Ibid., viii, 196, col. 663.

On trouve également dans saint Jean Chrysostome, à propos de l’attitude de Joseph envers ses frères, un beau développement sur ces jugements sans plaidoiries, ces défenses sans réquisitoires, ces preuves sansr témoins qui se passent dans la conscience ; mais, à vrai dire, cette psychologie n’est pas directement mise par lui en rapport avec le jugement dernier. De Laz., hom. iv, 6, P. G., t. XLvni, col. 1015-1016.

En plus de ces allusions fugitives, on rencontre des descriptions de jugement conçues tout entières selon ce schème. Ainsi dans un commentaire d’Isaïe attribué à saint Basile. L’auteur tient que le principal but du jugement sera d’amener le pécheur à confesser la justice de la sentence divine à son égard. C’est, dit-il, ce que l’Écriture exprime d’une manière figurée quand elle représente Dieu qui se justifie pour ainsi dire d’égal à égal avec les hommes, par exemple Isaïe, ni, 14 et Michée vi, 1-3. « Non pas que le (divin) juge doive adresser à chacun des questions et provoquer des réponses… Il est vraisemblable qu’une vertu mystérieuse projettera en un instant sur notre mémoire comme sur un tableau toutes les actions de notre vie. Ainsi nous vérifierons cette parole d’Osée, vii, 2 : « Leurs pensées les ont entourés ; elles ont apparu « devant ma face. » Et ces livres dont il est question dans Daniel, qu’indiquent-ils autre chose sinon que Dieu éveillera dans la mémoire des hommes le souvenir de leurs actions, de telle façon qu’à ce souvenir chacun voie pourquoi il est condamné ? » Basile, In Is., i, 43, P. G., t. xxx, col. 200-201.

Pour saint Grégoire de Nazianze également, « lorsque Dieu se justifiera, il se dressera devant nous et nous mettra en face de nos péchés, implacables accusateurs. Aux bienfaits que nous avons reçus il comparera nos iniquités : la pensée condamnera la pensée et l’acte contrôlera l’acte. Il nous réclamera la dignité de son image, que nous avons souillée par le péché. Enfin il nous emmènera, jugés et condamnés par nous-mêmes, sans avoir la ressource de dire que nous sommes injustement traités. » Orat., xvi, 8, P. G., t. xxxv, col. 944945.

Sans suivre Origène jusque dans son allégorisation complète de la parousie, on voit que les meilleurs Pères grecs ont assez retenu de sa méthode pour spiritualiser la procédure du dernier jugement.

3. Jugement particulier.

Dans quelle mesure ont-ils distingué de ce jugement final celui qui fixe, au moment de la mort, les destinées de chacun ? Moins nettes sont ici leurs conceptions, bien qu’elles présentent un notable progrès sur celles des siècles précédents.

a) Attestations indirectes : Échéance immédiate des sanctions après la mort. — A tout le moins le jugement particulier est-il impliqué chez eux d’une manière indirecte, comme précédemment, dans leur doctrine sur l’application immédiate des sanctions. « Dans l’Église grecque du ive siècle le millénarisme a disparu : l’autorité d’Origène lui a porté le coup fatal. On ne paraît même pas admettre une dilation quelconque pour les justes de leur entrée dans la gloire. » J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. ii, p. 195. Voir art. Benoit XII, t. ii, col. 678-679. C’est que la mort est le terme de l’épreuve, après laquelle il n’y a plus de place que pour jouir des mérites acquis ou souffrir le châtiment des fautes perpétrées. S. Cyrille de Jérusalem, Cat., xviii, 14, P. G., t. xxxiii, col. 1033. « Ici-bas, dit énergiquement saint Grégoire de Nazianze, c’est le temps fixé par Dieu de la vie et de l’action ; là-bas le contrôle de nos actes. » Orat., xvi, 7, P. G., t. xxxv, col. 944. Cf. Poem. de seipso, i, 300-304, P. G., t. xxxvii, col. 992993.

Le résultat de ce contrôle ne saurait être que définitif. On cite bien un fragment de saint Athanase, qui reproduit la notion archaïque de l’Hadès où les justes attendraient dans la joie la résurrection et la récompense. P. G., t. xxvi, col. 1249..Mais ce texte, ^ui n’est connu que par une citation de saint Jean Dainascène, De his qui in fide dormierunt, 31, P. G., t. xcv, col. 277. a toujours passé pour être d’une authenticité douteuse. Voir la préface des éditeurs bénédictins, v, 13, P. G., t. xxv, col. xxxi. Cf. Tixeront, ip. vit., p. 196. C’est qu’il paraît en contradiction avec un épisode de la Vie de Saint Antoine. Le saint ermite avait eu avec quelques-uns de ses visiteurs un entretien sur la situation de l’âme et le lieu qui l’attend après cette vie. On notera ce fait comme l’indice d’une curiosité et sans doute aussi de quelque incertitude sur la question. Mais Antoine est instruit de la réponse par une révélation divine. Dès la nuit suivante, une vision lui fait apercevoir les âmes comme des êtres

.ilis, dont les uns s’élancent vers le ciel tandis que les

autres retombent dans les bas-fonds. Viia S. Anlunii, 66, P. G., t. xxvi, col. 936-937.

Les écrivains postérieurs ne semblent pas avoir besoin d’une lumière spéciale pour professer la même doctrine. Docile à la parole des sages, aoçoiv Lôyotç, saint Grégoire de Nazianze tient que l’âme sainte s’unit à Dieu, son suprême bien, aussitôt qu’elle a brisé les liens du corps. Oral., vii, 21, P. G., t. xxxv, col. 781. Cf. ibid., 1, col. 756-757. Le châtiment des pécheurs suit également la mort, Poem. mor., ii, 141144, P. G., t. xxxvii, col. 589, bien qu’ailleurs la peine du feu semble fixée au dernier jour. Ibid., xv, 98-100, toi. 773. Toute sa psychologie platonisante amène saint Grégoire de Nysse à dire que l’âme se prépare par sa’induite ici-bas son sort éternel, encore que son origénisme lui permette de concevoir des possibilités de rétablissement pour ceux qui auraient mal usé de l’épreuve terrestre. Voir De anima, P. G., t. xlvi, col. 84-88. Aussi est-il formel sur la béatitude immédiate des justes. In fun. Pulch., ibid., col. 869 et De mortuis, ibid., col. 497 et 512. Moins philosophe, mais plus attaché à la révélation scripturaire, saint Jean Chrysostome lit dans la parabole évangélique du pauvre Lazare la rétribution immédiate, soit des bons, soit des méchants, au sortir de la vie. De Laz., i, 11 ; v, 3 ; vi, 6 ; vii, 4 ; P. G., t. xlviii, col. 979, 1021, 10351036, 1050. Voir également In Philip., nom. iii, 3-4, P. G., t. lxii, col. 203 ; S. Nil, Epist., iv, 14, P. G., t. o-xxix, col. 556-557 ; Pseudo-Macaire, Hom., xxii, P. G., t. xxxiv, col. 660 et, pour saint Jean Damascène, ci-dessus col. 745.

Plus embarrassée semble être tout d’abord la position de saint Cyrille d’Alexandrie et le P. Pesch est obligé de reconnaître qu’il est au nombre des Pères anciens qui ont sur la matière dicta interdum valde ubscura. Chr. Pesch, Prælect. dogmat., t. ix, 3e édit., Fribourg-en-Brisgau, 1911, p. 287. « On me demandera, dit-il, si, selon l’histoire évangélique où l’on voit le pauvre (Lazare) passé au repos tt le riche au châtiment, ces faits se sont déjà produits <t si la juste rétribution est déjà accordée à chacun ou bien si ce récit préfigure l’image du jugement futur… A quoi nous répondrons : Le jugement aura lieu après la résurrection des morts ; c’est ce que l’Écriture divine affirme partout. Or la résurrection aura lieu seulement lorsque le Christ reviendra du ciel dans la gloire du l’ère… Puis donc que le juge de tous n’est pas encore (descendu du ciel et que la résurrection des morts n’a pas eu lieu, comment n’est-il pas invraisemblable de penser que la rémunération est déjà réalisée pour quelques-uns, soit de leurs mauvaises, soit de leurs baumes œuvres ? » In Luc, xvi, 19, P. G., t. Lxxii, toi. 821-824, J.e même texte se retrouve a peujprès

littéralement dans Adr. unlhropomorphitas, 16, P. G., t. lxxvi, col. 1104-1105. Mais il faut tenir compte qu’ailleurs saint Cyrille professe l’entrée immédiate des justes dans le ciel, De adorât, in spirilu et veritate, vi, P. G., t. i.xviii, col. 473 ; H om. pasch., , 2, t, lxxvii, col. 405, et aussi le châtiment immédiat des coupables. Car, depuis la mort du Christ, * les âmes des saints ne vont plus dans l’Hadès comme celles des pécheurs. » In Ps. xi.yiii, 16. t. lxix, col. 1073. Voir de même In Joa., xii (xix, 30), t. lxxiv, col. 669. D’où il suit que les passages cités en premier lieu, où l’évêque d’Alexandrie parle d’un délai, doivent s’entendre sans nul doute de la rémunération complète, laquelle, en effet, ne saurait avoir lieu qu’après la résurrection.Voir Cyrille d’Alexandrie, t. iii, col. 2522, et E. Weigl, Die Heilslehre des M. Cyrill von Alexandrien, Mayence, 1905, p. 326-343.

Il n’en est pas moins vrai que Cyrille entend réserver le nom de jugement à celui que doit inaugurer la parousie solennelle du Christ. En quoi il reflète assez bien la physionomie générale de son temps. Dans son ensemble, la théologie grecque du ive et du v c siècle n’a pas introduit dans son langage la notion précise de jugement particulier, alors même que sa conception très nette des fins immédiates de l’homme en postule nécessairement la réalité. La terminologie n’était pas encore à la hauteur de la foi et risquait par là-même de lui faire tort.

