Dictionnaire de théologie catholique/LUTHER II. Théologie I. La justification par la foi I. Le Nominalisme

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 9.1 : LAUBRUSSEL - LYREp. 599-675).

Or, chez un homme qui se donne comme réformateur religieux, qui veut rétablir dans son idéale beauté l’œuvre de Jésus-Christ, n’est-ce pas notre droit, n’est-ce pas notre devoir à tous d’examiner s’il y a eu des lacunes religieuses et morales, lacunes dans la vie privée, lacunes dans l’activité publique ; d’examiner ces lacunes de plus près que chez un homme et un écrivain sans prétention à restaurer l’œuvre de l’Homme-Dieu ? N’est-ce pas notre droit et notre devoir de mettre sa vie et son œuvre en face de la vie et de l’œuvre de Jésus-Christ ? Faire sur Luther une étude d’ensemble, et se tenir en dehors de cette préoccupation religieuse, ne serait-ce pas sortir de la réalité et par là même sortir de l’histoire ?

C’est en m’inspirant de ce principe que j’ai essayé d’esquisser et d’apprécier la vie de Luther ; c’est dans le même sens que je vais essayer d’esquisser et d’apprécier sa théologie.

II. LA THÉOLOGIE DE LUTHER. — Sur beaucoup de points, Luther n’a pas de vues à lui, par exemple, sur les anges, la création. Dans ce qui lui est plus particulier, on se tromperait même en voulant trouver un système méthodiquement ordonné. C’est le protestant Seeberg qui le faisait remarquer à Denifle, et Denifle en tombait pleinement d’accord. R. Seeberg, Luther und Lutherthum in der neuesten katholischen Beleuchtung, 1904, p. 13, 14 ; Denifle-Paquier, Luther aux yeux du rationaliste et du catholique, p. 117, note ; dans Luther et le Luthéranisme, t. iv (1913). Ce qu’avant tout on trouve chez Luther, ce ne sont pas des idées et des théories, ce sont des impulsions, des tendances. Luther a eu deux tendances principales : l’une sur les relations de l’homme avec Dieu, l’autre sur les rapports religieux et même profanes de l’homme avec ses semblables. La première l’a mené à la justification par la foi sans les œuvres, la seconde à une religion individuelle et à la toute-puissance du prince.

Dans ses écrits, ce sont à chaque pas « des contradictions déconcertantes ». « Les contradictions effroyables, incroyables, que Luther se permettait parfois dans le laps de peu d’années, avec un sans-gêne qui fait douter tantôt de sa raison, tantôt de sa bonne foi, apparaissent doublement sinistres et incohérentes, dans leur contraste avec le tranquille vouloir, logique et apaisé, que l’humanisme a fait à Zwingle. » C. A. Bernouilli, dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1918, p. 557. Toutefois, au travers de mille contradictions, ces deux tendances demeurent, toujours obsédantes ; Luther n’a pas eu la logique de l’idée, il a eu la logique du sentiment, la logique de la passion.

On le pressent déjà : la théologie de Luther est le fruit de ses expériences personnelles. C’est ce que nous disent tous les écrivains protestants. Sentir, expérimenter, remarque Seeberg, sont parmi ses mots favoris. R. Seeberg, Die Lehre Luthers, 1917, p. 217. Malheureusement, lorsque les applications de ce principe sont malencontreuses pour Luther, les mêmes écrivains en arrivent facilement à l’oublier.

De ses vues, ou mieux de ses tendances, Luther n’a jamais fait d’exposé didactique. Homme de passion et de combat, c’est au cours des circonstances qu’il a parlé et écrit. Pour exposer sa théologie, faudra-t-il donc prendre l’un après l’autre les centaines de petits traités, pamphlets ou sermons où il a émis ses idées, ses préoccupations ? Ce serait une série de répétitions, sans intérêt ni clarté.

Avant tout, ce sera donc d’une manière synthétique que j’exposerai la théologie de Luther. Dans une première partie, j’exposerai sa théorie de la justification par la foi ; dans une seconde, ses vues sur la Société spirituelle et la Société temporelle.

D’ailleurs, dans les grandes lignes, cette division synthétique suit l’ordre chronologique. De 1510 à 1518, il a élaboré sa théorie de la justification. Ce n’est que plus tard, il est vrai, en 1525, que l’attaque d’Érasme l’a amené à écrire sur le serf arbitre ; mais à partir de 1515, il avait déjà émis contre la liberté humaine toutes les idées qu’il devait énoncer dans ce traité. La justification par la foi : c’est là proprement la théologie de Luther, celle par où il a commencé, celle qui lui tint toujours le plus au cœur. Puis, de 1517 à 1521, il a prêché le rejet de l’Église et la religion individuelle. De 1523 à 1530 et même jusqu’à sa mort, il a donné ses vues sur le pouvoir temporel et la société civile.

Cette étude sur la théologie de Luther se composera donc de deux parties : I. La justification par la foi. — II. La Société spirituelle et la société temporelle (col. 1295).

I. La Justification par la Foi. —

Avant d’aborder l’étude même des idées de Luther, il convient de passer rapidement en revue les principales influences qu’il a subies ; après quoi l’on ira droit au centre même du système, c’est-à-dire à la doctrine sur la déchéance originelle et la justification par la foi. Le reste du développement sera consacré aux conséquences que Luther a tirées de ces principes fondamentaux. On aura ainsi les divisions suivantes :


I. Le nominalisme.
II. L’augustinisme (col. 1188).
III. La déchéance originelle (col. 1209).
IV.La justification par la foi(col. 1221).

V. La religion et la morale (col. 1240).
VI. Le nominalisme et l’augustinisme de Luther (col. 1251).
VII. Luther et les mystiques (col. 1257).
VIII. L’état religieux et le mariage (col. 1274).
IX. Érasme et Luther ; le serf arbitre et la prédestination (col. 1283).

I. Le nominalisme. —

Une bonne formation philosophique et théologique eût pu mettre l’intelligence de Luther en travers de ses impulsions, lui apprendre l’existence et l’amour de la vérité, d’une vérité ne dépendant ni des fantaisies de son intelligence, ni des caprices de sa volonté, ni des poussées de sa subconscience. Au contraire, l’enseignement philosophique et théologique qu’il reçut pécha à la fois par la quantité et par la qualité. Par la quantité : ses études théologiques, avons-nous vii, durèrent deux ans au plus. Par la qualité : le fond en était le nominalisme.

Les idées de Luther viennent d’un double pessimisme : ses idées philosophiques d’un pessimisme intellectuel, ses idées théologiques d’un pessimisme moral.

I. PRINCIPES GÉNÉRAUX DU NOMINALISME.

La philosophie et la théologie qu’on enseigna à Luther était le nominalisme, la voie moderne, comme on l’appelait à l’époque.

Au Moyen Age, le nominalisme a eu deux périodes de gloire ; la première au xie et au xiie siècles, avec Roscelin (10507-1 121’?) ; la seconde au xive et au xv e, avec les franciscains Duns Scot (12747-1308) et surtout Guillaume d’Occam (12707-1350 ?), le dominicain Durand de Saint-Pourçain (| 1334), les séculiers Pierre d’Ailli (1350-1420), Jean Gerson (1369-1429) et Gabriel Biel (1425 ? -1495), qu’on a appelé le dernier des scolastiques ; bref avec presque tous les théologiens de cette époque qui ont laissé un nom. Au xie et au xue siècles, le nominalisme est à peine conscient de lui-même ; au xiv et au xv e, au contraire, il se présente avec une synthèse raisonnée. Dans ce mouvement, il reste encore beaucoup à élucider ; les courants philosophiques et théologiques du xie et du xiie siècles, plus encore ceux du xive au xvi e, jusqu’à 1550, commencent à peine à être connus. Toutefois, ce qui reste ignoré, c’est surtout l’histoire de ces courants ; dans les grandes lignes, les idées elles-mêmes, du moins celles des nominalistes s’esquissent avec assez de précision.

Pour faire comprendre la formation théologique de Luther, l’exposé de ces idées est nécessaire. Il est fort utile aussi pour faire comprendre le protestantisme d’aujourd’hui, et ce qui le sépare du catholicisme. Sans être devenu article de foi, le réalisme de saint Thomas d’Aquin est de plus en plus en honneur dans l’Église ; de là, cette fermeté de charpente dans toute la théologie catholique. Dans le protestantisme, au contraire, c’est le nominalisme qui est de plus en plus en faveur ; sur beaucoup de points, Kant, le philosophe par excellence du protestantisme, est un successeur des nominalistes ; il abandonne la direction de la raison pure pour ne se fier qu’à la raison pratique. De là, ce caractère peu assuré des spéculations protestantes, et finalement cette dépréciation de la raison humaine dans toute la philosophie moderne.

Les idées nominalistes peuvent se ranger sous deux chefs : idées relatives à l’ordre naturel, idées relatives à l’ordre surnaturel.

Dans l’ordre naturel, quel est pour le nominaliste la valeur de nos idées et la vigueur de notre volonté ?

Sur nos idées, nous pouvons nous poser deux grandes questions. Une question de psychologie : quelle est l’origine de ces idées, c’est-à-dire quelle est l’opération par laquelle l’intelligence atteint l’universel ? Sur cette question s’en greffe une seconde, une question de métaphysique, beaucoup plus importante, la seule à peu près qui ait à nous occuper ici. Qu’est-ce que ces idées ? Répondent-elles à une réalité en dehors de nous ? Ou sont elles uniquement des concepts de l’intelligence, des noms ?

A cette question, le Moyen Age, comme du reste à peu près toutes les époques, a donné trois grandes réponses : l’idéalisme, ou réalisme absolu, solution de Platon, ou qui du moins lui est attribuée ; le nominalisme, et au milieu, une théorie mitoyenne, le réalisme mitigé de saint Thomas d’Aquin.

Le point fondamental du nominalisme, c’est que dans les choses il n’y a pas d’universel, ou que, du moins, il nous est absolument impossible d’y atteindre.

« L’universel, dit Gabriel Biel, semble n’être qu’un

concept de l’esprit. C’est aussi une parole ou un signe d’écriture, ou un signe conventionnel quelconque. » In Ium Sent., dist. II, q. viii, Tubingue, 1501, t. i, f° E 5 v°.

Ainsi, en psychologie, les nominalistes s’arrêtent aux données des sens ; en métaphysique, ils ne reconnaissent aux idées aucune valeur. Nous ne connaissons que le sensible, que les phénomènes. Dès lors, en métaphysique, sur Dieu, sur l’âme, Occam ne trouve rien d’assuré.

En soi, du moins, le vrai, le bien n’ont-ils pas une valeur absolue ? Oui, répond saint Thomas ; c’est dans l’intelligence divine, ou, pour mieux dire, dans l’Être même de Dieu que finalement ils ont leur point d’appui : Dieu ne peut pas plus les détruire qu’il ne peut se détruire lui-même. Non, répliquent les nominalistes, vrai et bien dépendent uniquement de la Volonté « le Dieu, ou, pour mieux dire, de son bon plaisir, de son caprice et arbitraire. En cette direction, Duns Scot avait commence à frayer la voie. Après lui. Guillaume d’Occam fit la critique de la raison avec une acuité dissolvante qui préludait à celle de Kant. Il n’y a ni vrai ni bien absolus. Si Dieu l’eût décidé, les contraires eussent coexisté ; les plus belles vertus, la haine même envers lui eussent été méritoires. Ainsi, bien avant le xixe siècle, les nominalistes ont enseigné la relativité du vrai et du bien. On ne dit pas encore, sans doute, que le vrai et le bien sont mesurés, ou, mieux, créés par l’intelligence humaine ; on les fait dépendre de la volonté de Dieu. Mais en dehors d’une révélation, en se tenant dans les limites d’une philosophie, l’obscurité n’en devient que plus angoissante. Comment connaître les vouloirs libres de Dieu ?

La logique devait même pousser les nominalistes à nier en philosophie les notions de justice, de droit, d’amour de Dieu et des hommes. En effet, en dehors d’une révélation ils estimaient ne pouvoir s’élever au-dessus du sensible. Or, les forces qui tombent sous nos sens, les forces physiques sont aveugles et brutales. Sur les données des sens, on ne peut que construire une morale de la force brutale.

Mais la révélation nous affirme le monde de la justice et de l’amour. Entre leur philosophie et cette révélation, les nominalistes devaient donc trouver et trouvaient en effet une opposition irréductible.

Ainsi les nominalistes méprisaient l’intelligence humaine. Sur les forces de la volonté pour le bien, au contraire, ils étaient optimistes ; ils y réduisaient au minimum les conséquences de la chute originelle. Sur ce terrain aussi, leurs idées marquaient une réaction : réaction contre l’école thomiste et plus encore contre l’école augustinienne.

Ici se pose une question capitale : dans l’ordre naturel, sans le secours de la grâce, pourrions-nous accomplir tous les commandements de Dieu ? Pourrions-nous aimer Dieu par-dessus toutes choses, comme auteur de la nature ?

A cette question Scot, Occam et les autres nominalistes répondaient : L’homme déchu diffère de l’homme de l’état de nature pure uniquement comme un homme dépouillé de ses vêtements diffère de celui qui n’en aurait jamais eu. Or, l’homme de la pure nature aurait pu accomplir tous les commandements, et notamment l’acte d’amour de Dieu par-dessus toutes choses. Il doit donc en être ainsi de l’homme déchu. Voici comment, dans un passage souvent cité, Guillaume d’Occam présente cette théorie : « La volonté a la force de se conformer à une injonction juste de la raison. Or l’intelligence est capable de dire à la volonté que Dieu doit être aimé. Donc la volonté a la force d’agir en conséquence. » In Ium Sentent., dist. I, q. ii, concl. 1a, Paris, Josse Bade, 1495, t. i, f° i jv°.

Voilà une opinion que Luther ne cessera de taxer de pélagienne ; puis il l’attribuera à l’Église catholique tout entière. Sur ce point, en réalité, l’Église n’a pas de doctrine définie.

Dans l’ordre surnaturel. — Au-dessus de la nature, il y a en nous la surnature. En dehors de nous, cet ordre est constitué par la révélation et les sacrements. Mais au dedans de nous, en quoi consiste-t-il ? En quelque chose de fort réel, répondent les thomistes. Mans l’essence de l’âme réside l’habitus de la grâce sanctifiante ou grâce habituelle ; dans nos puissances ou facultés, diverses énergies, autrement dit diverses habitudes ou vertus surnaturelles. Outre ces forces permanentes, Dieu nous donne des secours pour chacun de nos actes surnaturels. Ces énergies surnaturelles, énergies permanentes et transitoires, étaient-elles nécessaires ? Oui ; Dieu veut nous faire atteindre une fin surnaturelle : le voir un jour face à face ; à cette fin doivent correspondre des moyens appropriés.

Dans leur conception de l’ordre surnaturel, les nominalistes, au contraire, ont transporté le scepticisme avec lequel ils concevaient l’ordre naturel. Là aussi, ils nous montrent tout dépendant uniquement de la volonté, du bon plaisir de Dieu, ou, suivant leur expression, de l’acceptation de Dieu. Pour nous placer dans l’ordre surnaturel, c’est seulement de fait, dans le monde tel qu’il a plu à Dieu de le créer, qu’une réalité intérieure, la grâce, nous est nécessaire. Sans nous changer aucunement, Dieu aurait pu accepter un naturel comme surnaturel, et cet acte eût changé de sphère ; il eût acquis une valeur et un mérite surnatu

1187

LUT II Kit. INKLUKNCK DK l/A i (, l S’il MS M K

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rcls. Ainsi encore, sans même une purification intérieure et réelle, par une simple acceptation tout extérieure à nous, Dieu eût pu nous justifier et nous rendre dignes de la vie éternelle.

Les nominalistes s’occupent peu de la grâce actuelle. Pécheurs, nous pouvons sans elle, on va le voir, nous préparer à la justification ; justifiés, la grâce sanctifiante nous suffit.

