Dictionnaire de théologie catholique/JUSTICE ORIGINELLE I. Définition & II. Problème apologétique

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 305-307).

JUSTICE ORIGINELLE. -
I. Définition.
II. Problème apologétique (col. 2021).
III. Problème dogmatique (col. 2024)
IV. Problème théologique (col. 2081).

I : Définition. —

Il est impossible de donner une définitions exacte de la justice originelle, avant d’en avoir précisé le concept théologique. Or, ce concept théologique est des plus controversés. On devra donc, en toute hypothèse, se contenter d’une définition assez large pour englober dans le concept de justice originelle les éléments qu’y placent d’un commun accord tous les théologiens, sans toucher cependant aux discussions d’écoles.

Tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’état de justice originelle, c’est-à-dire l’état d’innocence où se trouvait Adam avant sa chute, voir Innocence (Étal ci’), t. vii, col. 1939, comporte tout un ensemble de dons naturels et préternaturels destinés à élever l’homme au-dessus de sa condition, c’est-à-dire, d’une part, à l’ordonner à une fin surnaturelle et. d’autre part, à corriger les défauts du composé humain qui pouvaient faire obstacle. à cette fin. Ces dons communiquaient ainsi à l’homme l’harmonie et l’ordre entre ses différentes parties et ses diverses puissances, le corps étant soumis à l’âme, les facultés inférieures aux facultés supérieures, la raison et la volonté à Dieu. La justice originelle était donc un principe rectificateur dans l’homme, et, parce que ce principe rectificateur n’était pas dû à la nature humaine en vertu de ses éléments constitutifs, on peut la définir d’une manière générale : la rectitude parfaite gratuitement accordée par Dieu à l’homme avant le péché.

De quels éléments se compose cette rectitude parfaite : tel est le problème de la justice originelle, envisagé sous son aspect di g not q te. Comment doit-on concevoir le rapport mutuel de ces différents éléments et leur relation avec la nature humaine, tel est le problème envisagé sous son aspect proprement théologique. Ces deux problèmes eux-mêmes ne sauraient être abordés qu’après la solution d’une difficulté d’ordre scientifique : étant données les affirmations de la préhistoire et de l’ethnologie, un état de justice originelle est-il possible, est-il probable aux débuts de l’humanité ? c’est là le côté apologétique du problème de la justice originelle.

II. Problème apologétique. —

1° La difficulté à résoudre. —

Il faut avant tout expliquer comment l’enseignement catholique touchant l’élévation de l’homme primitif au-dessus des conditions de sa nature est compatible avec les données de la science sur les conditions de l’humanité à ses origines. D’après la préhistoire, la civilisation plus que rudimentaire de l’homme primitif témoigne d’une évidente faiblesse intellectuelle et vraisemblablement d’une absence totale d’idées morales ou religieuses. L’homme a pu, a dû se perfectionner, mais le point de départ a été infime, sinon inférieur à l’homme lui-même. C’est le point de vue évolutionniste, soutenu par G. de Mortillet et son école. Cf. G. de Mortillet, Le Préhistorique, 2e édit., Paris, 1883, p. 475, 603. L’ethnologie, venant à l’aide de la préhistoire, voit dans lespeuples sauvages actuels, une reproduction attardée des vrais primitifs, et par là nous montre l’homme à ses origines dans un état voisin de l’animalité.