A défaut d’une technique achevée, les Pères Grecs de cette époque en présentent du moins quelques essais où l’on peut entrevoir les lignes fermes de l’avenir. Il est déjà significatif, comme on l’a marqué plus haut, col. 1782 sq, que souvent le jugement devienne une sorte de réalité en soi, sans indication de date ni de modalités, et ne comporte d’autres éléments que le rétablissement de l’ordre moral par la justice de Dieu. Dans ce principe le jugement particulier est implicitement contenu. Car l’ordre moral ne peut-il pas et logiquement ne doit-il pas se rétablir pour chacun à l’heure de sa mort ? Il est intéressant de voir que cette précision s’est imposée plus ou moins nettement à l’esprit de plusieurs et que, dès lors, la théologie grecque, tout au moins dans ses meilleurs interprètes, est en marche réelle, bien qu’un peu incertaine peut-être, vers le concept explicite du jugement particulier. b) Attestations directes : Contrôle des âmes par le démon. — Une première approximation se rattache à certaine démonologie aujourd’hui désuète, mais alors très répandue. Nous avons vu cette voie frayée par Origène.col. 1776, et suivie par saint Éphrem, col. 1782. Bien des Pères Grecs s’y engagèrent à la suite du grand Alexandrin. Voir Revue des sciences religieuses, 1924. p. 49-57.

Le plus ancien et non le moins curieux témoignage en faveur de cette conception remonte à saint Athanase. Dans la vision qui révèle à saint Antoine l’état des âmes après la mort, c’est un géant hideux qui lui apparaît, debout entre le ciel et la terre, étendant les mains pour arrêter les âmes qui montent vers les cieux sous la forme d’oiseaux. Il grince des dents quand elles lui échappent ; mais il se réjouit quand il peut en saisir quelqu’une. Une voix mystérieuse découvre aussitôt au saint ermite que « ce géant est l’ennemi, jaloux des fidèles, qui appréhende ses sujets et les empêche de passer, mais ne peut arrêter ceux qui lurent rebelles à ses suggestions. » Athanase, Vila S. Anlonii, 66, P. G., t. xxvi, col. 937. Voir ibid., 65, col. 936, la vision où Antoine Lui-même se voit emporté dans les airs et y rencontre une troupe de noirs démons qui veulent lui faire rendre ses comptes.

D’une manière plus Ihéologique, saint Basile estime que i les saints athlètes du Seigneur, après avoir bien combattu pendant tout le cours de leur existence ^89

    1. JUGEMENT##


JUGEMENT, PÈRES GRECS : IVe-VIII* SIÈCLES

1790

contre les ennemis invisibles, parvenus au terme de la vie, sont examinés par le prince du siècle, èpeovûvTat. ûtt6 tou àpxovToç toO alwvoç. S’ils se trouvent avoir quelques blessures à la suite de leurs combats, quelques taches ou restes de péché, ils sont retenus. Mais, s’ils sont reconnus saints et purs, c’est qu’ils furent invincibles : ils sont donc libres et vont se reposer avec le Christ. » In Ps. VU, 2, P. G., t. xxix, col. 232.

Saint Cyrille d’Alexandrie évoque, lui aussi, ces puissances célestes, ces princes des ténèbres, ces douaniers, ces inspecteurs, ces vérificateurs de nos actes qui siègent dans les airs, et, en particulier, le diable leur chef, « qui détient la puissance et pour ainsi dire le jugement de la mort, qui arrête l’âme pour lui opposer et reprocher toutes ses fautes et défaillances, en actes et en paroles, conscientes ou inconscientes, qui scrute toute notre conduite depuis la jeunesse jusqu’au jour de notre fin. » L’âme du défunt est guidée à travers les airs par les saints anges ; mais elle y rencontre des douanes qui lui barrent le chemin. Un bureau spécial est affecté à chaque espèce de péché. Ici les péchés de la langue et de la bouche, à quoi les anges opposent nos bonnes paroles, nos prières et nos chants. Là les péchés de la vue ; un troisième bureau enquête sur l’ouïe, un quatrième sur l’odorat, un cinquième sur le toucher. En un mot, chaque catégorie de fautes a ses préposés spéciaux. Les puissances divines et les esprits impurs sont là. Ceux-ci font valoir nos péchés, ceux-là nos bonnes œuvres, et l’âme se tient tremblante au milieu jusqu’à ce qu’elle soit condamnée ou justifiée par ses actes. Les péchés sont, en effet, les chaînes qui lient le coupable et permettent aux démons de l’entraîner en enfer, tandis que l’âme sainte est emportée par les anges vers les joies du ciel. Hom., xiv, P. G., t. lxxvh. col. 1073-1076.

Ce morceau de saint Cyrille dut avoir du succès ; car on le retrouve plus tard résumé par Anastase le Sinaïte, Serm. in defunctos, P. G., t. lxxxix, col. 1200, et cité par saint Jean Damascène, Sacra paraît, Litt. M, 4, P. G., t. xcvi, col. 156. Les 7uxpol’.popoXoYot, reparaissent dans le cantique de l’empereur Léon le Sage, mais plutôt, semble-t-il, en rapport avec le jugement final. P. G., t. cvii, col. 310. En revanche, c’est bien au jugement particulier que convient l’anecdote racontée par saint Jean Climaque sur les derniers moments du moine Etienne, Scala paradisi, vii, P. G., t. Lxxxviii, col. 812, et aussi le témoignage personnel de saint Jean l’Aumônier, rapporté par son biographe Léonce de Naples. Vila, 40, P. G., t. xciii, col. 16501651. La « doctrine des félonies » a même inspiré quelques textes liturgiques. Voir Jugie, dans Échos d’Orient, t. x vii, 1914, p. 19. Elle est encore adoptée par des théologiens « orthodoxes » modernes, tels que Antoine et Macaire. Ibid., p. 19-20.

Il ne faut évidemment voir là que des expositions populaires, aux traits fortement colorés, pour inculquer l’idée du compte rigoureux que nous aurons à rendre de nos actions. Et comme ce suprême règlement saisit l’âme dès l’instant de la mort et a pour résultat de fixer ses destinées éternelles, sous cet angle spécial et dans une forme assurément très gauche, c’est, en somme, la doctrine du jugement particulier qui s’énonce.

c) Attestations directes : Jugement des âmes par Dieu.

— Suivant une méthode plus heureuse, d’autres cherchaient cet acte dans une intervention de la justice divine, qui arrivait à recevoir, d’une manière plus ou moins équivalente et enveloppée, le nom même de jugement.

Eusèbe de Césarée, se réfère à plusieurs reprises à la doctrine de Platon sur le jugement des âmes. Prsep. evang., xi, 35 et 38, P. G., t. xxi, col. 937 et 944-945. Cf. xii, 0, col. 957-961 et xiii, 16, col. 1152. Dans un

pareil contexte il ne peut être question que du jugement qui suit immédiatement la mort. Les rapprochements de l’apologiste indiquent ici sans conteste les vues du théologien.

Saint Grégoire de Nazianze, s’identifiant oratorio modo avec le pécheur, se représente au moment où il devra tout quitter : sa table, sa maison et ses richesses, la société de ses amis, la vue même de la lumière et du ciel étoile. Il se voit mort, étendu sur sa couche funèbre, puis en proie à la pourriture dans le tombeau. « Mais, ajoute-t-il, rien de tout cela ne touche mon cœur : ce qui me fait trembler, c’est seulement la pure balance de Dieu, o Poem. de seipso, li, 13-24, P. G., t. xxxvii, col. 1395-1396. La teneur de tout le morceau et la logique de son développement ne portent-elles pas à croire que cette « balance » doit se placer au moment même de la mort ? Peut-être pourrait-on deviner la même indication dans le passage où, parlant des justifications divines, il distingue celle qui a lieu Ttpoç ï)[x5ç de celle qui se produit sur les montagnes et les collines ou toute autre part. Oral., xvi, 8, P. G., t. xxxv, col. 944. D’autant que saint Grégoire de Nazianze est un des Pères qui ont le plus souvent et le plus nettement parlé du jugement en soi, sans association précise avec la parousie. Voir plus haut, col. 1783. Ce qui le préparait évidemment à en entrevoir mieux que personne la première échéance.

De semblables prémisses acheminent saint Jean Chrysostome vers la même intuition. Pour lui, les âmes se classent irrévocablement d’après leur état spirituel. La grâce est la seule vie effective, le péché est une véritable mort. A cet égard, la mort physique est parfaitement indifférente : après leur décès, les justes s’en vont avec le Christ, tandis que les pécheurs continuent à être loin de lui et tombent dans l’enfer où il n’y a plus de place pour le repentir. In Philip., hom. m, 3-4, P. G., t. Lxii, col. 202-203. Ailleurs, ce docteur compare le péché à une chaîne que le coupable s’est forgée et qui, après l’avoir traîné en prison, ne le quitte pas devant le tribunal. In Malth., hom. xiv, 4, P. G., t. Lvn, col. 221-222. Le tribunal est ici celui où siégera le divin juge à la fin du monde et c’est, dès lors, une erreur que de lire en ce texte, avec le P.Chr. Pesch, op. cit., p. 286, la mention expresse du jugement particulier. Cependant les âmes y comparaissent chargées de leurs péchés, tout comme les criminels qu’on amène devant le juge avec les menottes qu’ils avaient dans leur cachot. Analogie qui indique une discrimination des âmes, réalisée dès cette vie et continuée dans l’autre, en attendant l’ultime sentence, par l’effet pour ainsi dire automatique de leurs actions. Pour avoir le jugement particulier, il ne manque là que le mot. La parabole de Lazare et du mauvais riche finit par l’amener, ou à peu près, sur les lèvres du grand orateur. « Ne savez-vous pas devant quel tribunal nous serons traduits ?… Quel discours nous sauvera ? Qui nous assisterætnous portera secours quand nous serons châtiés ? Personne, et il nous faudra, dans les cris, les pleurs et les grincements de dents, aller au lieu des sombres ténèbres, des peines inexorables, des affreux châtiments…. Convertissons-nous donc et devenons meilleurs de peur qu’il ne nous arrive, comme à ce riche, de gémir sans profit après notre mort, zLzï ètesXOôvteç, et de souffrir sans remède. Ni père, ni fils, ni ami, quel que soit son crédit auprès de Dieu, ne pourra te venir en aide si tes œuvres te trahissent. Tel est, en effet, ce tribunal : il prononce uniquement d’après les œuvres et il n’y a pas moyen de se sauver autrement. » In I Cor., hom. XLn, 3, P. G., t. lxi, col. 366-368. L’ensemble de ce développement et le rappel incident du mauvais riche montrent bien que « (je tribunal, zLzlvo tô Sixoe-JTrçpiov, siège en permanence et que chacun y comparaît de » l’heure de sa mort.