Quelles sont les relations de la raison et de la foi ? La raison et la foi sont sœurs, dit saint Thomas ; ce sont deux voies qui conduisent l’homme à la vérité. Pour les nominalistes, la raison, incapable de s’élever au-dessus du sensible, ne pouvait contribuer à nous introduire dans le sanctuaire de la foi. D’ailleurs, la vérité n’avait rien d’immuable. La foi restait donc suspendue en l’air, sans appui solide dans l’homme. A y regarder de près, la doctrine chrétienne enseignait même beaucoup de dogmes manifestement opposés à la raison. Pierre d’Ailli, In //" » < Sent., principium, Nicolas Wolꝟ. 1500, f » b, i jv°.

Dans leur théologie sur les forces de la volonté à l’endroit de la grâce, les nominalistes continuaient et accentuaient l’optimisme de leur philosophie ; ils en arrivaient à un véritable semi-pélagianisme. Pour nous préparer à la justification, ils ne demandaient pas de concours spécial de Dieu, autrement dit de grâces actuelles. « L’acte (naturel) d’amour de Dieu est la disposition dernière et suffisante pour recevoir la grâce par mérite de convenance. » Gabriel Biel, In Hum Sent., dist., XXVIII, t. ii, f°, P 4 r°. De là, au lieu de dire : « A qui fait son possible, Dieu ne refuse pas sa grâce, » les nominalistes disaient : « A qui fait son possible, Dieu donne infailliblement sa grâce. » Dès lors, on était même assez naturellement amené à se demander si la grâce sanctifiante elle-même était nécessaire. Puisqu’en fait la nature avait suffi à nous préparer à sa venue, pourquoi ne suffirait-elle pas aussi à nous mettre vraiment en grâce aux yeux de Dieu ?

Enfin, conséquence de leurs tendances rationalistes, les nominalistes étaient portés à négliger l’Écriture sainte, ainsi que la tradition des siècles chrétiens. Dans leurs subtiles spéculations ils s’occupaient peu de ces sources du dogme. Chez Occam, c’est à peine si çà et là on les trouve mentionnées.

En résumé, le nominalisme avait deux caractères fondamentaux : pour tout ce qui a trait à l’intelligence, il était sceptique et dissolvant ; pour ce qui regarde la volonté, il était semi-rationaliste.

II. LA FORMATION NOMINALISTE DE LUTHER.

Pour expliquer les tendances théologiques de Luther, on a souvent remonté jusqu’à Jean de Wesel ; il avait enseigné à Erfurt au milieu du xve siècle, et il était mort vers 1480. De fait, une condamnation fut portée contre lui à Mayence en 1479. Mais elle visait seulement des idées-sur l’Église et sur les indulgences, et sur ce dernier point même il ne semble pas que Luther ait été exactement renseigné. W., t.L, p. 601, note a (1539). Contentons-nous de constater qu’à l’époque de Luther, le nominalisme était partout en honneur, et tout particulièrement à Erfurt. Deux professeurs y avaient un grand renom, et tous les deux appartenaient à cette école : Josse Trutfetter, « le docteur d’Erfurt », et Barthélémy Arnoldi d’Usingen ; le premier y enseignait depuis 1484, le second depuis 1491. Dans le couvent des augustins, toute l’ambiance était nominaliste : Jean de Paltz, l’un des théologiens les plus célèbres de l’ordre des augustins ; Jean Nathin, qui professait à l’université. Comme manuel de théologie, Luther eut le Commentaire de Gabriel Biel sur les Sentences. Il avait été imprimé à Tubingue en 1501. Or, dans ce commentaire, Gabriel, comme on l’appelait couramment, déclare expressément qu’il prend Occam pour guide. T. i, Prol., f° A3 r" ; Explicit…

fin du 1. 1, f" Uv° ; t. ii, f° Aij r°. Dans son commentaire, Gabriel, comme du reste beaucoup d’autres de cette époque, ne reproduit même pas le texte des Sentences ; ce recueil n’est pour lui qu’un canevas commode pour donner une suite de la doctrine chrétienne. L’ouvrage de Gabriel fut le grand arsenal où Luther puisa sa science théologique. Quand il citera un théologien, ce sera très souvent d’après Gabriel.

On lui inculqua une profonde vénération pour Guillaume d’Occam. En 1520, dans sa Réponse aux théologiens de Louvain et de Cologne, il l’appelle « le premier et le plus génial de tous les docteurs scolastiques ». Il ajoute : « Lui, le réprouvé, le damné, l’excommunié de toutes les synagogues et spécialement de celle de Paris, on le laisse aujourd’hui régner à Paris et dans les meilleures écoles ! » W., t. vi, p. 183, 3. Est-ce à dire qu’il avait beaucoup pratiqué Occam ? Peut-être ne le connaissait-il que par des extraits lus çà et là, et surtout dans Gabriel. Il lut davantage Pierre d’Ailli et Jean Gerson, et sans doute quelque peu Duns Scot.

Le nominalisme intégral : à la fin de 1510, au moment de son départ pour Rome, voilà donc à peu près la philosophie et la théologie de Luther. De ce nominalisme, il gardera toujours beaucoup. Mais avant de rechercher ce qui luijen restera, ci-après, col. 1251, il est nécessaire de voir les autres influences qui se sont exercées sur lui.

Il a peu connu et encore moins goûté la grande théologie du xme siècle, celle d’Aleîiandre de Halès, de saint Bonaventure, d’Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin. Cette théologie était construite avec la philosophie d’Aristote. Or, de très bonne heure, il éprouva de l’aversion pour celui qu’il appelait « le philosophe rance ». W., t. ix, p. 43, 5 (1509-1511). A l’axiome : « Sans Aristote, on ne devient pas théologien, » il trouvait bon de riposter : « sans l’abandon d’Aristote, on ne devient pas théologien. » W., t. i, p. 226, 14 (1517). La théologie du xine siècle avait une attitude de calme et de bon sens qui ne pouvait convenir à sa nature emportée et impatiente de frein.

Puis, dans la querelle des indulgences, ses principaux adversaires furent des dominicains : Tetzel, Hochstraten, Priérias, Cajetan, Catharin. Sa haine contre Thomas et les thomistes s’en accrut d’autant. 11 écrivait en 1521 : « Thomas est-il sauvé, je n’en sais absolument rien ; je croirais plutôt au salut de Bonaventure. Thomas a émis nombre d’opinions hérétiques. C’est lui qui a introduit le règne d’Aristote, ce dévastateur de la pieuse doctrine. W., t. viii, p. 127, 18. C’était « le prince des bavards ; la métaphysique l’avait égaré ». T. R., t. iii, n. 3722, p. 564, 10 (1538). Du reste, tous ces anciens théologiens étaient « des cochons ». J. Ficker, t. ii, p. 110, 3, les thomistes, « de gros cochons ». W., t. x b, p. 183, 40 ; 188, 195, 204. et la philosophie thomiste, une doctrine « asinesque ». W., t. xb, p. 203, 8 ; 221.

Mais une autre école, l’école augustinienne, devait avoir sur Luther une influence profonde et décisive.

II. L’augustinisme. — Sur les rapports de l’homme avec Dieu, rapports qui se résument dans la justification, le Moyen Age a connu trois grandes synthèses : la synthèse nominaliste, accordant beaucoup aux forces de l’homme, la synthèse augustinienne. leur accordant fort peu, la synthèse thomiste, travaillant là aussi à garder un juste milieu. Avec des noms différents, ce sont là des tendances de toutes les époques.

Luther est parti de la synthèse nominaliste. Il n’a jamais goùlé la synthèse thomiste. Mais, vers 1510, sur les forces de l’homme pour le bien, il commence à prendre le contre-pied du nominalisme. Sur ce point

ses vues deviennent très pessimistes ; il va au delà des augustiniens les plus avancés. Vers 1518, cette évolution était terminée. D’où cette nouvelle tendance lui est-elle venue’? De son propre fond assurément ; toute sa théologie a une empreinte très personnelle, très subjective. Puis d’un besoin de réaction et de contradiction. Toutefois, ces nouvelles idées, plus encore les termes qui leur servent de revêtement font penser en outre à une influence de saint Augustin et surtout de certains théologiens que, pour nous servir d’un nom collectif commode, nous appellerons théologiens augustiniens.

I. SAINT AUGUSTIN.

Saint Augustin a beaucoup écrit, et sur des sujets variés. Mais c’est l’ensemble de ses vues sur la grâce que l’on appelle augustinisme. Contre les pélagiens, il a défendu sur ce point le dogme catholique. Toutefois, une autre impression encore ressort de ses traités sur la grâce ; c’est qu’il a été très fortement frappé du règne du mal dans le monde et de la misère de l’homme. De là l’importance extraordinaire qu’il a accordée à la chute originelle. Tout le mal qu’en manichéen et en néo-platonicien, il avait pensé de la matière et de la chair, il l’a fait un peu pêle-mêle retomber sur cette chute. C’est peut-être le point où il a été le plus abandonné, surtout depuis deux siècles. « Depuis que notre nature a péché dans le paradis terrestre, écrit-il. nous ne sommes plus engendrés selon l’esprit, mais selon la chair. Tous, nous sommes devenus une pâte de boue, c’est-à-dire une pâte de péché. Puisque nous avons perdu tout mérite par le péché, nous n’avons plus droit qu’à la damnation éternelle. » De diversis quæstionibus LXXXJII, q. lxviii, n. 3. P. L., t. xl, col. 71 ; voir aussi Odilo Rottmanner, O. S. B., Der Augustinismus, 1892, p. 8. Ces lignes ont été écrites vers 396. Depuis lors jusqu’à sa mort (430), plus Augustin s’avança dans ses discussions contre les pélagiens, plus il accentua ses expressions et assombrit le tableau des misères de l’homme déchu.

Quand Luther connut-il saint Augustin ? Sous le règne du nominalisme, Augustin continuait toujours d’être mis à une place d’honneur. De lui, on lisait surtout les ouvrages qui ne traitent pas de la grâce. Aussi, vers 15(19-1510, avant son voyage en Italie, Luther lut et annota de saint Augustin plusieurs écrits de ce genre : V Enchiridion, les Confessions, la Doctrine chrétienne, la Vraie Religion, la Trinité et la Cité de Dieu. Y., t. ix, p. 2-27. On le comprend d’autant mieux qu’Augustin était non seulement le patron de son ordre, niais celui de l’Université de Wittenberg. W. Priedensburg, Geschichte der Unlversilnl Wittenberg, 1917, p. 27. Mais il ne paraît pas qu’avant 1515 il ait rien lu (le scs écrits sur la chute originelle et sur la grâce ; il ne devait les connaître que par des citations, lues notamment dans Pierre Lombard. Sans doute, dans une sorte de préface à ses notes sur 1rs Sentences, il témoigne d’un grand enthousiasme pour Augustin, et, semble-1 il, pour cette partie même de son œuvre ; il rélicite hautement Pierre Lombard de s’être avant toul appuyé sur lui. . t. ix, p. 2’.). Mais (m ne saurait (lire quand cette préface a été écrite ; d’ailleurs, elle est loin de supposer isairement une lecture précise d’Augustin, Plus loin, il cite le traité De spiritu et littera et les Rétractations, t. i. p. 60, 21. ; p. i„s. 23 ; p. 7 1. I ; p. K2, 27. Mais il est très douteux qu’à cette époque U eut déjà lu ces deux ouvrages. En 1545, il dira que ce n’est que vers 1515, après la découverte de II. van qu’il lut le De spiritu, op. ex. lat., t. I, p. 23. Vers la même époque, il lut le traité De peccatorum meritU ri remisa ione, et le premier écrit Contre Julien. Enders, t. i. p. 63 ; K. K.. I. i. p. 109 11° : I I ick.r, t. i, p. imi Dans snii Commentaire sur l’Épttre aux

Romains, il cite très fréquemment les ouvrages de saint Augustin sur la grâce. Strohl, 1924, p. 100, 101.

II. LES AU 0U8TINIBN8 HE LA PREMIÈRE scolastiqve. — A côté de saint Augustin, Luther lut, soit comme théologiens, soit comme auteurs de la vie spirituelle et mystique, des écrivains que leur dépendance à l’égard de ce docteur a fait spécialement nommer augustiniens.

Les deux groupes d’augusliniens.

De saint

Augustin à Luther, il y a eu comme deux groupes de théologiens catholiques que l’on peut désigner ainsi. Le premier est le plus remarquable ; il comprend la plupart des théologiens de la première scolastique, au xie et au xiie siècles : Hugues de Saint-Victor, avec tous les écrits qui ont été mis sous son nom (j 1141), Hervé de Bourg-Dieu († 1150 ?), Robert Pulleyn (de la même époque), Gilbert de la Porrée († 1154), Pierre Lombard († 1164), Robert de Melun († 1167), Roland Bandinelli, plus tard pape sous le nom d’Alexandre III († 1181) ; enfin Pierre de Poitiers (|1205). Sur le péché originel, sur la grâce, sur les points en un mot dont s’est surtout occupé saint Augustin, ces théologiens gardaient fidèlement sa terminologie. Reproduisaient-ils aussi fidèlement ses idées ? Pour couper court, disons qu’ils en faisaient une codification assez pessimiste ; on pourrait appeler leur synthèse un augustinisme d’extrême gauche.

Alors apparaît le grand mouvement théologique qui commence à saint Anselme (1033-1109) pour s’épanouir en saint Thomas d’Aquin (1220-1274), et mourir dans les subtilités du xve siècle. Cette théologie est un haut rationalisme catholique, ou, si l’on aime mieux, un haut intellectualisme catholique, à base d’aristotélisme. En plusieurs endroits, cette école s’écarte de saint Augustin ; toutefois, sur les points principaux, elle ne fait que présenter ses idées d’une manière plus méthodique. Les théologiens de la première scolastique se tenaient plus près de la terminologie d’Augustin ; saint Thomas est peut-être plus près de ses idées elles-mêmes.

En 1254, sous l’impulsion du pape Alexandre IV.se constitue l’ordre des Ermites de Saint-Augustin. C’est alors que paraît le second groupe de théologiens augustiniens ; ce groupe s’identifie quelque peu avec le nouvel ordre. Il est représenté par Gilles de Rome (1246 ?-1316), Thomas de Strasbourg († 1357) et surtout Grégoire de Himini (| 1358). Pendant le xiv° et le xve siècles, cette école se continua, mais sans éclat, dans l’ordre des augustins et ailleurs encore, avec des nuances et variations qui sont encore mal connues. Du reste, les augustins eux-mêmes n’eurent jamais de doctrine attitrée, à la manière des dominicains et des franciscains.

Les augustiniens du Moyen Age eurent-ils une influence sur l’évolution theologique de Luther, sur cette évolution qui devait l’amener à sa théorie de la justification par la foi ? Aujourd’hui, c’est là le point te plus délicat des recherches sur Luther. Toutefois,

dans celle forêt vierge, je ais cssær de tracer quelques mules.

2° Luther ri les augustiniens du XI 1 au x/ll> sir, , ’l.a plupart des théologiens du xi 1’et du JOB’siècles furent ignorés de Luther et de sou époque. Au commencement du xvr siècle, les prétendues sources

théologiques de Luther dans la première scolastique, Hervé de Bourg-Dieu, Robert Pulleyn, Roland Bandinelli, Pierre de Poitiers, avaient disparu du champ de la théologie ; les ouvrages de ces théologiens

n’étaient pas imprimes, et en Allemagne il était

censément impossible de se les procurer nianusci il s.

Mai i in ( irabmann, dans Der Katholtk, 1 913, i. i. p. 1 58. D’ailleurs, de théologies manuscrites, Luthei a lu tout

au plus des cahieis reproduisant des cours de pri 1191

    1. LUTHER##


LUTHER. INFLUENCE DE L’AUGUSTI M S M E

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seurs contemporains. Toutefois, du xiie siècle, il connut deux théologiens de tendance auguslinienne très accentuée : Hugues de SaintVictor et Pierre Lombard : du xi e., du xiie et du xiii", trois autres écrivains religieux qui, sans être aussi pleinement de l’école augustinienne, y appartiennent par plus d’un côté : saint Anselme, saint Hernard et Guillaume de Paris.