A vrai dire, jusqu’en ces derniers temps, les théologiens se sont montrés assez peu préoccupés de cette difficulté. Ils y répondaient par une sorte de fin de non recevoir, reléguant l’objection parmi les assertions rationalistes, voir Adam, 1. 1, col. 370, et considéraient les sauvages actnels, non comme des arriérés ou des retardataires, mais comme des dégénérés, déchus d’un état supérieur. Cette thèse s’appuyait sur le dogme du péché origin-1, en vertu duquel il existe dans l’homme une dégénérescence morale rejaillissant en dégénérescence intellectuelle d’ordre pratique. Cf. S. Thomas, Sam. theol., Ia-IIæ, q. lxxxv, a. 3. On sait d’ailleurs que saint Thomas considère, au simple point de vue philosophique, les infirmités humaines, corporelles et spititnelles, comme des indices probables du péché originel. Contra Gentes, t. IV, c. lu. D’autre part, les apologistes ont cherché dans l’ethnologie elle-même une démonstration scientifique de la dégénérescence des sauvages actuels. Leur thèse se résume en trois points : 1. le sauvage actuel est un dégénéré, un dégradé et non un retardataire ; 2. de multiples causes, parmi lesquelles il faut mettre au premier rang les dillicultés de la vie matérielle, font rétrogader l’homme déjà civilisé jusqu’à l’état sauvage ; ?>. sous l’influence de cette action dégradante, les hommes sont voués à la dégénérescence intellectuelle et morale jusqu’à leur complète disparition. Guibert-Chinchole, Les Origines, Paris, 1923, p. 624-642. Cf. Tanquerey, Synopsis thalogiæ dogmalicee specialis, Paris, 1913, t. i, n. 893

Cette solution est vraie en substance ; mais elle a grand besoin d’être nuancée. D’une part, en effet, l’hypothèse évolutio miste, qui ne mêle à ses conclusions aucune prétention antireligieuse, doit reconnaître que ni la préhistoire, ni l’ethnologie ne lui permettent de conclure au caractère inférieur de la vie intellectuelle chez les hommes de l’époque paléolithique : les premiers hommes connus sont déjà des hommes. Cf. Schmidt-Lemonnyer, La révélation pri* milive, Paris, 1914, p. 150-160 ; Th. Mainage, Les religions de la préhistoire, Paris, 1921, c. ii, m. Mais. d’autre part, la doctrine apologétique de la dégénérescence n’est pas plus scientifiquement établie que’la doctrine antireligieuse de l’évolutionnisme absolu. Le P. Schmidt n’hésite pas à conclure ainsi une discussion sur cet objet : « Sans doute, l’hypothèse d’une régression vers l’état sauvage et la barbarie se vérifie pour un assez grand nombre de peuples non civilisés actuellement existants. Toutefois, ces dégénérés ne représentent, parmi les.non civilisés, qu’une minorité. La grande masse des non civilisés ne sont pas des dégénérés ; ce sont des retardataires, qui se sont immobilisés à l’une des étapes anciennes de l’évolution humaine. » Op. cit., p. 78. En tout état dee a se, il nous faut donc tenir compte, dans la solution à proposer, de ces nouvelles dispositions des savants catholiques.

Esquisse d’une solution.


La conciliation entre la thèse catholique de l’élévation primitive et les affirmations de l’ethnologie reste néanmoins encore possible. Les ethnologistes font tout d’abord observer que les différences profondes existant entre peuples non civilisés et peuples civilisés n’intéressent guère, après tout, que la civilisa/ion matérielle, et qu si l’on regarde la civilisation spirituelle, c’est-à-dire la possession des forces intellectuelles, les non civilisés sont des hommes aussi bien que les civilisés. Ils sont des hommes, non pas à moitié ni au quart, mais complètement, et cette assertion représente une des conquêtes les plus précieuses de la nouvelle ethnologie par rapport aux théories évolutionnistes absolues. Toutefois, la civilisation matérielle apporte elle-même un progrès notable dans le domaine de la civilisation spirituelle ou intellectuelle, parce que cette civilisation matérielle amène forcément l’esprit à une connaissance plus parfaite et plus complète de ses ressources et de ses énergies. La découverte de l’écriture, l’habitude de la réflexion et de l’abstraction dans le raisonnement contribuent aussi à amener à son dernier perfectionne ? ment la civilisation intellectuelle. Et, en tout cela, il faut accorder qu’il y a eu, dans l’humanité, non pas régp ssion, mais progrès.