C’est ce que saint Jean Chrysostome dit ailleurs formellement à propos de la même parabole. Il montre Lazare escorté par les anges et le riche emporté par les démons dans l’éternité. Moment d’angoisse devant lequel l’homme tremble d’horreur. < Si, en effet, la conscience de nos péchés nous aiguillonne toujours, c’est surtout à l’heure où nous devons partir d’ici pour être conduits devant les tribunaux de là-bas et (y subir) un redoutable jugement… Si donc tu as calomnié quelqu’un, si tu as un ennemi, va te réconcilier avec lui avant le jugement. Débarrasse-toi ici-bas de tes péchés afin de voir sans effroi ce tribunal. » La vie présente est une scène où les rôles ne sont pas toujours en rapport avec la situation réelle de chacun. s Mais à la fin de la pièce, quand arrive la mort, tous déposent le masque de la richesse ou de la pauvreté pour se rendre là-bas. Chacun y est jugé selon ses œuvres seulement et l’on voit alors où sont les vrais riches et les pauvres. » De Laz., hom. ii, 2-3, P. G., t. xlvhi, col. 981-986.

En un mot, et sans images, il y a deux moments de la rétribution divine : celui qui suit la mort et celui de la résurrection, (xerà Gâvarov àroSîScooi y.txi èv Tf) àvaoTaoei. In II Tim., hom. iii, 3.P.G., t. lxiii.coI. 616617. A la lumière de cet enseignement précis on peut sans doute voir le jugement particulier dans certains textes un peu vagues, tels que In Matlh., hom. xxxvi, 3 : [istol TeXeimjv xpîai ; xai xôXaatç. P. G., t. Lvn, col. 416.

Cette idée a survécu dans la théologie postérieure. Témoin ce passage d’une homélie, ou, plus exactement, d’un traité sur les fidèles défunts, assez probablement regardé comme l’œuvre de saint Jean Damascène, Diekamp, Rûmische Quartalschri/l, 1903, p. 371-382, mais dont l’attribution reste pourtant douteuse, voir Jean Damascène, col. 706. « Les hommes éclairés par Dieu, dit ce texte, déclarent qu’au dernier soupir les actions des hommes sont pesées comme dans une balance. » De his qui in fide dormierunl, 25, P. G., t. xcv, col. 272. Toute cette dissertation a pris place dans l’office grec de la commémoraison des défunts. Échos d’Orient, t. xvii, 1914, p. 8. Il faut d’ailleurs que le fléau penche très fort à gauche pour qu’il y ait sentence de damnation : dans tous les autres cas, la miséricorde de Dieu trouve à s’exercer.

Saint Maxime semble de son côté envisager également le moment de la mort, bien qu’il ne soit pas formel sur ce point, quand il parle des âmes saintes qui s’envolent au ciel sur les ailes de la charité sans passer par le jugement, tandis que les âmes dont la vie fut mélangée de bien et de mal viennent au tribunal du jugement, o’jtoi èv tco Sixaarrçpîco ttjç yptæwç ëp/ov--rai, où leurs mérites divers sont sévèrement examinés. Queestiones et dubia, 10, P. G., t. xc, col. 792-793. Voir Tixeront, Hist. des dogmes, t. iii, p. 270.

Un morceau de basse époque raconte une vision qu’aurait eue saint Macaire d’Alexandrie. Il expose comment les âmes, au moment de la mort, sont saisies par des anges implacables : celles qui ont vécu dans le péché se désolent à la pensée de quitter leur corps ; les autres, au contraire, sont consolées par le souvenir de leurs bonnes actions. « Car, même avant la sentence du juge, l’âme subit sans relâche le jugement de sa propre conscience." Suit une très curieuse odyssée à travers l’au-delà, d’où il appert que les anus des défunts restent encore sur la terre pendant trois jours. Le troisième jour seulement, elles sont conduites au ciel pour y adorer Dieu ; puis elles visitent pendant six jours le séjour des bienheureux, après quoi elles son ! ramenées devant Dieu pour un nouvel acte d’adoration ; enfin elles vont parcourir l’enfer et cette visite ne prend pas inoins de trente jours. C’est au tenue de ce voyage, pendant lequel l’âme restait encore dans l’angoisse de son sort, que le divin juge lui fixe le lieu de son séjour

éternel. Ainsi en est-il pour les chrétiens ; car les infidèles ne voient le ciel que de loin et sont aussitôt jetés en enfer. Texte dans P. G., t. xxxiv, col. 385-392. Ontrouve un résumé du même voyage dans l’autre monde au canon 162 de la compilation publiée en 1561 par le grec Manuel Malaxas. Échos d’Orient, t. xvii, 191 1, p. 22. Sous le vêtement populaire de ces rêveries eschatologiques s’affirme l’idée des sanctions qui suivent 1* mort et du jugement divin qui les détermine sans retard.

d) Recul de la théologie byzantine. — Il s’en faut pourtant que cette idée fût partout également reçue. Les écrivains de l’époque byzantine trahissent à cet égard bien des hésitations et parfois de réelles erreurs.

Au rapport d’un anonyme tardif, qui s’est égaré sous le nom de saint Athanase, l’état des âmes jusqu’à la résurrection fait partie de ces questions où règne la controverse et l’incertitude : 7toXXt) yàp wç àXirçGôç… Û7ràpXei ÇrjTYjotç ts xal àji.qucoXîa. Ps. Athan., Qusest. ad. Antioch., 16, P. G., t. xxviii, col. 605-608. Quant à lui, il place les pécheurs dans l’Hadès et les justes dans le paradis, état provisoire où le bonheur de ces derniers n’est que partiel, y.eç>wr àTrôXauaiç, tout comme le châtiment des premiers, |j.epiX7) xôXaaiç, en attendant le jugement. Ibid., 19-20, col. 609. Grâce au nom desaint Athanase, ce traité devait avoir un grand crédit dans la théologie byzantine. Voir Échos d’Orient, 1914, p. 220-221.

Un semblable archaïsme se manifeste chez un autre anonyme du ve siècle, souvent imprimé parmi les œuvres de saint Justin, Quæst. et respons. ad orlhodoxos75, P. G., t. vi, col. 1316-1317, cꝟ. 85, col. 1328, où les premières sanctions sont très clairement présentées tout à la fois comme immédiates et provisoires. Même position quant au sort des justes dans un commentaire de l’Apocalypse dû à saint André, évêque de Césarée en Cappadoce vers 520. D’après ce lointain successeur de saint Basile, « beaucoup de saints ont dit que ceux qui ont pratiqué la vertu sont reçus dans des lieux appropriés, où ils peuvent se faire une idée de la gloire qui les attend ». Com. in Apoc, xvii, 6, 11, P. G., t. evi, col. 272. Le passage est reproduit par un de ses disciples et successeurs du ixe siècle, Aréthas. Com. in Apoc, xvii, 6, 9-11, ibid., col. 596. Insuffisamment informés de l’ancienne tradition patristique, les premiers polémistes latins ont voulu faire d’André le père de « cette hérésie ». Voir le traité publié en 1252 par les dominicains de Constantinople, Contra errores Griecorum, P. G., t. cxl, col. 511. En fonction de la même eschatologie rétrograde, Photius enseigne également le délai des sanctions jusqu’au jugement général. Ad’Amphil., xv, 2, P. G., t. ci, col. 136 ; cf. vi, 2, 4, ibid., col. 106-110. Son autorité n’a pas peu contribué à implanter cette conception chez les théologiens orientaux, par exemple Théophy iacte, Enarr., in Ev. Luc, xxiii, 39-43, P. G., t. cxxiii, col. 1104-1105 ; Expos, in Episl. ad Hebr., xi, 40, t. cxxv, col. 365 ; Euthyme Zigabène, Com. in Luc, xxiii, 43, P. G., t. cxxix, col. 1092. Voir Hergenrœther, Photius, Ratisbonne, 1869, t. iii, p. 634-643, et M. Jugie, dans Échos d’Orient, t. xvii, 1914, p. 214-228.

On devine même çà et là la persistance de conceptions plus inadéquates encore. Le pseudo-Athanase tient que les âmes séparées du corps ne sont plus susceptibles d’activité personnelle et ne peuvent faire ni bien ni mal. Qusest. 33, P. G., t. xxviii, col. 617. Ce qui doit s’entendre d’activité par rapport à nous, puisque précédemment il les avait montrées soumises à des sanctions provisoires. Énée de Gaza (vi° siècle) admet qu’elles ne peuvent rien souffrir sans le corps qu’elles reprendront au jour du jugement. Theophrastus, P. G., t. i xxxv. col. 976. Le moine Eustrate, qui écrivait à Constantinople sur la fin du même siècle, voir Eu

strate, t.’v, col. 1576-1577, connaît des savants assez nombreux, nonnulli ex iis qui circa sermones tempus insumunt et de humants animis pro philosophorum more disputant, qui attribuent aux âmes après la mort une complète inertie. Refutatio, 2, dans Bibl. maxima vet. Patrum, t. xxvii, p. 365. Cꝟ. 7, p. 366 : dogma eorum qui tradunt animas ad interitum venire. Traduction de Léon Allatius, reproduite également dans Migne, Theologiæ cursus, t. xvii, col. 466 et 470.