1. Hugues de Saint-Victor définit le péché originel « une corruption ou un vice que par l’ignorance dans l’esprit et la concupiscence dans la chair nous apportons en naissant ». De Sacramentis (œuvre authentique), t. I, part, vii, c. xxvi’ii, xxxi, xxxii, P. L., t. clxxvi, col. 299-302. Ailleurs, il en arrive à dire simplement que « la concupiscence est le péché originel » ; indifféremment, il écrit donc péché originel ou concupiscence. P. L., ibid., col. 107. Sans doute, on conteste de plus en plus l’authenticité de la Somme des Sentences, d’où ce dernier texte est tiré ; ci-dessus, t. viii, col. 2031 ; mais à l’époque de Luther on ne doutait aucunement qu’elle fût l’œuvre de Hugues. Du reste, que cet ouvrage et autres attribués à Hugues soient de qui l’on voudra, il restera toujours qu’ils sont du xiie siècle, et qu’à cette époque il y avait un fort courant pour identifier péché originel et concupiscence. De cette identification vont découler des conséquences fort inquiétantes, mais fort logiques. Hugues laisse entendre que le péché originel demeure en nous après le baptême, mais qu’il ne nous est pas imputé. Ibid. Dans le traité Des sacrements, son œuvre capitale, il expose que de soi l’ardeur de la concupiscence est mauvaise. A cause du mariage, ce mal ne nous est pas imputé, du moins comme une faute grave ; mortelle en soi, la faute n’est alors que vénielle. Id., ibid., col. 494. Enfin, dans « on Commentaire sur l’Épitre aux Romains, Hugues esquisse ou plutôt décrit clairement la justification extrinsèque. La concupiscence demeure en nous ; nous ne pouvons donc pas aimer Dieu de tout notre cœur. Mais, par bonté, Dieu nous donne la foi ; dès lors, et par un nouvel acte de bonté, il nous traite comme si nous avions la justice parfaite. Le justifié demeure un âne ; mais à cause de sa foi Dieu le répute un cheval. T. clxxv, col. 459 C. Jésus-Christ supplée à ce que nous ne pouvons faire, et il répond pour nous, Ibid., col. 477, 478. Voir aussi, ci-dessus, t. viii, col. 211 !.

Or, au commencement du xie siècle, les principales œuvres d’Hugues de Saint-Victor étaient imprimées. Cf. Hain, Repertorium, t. ii, n. 9022-9028 ; Copinger, Supplément to Hain, t. i, n. 9022-9028 ; t. il a, n. 3193 ; t. ub, n. 9023 ; K. Biirger, Beilrage… zu Hain und Panzer, 1908, p. 351, 352, n. 9022-9028 ; Histoire littéraire de la France, t. xii, p. 51-53 ; Panzer, Annales typographici, t. V, p. 109 (au mot W. Brack) ; p. 256 (Hugo) ; t. x, p. 188 (W. Brack) ; p. 424 (Hugo) ; les catalogues du British Muséum, de la Bib. nat. de Paris, de la Bib. de la Sorbonne. Les Questions et solutions sur les Épîlres de saint Paul l’avaient été à Louvain en 1512, le traité Des sacrements de la foi chrétienne, à Strasbourg en 1485 et en 1495, à Venise en 1506 ; l’Exposé de la règle de saint Augustin, à Haguenau en 1506 et à Venise en 1508 ; enfin, çà et là, plusieurs autres œuvres. Luther avait lu ces ouvrages. Sans doute, il pouvait connaître certaines citations d’Hugues par Pierre Lombard. Toutefois, il y a des cas où cette explication ne paraît pas possible. Ainsi, dans ses notes sur les Sentences, de 1509 à 1511, il renvoie à un chapitre du traité des Sacrements, sans aucune citation précise. W., t. ix, p. 60, 20. Dans ses notes sur saint Augustin, de 1509-1510, il cite YExposé de la règle de saint Augustin, W., t. ix, p. 1212 ; voir P. L., t. clxxvi, col. 897 B. Quelques années après, dans son Con : m ?nlair^ sur l’Épitre aux Romains, il fait d ?ux courtes citations

du même Imité, J, I-icker, t. ii, p. 312, 2 : voir P. L, I. ci. xxvi, col. 893A. Dans ses notes sur saint Anselme, des environs de 1513, il cite le Didascation. W.. t. ix, p. 107, 36 ; voir P. L., t. clxxvi, col. 796 D. Aucune de ces citations ne se trouve dans Pierre Lombard. Luther ne semble pas avoir cité les Questions sur Ut É pitres de saint Paul ; mais, à voir l’empressement du jeune professeur à se procurer les œuvres qui s’éditaient, il est invraisemblable qu’il les ait ignorées.

2. Par plusieurs côtés, Pierre Lombard est simplement un disciple d’Hugues de Saint-Victor, lui tout cas, lui aussi, il admet les thèses de l’école augustinienne d’alors. Le péché originel est la concupiscence. Il demeure en nous après le baptême, mais il ne nous est plus imputé à péché. La concupiscence est coupable, ainsi que les mouvements involontaires qu’elle produit en nous. Ces premiers mouvements sont invincibles. Il nous est impossible d’accomplir la Loi, impossible d’avoir la justice parfaite ; la concupiscence se glisse dans toute œuvre bonne ; nous sommes donc à la fois justes et pécheurs. La Loi a été abolie par l’Évangile. C’est la foi qui nous justifie. P. L., t. cxci, col. 1369 ; — t. exa, col. 317, 318, 1369 ;

— t. exen, col. 722 ; — t. exen, col. 84. 726 ; — t. cxci, col. 1428 ; — t. exa, col. 86 ; — t. cxci, col. 1127, 1432 ; — t. exen. col. 115 ; — t. cxci. col. 652, 1260.1365, 1398, 1401 ; — l. exa, col. 1311. 1365, 1368 ; — t. cxcii, col. 115. Certaines de ces thèses sont formellement exprimées. D’autres sont loin d’être présentées dans le sens de Luther ; Pierre Lombard, par exemple, parle très explicitement de « la loi de l’Évangile », et des œuvres que l’Évangile commande. P. L., t. exa, col. 1364. Il reste toutefois que l’on a là une terminologie et même des idées qu’à partir du xiiie siècle on ne trouvera guère dans la théologie catholique.

Pierre Lombard nous a laissé trois œuvres principales : ses fameuses Sentences, un Commentaire sur les Psaumes, un autre sur les Épitres de saint Paul. Au commencement du xvie siècle, les Sentences avaient été maintes fois imprimées. Hain, t. n b, n. 10 18310 201 ; Panzer, t. v, p. 286, t. x, p. 467. Les deux autres œuvres l’avaient été aussi ; le Commentaire sur les Psaumes, à Nuremberg, aux environs de 1475, puis en 1478, Hain, t. n a, n. 10 202, 10 203 ; Panzer, t. v, p. 287 ; le Commentaire sur les Épitres de saint Paul, à Esslingen, avant la fin du xve siècle, puis en 1502. Hain, t. n a, n. 10 204 ; Panzer, t. v, p. 287.

Comme étudiant en théologie, il ne semble pas que Luther ait lu les Sentences. Mais en 1509 et 1510, à Erfurt, peut-être aussi en 1511, dans les premiers mois de son séjour définitif à Wittenberg, il les avait lues publiquement, autrement dit, il les avait commentées. Nous avons son exemplaire d’alors, avec des notes de sa main ; il avait été imprimé à Bàle en 1409. chez Nicolas Kestler. Ce contact direct avec Pierre Lombard dut être pour lui une révélation : jusque-là. dut-il penser, c’était donc un Pierre Lombard fictif qu’on lui avait présenté. Ce n’est qu’un peu plus tard, semble-t-il, qu’il connut les deux autres écrits de Pierre Lombard. En 1515-1516, dans son Commentaire sur l’Épitre aux Romains, il cite le Commentaire sur les Épitres de saint Paul. J. Ficker, t. ii, p. 97, 336. En 1519-1521, dans son second Commentaire sur les Psaumes, il semble connaître l’ouvrage de même titre de Pierre Lombard. Au ps. iv, dans l’explication du ꝟ. 5 : « Irritez-vous et ne péchez pas, » il parle de « l’infirmité invincible de la chair… » Sur ce passage, Pierre Lombard s’était déjà servi de la même expression. W., t. v, p. 110, 37 ; P. L., t. exa, col. 86 C. C’est sans doute de luique Luther l’avait prise. On n’a pas de preuves, il est vrai, qu’avant 1515, il connût ces deux derniers ouvrages, et ce sont

ceux où, chez Pierre Lombard, les thèses dites augustiniennes sont le plus accentuées. Mais, dans les Sentences, on l’a vii, elles sont déjà équivalemment, et du reste ce n’est qu’en 1515 que Luther s’ancra dans ses idées sur la justification. Enfin, il est très significatif que, toute sa vie, Luther se trouvera en parenté avec Pierre Lombard. A table il aimait à faire son éloge : « C’était le fils d’une religieuse, un très grand théologien. S’il avait été versé dans la Bible, il aurait été sans conteste le plus grand de tous. » T. R., 1. 1, n. 192 (1532) ; de même, t. iii, n. 3698 (1538).

3. Saint Anselme (1033-1109) a été l’un des plus grands génies de la théologie au Moyen Age. Sur la nature du péché originel, il a frayé la voie à saint’I homas ; mettant à l’arrière-plan la concupiscence, il a vu dans le péché d’origine « la privation de la justice que chaque homme doit posséder ». De conceptu Virginia, c. xxvii, xxix, P. L., t. clviii, col. 4(51, 462.

Sur ce point capital, il s’est donc séparé des augustiniens de son temps. Mais, sur plusieurs autres, il garde leurs idées et leur terminologie. Il estime encore que, dans le non-baptisé, tous les mouvements de la concupiscence sont des péchés, et des péchés mortels ; ils sont la suite de la faute originelle ; « la condition première de l’homme était de ne pas les sentir. » Ibid., col. 529, 530. D’où le non-baptisé ne peut que pécher. Col. 504. Sur l’impuissance de l’homme à se préparer à la grâce, Anselme a des passages qui, bien interprétés, répondent sans doute à la théologie la plus orthodoxe, mais qui toutefois sont d’un ton très énergique, et à tout le moins très éloigné des tendances nominalistes. Col. 502-504, 523. Il semble même aller jusqu’à dire que Dieu ne donne pas la grâce à tous. Col. 524 B.

Luther avait lu les écrits de saint Anselme, et il y avait mis quelques annotations. On estime que ces notes doivent être contemporaines de ses Dictées sur le Psautier, c’est-à-dire des environs de 1513-1514. Il y souligne tout particulièrement le passage où Anselme déclare que dans le non-baptisé tous les mouvements de la concupiscence sont des péchés mortels. V.. t. ix, p. 112, 18, sur P. L., t. clviii, col. 530 B.

4. Saint Bernard (1091-1153). — Les usages des cloîtres, un récit fameux de Mélanchthon suffiraient à nous avertir que, de très bonne heure, Luther dut avoir connaissance des sermons de saint Bernard. De fait, dans les notes que, de 1509 à 1514 environ, il écrivait au cours de ses lectures, on trouve des citations ou réminiscences de Bernard, notamment de ses sermons sur le Cantique des cantiques. Y., t. ix, p. 69, 30 ; p. 107, 20, 28 ; p. 108, 17 ; etc.

Or, sans doute, le grand abbé de Clairvaux est moins un théologien qu’un auteur de la vie spirituelle et mystique. Mais sa conception de la vie spirituelle part nécessairement d’une théologie. Et, dans cette théologie, on trouve non seulement la négation de l’optimisme nominaliste sur les forces de la volonté humaine, mais un reflet rénéral de l’augustinisme de l’époque, reflet accru peut-être encore par des tours oratoires. Venue d’un mal. du péché originel, la concupiscence est un mal. P. /, ., t. CLXXXm, col. 9 18. Ce mal demeure en nous. Ibid., col. 1175, 117< ;. Il ressemble aux Jébuséens ; on peut le subjuguer, mais non l’exterminer, col. 1059 D ; il nous empêche notamment d’atteindre le plus haut’I'- l’amour de I ieu ; en nous commandant l’impossible, Dieu a voulu nous rappeler à l’humilité. Col. 1021 B.

Sans do nie. dans <|. s lexles précis, saint Bernard nous dit que cette concupiscence ne luffii pas a nous faire condamner. Col. 183, 212 c. 1020 H. Mais Luther excellai) a entendre les textes selon ses Impulsions ; il ne dut pas s’arrêter a ces passa : i

D’autant que souvent Bernard est très dur pour nos œuvres et notre justice ; sur ce point, il a des expressions que saint Thomas se fût sans doute refusé à écrire. Le sage, dit-il, a peur de toutes ses œuvres ; il les scrute, il les discute, il les pèse. Col. 47 B. « Là où le mérite a pris la place, la grâce ne saurait entrer. » Gardons-nous donc de prétendre à quelque chose de nous dans notre justification. Col. 1107 C. Pour nous mener au ciel, notre sagesse, notre justice, nos -œuvres, celles-là mêmes que nous faisons sous l’influence de la grâce, ne sauraient suffire ; comme supplément, il y faut la passion de Jésus-Christ. Col. 882 A. « Nul mérite ne saurait nous rendre dignes du ciel. Le mal existe en nous ; c’est un fait ineffaçable. Mais si Dieu ne nous l’impute pas, ce mal sera comme inexistant. » Col. 383 B. Enfin, « l’homme est justifié gratuitement par la foi. » Col. 384 A.

A ce dernier passage se rapporte un récit fameux de Mélanchthon. Dans sa préface au t. n des œuvres de Luther, écrite en 1546, au lendemain de la mort du Réformateur, Mélanchthon raconte sa vie à grands traits. Au couvent, dit-il, Luther était effrayé de la parole de saint Paul : Dieu « a tout enfermé sous le péché, afin que par la foi en Jésus-Christ ce qui avait été promis fût donné à ceux qui croient ». Gal., ni, 22. Mélanchthon ajoute. « Luther racontait qu’un vieillard l’avait souvent réconforté. Quand il lui exposait ses terreurs, le vieillard lui parlait beaucoup de la foi ; il l’amenait ainsi à la parole du symbole : « Je crois à la rémission des péchés. > D’après cet article, disait-il à Luther, ce n’était pas seulement à quelques-uns sans précision que les péchés étaient remis ; cette rémission concernait chacun d’entre nous, et c’était ce que Dieu nous commandait de croire. 11 confirmait cette interprétation par un passage de Bernard dans un sermon sur l’Annonciation : « Tu dois croire que tes péchés ne peuvent être remis que par celui envers qui tu as péché, et sur qui Lpéché ne tombe pas. Mais tu dois croire aussi que c’est à toi que par lui tes péchés te sont remis. C’est là le témoignage du Saint-Esprit quand il nous dit au dedans de nous : » Tes péchés le sont remis. » Voilà comment l’Apôtre estime que l’homme est justifié gratuitement par la foi. » Rom. iii, 28. Ces propos, ajoute Mélanchthon, avaient réconforté Luther ; ils lui avaient fait comprendre l’insistance de saint Paul à nous répéter que c’est par la foi que nous sommes justifiés. l’eu à peu, la lumière s’était faite en lui, il avait vu l’inanité des commentaires courants sur ces passages de l’Apôtre. (Tétait alors qu’il s’était mis à lire Augustin. Chez ce l’ère et dans les psaumes, il avait trouvé nombre de belles pensées qui l’avaient confirmé dans cette doctrine sur la loi. C. H., t. vi.cid. 159.

Dans ses grands traits, ce récit doit être vrai. I.e vieillard, c’est évidemment le précepteur > ou maître des novices dont Luther a souvent parlé. De ces entretiens avec son précepteur, Luther avait clé très frappé. Dès ses premiers écrits, il cite le passage de

Bernard, l. Ficker, t. i, p. 73 : t. ii, p. L>7 (1515

1516) ; Knders.t.i.p. 260 (1518). Dans la suite. lui et les siens y reviendront volontiers. C. IL. t. xv, col. Il I. Mélanchthon (1551) ; t. xxi. col. 748, Mélanchthon (1543-1544) ; t. Xxviii, col. 388, 389, Mélanchthon (1552) ; Matheslus, p. 21 ; Calvin, Institution tienne I. III, c. ii, n. 11.