Néanmoins, les progrès réalisés par les peuples dans le domaine de la civilisation maténVIle at intellectuelle n’ont pas réussi à enrayer un mouvement parallèle de dégénérescence, de décroissance, que l’ethnologie elle-même constate, dans le domaine, moral / religieux : I mouvement qui a commencé à se faire sentir dès les premiers débuts de l’histoire humaine et qui n’a cessé de prendre de plus vastes proportions. Seules les forces extranaturelles de la religion de l’Ancien Testament, puis de la révélation chrétienne, se sont trouvées capables d’arrêter cette décadence et d’inaugurer un mouvement ascensionnel vers des sommets plus élevés. Ce que nous trouvons au début de l’évolution descendante, ce sont des Tonnes d’une extrême et enfantine simplicité. Mais plus nous nous rapprochons de ce début lui-même, moins nous rencontrons d’absurdités et de déformations, et plus nous découvrons d’éléments réellement purs et élevés. Les données de la préhistoire sont corroborées sur ce point par les remarques de l’ethnologie. Chez les peuples non civilisés, au milieu de la cruauté, de l’immoralité, de la grossièreté, signes non équivoques d’une décadence morale accentuée, se rencontrent néanmoins de nombreux traits de moralité véritable et élevée. Cf. Mgr Le Roy, La relit /ion des primitifs, Paris, 1909. Ces traits sont aussi des signes non équivoques d’un état moral antérieur plus élevé et plus parfait. Depuis longtemps la philosophie catholique avait noté que le progrès de la civilisation intellectuelle et matérielle n’allait pas nécessairement de pair avec le progrès de la civilisation morale et religieuse, et que même, dans les deux ordres, il pouvait y avoir marches opposées. N’est-ce pas à cela, en fin de compte, qu’aboutit la célèbre distinction faite par saint Thomas entre la raison supérieure et la raison inférieure dans l’homme ? La raison supérieure étant celle qui porte sur les choses éternelles pour les contempler ou pour les consulter en vue d’en tirer une règle pratique de conduite, n’est-ce pas le principe de la civilisation religieuse ou morale. La raison inférieure, qui porte sur les choses temporelles, n’est-elle pas la source du progrès intellectuel et matériel ? Or, bien que ce soit la même faculté qui s’applique à la considération des choses éternelles et à celle des choses temporelles, il ne s’ensuit pas qu’elle s’y applique également. CA.Sum. theol., I’. q. lxxix, a.9 ; Dc veritalc. q. xv, a. 2 ; In IV Sent.. t. II, d. XXIV, q. ii, a. 2.

Les données de l’ethnologie en effet, nous montrent l’évolutionnisme impuissant à expliquer l’origine de la religion, et en particulier du monothéisme. Voir, sur ce point désormais acquis, V Introduction du H. I’. Lagrange à ses Etudes sur les Jieligions sémitiques, résumée ici même, voir Idolâtrie, t. vii, col. 609-622. Mais, de plus, la science elle-même conduit à penser que, selon toute vraisemblance, le monothéisme a précédé historiquement les autres formes de religion. Ce ne serait pas trop dire qu’affirmer du monothéisme qu’il a élé la religi m des hommes de l’époque paléolithique, à condition, bien entendu, de ne pas mettre sous ce mot des concepts philo ophiques trop arrêtés. Cf. Th. Mainage, op. cit., c. ix. Les paléolithiques auraient donc eu l’idée de Dieu, et (affirmation en apparence paradoxale, mais en réalité, profondément vraie) dans les millénaires que comprend l’âge paléolithique, les peuplades qui semblent avoir eu de Dieu une idée assez pure sont précisément cilles que leur culture matérielle place au dernier rang. Et ainsi, dans le domaine moral et religieux, se trouve rétablie, au nom de la science même, la doctrine de la dégénérescence, que les catholiques avaient eu le tort d’étendre, sans distinction, à toute espèce de civilisation. Après avoir exposé les causes de la dégénérescence du monothéisme : animisme, mythologie astrale, vicissitudes de la politique (voir, sur ces points, Mainage, op. cit., p. 373, s<|. ; Schmidt, op. cit., p. 115), le P. Mainage COncluI ainsi son étude sur le monothéisme de l’âge paléolithique : « Ainsi l’homme quaternaire, tout animiste et niagiste qu’il fût, a pu garder le souvenir fidèle de Dieu. Et lorsqu’on a pesé, mûri, coin paré les raisons capables d’éclairer le débat. « ni est en droit de conclure qu’au temps des glaciers, la décadence religieuse était peut-être moins prononcée qu’elle ne l’est parmi nombre de peuplades de Primitifs actuels. Le germe morbide était semé. Il n’avait pas encore donné tous ses fruits. Le totémisme, la mythologie astrale, le culte des morts et des ancêtres n’avaient pas encore surgi à l’horizon de cette humanité plus saine, plus vigoureuse que l’humanité sauvage d’aujourd’hui. Et si l’on réunissait, dans un seul chœur, les %oix de tous les primitifs du présent et du passé, celle de l’homme préhistorique monterait, sans doute, plus puissante et plus pure, vers le Dieu créateur. » Op. cit., p. 381. Bien plus, fait observer le P. Schmidt, « ces peuples eux-mêmes, pour primitifs qu’ils soient, ne représentent déjà plus l’état initial de l’humanité. Ils sont eux-mêmes le fruit d’une évolution. D’autre part, tout ce que nous pouvons connaître en matière d’évolution naturelle de l’humanité sur le terrain religieux représente un mouvement de décadence… Nous avons donc le droit, sans quitter le terrain purement scientifique, de supposer chez ces peuples eux-mêmes un certain degré de décadence religieuse par rapport à l’état initial. En d’autres termes, les débuts proprement dits ne sauraient être conçus à la mesure précise de l’état religieux de ces peuples. Ils doivent avoir été plus élevés, plus purs, plus parfaits encore. > Op cit. p. 188.