Au cours de sa réfutation, l’auteur déclare expressément, d’après l’histoire du mauvais riche, que les défunts sont déjà soumis aux sanctions qu’ils ont méritées, ibid., 25-27, Bibl. max., p. 379-381 et Migne. col. 504-508. Mais il n’admet pas pour autant qu’un jugement ait eu lieu pour elles : Non absone ergo quidam dixerint : An igitur ante universalem resurreclionem judicium actum est ? Non id dicimus. Sed quodmodis omnibus fulurum erat Evangelium preedixit. Ibid., 25, p. 379 et col. 504. Où l’on voit que la parabole évangélique suggérait spontanément l’idée du jugement particulier, mais aussi que certains spéculatifs croyaient devoir réagir contre cette induction au nom du jugement général, tout en admettant d’ailleurs l’application immédiate des sanctions. Plus tard, Philippe le Solitaire (fin du xie siècle) parle nettement de jugement après la mort, mais il le conçoit encore sous la forme d’un débat entre les bons et les mauvais anges. Dioptra, iv, 20, P. G., t. cxxvii, col. 871-874.

Incapables de s’orienter au milieu de ces opinions divergentes, d’aucuns ne trouvaient d’autre ressource que l’agnosticisme. Témoin saint André de Crète († 720), qui, tout en plaçant les pécheurs dans l’enfer

— où d’ailleurs les suffrages des vivants peuvent les soulager — continue en ces termes : « Apprends maintenant, ô homme, la dissolution du* corps humain. Ne scrute pas l’état de l’âme après son exode corporel. Car ce n’est pas à moi ni à toi qu’il appartient de s’informer là-dessus : c’est un autre qui le sait. Si nous ne parvenons pas à connaître l’essence de l’âme, comment pourrions-nous connaître le repos de celle dont nous ignorons la forme, la figure et la grandeur ? » De humana vila et de dejunctis, P. G., t. xcvii, col. 1289.

En plein xiie siècle, Théophane Kérameus semble encore présenter les justes comme incertains du sort qui les attend au jugement général. Hom., xviii, P. G., t. cxxxii, col. 397-400. Voir ibid. la note apologétique du jésuite Fr. Scorsi, qui essaie d’adoucir ce texte au sens de notre prose liturgique : Cum vix justus sit securus.

Cette confusion persistante, qui brouillait en Orient les perspectives eschatologiques, permet de comprendre pourquoi l’Église a éprouvé le besoin d’obtenir des précisions sur le sort immédiat des âmes après la mort et sur le jugement particulier qui en est le principe, chaque fois qu’à partir du Moyen Age s’est posée la question de la réunion des Grecs.

Église latine.

Bien que l’influence de l’origé-’nisme ait fini par atteindre l’Occident, ce fut d’une

manière moins directe, moins rapide et moins complète. Aussi l’eschatologie latine est-elle marquée, dans l’ensemble, par un caractère plus positif et plus conservateur. Ce qui lui valut de garder longtemps encore une physionomie archaïque, mais rendit plus ferme et plus sûre la ligne de son développement. Ici non moins qu’ailleurs, la pensée de saint Augustin est comme le sommet vers lequel convergent les efforts obscurs de tout le ive siècle, et qui exerce sur la théologie postérieure un rayonnement définitif.

1. Avant saint Augustin. — Tout le monde reconnaît qu’une certaine obscurité plane sur l’eschatologie des Pères latins du ive siècle. Voir Tixeront, Hist. des dogmes, t. ii, p. 333-350. Cette obscurité est due pour une large part à l’emprise, longtemps incontestée et

toujours considérable, du vieux cadre que Tertullien avait importé du judaïsme et qui, dès lors, se présentait avec le prestige tout-puissant de la tradition. Il faut ajouter aussi que nulle doctrine n’est moins systématisée : ce qui rend difficile la tâche d’en classer les éléments. Cette synthèse a été faite, pour saint Ambroise, par J. Niederhuber, Die Eschatologie des heiligen Ambrosius, Paderborn, 1907, et la question du jugement tient une place importante dans cette monographie. Les autres Pères du ive siècle n’offriraient pas moins de matériaux à l’ouvrier diligent qui se donnerait la peine de les ramasser. En attendant, on peut trouver, aux articles respectifs de ce dictionnaire, les principales indications. Il nous suffira de relever ici les traits généraux qui distinguent leur théologie du jugement.

a) Principe du jugement. — N’étant pas contesté, le principe de la justice divine ne semble pas non plus avoir beaucoup retenu l’attention.

Cependant la thèse classique des sanctions est affirmée par VAmbrosiaster en quelques formules pleines et vigoureuses : Si judicium Dei in hoc mundo evasisti…, in futurum non évades… Aul certe si justum alicui videtur ut hujusmodi immunis a pœna sit, dicat. Quod si justum est ut non évadât, credal Deum judicalurum… et Deum conditorem mundi providenler et curiose operis sui mérita requirere faleatur. Or, comme cette rétribution ne se réalise pas dans la vie présente, elle est reportée à la vie future et il importe, en attendant, de ne pas se méprendre sur la longanimité de Dieu : Intelligat ideo a se dissimulari quia non in hac vila judicium Dei promissum est futurum, ut in venlura vila pœniteaï illum judicem Deum non credidisse… Revelabitur enim, id est agnoscetur quod modo futurum negatur. In Rom., ii, 3-6, P. L., t. xvii, col. 67-68. Cf. Col., iii, 6, col. 459. (Saint Ambroise et Y Ambrosialer seront toujours cités d’après Migne, édition de 1866).

b) Jugement général. — Écriture et tradition s’accordaient à faire de ce jugement un acte unique et solennel. Non que la justice divine ne s’exerce plus d’une fois sur la terre, mais elle a son jour à la fin des temps. S. Ambroise, In Ps. CXYiu, serai, vii, 15-17, P. L., t. xv, col. 1353-1354.

De ce chef, tous nos auteurs identifient régulièrement ce jugement avec la parousie du Seigneur, que l’exégèse et la pastorale mettaient à tout instant sur leur chemin. Voir S. Hilaire, In Matth., xxv-xxviii, P. L., t. ix, col. 1052-1064 ; De Trinit., iii, 16, t. x, col. 85 ; S. Ambroise, De fide, t. II, c. xii, n. 100-106, c. v, n. 67 et vi, n. 68-69, t. xvi, col. 605-606, et 690 ; Ambrosiaster, In II Cor., v, 10, P. L., t. xvii, col. 311. Cf. In I Thess., iv, 14-17 et v, 1-3, col. 475-476. C’est alors que Dieu rendra à chacun selon ses œuvres, In II Thess., i, 6-9, col. 480, en tenant compte des plus cachées, In I Cor., iv, 5, col. 214 et In I Tim., v< 25, col. 507. Mais ce jugement est confié au Fils, dont la volonté se confond avec celle du Père. S. Ambroise, Epist., Lxxvii, 10-14, P. L., t. xvi, col. 1321-1322.

Une tradition unanimement accréditée distingue, à cet égard, les hommes en trois catégories : les justes qui n’ont pas à être jugés, les impies qui le sont déjà, les chrétiens pécheurs dont la vie fut faite de bien et de mal et qui, de ce chef, sont seuls soumis au jugement. Voir S. Hilaire, In Ps. /, 15-18, P. L., t. ix, col 258260, suivi par Zenon de Vérone, Tract., ii, 21, P. L., t. xi, col. 458-462 ; S. Ambroise, In Ps. i, 51 et 56, P. L., t. xiv, col. 993-996 ; Ambrosiaster, In I G’or., xv, 51-53, P. L., t. xvii, col. 286. Cette particularité a depuis longtemps retenu l’attention des historiens. Voir D. Coustant, préface aux œuvres de saint Hilaire, vii, 220-229, P.L., t. ix, col. 106-110, et ici même l’art. Hilmre, t. vi, col. 2457-2458.

Évidemment le jugement est pris là au sens johan1795

    1. JUGEMENT##


JUGEMENT, PÈRKS LATINS : Ie-Vllle SIÈCLES

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nique, c’est-à-dire comme synonyme de condamnation, et ne signifie pas qu’une partie des hommes soit dispensée de comparaître devant Dieu. La preuve c’est qu’on voit Hilaire maintenir ailleurs de la façon la plus formelle l’universalité du jugement. 7/i Ps. LV, 7, P. L., t. ix, col. 360 et De Trin., iii, 10, t. x, col. 85. kement le jugement proprement dit ne lui paraît se justifier que ex ambiguis rébus, In Ps. J, 17, col. 259, et, par conséquent, il n’y a lieu de procéder qu’envers .eux qui sont inler impios piosque medii, ex utroque idmixti, neulri tamen proprie, qui in idipsum conslilerint ex utroque. La théorie de Vambiguitas reparaît en termes tout semblables chez Zenon de Vérone, Tract., n, 21, 2, P. L., t. xi, col. 460-461 et la même pensée est au fond de la doctrine de saint Ambroise. Voir Niederhuber, op. cit., p. 224-231, 32-37 et Ballerini, Dissert, ii, 9, P. L., t. sa, col. 140-142.

Suivant une expression familière aux Écritures, ce jugement divin doit s’accomplir par le feu. Feu qui éprouve et purifie, et qu’il ne faut donc pas entièrement confondre avec le feu qui consumera les damnés. Voir Feu du jugement, t. v, col. 2239 sq.

Saint Hilaire le premier fait intervenir le feu du jugement, par exemple In Ps. Lvu, 4-5, col. 371 et 7n Mallh., ii, 14, ibid., col. 926, et de telle façon qu’il veut soumettre tout le monde à son action, même les saints et la vierge Marie. 7/i Ps.cxviii, lit. 3, 12, col, 523. Voir Hilaire, t. vi, col. 2458-2459, après Constant, Præf., vm, 230-241, col. 111-115. qui rainasse de nombreux textes des écrivains contemporains ou antérieurs. En ce qui concerne la doctrine du jugement, le « feu » ne saurait être qu’une métaphore pour désigner la rigueur et l’efficacité de la justice divine : métaphore analogue à celle du van que saint Hilaire emploie précisément tout à côté. 7/i MetUh., ii, 4, col. 926. Saint Ambroise abonde plus que tout autre sur le feu du jugement : In Ps. CX viii, serm.ru, 14-16 et xx, 12-15, P. L., t. xv, col. 1292-1293 et 1584-1585 ; 7/i Ps. XXXVI, 26, P. L., t. xiv, col. 1026-1027 ; cf. Niederhuber, op. cit., p. 2832, 239-242. Mais il retient aussi l’image du van, In Luc, ii, 82, P. L., t. xv, col. 1664-1665, et celle de la balance. Epist., ii, 14-16, P. L., t. xvi, col. 921. A noter cette curieuse variante chez Grégoire d’Elvire( ?), Traclatus Origenis, vi, édition Batifl’ol, Paris, 1900, p. 62 : Novissimis diebus venturus et oentilaliirus cornibus crucis suæ velul laurus omne genus humanum.