De ce récit, il semble difficile de ne pas une conclusion : c’est que, de bonne heure. Lut lier

rencontra sur sa rouie un ou plusieurs hommes qui

semèrent en lui des mots, des Idées opposées au noini nalisme ; il en fui amené a lire des écrits d’aUgUSti-Iliens. De cette nouvelle tendance, de ces lectures

non dirigées on mal dirigées devait sortir la théorie

de la Justification par la toi.

1195

    1. LUTHER##


LUTHER. INFLUENCE DE L’AUGUSTINISME

1196

Mais en soi. entre Bernard et Luther, y a l-il ici parenté étroite ? La ressemblance verbale est frappante. Peut-être même un certain pessimisme théo logique sur les conséquences de la chute originelle met-il entre eux quelque ressemblance de fond..Mais de ce pessimisme Bernard est fort loin de tirer les conséquences désastreuses qu’en tirera Luther ; il n’a jamais rien écrit qui ressemble au traité du serf arbitre. Dans le présent passage, comme le dit Bellarmin, il ne va pas à enseigner que sans égard à nos œuvres nos péchés nous sont remis ; comme condition, il requiert « la conversion, la confession, les fruits de pénitence et œuvres semblables ». Bellarmin, De justificatione, t. III, c. x, édit. Vives, 1870-1874, t. vi, p. 274, 275. Dans un passage similaire, après avoir aussi exalté la foi, Bernard parle énergiquement de la sainteté qui doit la compléter. P. L., t. ci.xxxiii, col. 881, 882. De même, le vieillard de Mélanchthon, comme plus tard Staupitz, ne voulait sans doute qu’exhorter Luther à la confiance en Dieu ; on ne voit pas que cette exhortation ait été liée à la théorie de la corruption irrémédiable de l’homme déchu. Comme le dit Bellarmin, et comme on le verra plus loin, l’expression même de foi justifiante peut garder un sens très catholique ; ne remonte-t-elle pas à saint Paul !

Ailleurs, saint Bernard nous dit que la vie de la foi c’est la charité ; s’appuyant sur l’Épître de saint Jacques, il rappelle que notre foi ne doit pas être morte. P. L., t. clxxxiii, col. 283. Enfin, nous dit-il, la foi ne sauve pas sans les œuvres, ni les œuvres sans la foi. Col. 617.

C’est en vain que dans Luther on chercherait des déclarations de ce genre. Dans son É] ître, Jacques a rappelé la possibilité d’une foi morte et la nécessité des œuvres ; dès lors, il n’y aura là pour Luther qu’ « une épître de paille ». Erl., t. lxiii, p. 115 (1522). Mais Bernard avait dit que « seule la foi justifiait » : Bernard était donc son précurseur. La ressemblance était allée beaucoup plus loin : Bernard lui aussi, et au moment suprême de sa mort, avait renoncé à sa « moinerie » ; il n’y avait vu « qu’un état de perdition » ! D. P., 1. 1, p. 74-90 ; J. Paquier, Luther et l’Allemagne, p. 127-138.

5. Guillaume de Paris († 1249). — Luther disait en 1532 : « Gerson est le seul à avoir écrit sur les tentations spirituelles ; Jérôme, Augustin, Ambroise, Bernard, Scot, Thomas, Richard, Occam, tous les autres n’ont parlé que des corporelles. Aucun d’eux n’a rien éprouvé de l’abattement de l’âme ; Gerson a été le seul à en écrire. L’Église vieillissante doit éprouver ces tentations de l’esprit. Et nous sommes dans la vieillesse de l’Église. Guillaume de Paris a aussi écrit quelque peu sur ce sujet. » T. R., t. ii, n. 1351.

Au Moyen Age et à la Renaissance, Guillaume, évêque de Paris, a été l’un des écrivains religieux les plus en vogue. Au xve siècle et dans les premières années du xvie, ses œuvres avaient été très souvent réimprimées. Gerson fait plusieurs fois l’éloge de Guillaume, et tout spécialement de son petit traité De l’espérance, Opéra, 1606, t. i, col. 559 F, col. 560 B ; t. iii, - col. 173 D, col. 174 C.

Guillaume n’est pas un intellectualiste, c’est un volontariste. Il appartient ainsi à la lignée qui, par Duns Scot, Occam et Biel, aboutit à Luther, et récemment aux théoriciens de V Immanence. Dans son traité De la Foi, il estime que pour mieux honorer Dieu, il faut croire en lui sans songer à sa véracité : « la seule foi digne de Dieu, c’est celle qui croit à sa parole sans aucune garantie. » De fide, dans Opéra, Paris, 1516, t. i, ꝟ. 2 ; voir aussi t. i, ꝟ. 66, col. 4 L ; et ci dessus art. Foi, t. vi, col. 118. Par là, il ne pouvait que plaire à Luther. Mais le sujet qui rappelait à

Lui lier le souvenir de Guillaume de Paris, c’étaient les tentations de découragement. Quoi qu’il en dise, le Moyen Age a fort bien connu la paresse spirituelle, cette mère de tous les vices. Mais chez Guillaume, on trouve en effet sur ce point des passages particulièrement caractéristiques. « Il n’y a rien, dit-il, qui abatte si profondément les combattants, rien qui amène si honteusement leur défaite ; sans coups, sans blessures, cet abattement leur fait tourner le dos à l’ennemi et prendre la fuite. » De virtutibus, dans Opéra. 1. 1, 1 col. 4 L. « Beaucoup de cœurs sont atteints par cette débilité, 1. 1, ꝟ. 79, col. 1 K. Dans son traité De l’espérance, il donne des remèdes contre cet abattement. « Avant tout, dit-il après saint Augustin, j’ai appris dans l’Église catholique à ne pas donner à mon espérance un fondement humain. Moins on se confie en soi, plus on se confie en Dieu ! le vrai fondement de l’espérance, c’est Jésus-Christ et ses plaies. » T. i, ꝟ. 100, col. 2 R.’C’est ce que les théologiens catholiques et les auteurs de la vie spirituelle ont toujours répété. Chez Guillaume toutefois, les motifs d’espérer en Dieu sont exposés avec une chaleur particulière. Et il y a une autre vérité qu’il ne faut non plus jamais cesser de rappeler : c’est que Luther entendait les textes d’après ses préoccupations. Par réaction contre le nominalisme, hanté de son idée de la corruption irrémédiable de l’homme déchu, il aura compris que, même dans l’homme justifié et s’appuyant sur Jésus-Christ, Guillaume ne reconnaissait aucun mérite. Chez lui, il aura trouvé aussi la théorie de la certitude du salut : « Mes filles, dit l’Espérance, sont la confiance, la sécurité…, l’attente, sans mélange d’hésitation, des biens que Dieu a promis. » T. i, ꝟ. 100. col. 1 Q.

Luther connaissait donc certains théologiens et autres écrivains religieux du xie, du xue et du xme siècles. Mais avait-il conscience des points qui les différenciaient de ceux de l’âge suivant’? Assurément, il ne connaissait pas dans ses détails la lutte qui. au xuie siècle, mit aux prises augustiniens et thomistes. Toutefois, sur l’opposition même entre ces deux grandes écoles, il était loin d’être sans aperçu. Plus haut, nous l’avons entendu reprocher à saint Thomas d’avoir introduit le règne d’Aristote dans la théologie. Dans le même sens, il écrivait en 1518 contre le dominicain Sylvestre Priérias, maître du Sacré Palais : « Il y a bientôt trois cents ans que l’Église souffre de cette passion malsaine, de cette véritable luxure qui vous pousse à corrompre la doctrine : dommage sans pareil qui lui vient des docteurs scolastiques. » W., 1. 1, p. 677, 9. Deux mois après, dans ses Solutions sur la valeur des indulgences, il précisait, en donnant des noms : « Assurément, saint Thomas, le bienheureux Bonaventure, Alexandre de Aies sont des hommes remarquables ; il n’est pourtant que juste de leur préférer la vérité, puis l’autorité du pape et de l’Église… Depuis plus de trois cents ans, les universités, tant d’esprits remarquables qui y ont vécu n’ont su que peiner sur Aristote, » répandant ses erreurs, ajoute-t-il, plus encore que le vrai qu’il avait pu enseigner. W. t. i, p. 611, 21 ; de même, t. vii, p. 148, 24 (1520), p. 340, 21 (1521).

/II. LES AUOLSTISIENS J>U A///e SIÈCLE XV XVI’.

— Ainsi, avant 1515, Luther avait lu plusieurs théologiens ou auteurs spirituels de la première scolastique. et il avait pu trouver chez eux des germes de sa théorie de la justification. Ces germes, les trouva-t-il dans des écrivains postérieurs, ou même autour de lui 1 Reste, en effet, le groupe ou plutôt la série de théologiens augustiniens qui va de la fin du xiii c siècle au xvi e. C’est le moins connu, celui dont les frontière^ sont le moins délimitées. Dès aujourd’hui pourtant, on peut donner à ce sujet des précisions intéressantes.

1° Luther et les augusliniens du XIII au XVe siècle.

— 1. Grégoire de Rimini († 1358). — Sur des points importants, Grégoire de Rimini a émis des idées similaires à celles de, Luther. Ainsi, tout en acceptant la théorie des habitus, il estime qu’en droit, grâce habituelle et état agréable à Dieu ne sont pas nécessairement liés ; pour surnaturaliser l’âme, Dieu pourrait s’unir immédiatement à elle, sans l’intermédiaire à’habilus. In / « < « Sent., dist. XVII, q. i, a. 1 et 2, Venise, 1503, ꝟ. 76 v°, col. 2, ligne 3 ; ꝟ. 78 r°, col. 2 ; ꝟ. 78 v°, col. 2. Autre point, de beaucoup plus de poids ici : il identifie le péché originel avec la concupiscence ; il fait même de la concupiscence une « qualité morbide dansl’âme ».7nJ r / « mSen^., dist.XXX-XXXIII q. i, a. 2, ꝟ. 101 v°. Dès lors, si l’on demande : le baptême efface-t-il vraiment le péché originel ? Il faut distinguer, répond Grégoire : « il en enlève la responsabilité, mais il n’en enlève pas l’essence. » In Hum Sent., dist. XXX-XXXIII, q. i, a. 4, ꝟ. 102 v°. Dans l’homme déchu, Grégoire semble maintenir la liberté. In It" » Sent., dist. XXXVIII, q. i, a. 3, conclus, princip., ꝟ. 136 r°, col. 1. Mais cette position est-elle bien logique ? Est-elle réelle ou simplement verbale ? Grégoire, va jusqu’à estimer que sans la grâce nous sommes incapables d’aucun acte véritablement bon. In Ilum Sent., dist. XXVI-XXVIII, q. i, a. 2. ꝟ. 84 v°94 ; de même, dist. XXIX, q. i, a. 2, ꝟ. 96 v°. Enfin, sur la faiblesse de la raison et autres points connexes, Grégoire joignait à son augustinisme des éléments nominalistes.

Or, de bonne heure, Luther connut la théorie de Grégoire sur notre prétendue incapacité de rien faire de bien sans la grâce ; dans le manuel de Gabriel, elle était très explicitement exposée. In II"’" Sent., dist. XXVIII, q. unica, Tubingue, 1501, t. ii, f° P ijr°. Pour ses conclusions formidables sur la corruption radicale de l’homme déchu et la perte complète de la liberté, elle a donc pu lui servir d’amorce.

Sans doute on ne voit pas qu’avant 1518 ou même 1519 il ait eu vraiment l’œil ouvert sur Grégoire. Cette année-là eut lieu à Leipzig sa dispute retentissante contre Jean Eck. dispute d’où, par parenthèse, il fut loin de sortir vainqueur. Alors, peut-être averti par Carlsladt. il se recommanda hautement de Grégoire de Rimini ; seuls en face de tous les scolastiques, Grégoire et Carlstadt avaient des idées justes sur ce qui regardait la grâce et le libre arbitre. Bnders, t. ii, p. 109 ; voir aussi p. 81. Mais le silence de Luther montre-t-il vraiment que, jusqu’alors, les idées de Grégoire n’avaient fait que glisser sur son âme ? On ne saurait l’affirmer sans réticence.

2. (iérarddr Zutphen (1367-1398). — Dans ses Dictées sur le Psautier et dans son Commentaire sur l’É pitre aux Romains, Luther rappelle avec grand éloge Gérard de Zutphen et son petit traité Des ascensions spirituelles. V., t. iii, p. 648, 25 ; l-’icker, Lu, p. 145, 3 ; le traité se trouve dans la Maxima Bibliotheca vrterum Pairum, t. xxvi, Lyon, 1677, p. 258-289. Dans ce traité, Gérard décrit trois chutes : le désordre causé par le péché originel, nos propres adhérences au bien sensible, le péché mortel. C. n-v. Contre ces trois chutes, nous devons opérer trois ascensions ; Gérard les décrit da, ns l’ordre inverse des chutes : ascension contre le péché mortel, ascension contre l’impureté du cœur, ascension contre le désordre des puissances ; du reste, dit-il, cette dernière ascension n’est pat au-dessus des précédentes, elle va de front avec elles. C. m. vu. C’esl dans les c. rj et m qu’il décrit les suit es eh’la chute originelle. La rectitude originelle, puis ledésordre qui suit la chute : toute sa description est

très bien ordonnée. Mais ein n’y trenive rien que ne pût

dire le thomiste I’- plus orthodoxe. < Par cette chute,

y lit-on, nous avons été grièvement blessés ; nos

forces ont été « diminuées et désordonnées, mais non complètement détruites » ; souvent, mais non pas toujours, « la volonté agit contre la raison ». « Après la justification, la loi de la chair n’est plus une faute ; pour ceux qui sont en Jésus-Christ, dit saint Paul, il n’y a aucune condamnation. » C. iii, p. 259 G H ; 260 A. La manière dont Luther entendait saint Paul allait directement contre celle de Gérard. Ci-après, col. 1253 vi. Il avait lu rapidement ce petit traité ; il ne savait même pas bien de qui il était ; dans l’un des deux endroits où il en parle, il l’attribue à son véritable auteur, dans l’autre à Gérard Groote. Mais les deux chapitres sur les conséquences de la chute originelle lui avaient plu ; c’était suffisant pour qu’il s’en emparât en faveur de ses vues.

3. Gerson J1368-1429). — Luther avait beaucoup pratiqué Gerson, surtout ses traités sur la vie spirituelle. Il avait lu ses deux petits traités Sur les pollutions de nuit et Sur les pollutions de jour ; W., t. xliii, p. 651, 29 (1542 ?) : In Gen., xxx, 1 ; dans Gerson, 1606, t. ii, p. 468-495. Il avait sans doute lu aussi les traités De la consolation de la théologie, De la vie spirituelle de l’âme, et surtout Des remèdes contre l’abattement et les scrupules. Comme il le dit souvent, il le goûtait surtout à cause de ses conseils contre cet abattement, contre les tentations spirituelles. T.R., t. i, n. 977, p. 495 ; n. 979 ; t. ii, n. 1263, p. 15, etc.

Or, en philosophie, Gerson était loin sans doute d’être un parfait augustinien. Mais dans ses traités spirituels, il a émis des idées dont, pour construire sa théorie théologique, Luther a pu s’emparer. Dans le dialogue Sur la consolation de la théologie, l’un des deux interlocuteurs, Monicus ou le Solitaire, exprime son effroi à la pensée de la prédestination et des jugements de Dieu. L’autre, Volucer ou l’Ailé, dit que sans doute ces pensées peuvent pousser au désespoir et au blasphème, mais que, méditées avec humilité, elles sont au contraire une source de consolations ; il faut n’avoir aucune confiance en soi ni en ses mérites, puis s’abandonner à Dieu, et tout espérer de sa bonté. Opéra, 1606, t. iii, p. 6-69, surtout p. 14-22. Dans La vie spirituelle de l’âme, et dans Les remèdes contre l’abattement, on retrouve le smêmes idées ; Gerson y parle de la certitude de notre espérance en la miséricorde de Dieu. Ibid., p. 173, 171. Pour les tentations, elles ne sont de soi jamais péché, fût-ce des pensées de haine de Dieu, ele colère et de blasphème à son endroit. Opéra, t. iii, p. 403, 404, etc.