Il convient enfin de faire remarquer qu’il est téméraire de juger l’état d’une civilisation morale et religieuse par les vestiges d’industrie qu’elle nous a légués. M. Carthaillac rappelle que l’ethnographe Tylor avait comparé naguère les Tasmaniens avec les hommes de l’âge paléolithique. Pourquoi ? Les Tasmaniens « avaient laissé dans des monticules de coquillages, interminables amas de débris de cuisine, quantité de pierres simplement taillés, d’aspect analogue à celles des chasseurs de rennes et de mammouths. » Cet outillage était « très sauvage, le plus sauvage connu. » Donc, pensait-on, on avait là « quelque survivance de nos civilisations paléolithiques, » « Or, il se trouve que cet outillage jugé des plus inférieurs appartenait a des hommes doués d’une intelligence remarquable, d’une grande douceur, de sentiments élevés. » Ils avaient c leurs terrains de chasses., rigoureusement délimités. Ils axaient leurs chefs. Les règles observées pour le choix des épouses étaient compliquées, l’adultère puni… Inutile d’ajouter que les Tasmaniens avaient leurs croyances surnaturelles et leurs su]) rstitions. » Grottes de Grimaldi, Monaco, 1912, t. ii, p. 245-246.

On peut donc conclure que les indications des sciences préhistoriques et de l’ethnologie ne nous interdisent pas de considérer le premier homme comme capable de recevoir de Dieu une révélation surnaturelle d’ordre religieux et moral ; que, dans l’ordre des connaissances naturelles, ces disciplines, tout en nous montrant comme assez limité l’objet de ces connaissances (les besoins de l’homme primitif ne sont pas tels qu’ils nécessitent une science extraordinaire), n’élèvent aucune objection irréfutable contre l’idée de placer, tout au début de l’évolution de l’humanité, l’apparition d’une sorte de génie dans l’intelligence du premier homme, génie lui permettant d’acquérir facilement, au contact de l’expérience, les notions dont il pouvait avoir besoin ; qu’enfin la civilisation intellectuelle et matérielle, ti ue rudimentaire qu’1 fil.de l’homme primitif ne s’oppose en rien a sa parfaite droi turc morale. Ces conclusions sont absolument indépendantes de l’hypothèse d’une déchéance prononcée par Dieu en punition d’une faute originelle, et ne font que recevoir une valeur plus considérable d’une telle hypothèse.