En dehors de ces métaphores, saint Ambroise est le seul qui soit un peu explicite sur les modalités du jugement. C’est un des points sur lesquels il trahit le plus nettement l’influence d’Origène.

Quand on le voit prêter aux magistrats de la terre cette parole : 7-.’<70 non judico, sed facta tua de te judicanl. .. : ex te formu judicii in te procedit, Epist., lxxvii, 11, P. L., t. xvi, col. 1322, on peut présumer la manière dont il conçoit la procédure du jugement divin. Celuici se fait esentiellement par l’intermédiaire de la conscience. Témoin dès ici-bas et juge implacable de nos actes, Epist., ii, 9-10, col. 919, elle se révélera à nous-mêmes et à tons au dernier jour. Epist., i.xxiii. : î. col. 1305-1 306 ; Dr Nubutlie, x, 45, P. L., t. xi v, col. 780. C’est ainsi qu’il faut entendre les livres où s’inscrivent nos « -livres : il n’est pas besoin d’antre enquête. Quod istud est judicium sedenlium judicum et qui libri uperti nisi conseientite nostræ velul libri peccalwum nosirorum seriem continentes ? Quamquam hoc ipsum mie sit rstimure quasi humant simile judicii. Aliud est Christi judicium, ubi conseientia ipsa se prodii qute latere non potrst occultoru/n arbitrant. In Ps. /, 51-52, P. 7.., i mv, col. 993-991. Cꝟ. 7/i 7’.s XXXVII, 51, col. 1084 et in Ps. Xi., 7, col. 1122. Les trônes du divin juge et des ap&tres ses assesseurs ne sont, en conséquence, que des métaphores, in Luc, . 19, t. kv, col. 1908-1909, ci la sentence ne signifie p ; is autre chose que la ratification

étemelle des mérites respectifs de chacun. Ibid., ii, 60, col. 1(152 et n. 82, col. 1664-1665. Voir Niederhuber, op. cit., p. 211-215.

c) Jugement particulier : Attestations indirectes. — Celte prépondérance incontestable accordée par les Pères du i siècle au jugement final ne les empêche pas d’admettre des sanctions provisoires en attendant. On a pu se demander s’ils pensent au ciel et à l’enfer définitifs ou à quelque état intermédiaire. Il suffit de constater ici qu’ils sont d’accord pour dire que le sort des âmes est réglé au moment de la mort, et leur doc trine n’est pas douteuse sur ce point.

Pour saint Hilaire, les justes vont, comme le pauvre Lazare, se reposer au sein d’Abraham, 7n Ps. Li, 22-23, P. L., t. ix, col. 322-323, et les pécheurs tombent en enfer : Neque enim suspenso adhuc judicii tempore quiescere peccatores sinepeena eraldignum.In Ps.Lvu, 5, col. 371 ; cꝟ. 7n Ps. cxxii, 11, col. 673. Mais il marque bien que ce sont là des sanctions provisoires, dans l’attente du jugement qui les fixera pour l’éternité : Nihil illic dilationis aut morse est. Judicii enim dies vel bealitudinis retributio est œlerna vel pœnx. Tempus vero mortis habet intérim unumquemque suis legibus, dum ad judicium unumquemque aut Abraham réservât aut peena. In Ps., II, 48, col. 290. Zenon de Vérone n’est pas moins formel sur le sort immédiat des âmes : Pro qualitale faclorum quasdam locis peenalibus relegari, quasdam placidis sedibus refoveri. Tract., i, 16, 2, P. L., t. xi, col. 372. Voir en tête la dissertation des Ballerini, qui constatent le même langage chez nombre d’anciens auteurs et s’efforcent de montrer, surtout d’après Tract., i, 3, 4, ii, 1, 14, et ii, 13, 4, qu’il s’agit pour les justes de l’entrée immédiate au ciel comme de la damnation instantanée des pécheurs. Dissert., ii, 10, ibid., col. 142-144. Saint Pacien connaît, lui aussi, dès avant la résurrection, des animarum tempestiva supplicia. Parœnesis ad psenit., 11, P. L., t. xiii, col. 1088. Voir également Philastrius, 77 « r., 124, P. L., t.xii, col. 1249 A la s’uite du IVe livre d’Esdras, saint Ambroise admet des animarum prompluariu, qui lui paraissent correspondre à l’Hadès des Grecs et à l’enfer des Latins. Les âmes y vivent dans l’attente de la rémunération : Dum exspectatur pleniludo temporis, exspectant aniw.se rémunérai ionem debitam. Mais elles en perçoivent déjà le bénéfice anticipé. Alias manet peena, alias gloria ; et tamen nec illæ intérim sine injuria, nec isl.e sine fructu sunt. De bono mortis, x, 45-47. P. L.. t. xiv, col. 588-589. Tantôt le mauvais riche semble seulement privé de ses jouissances, 7n Luc, viii, 18, P.L., t. xv col. 1861 ; tantôt il est déjà soumis au feu de l’enfer. 7n Ps. cxviii, serm. iii, 17, ibid., col. 1293. De toutes façons son châtiment a commencé. Quand donc il arrive à saint Ambroise de dire, De Caïn et Abel, ii, 2, 9, P. L., t. xiv, col. 363, que l’âme après la mort est encore incertaine de son sort : Solvitur corpore anima et post finem vitse hujus adhuc tamen futuri judicii ambigua suspenditur, cette incertitude ne peut pas être complète ni générale. Tout au plus peut-elle convenir, jusqu’à un certain point, à ces ncutri qui doivent être. d’après L’évêque de Milan, les seuls sujets du jugement proprement dit. Voir Niederhuber, op. cit., p. 40-41 et Ambroise, 1. 1, col. 950-951.

Les Tractatus Origenis, i.p. 7, commentent aussi la parabole du mauvais riche ; mais le châtiment définitif du dém<m ed de ses adeptes y semble remis au dernier jour, xix, p. 21*2.

</) Jugement particulier : Attestations directes. — II

Va de soi que celle séparation des unies et que cette

répartition de sanctions, même provisoires, supposent un acte divin. Mais nos auteurs se semblent pas avoir eu souci de dégager explicitement ce principe, moins

encore de lui appliquer le Icrinc de jugement.

Sans doute saint Hilaire dit bien que les âmes sont

jugées avant le jugement dernier ; mais il n’a en vue que la distinction qui s’établit entre elles par leur attitude morale ici-bas : Non ambigitur (homo) exspectare judicium, justo lamen jam in terris… judicato. Pareillement le pécheur est dit jam judicatus ad pœnam. In Ps. Lvn, 7, P. L., t. ix, col. 373. Saint Amb>-oise parle une fois de « jugement après la mort » ; mais cette expression est par elle-même trop imprécise pour permettre de conclure sûrement à la notion de jugement particulier. D’autant qu’elle vient dans un contexte qui oppose seulement les perspectives de la vie future en général à celles de la vie présente : Si judicium post morlem, etiam vita post mortem. De bono morlis, iv, 14, P. L., t. xiv, col. 37-1. Quant à entendre du jugement particulier, avec le D r Niederhuber, op. cit., p. 28-32, la doctrine générale de saint Ambroise sur le feu du jugement, non seulement c’est une pure pétition de principe, mais tout montre que ce feu accompagne la parousie du Christ et préside au jugement final de l’humanité. Voir Tixeront, Hist.des dogmes, t.n, p. 345.

Pour avoir une expression formelle du jugement particulier, il faut arriver à saint Jérôme, In Joël, ii, 1, P. L., t. xxv, col. 965 : Diem autem Domini diem intellige judicii, sive diem exilus uniuscu jusque de corpore. Quod enim in die judicii fulurum est omnibus, hoc in singulis die mortis impletur. Voir également In Amos, in (ix, 5), ifrirf., col. 1141-1142 ; In Isaiam, vi (xiii, 6-9), t. xxiv, col. 215-216. Où l’on voit que toujours le jugement dernier reste le dies judicii par antonomase. Voir de même In Malth., iv (xxv, 9), P. L., t. xxvi, col. 192-193 et ibid., xxjv, 36, col. 188-189 ; In Eccle., P. L., t. xxiii, col. 1094. Mais le jour de la mort donne lieu, pour chaque individu, à une procédure du même ordre et de valeur équivalente. Cependant le grand exégète « ne croit pas que les tourments de l’enfer commencent avant le jugement général… En attendant, elles (les âmes) souffrent comme un brigand enchaîné dans un cachot et qui entrevoit son supplice. » Tixeront, t. ii, p. 342.

Le jugement général conserve donc sa primauté traditionnelle ; mais il ne s’oppose plus à la perception nette du jugement particulier. Grâce au ferme génie de saint Jérôme, ce dernier est désormais passé au plan des idées claires, où saint Augustin achèvera de le fixer.