2° L’école augustinienne du zv* et du XF/e siècle, — Mais Hugues de Saint-Victor, Pierre Lombard, Grégoire de Rimini et autres. Luis ee’s hommes étaient lointalns ; leur influence sur Luther, purement livresque, dut. être amorcée, complétée par d’autres plus prochaines. Pour émouvoir, elles auraient sans doute été trop froides ; sur des points importants elesa théorie, incapacité absolue ele l’homme pour le bien, justiceextrinsèque, elle ne lui auraient même pas donné des précisions suffisantes, Sur ces influences prochaines, la lumière commence à se faire.

1. Agostino Favaroni et eh’1 1 13 ; i 1 1 15). Dans la première moitié élu xv sièe-le-, l’ordre eics augustins cul comme théologien eh’renom, puis comme général,

tino Favaroni. Dans ses œuvres, il fait quelque peu pressentir les Idées et surtemt la terminologie de Luther. Ici-bas, l’homme est Incapable d’atteindre

In justice parfaite, La loi n’est pas pour le’s lions, mais

penir les mauvais Notre justice ne consiste’pas dans eles habitus infus e’H nems ; mais e’est Dieu epii est

notre justice formelle. Enfin, Dieu prédestine a » nfcr

aussi bien epfau ciel. A.-V. Millier. AgOSlilXO l’arnnmi r In TfOlogta di Luten, élans BllUChnlS, Home’.

juin 1914.

2. Jean DrtMo (1 180-1635).— Ce théologien flamand, 1199

    1. LUTHER##


LUTHER. INFLUENCE DE L’AUG USTINISM E

L200

professeur à Louvain, avait clé élevé chez les auguslins. Adversaire de Luther, n’aurait-il pas toutefois appartenu à un courant augustinien, précurseur du Réformateur ? Dans l’ensemble, il faut répondre négativement. C’est surtout dans son traité De la grâce et du libre arbitre qu’il parle du péché originel et de la concupiscence. Opéra, Louvain, 1552, t. iii, ꝟ. 96 sq. Or, sa théologie y est très différente de celle de Luther : « Le péché originel, dit-il, comprend deux éléments : l’un, le manque de justice originelle, … l’autre, une inclination à convoiter selon la chair. » Ibid., î° 118 v° D. Toutefois, Driédo garde quelques expressions propres à l’augustinisme. Dans son traité de la Caplil’itéet de la rédemption du genre humain, il dit qu’après le baptême le péché habite encore dans notre chair, t. ii, ꝟ. 30 v° D. Assurément l’expression est de saint Paul, Rom., vii, 17, 20 ; mais l’interprétation qu’il en donne est augustinienne. En effet, saint Augustin, saint Thomas, qui en général n’osait le contredire, plusieurs exégètes à leur suite ont estimé qu’ici saint Paul parlait de l’homme régénéré. Mais les Pères, et avec eux l’exégèse moderne, estiment que c’est l’homme non encore régénéré qu’il a en vue. Finalement, surtout à cause de l’abus que Luther et Jansénius ont fait de cette expression, la langue catholique l’emploie moins qu’autrefois. Ailleurs, Driédo allant plus loin encore, répétera que la concupiscence est mauvaise. T. iii, ꝟ. 125r°, 161r°, 165v°. Enfin, copiant une déformation fréquente alors de textes d’Augustin, il y substituera le mot péché originel au mot concupiscence. Ibid., ꝟ. 119 r°A ; voir aussi R. Seeberg, Der Augustinimus des Johannes Driédo, dans Geschichtliche Studien Albert Hauck… 1916, p. 210-219.

3. Seripando (1493-1563). — Pour les courants théologiques de la fin du xve siècle et du commencement du xvie, la récente publication des actes du Concile de Trente est d’une importance capitale. On y voit, prises sur le vif, dans des discussions quelquefois très animées, les idées d’hommes qui avaient alors de quarante à soixante-dix ans. La formation théologique de ces hommes s’était donc faite de 1500 à 1520, alors que Luther était inconnu ; par leurs professeurs, nous remontons même vraisemblablement beaucoup plus haut, à tout le moins jusqu’au milieu du xve siècle.

Or, dans ces discussions, on voit comme sortir de terre des idées que l’on ne soupçonnait pas dans la théologie de cette époque ; et certaines de ces idées ont avec celles de Luther des ressemblances étranges. Ces ressemblances se remarquent tout spécialement chez Girolamo Seripando, général des augustins, et chez les augustins qui l’entourent. Le 25 juin 1546, dans une lettre au cardinal Alexandre Farnèse, Denis Zannettini, des Frères mineurs, évêque de Mylopotamos en Crète, le constatait avec amertume : « Tous les théologiens s’accordent à dire que, d’après l’ordre établi par Dieu, les œuvres sont une condition nécessaire de la justification. Seuls, les religieux de saint Augustin, je veux dire les grands ceinturés, disent que de notre côté il n’y a rien de requis ; nous nous y comporterions d’une manière complètement passive et réceptive, ce qui est une opinion hérétique et luthérienne. Il est de toute évidence que l’ordre entier est infecté. Si, en présence de tout le concile, ils ont l’audace de parler ainsi, jusqu’où ne vont-ils pas dans leurs prédications ? Mais leur général devait les connaître ; puisqu’il les a fait venir ici, il est manifeste que lui aussi il est de cette opinion. Et, dans leurs conversations, ceux qui ne prêchent pas répandent cette ivraie et autres poisons du même genre, marchant à la suite de leur défroqué sacrilège, Martin Luther. Voilà ce que, depuis nombre d’années, je ne cesse de crier, surtout contre

ces grands ceinturés, soi-disant héritiers d’Augustin.. Concilium Tridentinum, t. x, 1916, p. 539, 19 ; cl. p. 586, etc.

On le verra fréquemment par la suite : dans le fond et peut-être plus encore dans la forme, dans les idées et la terminologie, les ressemblances de cet augustinisme avec la théologie de Luther sont évidentes. D’où venaient-elles ? — De l’influence de Luther ? Ou, comme l’insinue Zannettini, d’un reste d’attachement pour l’ancien confrère ? Plus simplement encore du désir de faire la part du feu ? Dans ces ressemblances, ce désir d’aller jusqu’au bout des concessions permises a pu s’exercer. Mais qu’on lise les dissertations et observations de ces théologiens ; on verra que leurs idées et moins encore leur terminologie ne purent leur venir ainsi d’une manière tout adventice, alors que leur formation théologique aurait été déjà terminée. L’influence directe de Luther, l’attachement à l’ancien confrère sont encore moins acceptables ; le seul fait qu’une idée avait été émise par Luther devait plutôt les porter à la regarder avec suspicion.

Sur ce terrain, le rôle de Seripando doit retenir tout particulièrement l’attention. Dans son ordre et dans l’Église elle-même, ce personnage occupa alors une place considérable. Le 24 mai 1539, le chapitre général réuni à Naples l’avait placé à la tête de l’ordre. Quatre jours après, contre quiconque pourrait être légitimement soupçonné d’incliner vers Luther, on avait édicté des peines formidables. Le 12 juillet suivant, Seripando écrivait aux augustins : « Si de près ou de loin certains ont été contaminés par la dépravation luthérienne, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’ils s’en aillent. Qu’avec eux les livres de cette hérésie, s’il s’en rencontre, « soient jetés dehors pour être foulés aux pieds. » Si l’on sait ou que l’on soupçonne que quelqu’un est infecté de ce venin, qu’on se garde de le lui reprocher ou de l’injurier, mais qu’on nous en avertisse aussitôt. » Lettre ms. à la fin de l’exemplaire des constitutions de l’ordre, Paris, Bibl. nat., vélins, n. 395. Défait, Seripando s’appliqua aussitôt à purifier l’ordre des augustins de toute infiltration luthérienne. Fr. Lauchert, Die italianischen literarischen Gegner Luthers, 1912, p. 538. Il resta général jusqu’au printemps de 1551. Le 26 février 1561, il fut nommé cardinal, et de 1561 à sa mort, survenue deux ans après (17 mars 1563), il fut l’un des légats de Pie IV au concile. Or, à ce concile, Seripando avait soutenu des théories parentes de celles de Luther, notamment sur la double justice, et il les avait soutenues avec une opiniâtre énergie. Voir ci-après ; et ci-dessus, art. Justification, t. viii, col. 2166 sq. C’est précisément à cause de ces idées que Philippe II s’était opposé à sa promotion au cardinalat. Conc. Trid., t. ii, p. lxx, note 10.

La vraie raison de ces idées, ce n’était donc pas une influence quelconque de Luther, c’était que dans certains milieux et notamment chez les augustins, les idées et la terminologie de saint Augustin et des augustiniens du xiie siècle étaient plus ou moins demeurées. En défendant cette théologie, Seripando défendait une tradition de son ordre. Cette tradition devait être assez intime ; au concile de Trente, Salméron et autres, comme on le verra ci-après, diront que la théorie de la double justice était toute nouvelle et qu’elle venait de Luther (16 oct. 1546).

La parenté des idées de Seripando avec celles de Luther n’a donc rien qui doive surprendre. Mais la manière fort opposée dont l’Église a traité ces idées et ces hommes ne doit pas non plus scandaliser. A toutes les époques de la vie de l’Église, certaines théories se côtoyant ont éprouvé ainsi des traitements fort divers. Maître Eckhart au xiv c siècle, les jansénistes et les quiétistes au xvii c ont été condamnés. Au contraire,

Tauler et Suso, disciples et admirateurs d’Eckhart, ont été béatifiés. Avec des thèses parentes de celles des jansénistes, le cardinal Noris a reçu de Benoît XIV le titre de « très brillante lumière de l’Église ». Tandis que Molinos était condamné à la prison perpétuelle, Petrucci, son ami et disciple, était élevé au cardinalat. Affaire de personnes ou erreurs judiciaires, dira-t-on. Peut-être en certains cas. Mais, avant tout, la vraie raison de cette différence de traitement tient à la doctrine elle-même. Dans les rapports de l’homme avec Dieu, il y a quelques vérités fondamentales que l’Église ne cesse de maintenir : la distinction réelle de l’homme d’avec Dieu, et c’était cette distinction qu’Eckhart avait trop oubliée ; la responsabilité de l’homme envers Dieu, et c’était l’erreur de Jansénius de ne pas la maintenir réellement ; l’obligation pour le mystique de respecter la morale, et c’est ce que semble avoir oublié Molinos. Pour Seripando et les siens, ils ont toujours maintenu la responsabilité de l’homme envers Dieu et l’obligation d’observer la morale. Luther, au contraire, a nié fougueusement la liberté ; et, pour affirmer qu’à elle seule la foi neutralise les péchés les plus réels, il a des textes d’une massivité déconcertante.

Quel était alors le centre de cette école augustinienne ? L’Italie, et en Italie, plus spécialement l’ordre des augustins, peut-être plus spécialement encore l’importante congrégation de Lombardie ; c’étaient là sans doute ces « grands ceinturés » dont parlait le belliqueux Zannettin-i.

Seripando est de l’Apulie. A côté de lui, on trouve quatre augustins : un maître Gregorio Perfecto de Padoue, Aurelius Philipputius de la Rocca Contrata, provincial de la marche de Trévise, Marianus de Feltre et Stephanus de Sestino ; un bénédictin, Luciano degli Ottoni, abbé de Santa Maria Pompasia, près de Ferrare ; un carme, Joannes Antonius Marinarius, provincial d’Apulie ; un dominicain, Grégoire de Sienne ; un mineur, Antonius Frexius, de Pennarolo ; un ou deux servites : leur général, Augustinus Bonucius, et Laurentius Mazochius, ce dernier de Castro franco. Sur chacun de ces théologiens, voir Conc. Trident., t. H, p. lxi-cviii ; 431, 432 ; — t. ii, p. lxv, 35 ; — t. v, p. 280, 10 ; t. h. p. lxxxix, 25 ; t p. 561-564 ; — t. v, p. 599 ; — t

p. 776, n. 1 : p. 877, n » 20 ; t. x, p. 546, n. 2 ; p. 996 ; — t.

p. 95-101 ; t. x, p. 586, n. 8 ;

enfin, en général, t. v, p. 632. 1. x. p. 586, 587, n. 2 ; p. 691, n. 1. Voir aussi G. Buschbell, Information und Inquisition in Italienum die Mille des XVI Jahrhunderts, 1910, p. 45, 46, etc. Tous ces noms semblent italiens. Quelques autres, il est vrai, défendent aussi les idées de Seripando, surtout un Espagnol, le « docteur séculier » Antonius Solisius. Conc. Trid., t. v, p. 576 ; t. x, p. 587, n. 2. Mais on ne voit pas ni qu’ils aient été aussi nombreux, ni qu’ils aient appartenu à un groupe aussi compact, avec des Idées aussi profondément ancrées et une terminologie aussi précise.

Pour une théorie de la corruption radicale de l’homme et dune justification intérieure Insuffisante, pour une accentuation de l’augustinisme du xu° siècle, l’Italie du xve siècle étail un terrain tout pré] L’Italien d’alors est profondément corrompu ; il est voluptueux, ctur et déloyal. La Renaissance est partie <le l’optimisme, de l’idée « l’une nature non seulement bonne, mais rente, et pouvant facilement trouver en i elle-même de quoi se diriger noblement. Mais, qui veut faire l’ange fait la bête. La Renaissance a abouti à la corruption, à la cruauté el totalement , iu pessimisme. A ceiie décadence morale, il n’apparut aucun remède « .’est de celle idée que partent

v, p. 607-611 ; — t.

— t. i, p. 535, 20 ;

x, p. 586, 9 ; — t.

t. v, p. 581-590 ; v.

Machiavel et Luther. L’un et l’autre trouvent autour d’eux le mal enraciné ; ils désespèrent de le guérir et ils cherchent à s’en accommoder. Sur cette idée. Machiavel bâtira une théorie sociale : il fallait gouverner l’homme sans songer à le rendre bon ; dans les tractations sociales et surtout dans les tractations politiques, il serait puéril et dangereux d’ « écouter les lois de la morale » ; on y substituera la ruse et de fructueux assassinats. Dans le même temps, sur les relations de l’homme avec Dieu, des théologiens italiens auront édifié une théorie semblable. Puis ils auront rattaché cette théorie à saint Augustin et aux anciens augustiniens.

Ces deux théories, théorie sociale et théorie religieuse, se retrouvent chez Luther. Comme on le verra, ses vues sur le pouvoir temporel sont celles de Machiavel ; il est dangereux, il est impossible de gouverner d’après l’Évangile. Mais, Italiens politiques, c’est surtout la théorie sociale que Machiavel et son pays ont codifiée et prisée ; Germains rêveurs, c’était surtout à la théorie religieuse que Luther et les siens devaient s’attacher. Luther la codifia, l’exagéra ; il en fit sortir la théorie de la justification par la foi sans les œuvres ; dans les relations des hommes avec Dieu, il n’y aura plus à se préoccuper du Décalogue : à la place, on mettra la liberté du chrétien et la confiance joyeuse. Ainsi, on laissera de côté une misérable activité corrompue, et on s’envolera allègrement vers Dieu.

3° Physionomie de la théologie augustinienne à la fin du Moyen Age. — A la fin du Moyen Age, quelle est la physionomie de la théologie dite augustinienne ? Comme type, prenons le groupe de Seripando et de son entourage au concile de Trente. Dans leur théologie, on trouve tout un ensemble d’idées et d’expressions, toute une synthèse notablement différente de celle de saint Thomas d’Aquin et de nos théologiens contemporains, tous fortement imprégnés d’Aristote et de saint Thomas.