2. Doctrine de saint Augustin.

Pour n’être pas

au cœur de l’augustinisme, l’eschatologie n’en doit pas moins à l’évêque d’Hippone de bienfaisantes précisions. Sa pensée occupe une position moyenne entre les lourdes conceptions du millénarisme populaire et les hardiesses spéculatives de l’origénisme. Voir Labauche, op. cit., p. 389, et Augustin, 1. 1, col. 24432453. Cette sage modération lui vaut d’être le meilleur interprète de la tradition catholique. En particulier, la théologie du jugement allait prendre avec lui son caractère à peu près définitif.

a) Jugement général. — Donnée à plusieurs reprises comme une vérité de foi, Epist., ccxxxii, 4, P. L., t. xxxiii, col. 1028 ; In Ps. Lxxiii, 25, t. xxvi, col. 944945 ; De cat. rudibus, xxiv, 45, t. xl, col. 341-342 ; Serm., ex, 4, t. xxxviii, col. 640-641, la réalité du jugement divin est par lui expressément justifiée au livre XX de la Cité de Dieu. En effet, bien que l’exercice de la justice divine soit permanent dans le monde, elle ne nous apparaît pas toujours : c’est pourquoi Dieu doit avoir et aura son jour, où il affirmera aux yeux de tous la sagesse de sa Providence en fixant équitablement le sort de chacun selon ses mérites. De civ. Dei, XX, i-m, t. xli, col. 659-661. De cette foi catholique Augustin rapporte et commente abondamment les attestations scripturaires, d’abord d’après le Nouveau, puis d’après l’Ancien Testament, ibid., iv-v et xxi-xxvii, col. 662-665 et 690-703. Mais ailleurs il la

montre aussi rationnellement appelée par le dogme de la justice divine. Serm., xxvii, 5, 6, t. xxxviii, col. 180181.

Le jugement divin est confié au Christ. C’est ce qui ressort déjà de plusieurs textes prophétiques, bien qu’ils ne soient pas tous formels à cet égard, et surtout des déclarations de l’Évangile. De civ. Dei, XX, xxx, col. 704-708. Voir aussi In Joa., xix, 15-16, t. xxxv, col. 1552-1553 et xxi, 12-14, col. 1570-1572. Aussi l’évêque d’Hippone s’applique-t-il, dans l’intervalle, à préciser les signes précurseurs de la parousie, en se référant pour plus de détails, De Civ. Dei, XX, v, 4, col. 664, à sa lettre à Hésychius, Epist., cxcix, t. xxxiii, col. 904-925. D’où il appert que, si le retour du Christ dans la gloire s’entend à certains égards de son règne dans et par l’Église, il faut y ajouter le fait de son apparition triomphale à la fin des temps. Epist., cxcix, 41-45, col. 920-922. L’allégorisme d’Origène est combiné avec le réalisme traditionnel. Ce triomphe sera pour le Christ la revanche de la condamnation qu’il a dû subir ici-bas. In Ps. XLviu, serm. i, 5, t. xxxvi, col. 546-547. Cf. In Joa., lxxvi, 4, t. xxxv, col. 18311832 et lxiii, 2 ; lxiv, 1, ibid., col. 180 4-1806. Mais il n’y aura pas de règne millénaire : le jugement coïncide exactement avec la parousie qui n’a pas d’autre but. De o’to Dulcitii quæsl., iii, 1-2, t. xl, col. 159.

A ce jugement sont soumis tous les peuples, De civ. Dei, XX, xxi, 3, P. L., t. xli, col. 692-693, et ainsi tous les hommes, les justes aussi bien que les pécheurs. Epist., exem, 11, t. xxxiii, col. 873. Voir aussi Enchir., 55, t. xl, col. 258 ; De Symb >lo, iv, 12, ibid., col. 634. L’évêque d’Hippone s’élève ex professo contre ceux qui veulent soustraire au tribunal divin les catégorie* extrêmes, soit de fidèles, soit de pécheurs. De agone christ., xxvii, 29, ibid., col. 305. S’il est dit dans saint Jean que les justes ne sont pas jugés, c’est que le terme de jugement est pris ici pour synonyme de condamnation : Judicium pro pœna posuit. In Joa., tract, xix, 18, t. xxxv, col. 1554. Cf. tract, xliii, 9, col. 1709. Quomodo ergo per judicium separabuntur a malis… nisi quia hoc loco (Joa., v, 22-24) judicium pro damnatione posuit ? In taie quippe judicium non venient qui audiunt verbum ejus et credunt ei qui misit illum. De civ. Dei, XX, v, 5, t. xli, col. 664-665. Cf. Serm. ccLxxvii, 2, t. xxxviii, col. 1258. |

La seule règle qui doive présider à ce jugement, ce sont nos œuvres. Saint Augustin est amené par les controverses sur la prédestination et la grâce à préciser à maintes reprises qu’il s’agit, non des œuvres éventuelles, mais des œuvres effectives de chacun. Scimus quod omnes astabimus ante tribunal Christi, ut jerat unusquisque secundum ea quæ per corpus gessil, non secundum ea quee, si diutius viveret, gesturus fuit, sive bonum sive malum. Ainsi est libellé le 7° article de foi catholique qu’il oppose aux pélagiens, et la même pensée revient aux propositions 8-9 qui suivent. Epist., ccxvii, 5, 16, t. xxxiii, col. 984-985 ; cf. De anima, i, 12-15, t. xliv, col. 482-483 ; De prwdest. sanct., xiixiv, 24-29, ibid., col. 977-981 ; De dono persever., ix-x, t. xlv, col. 1004-1007. Ces œuvres créent dès ici-bas entre les hommes une distinction profonde, et c’est là ce que l’évêque d’Hippone appelle judicium discrelionis ; mais à la fin doit venir le judicium dummiHonis, qui réalisera leur séparation visible et complète. In Joa., tract, lui, 6-7, t. xxxv, col. 1771-1772 et tract. xxii, 5, col. 1576-1577. Cf. la Ps. xxv, emur. ii, 5-6, t. xxxvi, col. 193-192 et De cons. Evang., ii, 71, t. xxxiv, col. 1113.

Sur les modalités de ce jugement saint Augustin

se tient assez rapproché de ta lettre des Ecritures. Le

feu qui accompagne l’avènement du divin juge est, en

général, interprété par lui comme une métaphore pour

désigner l’exercice de la justice à l’égard des pécheurs

De civ. Dei, XX, xxi, 2, t. xli, col. 692 : justice d’ailleurs déjà inaugurée par la fureur qui les anime envers le Christ et les ronge à l’égal d’un feu dévorant. In Ps. sevj.G.t. xxxvii. col. 1240-1241. D’autres fois cependant le feu purificateur tient une place mal définie au moment même du jugement, à tout le moins pour quelques âmes. De civ. Dei, XX, xxv, t. xli, col. 700 : apparere in illojudicio quasdam quorumdam purgatorias pœnas futuras. Pour exprimer la séparation des âmes qui s’ensuivra, Augustin semble tenir à la distribution réelle en deux groupes opposés, à la droite et à la gauche du juge, ainsi qu’au prononcé littéral de la sentence. Voir In Ps. Lxxxr, 21, t. xxxvii, col. 10961097 ; Serm., xlvii, 3-4, t. xxxviii, col. 296-297. Avec le Christ siégeront les apôtres et les saints, In Ps. XLix, 8-11, t. xxxvi, col. 570-572 et In Ps.XC, serm. i, 9-10, t. xxxvii, col. 1156-1158. Ce qui doit s’entendre sans nul doute, comme pour les habitants de Ninive.du contraste qui éclatera entre leur sainteté et la conduite des pécheurs. De civ. Dti, XX, v, 1-3, t. xli, col. 662-663.

Le livre qui sera ouvert ne peut pas davantage être pris à la lettre et ne signifie pas autre chose que la conscience de chacun. A’on ergo unus liber erit omnium, sed singuli singulorum… Qusedam igitur vis est intelligenda divina, qua fiel ul cuique opéra sua, vel bona vel mala, cuncta in memoriam revocentur et mentis intuitu mira celerilale cernantur, ut accuset vel excuset scienlia conscientiam atque ita simul et omnes et singuli judicentur. Cependant, comme il n’y a pas de jugement sans code, les saintes Écritures y seront réellement ouvertes, ut in illis ostenderetur quæ Deus fieri sua mandata jussisset. 7ft/rf., xiv, col.680. Ainsi le jugement pourra-t-il sans doute être court ; mais nous n’avons aucun moyen d’en savoir la durée : Per quot dies hoc judicium tendatur incertum est. Ibid., i, 2, col. 659.

b) Jugement particulier. — Que deviennent les âmes en attendant le jugement final ? La question devait d’autant plus se poser pour Augustin qu’il n’admet pas la proximité de la parousie.

M. Tunnel a écrit que, « selon saint Augustin, l’âme privée de son corps n’a qu’une sensibilité obtuse. » D’où il suivrait logiquement que « son sytème ne laissait guère de place pour des épreuves à subir entre la mort et la résurrection. » Revue d’hist. et de lill. relig., t. v, 1900, p. 227, cf. p. 99. En réalité, l’évêque d’Hippone s’est expressément occupé de cet état intermédiaire, et pour dire que les âmes y reçoivent déjà, sous forme de supplice ou de bonheur, la sanction de leurs actes : Hoc medio lempore inter depositionem et receplioncm corporis, secundum ea quæ gesserunt per corporis lempus, sive cruciantur animw sine requiescunt. De Prædesl sanct., xii, 24, t. xliv, col. 977-978. Même position dans Ench., 109, t. xl, col. 283. Autres références à l’art. Augustin, t. i, col. 2445, auxquelles on ajoutera In Ps. xxxiii, seim. ii, 24-25, t. xxxvi, col. 321-322. Sans doute, « à la résurrection, supplices et récompenses des âmes recevront, d’après Augustin, un complément bien plus substantiel que la théologie ne l’enseignera plus tard. » E. Portalié, ibid., col. 21 17. Mais, pour incomplètes qu’elles soient encore, ces premières sanctions n’en sont pas moins réelles et il est évident qu’elles ne se comprennent pas sans un jugement de Dieu. Voir spécialement In Joa., xlix, 10, l. xxxv, col. 1751-1752 ; In Ps.vi, 6, t. xxxvi, col. 93 ; De cura pro morluis, xii, 15, t. xl, col. 603.

Un esprit aussi rigoureux que celui d’Augustin pouvait difficilement se contenter de sous-entendre cette conclusion. Aussi n’a-t-il pas manqué d’appliquer à la rétribution divine qui suit la mort le nom de jugement.