Les textes qu’ils mettent en lumière sont ceux qui parlent de la grandeur de Dieu, de sa liberté sans bornes, des abîmes de ses desseins. Ainsi, dans la conception de Dieu, on en arriverait facilement au nominalisme, à l’agnosticisme, à un Dieu caché et redoutable. Pour peindre l’homme, on prend surtout les textes qui parlent de son néant et de sa misère, qui le représentent comme un pauvre être tout pétri de péché. Chez cet homme, le baptême ne peut mettre que des germes de guérison ; le baptisé continue tellement à être un mal vivant qu’il pèche avant mime que sa volonté ait agi. Bref, dans la manière de concevoir l’homme, c’est une tendance constante au pessimisme, au manichéisme. Tendance constante aussi à confondre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. On accorde très peu à l’état de nature déchue ; pour qu’un acte soit bon, d’une bonté simplement naturelle, on en arrive très vite à réclamer la grâce.

Dans le christianisme, il y a deux grandes attitudes à l’endroit de la chute originelle. Les uns diront avec

Bossuet : « Contemplez ce grand édifice ; vous y verrez

des marques d’une main divine ; niais l’inégalité de l’ouvrage vous fera bientôt remarquer ce que le péché a mêlé du sien. Sennun sur la mort. U 62. Ainsi l’expé rience sullil, i montrer en l’homme une déchéance. L’est le sentiment de saint Augustin : c’est du moins celui des augustiniens. augustiniens catholiques comme Bossuet, augustiniens hétérodoxes comme

Luther et.lansénius. Les autres diront : ()uj, l’homme

esi faible. M ; iis nous ne voyons pas pourquoi il n’aurait pu être créé d ; ins l’état ou il liait. La déchéance

originelle ne nous a enlevé que des dons surnaturels et gratuits ; elle est un fait affirmé par la révélation : on ne s.iuiait la prouver par l’expérience. des dl

divers, ce point de vue a été celui d’une partie des grands théologiens du Moyen Age, de la plupart des théologiens de la Compagnie de Jésus.

Sur la vie chrétienne et la vie mystique, ces deux conceptions entraînent des vues notablement différentes. Il n’y a rien de bon en nous, tout y est corrompu, disent volontiers les augustiniens ; le mieux sera donc d’agir le moins possible, afin de mieux laisser Dieu opérer en nous. Logiquement, voire même pratiquement, cette école ne conseillera que les vertus négatives. Et les augustiniens trouveront là un fondement plus assuré pour l’humilité. Notre nature est faible, dit l’autre conception, mais elle n’est pas vraiment viciée ; elle pourra, elle devra donc coopérer à l’action de Dieu. A son célèbre ouvrage d’ascétisme, saint Ignace de Loyola donnera pour titre : Les Exercices spirituels.

En spiritualité et en mystique, les deux conceptions pourront se servir à peu près de la même langue ; toutes deux pourront célébrer l’évacuation de nous-mêmes, la désappropriation, afin de laisser Dieu pénétrer et agir en nous ; mais, sous les mêmes expressions, elles cacheront des concepts fort différents. Avant tout, les augustiniens auront en vue la suppression de notre activité elle-même ; les autres, surtout la suppression des fins égoïstes de cette activité : si peu fertile qu’il soit, pensent-ils, le terrain naturel de notre âme peut et doit toujours être cultivé ; mais la perfection consistera à sortir de plus en plus de nous-mêmes pour nous épanouir en Dieu.

Dans la forme, je veux dire dans la marche de l’exposition et de la discussion, dans l’allure générale en un mot, les différences entre l’augustinisme de Seripando et la théologie désormais courante sont aussi très accentuées. Là, peu de précision ; d’ordinaire on se borne à citer des textes sans chercher à les interpréter ; partout c’est quelque chose de moins charpenté ; il y a plus de couleur que de dessin. Et pour couronner le tout, c’est u-e répulsion constante pour ce que l’on regarde comme l’intrusion de la philosophie dans la doctrine révélée. Dans un rapport des 26-27 novembre 1546, sur la théorie de la double justice, Seiipando prononcera à ce sujet des paroles qui sonnent comme celles de Luther : « On dira « L’application des mérites « de Jésus-Christ ne se fait que par l’infusion en nous « de la grâce sanctifiante. » Assurément, on parlera ainsi si pour toute sagesse l’on n’a que la science prise chez les philosophes, et si l’on ne sait parler que de la catégorie de la qualité. » Conc. Trid., t. v, p. 672 ; critique de saint Thomas, I a -II^, q. ex, a. 2.

Au résumé, cet augustinisme est moins une théologie qu’un catéchisme développé ; moins une science raisonnée du dogme qu’une simple croyance. Seripando veut se borner à discuter « sur les faits, non sur les possibles, sur la pratique, non sur des théories ; sous prétexte de mieux entendre les vérités du salut, il ne veut pas abandonner le sens de la doctrine révélée ». Conc. Trid., t. v, p. 668, 30.

4° Luther et l’école augustinienne du XVe et du X VIe siècle. — Luther eut évidemment connaissance des idées de Favaroni, et plus encore de celles des augustiniens italiens du commencement du xvie siècle. Dans la seconde moitié du xve siècle, Andréas Proies (1429-1502) fonde la congrégation des augustins d’Allemagne. Or, le modèle qu’il prend, c’est la congrégation italienne dite de Lombardie. En 1455 et 1456, il avait étudié la théologie à Pérouse, et son cas ne fut certainement pas unique. Th. Kolde, Die deutsche Augustiner Congrégation, 1879, p. 97, n. 2. Aussi, chez les augustins de la congrégation d’Allemagne, Favaroni était loin d’être inconnu ou méprisé ; dans la préface de ses Constitutions, Staupitz rappelle avec éloge l’activité « d’Augustin de Rome ». Com ment donc, chez les fils de Proies et de Staupitz, n’aurait-on eu aucun aperçu de ses idées, ou d’idées augustiniennes plus accentuées encore, qui devaient avoir cours dans des couvents d’Italie ? Ainsi. <c-Erfurt, Luther put donc fort bien être initié à ce courant d’idées.

Dans son voyage en Italie, il dut recevoir dans le même sens des renseignements et des influences plus décisives encore. Dans ce voyage il est impossible que ce jeune homme avide de savoir, ce jeune professeur d’université n’ait pas eu de nombreuses conversations intellectuelles, et surtout sur sa science préférée, la théologie. Soit à Rome même, soit dans des couvents d’augustins à l’aller et au retour, comment n’aurait-il pas entendu parler de cet augustinisme qui circulait dans certains couvents de l’ordre ? Vers ces théories, il pencha d’autant plus aisément que tout l’y avait préparé : tendance au pessimisme et à un mysticisme vague, peut-être aussi déjà influences reçues en ce sens au couvent d’Erfurt. Puis à expliquer les heurts de cette théorie, il y aurait non seulement la contradiction sur laquelle elle est construite : incapacité de l’homme pour le bien et pourtant sa responsabilité ; non seulement la nature impulsive de Luther et son imagination ; il y aurait encore la manière rapide, furtive dont ici par des conversations, là par des écrits lus à la hâte, ces idées lui auraient été originairement présentées. On ne voit pas qu’il ait altéré les théories nominalistes au même degré que les théories augustiniennes. Sans doute, c’est avant tout parce qu’à l’altération de l’augustinisme ses impulsions le poussaient davantage : son expérience, dira-t-il à Érasme, l’obligeait à nier la liberté. Mais c’est peut-être aussi parce que le nominalisme lui avait été plus scientifiquement enseigné.

On lui parla aussi des idées platoniciennes de son général Gilles de Viterbe. Gilles (14657-1532) est l’un des représentants les plus caractéristiques « du désir ardent d’un renouveau dans l’Église et dans la religion ». H. Rœhmer, Luthers Romfahrt, 1914, p. 48.

Il avait commencé par suivre Aristote ; à Padoue, plusieurs années durant, il avait étudié sa philosophie sous la direction du célèbre professeur Agostino Nifo. Mais Aristote ni son commentateur Averroës n’avaient pu répondre à ses aspirations ; pour échapper « à leurs dents empoisonnées », il était allé à Florence vers Marsile Ficin. Ses tendances intellectuelles s’y étaient fixées pour la vie. Jusqu’à la fin, il aura pour Aristote une aversion profonde, un culte enthousiaste pour Platon.

Ainsi en est-il arrivé pour Luther ; il commence par suivre Aristote ; vers 1510, il se tourne violemment contre lui, et par là même il incline vers Platon. Gilles de Viterbe n’aurait-il pas eu sur lui quelque influence en ce sens ? J. Paquier, Le commentaire de Gilles de Viterbe sur le premier livre des Sentences, dans Recherches de science religieuse, 1923, p. 293-312, 419-436.

A l’époque du voyage de Luther, Gilles était à l’apogée de sa renommée. Puis, c’était un augustin : dès ses jeunes années, il avait appartenu à l’ordre ; du

12 juin 1507 au 25 février 1518, c’est-à-dire à peu près tout le laps de temps où Luther fut moine, il en fut le général. Enfin, comme italien, il devait en imposer à ce Saxon, qui essayait de mépriser les Italiens, mais qui ne pouvait s’empêcher de les admirer et de les jalouser. D’autant que, sans tomber dans la corruption, la cruauté et la duplicité de ses compatriotes, Gilles avait leurs qualités brillantes.

Luther est ébloui ; c’est toute une civilisation qui se découvre à lui, des horizons qui le remplissent d’étonnement. Platonisme, augustinisme laissaient bien loin derrière eux thomisme et nominalisme à la mode. Perdu la nuit dans une forêt, l’âme oppressée de mys

tère, le voyageur cherche à interpréter les mille bruits sortant des ténèbres, et se tourne avec ravissement vers les premières lueurs de l’aurore. Ainsi, perdu dans la forêt du Moyen Age expirant, n’ayant pour s’y conduire que les sentiers indécis du nominalisme, Luther, l’âme haletante, peu équilibrée, mal orientée vers Dieu, écoute anxieusement les mille bruits qui montent de son âme, de la nature et de la société. Il salue d’un chant de délivrance ce qu’il croit être l’aurore : la justification d’après l’augustinisme de ses confrères et d’après le platonisme de son général. Il en fera sa théorie de la justification par la foi sans les œuvres. Mais de leurs idées, les augustiniens, Gilles et les autres « papistes », n’avaient su faire aucun usage sortable ; lui, il saura « tirer l’or du fumier d’Ennius ».

Dans le couvent de la Porte de Peuple, il rencontra Seripando ! Gilles avait dirigé les études de celui qui un jour devait être son successeur. Au mois de mai 1510, il le faisait venir à Rome. Né le 4 mai 1493, le jeune augustin avait donc alors dix-sept ans. Il devait, nous dit son historien, étudier la dialectique à Rome et les lettres grecques à Viterbe. Conc. Trid., t. ii, p. lxji.

C’était l’époque, en effet, où Gilles séjournait à l’est de Viterbe, dans le couvent du mont Cimino, l’époque où il écrivait et sans doute aussi enseignait son Commentaire sur le premier livre des Sentences, selon l’esprit de Platon. Quelques mois après, au mois de janvier 1511, Luther, lui aussi, arrivait à Rome. Le moine allemand de vingt-sept ans et le jeune moine italien de dix-sept, le futur hérésiarque et le futur général des augustins, vécurent dans le même couvent ! On aime à se représenter ces deux jeunes gens, intelligents, pleins d’ardeur, écoutant ce qui se dit autour d’eux.

Si, trente-cinq ans après, Seripando devait émettre au Concile de Trente des idées similaires à celles de Luther, mais c’est sans doute que tous les deux les avaient puisées à la même source, peut-être près de quelque professeur augustin enseignant à Rome en 1511, plus simplement dans l’air ambiant du couvent. Dans des conversations, les deux jeunes moines s’étaient confirmés dans ces idées I

Le voyage de Luther à Rome dut avoir sur l’orientation de sa vie une influence profonde, sur son orientation non pas à l’égard de la papauté, comme on le croyait autrefois, niais à l’égard tic la vie monastique et de la vie chrétienne en général. Voilà ce sur quoi tous aujourd’hui tombent d’accord, catholiques et protestants. II. Grisar, t. i. 1911, p. 25 sq. ; (). Scheel, t. ii, p. 298 sq. Eh bien I il faut sans doute aller plus loin : la nouvelle oriental ion de Lut lier dans son ordre a dû correspondre à un changement dans ses idées théologiques et philosophiques ; s’il commença à estimer alors que l’observance n’était pas nécessaire, cil ait qu’en théologie il avail appris à faire peu de cas d’une activité corrompue, en philosophie à faire peu de cas d’une activité extérieure, inutile à la vie de l’Ame.

Les germes de sa théorie de la justification seraient donc en partie venus de son voyage en Italie. Vers cette conclusion, raisons prises de l’Italie, raisons pri ses de Luther concourent également.

Ainsi, veri 1510, Lui lier nous apparaît sous une double série d’influences. Par ses éludes, par la tête il est nominalisle ; il adhère à ce demi-rationalisme qui accorde beaucoup aux forces de la volonté naturelle, et les fait même empiéter sur le domaine surnaturel. Mais il est tourmenté par des préoccupations

religieuses, surtout au sujet de sa prédestination ; il a des tentations d’abattement, de désespoir, de bains de

Dieu. Il lit des (ruvres de piété et de consolation. Par la piété, par le CCCUT il se sent arraché au nominalisme. El il se rejette violemment vers des doctrines pessi

mistes, qui voient le mal siégeant dans l’homme en permanence. Des influences ont dû agir sur lui en ce sens, influences écrites, sans doute aussi influences orales. Longtemps on a cru ne pouvoir mentionner que celle d’Augustin. Par certaines paroles de Luther, plus encore par certains traits de sa théorie de la justification, on voit qu’il y a eu davantage encore celle de l’augustinisme. Ainsi, dans le non-baptisé, Luther estime que tout mouvement involontaire de la concupiscence est un péché mortel. C’est ce qu’avaient professé expressément plusieurs augustiniens et saint Anselme lui-même. Il faut en dire autant de la passivité de l’âme sous l’action de Dieu. Preuve plus décisive encore : c’est de l’école augustinienne, beaucoup plus que d’Augustin, que Luther tire une partie de sa terminologie. Chez lui, on le verra, les textes d’Augustin sont modifiés comme le faisait l’augustinisme : où saint Augustin avait é~rit concupiscence, plusieurs augustiniens, avant Luther, avaient substitué le mot pue hé

Mais de Luther à Augustin et aux augustiniens, jusqu’où est allé la ressemblance ? Identification du péché originel et de la concupiscence, culpabilité de la concupiscence et des mouvements involontaires qu’elle produit en nous, mal intrinsèque du mariage, invincibilité de la concupiscence, impossibilité d’accomplir la loi, inutilité des œuvres pour le salut, serf arbitre et passivité de l’homme sous l’action de Dieu, foi justifiante, justice extrinsèque et simplement imputée, certitude de la grâce et du salut, voilà, comme on va le voir, les thèses fondamentales de Luther. Faut-il dire que toutes ces thèses « étaient connues longtemps avant lui ; qu’à son époque même, soit dans son ordre, soit ailleurs, elles trouvaient des défenseurs catholiques » ? A.-V. Millier, 1912, p. vu ; 1915, p. 157. Non. Comme on le verra dans la suite, ce qui avant tout amena Luther à sa théorie de la justification, ce fut sa race, son époque, sa nature. De là, chez lui, une théorie vraiment nouvelle, une théorie redoutable, couronnée par la négation farouche de la liberté humaine et la disjonction entre la religion et la morale.

IV. la CRISE DE LUTHER. L’ÉVÉNEMENT HE LA FOUR, — Mais avant d’étudier cette théorie en détail, il est important de rechercher à quelle époque Luther l’enfanta.

Dans les notes sur les Sentences, de 1509 à 1511 environ, on en trouve déjà des linéaments. Vers 1518, avec la certitude de l’état de grâce et du salut, elle était achevée. L’élaboration en a donc duré environ huit ans. Luther avait de vingt-sept a trente-cinq ans ; c’est l’âge de l’audace.