L’évêque d’Hippone distingue les jugements divins en premiers, moyens et dernier. Celui-ci est le jugement

proprement dit, parce qu’il sera la suprême réalisation de l’ordre : Isle quippe dies judicii proprie jam vocatur, eo quod nullus ibi eril imperitæ querelæ locus cur injuslus Me sit felix et cur Me justus infelix. Omnium namque lune nonnisi bonorum vera et plena félicitas, et omnium nonnisi malorum digna et summa infelicitas apparebil. Mais, en attendant, l’ordre moral reçoit des réalisations partielles. C’est, d’un côté, par la conduite générale de la Providence dans le monde : ainsi la punition des premiers parents après leur péché ou celle des anges déchus est-elle un premier jugement. A ce jugement collectif il faut ajouter le jugement individuel. Judical etiam non solum universaliler de génère dœmonum atque hominum…, sed etiam de singulorum operibus propriis. C’est ainsi qu’est jugé chaque démon, mais aussi chaque homme. Et homines plerumque aperle, semper occulte, luunt pro suis jadis divinitus pœnas, sive in hac vila, sive post mortem. De civ. Dei, XX, i, 2, t. xii, col. 659.

Dans la suite, Augustin précise toujours qu’il entend parler du judicium novissimum, v. gr. xxvi, l, col. 701 et XXI, xiii, col. 728, ou encore ultimum et maximum judicium, XX, vi, 2, col. 666 : ce qui suppose l’existence d’un autre antérieur et moins solennel. Il est vrai qu’ici pour Augustin ce « jugement moyen » semble se passer dans cette vie et se réaliser dans l’autre. Ce qui est sûr, en tout cas, sous cette terminologie encore flottante, c’est que les châtiments d’outretombe se réfèrent à cette économie de justice qui a son terme au jugement dernier.

Aussi voit-on qu’ailleurs Augustin est formel sur le jugement des âmes après la mort. Cum via finita fuerit, judex restât, et minister, et carcer. Al si servaveris adversario luo bonam voluntatem et cum eo consenseris pro judice invenies palrem. Serm., cix, 4, t. xxxviii, col. 638. Cf. Serm., xlvi, 1-2, col. 271. Ce passage pris dans un sermon indique, à n’en pas douter, les convictions pratiques d’Augustin et de son auditoire. 11 permet de donner leur plein sens à d’autres textes, qui, par eux-mêmes, ne seraient peut-être pas suffisamment déterminés, tels que Enarr. in Ps. XLiu, 7, t. xxxvi, col. 481-482, où la pensée du jugement est mise en rapport avec les troubles de l’âme à l’heure de la mort : Cum venerit aliquis arliculus mortis lurbalur…, crigit audilum in illam vocem Dei inlcrnam… An forte ideo quia difficile purgata vita invenitur cum Me judical qui novit ad purum et liquidum judicare ! D’autres fois le jugement est rapproché des sanctions qui suivent la mort, comme dans De preedest. sanct., xii, 24-xiv, 26, t. xliv, col. 977-980.

Enfin un texte nous livre les vues théoriques et réfléchies de l’évêque d’Hippone, en réponse précisément à une question qui semble lui avoir été posée. Illud quod rectissime et salubriler crédit (Victor) judicari animas cum de corporibus exierint, anlequam veniant ad illud judicium quo eas oporlel jam redditis corporibus judicari…, hoc itane tandem ipse nesciebas ? Et l’auteur de rappeler la parabole du mauvais riche. De anima, II, iv, 8, t. xliv, col. 498-499. D’où il suit quo le prêtre Pierre à qui ce livre est dédié était encore hésitant ou perplexe sur le jugement immédiat des âmes, mais que saint Augustin en affirme nettement l’existence indépendamment du jugement dernier. Aucun texte ne saurait mieux montrer l’état de l’opinion commune au début du v c siècle et le progrès que la doctrine d’Augustin devait lui faire accomplir.

Cependant il faut tenir compte que ce premier jugement est toujours en connexion étroite avec le jugement final, de telle sorte qu’un chevauchement se produit de l’un à l’autre qui ne permet pas toujours de les distinguer nettement. Ainsi en est-il dans le célèbre passage des Confessions où Augustin parle de sa mère défunte. Tout en louant ses vertus, il se souvient de ses

péchés et lui applique la parole liturgique : JVe intres cum ea in judicium. Pour elle aussi il ne peut s’empêcher de solliciter la miséricorde divine, encore qu’il se plaise à espérer qu’elle s’est déjà exercée à son endroit. Et credo jam jeceris quod le rogo ; sed volunlaria oris mei approba, Domine. Au cas cependant où il y aurait encore des comptes à rendre, elle pourra faire valoir moins son innocence que les mérites du Rédempteur : Neque respondebil illa nihil se debere…, sed respondebil dimissa débita sua ab eo cui nemo reddet quod pro nobis non debens reddidit. Ainsi le jugement de Monique oscille du futur au passé et du passé au futur. Confess., IX, xiii, 34-36, t. xxxii, col. 778-779.

Il faut ajouter que, dans le même passage, Augustin fait intervenir d’une façon assez curieuse le démon, Jiostis computans delicta nostra et quærens quid objiciat. C’est lui que l’évêque d’Hippone a souci d’écarter de la chère défunte : Non se interponat nec vi nec insidiis leo et draco. Ni cette survivance d’imagerie populaire, ni ce léger flottement des perspectives eschatologiques, tous faits qu’il serait facile de retrouvera des époques plus récentes, ne peuvent nous empêcher de reconnaître que l’explicitation du jugement particulier, déjà préparée par la tradition antérieure, a fait avec saint Augustin un sérieux pas en avant et qui allait être décisif.

3. Après saint Augustin.

En matière d’eschatologie comme ailleurs, l’autorité de saint Augustin a été prépondérante sur toute la pensée occidentale, qui a vécu sur son héritage sans l’accroître notablement ni trop le diminuer.

a) Jugement général. — Il n’y a plus d’intérêt à relever les témoignages patristiques sur le jugement dernier, qui sont aussi abondants que monotones. Comme on peut s’y attendre en des écrits le plus souvent homilétiques et toujours destinés à des auditoires populaires, la tendance commune est de reproduire, plus ou moins accentuée, la lettre de l’enseignement biblique, en insistant moins sur la théorie du jugement que sur ses conséquences dans l’ordre moral. Voir, par exemple, saint Césaire d’Arles, Serm., ccli, inter operaS.Augusl., P.L., t. xxxix, col. 2210 et inter opéra S. Ambr., Serm., xxiv, 1, P.L., t. xvii, col. 673 ; saint Léon, Serm., ix, 2, P. L., t. liv, col. 161-162 ; saint Grégoire le Grand, Moral., XVII, xxxiii, 54, P. L., t. lxxvi, col. 37-38 et XXXIII, xx, 37, col. 697-698 ; In Evang., t. I, hom. i, ibid., col. 1077-1081.

Le même Père, revenant en arrière sur un point que saint Augustin semblait avoir réglé, distingue les hommes en quatre catégories par rapport au jugement. Alii namque judicantur et pereunl, alii non judicantur et pereunl. Alii judicantur et régnant, alii non judicantur et régnant. Ce qu’il explique en disant : Resurgunt ergo etiam omnes infidèles, sed ad tormentum, non ad judicium. Nunc enim eorum causa tune discutitur… Ex electorum vero parle, … alii non judicantur et régnant qui etiam præcepta legis perjeelione virtutum transcendant. D’où il suit que les grands pécheurs et les saints sont soustraits au jugement proprement dit. Moral., XXVI, xxvii, 49-51, ibid., col. 378-380. Cf. XXVI, ni, 3, ibid., col. 350. « On reconnaît là du moins en partie un vieux thème déjà développé au iv c siècle, » Fixeront, Hist. des dogmes, t. iii, p. 433, et qui de là est passé dans Isidore de Séville, Sent., I, xxvii, 10-11, P. L., t. lxxxiii, col. 596-597 ; Julien de Tolède, Prognosticon, ni, 33, P. L., t. xevi, col. 513-514 et Bède, Hom., ii, 17, P. L., t. xciv, col. 224-226.

b) Jugement particulier : Attestations indirectes. — En attendant le jugement général, il n’est pas douteux que les âmes reçoivent dès la mort la rétribution de leur conduite. Il est curieux cependant de constater en Occident quelques échos des hésitations grecques, qui n’y rencontrent d’ailleurs que réprobation.

C’est ainsi que Cassien consacre une de ses célèbres

conférences à réfuter la théorie du sommeil des âmes, Coll., i, 14, P. L., t. xlix, col. 500-504, principalement d’après la parabole du mauvais riche : Nam quia nec otiosee sint post separationem hujus corporis animée neque nihil sentiant, etiam Evangelii parabola… ostendit. Les origines orientales de l’auteur expliquent sans doute cette réminiscence, plutôt que les besoins réels de ses auditeurs. En tout cas, ce texte ne fut pas perdu de vue au Moyen Age. Voir Julien de Tolède, Prognosticon, n, 33, P. L., t. xevi, col. 493-495. Cassiodore se pose la question de savoir ce que font nos âmes après cette vie, De anima, 12, P. L., t. lxx, col. 1301. Sa réponse n’est d’ailleurs pas exempte d’un certain archaïsme : Usque ad iempus judicii aut de pnvterilorum actuum gravitate mœremus aut de operis nostri probitate lœlamur. Tune autem recipiemus plenissimum fructum quando voce Domini aut repudiati fuerimus aut ad regnum perennitatis admissi. Voir également S. Césaire d’Arles, Serm., ceci, 5, P. L., t. xxxjx, col. 2323 ; S. Maxime de Turin, Tract. IV cont. pagan., P. L., t. lvii, col. 792 et S. Pierre Chrysologue, Serm., lxvi, P. L., t. lii, col. 389.

Plus nettement, Gennade attribue aux défunts la béatitude du ciel ou les souffrances de l’enfer, en attendant la résurrection. Il distingue à cet égard la situation des justes sous l’ancienne Loi, tous astreints au séjour commun de l’enfer, et sous la Loi nouvelle où les mérites du Rédempteur leur ouvrent les cieux. De eccl. dogm., 78-79, P. L., t. lvui, col. 998. Cette distinction de ce qu’on pourrait appeler les deux régimes eschatologiques revient souvent chez saint Grégoire le Grand. Voir Moral., IV, xxix, 56, P. L., t. lxxv, col. 666, et XIII, xliii-xliv, 48-49, ibid., col. 1038.