La nouvelle théorie aura deux pôles : un pôle négatif, pessimiste, la corruption radicale de la nature déchue ; un pôle positif, optimiste, la justification par la foi.

De bonne heure, on vient de le voir, peut-être dès son noviciat ou ses études de théologie à Krfurt. Luther semble avoir reçu des notions ou confidences, avoir fait des lectures le poussant à la réaction contre l’optimisme Bominaliste, l’amenant à des vues pessi mistes sur la condition de l’homme déchu. En 15101511, son voyage en Italie dut lui faire faire en ce sens un pas considérable.

Mais à quel moment placer la découverte capitale, celle du pôle positif et optimiste de la théorie, la découverte de la foi justifiante ?

A cette question, Luther a lui-même répondu In 1545, ses amis commencèrent une édition complète de ses œuvres latines, lai tête du premier volume, il a mis une préface ou se trouve un passade souvent Cité. Il v dit que sa déCOUDtrlt de i lù’timjilr remonte a

son second Commentaire $ur les Psaumes, en t.~>ri Op. lid. nir. are., t. t, p. 22, 23. Jusque la, dit-il, il

avait entendu la justice de Dieu au sens philoso

phique, comme une justice active, c’est-à-dire comme une justice que Dieu exercerait envers nous ou plutôt contre nous. Alors, au contraire, il comprit que la ustice de Dieu était une justice passive, une justice que nous recevions de sa miséricorde.

Le luthéranisme a fidèlement gardé cette distinction entre la justice active et la justice passive. R. Seeberg, Die Lehre Luthers, 1917, p. 67, G8.

.Mais sur ce passage, il s’est élevé récemment trois controverses ; la première, sur « les docteurs » de qui Luther avait appris à entendre la justice de Dieu au sens philosophique, comme une justice formelle ou active » ; la seconde sur la date de la révélation », la troisième sur le lieu précis où elle s'était produite.

De quels docteurs Luther veut-il parler ? Déni fie répond : Des Pères de l'Église, des théologiens et surtout des exégètes. Et dans un recueil d’extraits il a montré que, du ive siècle au commencement du xvie, « pas un seul écrivain catholique » n’avait entendu ce passage comme le prétendait Luther. Die abendlândischen Schriftausleger, 1905 ; voir aussi D. P., t. i, p. xvi ; t. ii, p. 317-366. Mais Luther nous dit que jusqu'à sa découverte, c'était au sens philosophique qu’il avait entendu la justice de Dieu. II est donc plutôt probable que les docteurs qu’il avait en vue c'étaient des philosophes, notamment ses docteurs nominalistes. A.-V. Muller, Luthers Werdegang, 1920, p. 122 sq. ; K. Holl, dans Festgabe dargebrachl… A von Harnack. Tubingue, 1921, p. 73-92.

Sur la date de « la révélation », tous aujourd’hui, protestants comme catholiques, s’accordent pour avancer celle que Luther a indiquée. Denifle proposait la fin de 1515, après le commentaire sur les trois premiers chapitres de l'Épître aux Romains ; c'était là qu’il trouvait « le moment précis de la crise morale et doctrinale de Luther ». D. P., t. ii, p. 364 sq., surtout 408. Après s'être élevés violemment contre Denifle, les protestants ont ici renchéri sur lui. Volontiers, ils placent la découverte de l'Évangile entre le doctorat de Luther (18 octobre 1512) et le commencement des Dictées sur le Psautier (semestre d’hiver de 1513). E. Hirsch, Initium theologiæ Lutheri, 1910, p. 161-165 ; O. Scheel, Luther, t. ii, p. 321 ; H. Thomas, Zur Wùrdigung der Psalmenvorlesung Luthers von 1513-1515, 1920, p. 49-51 ; H. Strohl, 1922, p. 144. En effet, ce fut sans doute à cette époque, dans la première moitié de 1513, que Luther en arriva à une conception assez précise de la foi justifiante ; donc avant son premier Commentaire sur les Psaumes, et non avant le second, comme il l'écrira en 1545.

C’est alors que dut se produire V Événement de la Tour, dont on parle tant en Allemagne. Maintes fois, surtout à table, Luther est revenu sur ce grand événement intérieur.

Qu'était cette tour ; et surtout dans cette tour quel fut au juste le lieu de la découverte ? -Ces dernières années, les discussions à ce sujet ont été très âpres. Elles portent sur un point assez piquant. En 1532, Luther disait à ses convives : « Le Saint-Esprit m’a donné cette intuition dans ce cloaque. » T. R., t. ii, n. 1681, t. iii, n. 3232 a. Ailleurs, on le fait simplement parler de la tour ; puis du cloaque et de la tour ; puis d’un hi/pocaustum ou pièce chauffée. T. R., t. iii, n. 3232 a ; 3232fe ; Rindseil, t. i, p. 52 ; voir aussi F. Loofs, dans Theologische Studien und Kriliken, Lutherhe/t, 1917, p. 354, n. 2. De ces cabinets ou de cette pièce chauffée, que faut-il choisir ? Plusieurs raisons inclinent à se décider pour les cabinets. De l’avis général, le premier récit, où ils sont seuls mentionnés, est le plus authentique. En outre, à la "Wartbourg et les

années suivantes, Luther décrira ses constipations avec un réalisme et des détails fort expressifs. A. Cabanes, Les indiscrétions de l’histoire, t. vi, s. d. (1909?) ]). 'M. Dans « le cloaque » du couvent, il devait donc sans doute être obligé à de longs séjours, la tête occupée ailleurs. Or quelle répugnance y avait-il à ce que l’Esprlt-Saint choisit ce lieu pour lui parler ? Quel Jien symbolique, au contraire, entre la révélation et l’endroit où elle se produisait ! Sur le cloaque de la nature, la foi justifiante descendait, fleur pure et embaumée, venue directement du Ciel. Porté aux antithèses, Luther devait aimer à se répéter : « L’Esprit souille où bon lui semble. » A la fin de sa vie, l’Apocalypse lui servira bien à montrer que la tiare du pape était l’endroit tout désigné pour se soulager à fond. D. P., t. iv, p. 129, 130 et la gravure v de l’Image de la Papauté.

Tel est l'Événement de la Tour. Pour son entrée au couvent, Luther' avait été frappé comme Paul sur le chemin de Damas. Pour sa grande théologie de la justification, il avait reçu une révélation plus intime. Plus tard, toutes ces illuminations d’en haut recevront leur couronnement à la Wartbourg, la nouvelle Patmos.

Pourtant, l'Église n’avait-elle pas la mission de contrôler les illuminations privées ? Saint Paul n’avait-il pas dit, ce saint Paul à qui Luther aimait tant à se comparer : « Quand même un ange du ciel vous annoncerait un autre Évangile que celui que nous avons annoncé, qu’il soit anathème. » Mais comment négliger des impulsions si violentes ? Comment renoncer à y voir des appels de Dieu ? Et y renoncer pour se soumettre à qui ? A l'Église d’Alexandre VI et des évêques d’Allemagne, à l'Église qui venait de placer sur le siège de Mayence le futur trafiquant des indulgences, le jeune viveur Albert de Hohenzollern, évêque, deux fois archevêque, électeur et chancelier de l’Empire à vingt-quatre ansl Pour voir, pardessus ces faits transitoires, l'épouse et la représentante de Jésus-Christ, il eût fallu des idées générales et de l’abnégation. Mais au lieu d’idées générales, Luther n’eut jamais que de fortes impulsions ; au lieu d’humilité et d’oubli de soi-même, il n’eut jamais qu’un grand orgueil et un attachement obstiné à ses impulsions.

Après l'Événement de la Tour, il restera fermement attaché à la théorie de la foi justifiant sans les œuvres. Comme on le verra au chapitre suivant, cette théorie était le fruit de ses expériences intimes ; elle était le poème de sa vie.

Pour la soutenir, il dédaignera de plus en plus d’en appeler à la tourbe des théologiens. Au début de sa lutte contre les Indulgences et même plus tard, il admettra encore quelque peu l’autorité des Pères. Enders, t. i, p. 149, 190 (1518). Mais il déclarera bien haut qu’il n’a que faire des théologiens scolastiques. « maîtres nouveaux », dépourvus d’autorité. W., t. i. p. 243, (nov. 1517?) « Il n’y en avait pas un à avoir compris un seul chapitre de l'Évangile ou de la Rible ! » Enders, t. i, p. 174 (24 mars 1518). C'était la lourde bévue de Jean Eck d'être allé puiser ses fantaisies chez ces gens-là ; pour lui, il se glorifiait de n’avoir rien à faire avec eux ! W., t. i, p. 281, 282, 284-286, 293 (1518). « Sur les auteurs et les opinions qui l’ont influencé. Luther a toujours été très réservé. Presque constamment, il nous laisse entendre que ses idées sont sorties spontanément de ses méditations comme Minerve du cerveau de Jupiter. » Grisar, t. i, p. 131 ; de même Muller, dans Theol. Studien und Kritiken, 1915, p. 158, 159. Pour la traduction de son Nouveau Testament à la Wartbourg, il semble prouvé aujourd’hui qu’il s’aida de travaux allemands antérieurs. Mais vingt

quatre ans durant, il n’eut jamais le loisir d’en faire la confidence !

De plus en plus, il fut entendu que sa théorie de la justification lui était venue directement du Ciel.

III. La déchéance originelle.

Aux environs de 1510, la déchéance originelle commença à se montrer à Luther comme une corruption radicale et irrémédiable ; de plus en plus, cette corruption devint pour lui un axiome intangible. C’est là le fond de sa théologie. On peut étendre à toute cette théologie ce que Bellarmin dit du péché originel : « Toute la controverse entre catholiques et luthériens est de savoir si la corruption de la nature et surtout si la concupiscence en soi, telle qu’elle demeure même dans les baptisés et les justes, est proprement le péché originel. » De amissione gratise et statu peccati, t. V, c. v, Opéra, 1870-1874, t. v, p. 401.

Ce chapitre et le suivant sont les deux chapitres fondamentaux de cette étude. Dans celui-ci, nous verrons les destructions ; dans le suivant, la reconstruction.

Sur les destructions, nous verrons d’abord les linéaments qu’avait pu lui fournir la théologie précédente ; puis ce qu’entre ses mains ces linéaments sont devenus ; enfin, par manière de conclusion, sa lutte contre les œuvres.

I. l.F. PÊCHE ORIGINEL ET LA CONCUPISCENCE JI’S qi’.i LUTHER. — Dans un sens strict, la concupiscence, ce sont les sollicitations de la chair, les sollicitations sexuelles ; dans un sens général, c’est toute tendance vers la créature au détriment de nos tendances vers le Créateur ; c’est l’obstination intime et tenace de tout notre être à demeurer dans le fini. C’est en ce sens que saint Paul et saint Jean parlent de la chair en l’opposant à l’esprit. Rom., viii, 7 ; Gal., v, 19-22 ; I Joa., ii, 16. Mais le sens de ce mot établi, il reste encore deux grandes manières d’entendre que la concupiscence serait le péché originel. Ou ce péché sera la concupiscence elle-même, ou il sera la relation morale entre la concupiscence et la faute d’Adam. L’application de cette distinction au baptisé en fera aussitôt saisir l’importance. Mien qu’atténuée quelque peu, la concupiscence demeure en nous après le baptême. Si le péché originel consiste dans la concupiscence elle-même, il faudra dire qu’après le baptême, ce péché subsiste en nous. Peu à peu, sous l’influence de l’âge et de la grâce, il s’atténuera, mais il ne disparaîtra vraiment qu’à la mort. Seulement, Dieu ne voudra plus le voir ; le péché existera toujours, mais il ne nous sera plus Imputé, Si, au contraire, le péché origine] consiste dans la relation morale de la concupiscence avec la faute d’Adam, le baptême détruit celle relation et le péché n’existe plus en nous ; avec la faute d’Adam, notre concupiscence n’a plus dés lors qu’une relation historique.

1° La pensée de saint Augustin. - Quelle était sur ce point la pensée d’Augustin’.' Des centaines de lois. à partir de : "17, il a dit que le péché originel c’était la concupiscence. Mais, tout aussi catégoriquement, il a affirmé qu’après le baptême le péché origine] était complètement détruit. Par exemple, Contra duas epistolas Pelagianorum < 120), t. I, xiii, 27. P. L., t. m.iv, col. 563. Or il a affirmé aussi qu’après le baptême (fait

du reste trop facile à constater) la concupiscence suli siste en nous. Il s’ensuit donc inéluctablement que pour lui la concupiscence ne suffit pas a constituer le péché originel. Dans l’homme déchu, elle a avec la faute d’Adam une relation de droit, une relation morale ; Dieu nous impute la faute d’Adam, par ou la

concupiscence est arrivéee > nous. Dans l’homme néré, elle n’a plus avec cette faute qu’une relation de fait, une relation historique ; elle demeure comme un fait, non comme une responsabilité, c’est adiré non comme une souillure, comme une faute. Contra Julio num (421), t. VI, xix, 60, P. /, ., t. xi.iv, col. 858.

Mais que les expressions d’Augustin fussent obscures, souvent même audacieuses dans le sens d’une identification du péché originel et de la concupiscence, l’histoire des idées religieuses dans l’Église d’Occident suffirait à le prouver. De nombreux théologiens, même nettement catholiques, ont cru qu’il avait enseigné cette identité.

De saint Augustin à saint Anselme et même jusqu’au xme siècle, on se borna à peu près à répéter que le péché originel consistait dans la concupiscence ; souvent, on mettait indifféremment l’un ou l’autre mot. Pierre de Poitiers († 1205), Sent., t. II, xix, P. L., t. ccxi, col. 1015 ; J.-X. Espenberger, 1905, p. 101, 111, 136, 148 ; Kock, dans Theol. Quarlalschrift, 1913, p. 446. Sous ces mots, quel sens au juste mettait-on ? On se bornait à répéter religieusement comme des formules les expressions d’Augustin. Dès lors, on s’habitua peu à peu à les prendre au pied de la lettre, c’est-à-dire à identifier complètement la concupiscence avec le péché originel.

Réaction de saint Anselme.

- Cet excès appela

une réaction. Saint Anselme (1033-1099) définit le péché originel « la privation de la justice que chaque homme doit posséder », et cette justice, c’était « la rectitude de la volonté ». De conceptu virginali, c. xxvii, xxix. S’autorisant d’Anselme et le codifiant, saint Thomas dit que « la privation de la justice originelle était l’élément formel du péché d’origine ». I*-II®, q. lxxxii, a. 1 et 3. La concupiscence en était l’élément matériel, c’est-à-dire quelque conséquence plus indéterminée ; cf. a. 2, et a. 3, ad 3<"u ; cf. ci-dessus, t. viii, col. 2038.

D’ailleurs, ajoutèrent de plus en plus les théologiens, historiquement sans doute la concupiscence rappelle le péché originel : c’est par lui qu’elle est apparue ou du moins qu’elle s’est accentuée dans l’homme. De soi, toutefois, elle n’est pas mauvaise ; créé dans l’état de pure nature, l’homme l’eût connue à peu près comme aujourd’hui. La concupiscence, c’est la tendance qu’ont nos facultés vers leur activité naturelle, et c’est la jouissance qu’elles trouvent dans cette activité : jouissances dans la possession de la richesse, jouissances corporelles, jouissances intellectuelles. Mais notre activité est soumise à des lois. Or, souvent la concupiscence nous incite violemment à transgresser ces lois ; c’est en ce sens qu’on peut la regarder comme mauvaise.

La concupiscence, disaient donc saint Anselme et saint Thomas, était une conséquence du péché originel mais elle n’était pas ce pèche lui-même. Au fond, cette

conception n’était qu’une manière plus claire d’exprimer cette relation morale de la concupiscence avec le péché d’Adam, en quoi saint Augustin avait placé le pèche originel. L’enseignement de la vieille école augustinienne s’évanouit alors peu à peu, comme se dissolvent des humeurs morbides dans un organisme sain et puissant.