Sur ce chemin, il arrive plus d’une fois à notre docteur de rencontrer la formule même des futures définitions ecclésiastiques. Hoc jam cœlestis muneris habemus ut, cum a carnis noslræ inhabitatione subtrahimur, mox ad cœlestia prsemia deducamur. Ibid., 48, col. 1038. Voir également In Evang., t. I, hoin., xix, 4, t. lxxvi, col. 1156. Toute cette doctrine est clairement reprise et résumée dans les Dialogues : Per/ectorum justorum animée, mox ut hujus carnis claustra exeunl, in cœleslibus sedibus recipiuntur. La résurrection leur apportera seulement un accroissement de béatitude en leur rendant leurs corps. De même les pécheurs sont dès maintenant en enfer : Si esse sanctorum animas in cœlo credidisli, oporlet ut per omnia esse credas et iniquorum animas in inferno. Dial., iv, 25 et 27-28, P. L., t. Lxxvii, col. 357 et 365. Comme pour animer ce thème abstrait, l’auteur reprend un peu plus loin la vieille image du pont des âmes. Ibid., 36, col. 384-385. Il est d’ailleurs à noter que cette double précision se pré sente chaque fois comme réponse à une question dubi tative de son interlocuteur Pierre. Est-ce une fiction littéraire imputable au genre du dialogue ou s’agissait-il de réelles incertitudes en certains milieux ? Toujours est-il que la solution de saint Grégoire ne laisse rien à reprendre au point de vue tant de la clarté que de la fermeté.

Or saint Grégoire a fait loi pour les compilateurs du haut Moyen Age. C’est de lui que s’inspire saint Isidore de Séville pour le sort des élus, Sent., I, xiv, 16, P. L., t. lxxxui, col. 568. Saint Julien de Tolède cite ses propres paroles sur la béatitude des sainte et le châtiment des pécheurs, Prognosticon, ii, 8 et 13, P. L., t. xevi, col. 478-480. Aussi lorsque, vers la fn du viiie siècle, un certain Arséniote, personnage du reste parfaitement inconnu, se mit a contester la rétribution des âmes ante novissimum examinis diem, l’anonyme à qui nous devons la connaissance île cette controverse put-il avec raison lui opposer l’autorité des Pères, parmi lesquels il se contente de citer Gennade et saint Grégoire le Grand. Ce petit traité est L803 JUGEMENT, SYNTHESE THÉOLOGIQUE : JUGEMENT PARTICULIER 1804

reproduit d’après Mai dans P. L., t. xcvi, col. 13791386.

c) Jugement particulier : Attestations directes. — Est-il besoin de dire que ce discernement des mérites ne va pas sans un véritable jugement ? Par habitude néanmoins, ce nom est généralement réservé au jugement final. In die retributionis, dit saint Léon de la parousie. Serm., ix. 2, P. L., t. i.iv, col. 101 ; cf. Serm., xlv, 3. col. 290. El si cette divine intervention tarde, encore est-elle anticipée dès ici-bas par la conscience de chacun. Serm.. XXXV, 3-4, col. 252. Judicium omne in diem servaiit uruim, écrit expressément saint Pierre Chrysologue. Serm., xlii, P. L., t. lii, col. 319. Cf. Serm.. xiv. col.322-323 : Serm., xlvii, col. 332-333. Et Cassiodore : Illud judicium singulari numéro dicitur ubi boni maliquedividuntur. In Ps. Ai///, l(), P.L., t. lxx. col. 141. Règle qu’il observe fidèlement dans la suite. Voir Ps. XX vi, a et 28, col. 259-266 ; Ps. XL, col. 290 : Ps. XLix. col. 349-350. De même pour saint Césaire d’Arles, le % tribunal du Christ » est toujours celui du dernier jugement. Voir Césaire, t. ii, col. 2182-2183. Saint Grégoire n’en a pas d’autre en vue quand il écrit : Qualis hinc quisque egreditur talis in judicio jira’sentatur. Dial., iv, 39, P. L., t. lxxvii, col. 396. Cf. Mor., XV, xxx-xxxiii, 36-39, P. L., t. lxxv, col. 1099-1102.

Cependant ce jugement reçoit çà et là des qualificatifs qui en laissent deviner un autre. Magnum suum judicium, dit saint Léon. Serm., x, 2, P. L., t. liv. col. 165. Et saint Grégoire : Districtio extremi examinis. Moral., IV, xxxvi, 71, P. L., t. lxxv, col. 677. Cf. ibid., XVIII, viii, 15, P. L., t. lxxvi, col. 45-46. Ou encore : In extremo examine. Ibid., VIII, liv, 90, P.L., t. lxxv, col. 857. Cf. XIV, lix, 79, col. 1081-1082 ; XXI, xxii, 30, P. L., t. i.xxvi, col. 211-212. De fait, dans les perspectives du jugement général, on voit poindre assez nettement le jugement particulier.

Xon seulement la rhétorique des prédicateurs occidentaux a tait bon accueil à l’imagination origéniste des démons scrutateurs. Voir Ucvuc des sciences religieuses, 1924, p. 54-63. On la retrouve par allusions chez saint Césaire d’Arles, Serm., xii, 4, P. L., t. xxxix. col. 1764 ; plus développée chez saint Grégoire le Grand, soit au jugement général où le démon fait ligure d’accusateur, In 1 Reg., , iii, 11, P.I… t. lxxix, col. 343, soit au moment de la mort où il apparaît tantôt comme exécuteur et bourreau. In Evang., 1.Il nom. xxxix, 1-5, P. L., t. lxxvi, col. 1296-1297. tantôt également comme contrôleur des âmes, ibid.. 8-9, col. 1299. De là elle est passée dans Isidore de Séville. Sent., III, lxii, 10-11, P. L., t. i.xxxiii. col. 736-738. Bide a recueilli dans son Histoire ecclésiastique l’anecdote du chevalier à qui les anges montrent, sur son lit de mort, la mince liste de ses bonnes œuvres, tandis que les dénions lui présentent l’énorme rouleau de ses péchés. II. E., v, 13, P. L., t. xi.v, col. 253. Il ne faut évidemment voir là qu’une façon populaire d’exprimer le jugement divin. La preuve en est que le même Bède raconte à côté l’histoire du moine relâché qui se voit conduit au bord de l’enfer et répond à ses frères qui l’exhortent à la pénitence : Non est mini modo tempus vilam mutandi, cum ipse viderim JUniCIUM mkui jam esse complelum.lbid., v, 14, col. 251. Dans l’homélie même où il montre LddiKiii réclamant et recevant l’Ame coupable, saint Grégoire présente Dieu sous la figure d’un juge : Alioquin nilrersarius judiei et index trudet exactori. In Evang.fi. 11, nom. xxxix, 5, P. L., t. lxxvi, col. 1297. Mais on rencontre aussi la mention incidente du jugement particulier en dehors de cet appareil imaginattf.

Sans doute laul-il entendre dans ce sens cette parole (le saint Pierre C.hrysologue à propos de l’économe infidèle : Kedde ralionem villicationis tua… (Juare ?

Quia venit finis vilæ, tempus mortis ; jam te apparilio suprrna constringit, jam judicium vocat. Serm., cxxv, P. I.., t. lu. col. 544. Il n’est pas possible de se méprendre sur la pensée de saint Grégoire. Dies judicii porta reqni, prononce-t-il. Moral.. VI. vii, 9, P. L., t. lxxv col. 734. Or l’on a vu que, pour lui, l’entrée dans le royaume a lieu pour les justes immédiatement après leur mort. Ces deux prémisses ne devaient-elles pas normalement se rapprocher pour faire jaillir le jugement particulier comme conclusion ?

Ainsi en est-il dans un long passage où il expose les terreurs de l’âme juste à l’approche de la mort. Conversus quisque sibi caute sollicilus tacite secum considerare non cessai seternus judex quam dislrictus adveniat. Sans doute la pensée du jugement divin ne quitte jamais l’âme croyante ; mais elle devient angoissante quand arrive l’heure de rendre ses comptes. Cum de his omnibus semper judicia districta perlimescant. lune tamen hxc vehementer metuunt cum, ad solvendum humanee condilionis debitum venienles, districto junici appropinquare se cernunl. Et fit tanto tremor acrior quanto et relributio œterna vicinior… Urgente solutione carnis, quanto magis districtum judicium jamjamque quasi tangitur, tanto vehementius formidatur. L’angoisse du Sauveur au jardin des Oliviers exprime celle de notre propre agonie, cum per solulionem carnis aterno propinquamus judicio. Moral., XXIV, xi, 32, P. L., t. lxxvi, col. 305 ; cf. ibid., VII. xxix. 38, P. L., t. lxxv, col. 788 : Labores in vacuum perdidil qui secum ante judicem nihil lulit… Ad examen quippe judicii portante ; manipulos veniunt qui in semetipsis recta opéra…ostendunt.Woir également VIL xxvii. 33, ibid., col. 783-784 : VIII, xv-xvi, 30-32, col. 819-820 ; VIII. xxxiv, 57, col. 836-837 ; XVI, xl, 50, col. 1115 : XXI, v, 10, P. L.. t. lxxvi, col. 195 ; XXXI. xxvi. 51-52 : ibid., col. 601-002.

Tous ces textes peuvent n’être pas également décisifs ; mais leur ensemble, éclairé par quelques passages formels, constitue une série qui impose d’admettre que, pour saint Grégoire, le sort de l’homme est réglé au moment de sa mort par un acte du divin juge. Il ne restait qu’à appliquer à cet acte le mot de jugement particulier ; mais ce mot la théologie du vi c siècle ne le fournissait encore pas. En réalisant ce dernier progrès, le Moyen Age ne fera que mènera son terme l’œuvre d’-analyse dont l’antiquité avait toujours conservé les éléments et progressivement réalisé l’élaboration.