Persistance de la doctrine augustinienne.

Toutefois,

comme on l’a vu dans le chapitre précédent, l’ancienne manière de voir conserva çà et la des partisans. Parmi eux, on cite Henri de (iand (1220 1 Grégoire de Riminl († 1358), Seripando (1 i

enfin quelques autres depuis le concile de Trente.

De l’identification fruste du péché origine] et de la concupiscence, les augustiniens du ir au svr 1 siècle

avaient tiré de sombres conséquent

1. Par elle-même, la concupiscence est coupable. Seulement, dans le baptisé, Dieu l’excuse ; il ne lui impute, plus ce péché, (.’est ce qu’on lit dans Hugliei

de Saint Victor, P-I. t. clxxv, col. 171, i tl :.

t. ci.xxvi. col. 107. dans Robert l’ulleyn. t. CI xxxi. col. 7.V>, et dans Roland. V M. (.ici !. Hic ScnlciKCn Rolande, 1891, p. 202. An xi’siècle, cette théorie

reparaît chez Driédo, Opéra, 1552, t. iii, ꝟ. 118, 119, chez Seripando et les siens. Conc. Trid., t. v, p. 194, 195, 203 : V. Koch, dans Theol. Quartalschrift, 1913, p. 551, 552 ; 1914, p. 115-123. Une strophe de la séquence pour la fête de la Pentecôte est sans doute un écho de cette doctrine :

Sine tuo numine

Nihil est in homine

Nihil est innoxium.

2. Péché originel et concupiscence, c’est tout un ; en outre, du péché originel nous sommes responsables autant que de nos fautes personnelles. Dès lors, tous les mouvements de la concupiscence sont des péchés, les plus spontanés aussi bien que les plus volontaires. Dans le non-baptisé, ils sont des péchés graves ; après le baptême, graves encore en soi, Dieu ne les regarde que comme véniels. Ainsi, au xue siècle, parlent Hugues de Saint-Victor, P. L., t. clxxv, col. 471, 474, 475, Robert Pulleyn, t. clxxxvi, col. 855, 863-865, et Pierre Lombard, t. cxcii, col. 84 D ; ainsi au concile de Trente, et avec force, a parlé Seripando. Conc. Trid., t. v, p. 194, 195 ; Theol. Quarlalschri/t, 1913, p. 551, 552 ; 1914, p. 115-123. Le péché est dans la chair ; toutes les fois que la chair s’agite, elle pèche. En ce sens Hildebert de Lavardin (1057-1133) et Hervé de Bourg-Dieu († 1150 ?) ont des déclarations explicites. P. L., t. clxxi, col. 998 ; t. clxxxi, col. 1189. — tlus loin nous verrons que de là aussi découle la théorie de ces théologiens sur le mariage.

3. De la culpabilité de la concupiscence, les augustiniens concluaient fort logiquement à Y impossibilité d’accomplir la loi. On connaît le passage de saint Paul : « Je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais… » Rom., vii, 15. De l’avis général aujourd’hui, ce passage s’applique à l’homme avant la régénération. Longtemps, il est vrai, à la suite de saint Augustin, on l’a appliqué à l’homme régénéré. Mais voulût-on continuer d’adopter cette interprétation, on ne saurait en conclure de par saint Paul à l’impossibilité d’accomplir la loi et par là à la nécessité de pécher. Car il dit au même endroit : « Pour ceux qui sont en Jésus-Christ, il n’y a aucune condamnation. » Rom., viii, 1. Mais il était impossible qu’au cours des siècles les expressions vigoureuses de Paul, puis d’Augustin, ne donnassent pas lieu à des malentendus. Les anciens augustiniens insistent sur l’impossibilité où nous sommes, même avec la grâce, d’accomplir complètement deux grands préceptes, et ces deux préceptes, à vrai dire, résument tous les autres : « Tu ne convoiteras pas ; — tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces. » Hugues de Saint-Victor, P. L., t. clxxv, col. 474, 475. Au concile de Trente, Seripando parla absolument dans le même sens. Conc. Trid., t. v, p. 194, 195, 664, 670 (26-27 nov. 1546). Ces théologiens étaient logiques. La concupiscence est une force et une force coupable ; les mouvements spontanés en sont des péchés. Or la concupiscence ne mourra qu’avec nous, ici-bas, nous ne pouvons donc jamais rester sans « convoitise coupable », ni « aimer Dieu de toutes nos forces ». Jusqu’à ce que cette concupiscence soit complètement déracinée, l’homme n’est pas complètement justifié ; sur cette terre, il n’a donc jamais la justice parfaite. Les sacrements, la grâce font que le péché, c’est-à-dire la concupiscence, ne règne plus en nous ; ils ne peuvent l’empêcher d’adhérer à nos entrailles comme une lèpre inguérissable. Le bien parfait, la justice parfaite serait l’accord parfait de la partie inférieure de nous-mêmes avec la partie supélieure ; le mal complet, l’accord complet de la partie supérieure avec l’inférieure. Tant que la partie inférieure lutte contre la supérieure, il ne peut donc y avoir qu’une justice imparfaite. Ainsi en est-il pour tous

les justes sur la terre. Leur effort tend à éliminer de plus en plus ces restes de péché qui sont en eux. Hervé de Bonrg-Dieu, P. L., t. clxxxi, col. 693, cf. col. 1189 ; Etienne de Sestino, Conc. Trid., t. v, p. 607-611 (25 oct. 1546). Seul, Jésus-Christ a pu accomplir parfaitement les deux préceptes : « Tu ne convoiteras pas : tu aimeras Dieu de tout ton cœur ; » seul, il a eu la justice parfaite. Hugues de Saint-Victor, P. L., t. clxxv, col. 565.

4. Enfin, puisque la concupiscence demeure en nous jusqu’à la mort, avec ses convoitises contre l’esprit, elle est inextirpable, indéracinable ; elle est invincible, elle et le péché avec elle. C’est Robert Pulleyn, Pierre Lombard et Jean Driédo qui nous le disent. P. f.., t. clxxxvi, col. 755, 854, 855 ; t. cxci, col. 86 C ; Opéra 1552, t. iii, ꝟ. 98 r- : Invincibilis fomes.

II. LUTHER ET LA CORRUPTION RADICALE DE

L’BOMME DÉCRU. — L’identification du péché originel et de la concupiscence est étrange et dangereuse. Le baptême est impuissant à effacer le péché originel ; le mal est plus fort que le bien, Satan plus fort que Dieu. Cette théorie fait songer au manichéisme. Mais pendant longtemps, une erreur peut fort bien ne pas produire tous ses fruits. Retenu par le bon sens et l’adhésion au dogme catholique, on n’en tire pas toutes les conséquences qu’elle comporte. On s’arrête au bord de l’abîme, et on dit équivalemment : « O profondeur inépuisable de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ! » Dans l’opposition entre le dogme et les conséquences de spéculations fâcheuses, on verra naïvement un mystère voulu par Dieu, un reflet de sa sagesse infinie !

Mais le développement de l’arbre ne saurait rester éternellement contrarié. C’est ce qui advint ici avec Luther. La théorie de l’identification du péché originel et de la concupiscence allait m s’étiolant ; Luther va lui donner une nouvelle vie. La concupiscence va tout envahir. De là une théorie délétère, couronnée par la négation farouche de la liberté humaine et la théorie de la foi justifiante. — Chez Luther, nous allons voir la théorie et les causes de la théorie.

La théorie.

Dans ses notes sur les Sentences,

Luther dit encore que le péché originel est « la privation de la justice originelle » ; ce péché, dit-il, ne saurait être « la concupiscence ou foyer du péché » ; car il est complètement détruit par le baptême, et la concupiscence ne l’est pas. W., t. ix, p. 73, 23 ; 75, 11. Toutefois, à cette doctrine, il mélange déjà des notes de l’école augustinienne : « la justice originelle absente, la chair ne peut que tomber dans l’injustice, c’est-à-dire dans le péché. » Dès ses Dictées sur le Psautier, il identifie péché originel et concupiscence. W., t. iii, p. 171, 26 ; p. 175, 30 (Ps. xxx) ; t. iv, p. 497, 14 (Ps., l) : t. iv, p. 354, 20 (Ps. lxi). « Il est convenable que nous devenions injustes et pécheurs, afin que Dieu soit reconnu juste dans ses paroles. » W., t. iv, p. 385, 5 (Ps. cxviii, 163). Dans les baptisés, les mouvements de la nature sont toujours mortels, mais Dieu ne les regarde plus que comme véniels. W., t. iv. p. 343. 22 (Ps., cxviii, 75).

Dans le Commentaire sur l’Épître aux Romains, la théorie de la corruption intégrale de l’homme déchu est pleinement énoncée. Sans cesse Luther y répète quj péché originel et concupiscence, c’est tout un. « Qu’estce donc que le péché originel’? D’après les subtilités des théologiens scolastiques, c’est la privation ou le manque de la justice originelle… Mais d’après l’Apôtre et la simplicité du sens chrétien…, c’est la privation entière et universelle de rectitude et de pouvoir [pour le bien ] dans toutes les énergies tant du corps que de l’âme, dans l’homme tout entier, homme intérieur et homme extérieur. » J. Ficker, t. ii, p. 143, 144.

De cette identification, Luther va tirer, en les renforçant, les conséquences qu’en avaient déduites certains augustiniens des âges précédents. — 1. Identique à la concupiscence, le péché originel demeure en nous après la justification ; notre justice n’est donc qu’imputée. Ficker, t. ii, p. 1. « Ce n’est pas par une justice et une sagesse propres, c’est par une justice et une sagesse étrangères que Dieu veut nous sauver. » Ibici., p. 2. Aussi, tout en étant justifiés, nous demeurons pécheurs : jusqu’à la mort nous sommes moins justes en fait qu’ « en espérance ». Ibid., p. 106-108. Alors, déjà, pour désigner notre intérieur après comme avant la justification, on voit apparaître le mot fameux d’ignominie. Ibid., p. 334, 33. L’année suivante, dans son Commentaire sur l’Épitre aux Hébreux, il dit que « nos vertus ne sont qu’apparentes, et sont en réalité des vices ». F 156, dans.1. Ficker, 1918, p. 35.

2. Tous les mouvements de la concupiscence sont des péchés. Sans la grâce, l’homme ne peut que pécher. J. Ficker, t. ii, p. 212. La nature n’est que convoitises ; elle est l’homme charnel, et la chair, c’est non seulement le corps, mais l’âme elle-même ; tant que l’âme n’est pas sous l’influence de la grâce, elle est complètement assujettie à son corps. Après la chute, l’esprit s’est retiré et dans l’homme il n’est plus resté que la chair, sans liberté pour le bien. Commentaire sur l’Épitre aux Romains, de 1515, Commentaires sur l’Épitre aux Galates, de 1519 et de 1531, Traité du serf arbitre, de 1525, exposent longuement cette antithèse de l’esprit et de la chair. Voir au chapitre sur le serf arbitre, col. 1283.

Dans les justes, la corruption de la nature, mortelle de soi, devient vénielle. J. Ficker, t. ii, p. 123, 332. .Mais, dans la suite, Luther semble avoir maintenu de moins en moins cette distinction. Au justifié Dieu n’imputait plus aucunement ses fautes, ni comme mortelles, ni comme vénielles. Aussi en arriva-t-il à reléguer le purgatoire parmi les fantômes inventés par le diable. Miiller-Kolde, Die symbolischen Bûcher, 12e édit.. 1912, p. 303 (1537).

3. De la culpabilité de la concupiscence, Luther, lui aussi, en arrive tout naturellement à V impossibilité in cette de il accomplir la loi et d’y atteindre à la justice parfaite. Il nous est impossible d’aimer Dieu de toutes nos forces. Ficker, t. ii, p. 110, 1. 1-5 ; et surtout p. 124, 27.

4. Enfin la concupiscence est invincible ; après la chute, nous n’avons plus de liberté pour le bien : « Où est maintenant le libre arbitre ?… Par nous-mêmes, il nous est de toute Impossibilité d’accomplir la loi. » Ficker, t. it. p. 183, 1 i. Luther préludait ainsi à sa dispute de Heidelbergl 1518), où il devait soutenir que « la liberté pour le bien n’était qu’un litre sans réalité > w., t. i. p. 354, 13* thèse ; voir aussi J. Kœstlin, l.utlirrslheologie, t. i, p. 215 ; t. ii, p. 121, et à son mot favori que le libre arbitre est tnorl. W., t. i. p. 360 (1518), etc.

Le retentissement de la querelle de Luther avec Érasme sur la liberté m’oblige a rejeter plus loin le chapitre sur le serf arbitre, lies maintenant toutefois, il est nécessaire de rechercher ce que peut siuiii licichez Luther l’expression de concupiscence invincible. C’est l’une de celles qu’à partir de 1518, il aimera le

plus a répéter, celle que Denifle lui a peut-être le plus amèrement reprochée l » P., t. i, p. 163 sq., 197 sq. ; t. n. p. 391 s(|.

D’après Denifle, Lui lui veut dire par là que la concupiscence est toujours victorieuse ; devant tes

assauts nous succombons consl animent. I l’apres les

protestants et quelques catholiques, notamment le I’. Grisar, cette expression signifie simplement que la

concupiscence est tnextirpable : dans les profondeurs de

notre être, quoi que nous fassions, les racines en subsisteront toujours. Grisar, 1. 1, p. 86-92.

Cette seconde opinion ne semble vraiment pas soutenable. Assurément, chez Luther, il arrive fréquemment que le fracas des mots parle plus à l’imagination qu’à la raison ; ses coups de poing massifs sont plutôt pour étourdir les nerfs que pour éclairer l’esprit. Mais enfin, si toutes ses déclarations sur notre tyran intérieur signifiaient simplement que la concupiscence ne meurt qu’avec nous, elles seraient étrangement vides de sens. La preuve péremptoire que Luther ne s’est pas arrêté là, c’est sa négation de la liberté. Pour les anciens augustiniens, la concupiscence invincible, c’était le bas-fond de l’homme ; dans ce bas-fond étaient les mouvements spontanés et involontaires ; ils avaient beau n’être pas libres : suites du péché d’origine ils étaient des péchés. Pour Luther, le bas-fond de l’homme est remonté ; il a envahi toute notre activité. La concupiscence règle jusqu’aux mouvements de la volonté ; ces mouvements ne sont pas plus libres que les autres ; devant la concupiscence, nous sommes comme la feuille morte, balayée par le vent d’automne ; nous n’avons de force que pour nous laisser entraîner. Jadis arbre puissant et fier, la liberté de l’homme peut encore donner de loin les apparences de la vie ; en réalité, elle est morte, frappée par la foudre. A la place, c’est la concupiscence qui a grandi. Avec la théorie du serf arbitre, ce n’est donc plus seulement dans sa racine que la concupiscence est inextirpable, c’est dans toute sa végétation ; et sa végétation, c’est notre activité tout entière. C’est toute cette activité qu’englobe la parole : « La concupiscence est invincible. »

Or Luther voyait bien, ou plutôt il sentait très profondément que dans sa théorie la négation du libre arbitre était loin d’être un accessoire ; au contraire, il l’a toujours donnée comme L’couronnement de sa théorie sur le péché originel, la concupiscence et la grâce, en un mot, comme le couronnement de toute sa théorie sur la justification. W., t. vii, p. 148, 14 (1521) ; t. xviii, p. 615, 10 ; p. 779, 31 ; p. 786, 28 (1525) ; Ender », t. xi, p. 247, 9 (1537). Voir ci-après, le chapitre sur le serf arbitre.

A la même époque, Luther modifiait d’après ses préoccupations des textes célèbres de saint Augustin ; au mot concupiscence, il substituait le mot péché. Saint Augustin a dit : « La concupiscence de la chair est remise dans le baptême, non en ce sens qu’elle n’existe plus, mais en ce sens qu’elle n’est plus imputée à péché, d De nuptiis et concup., t. I, xxv. 28. A partir de 1515, Luther écrit : « Saint Augustin dit admirablement : Le péché est remis dans le baptême, non en ce sens qu’il n’existe plus, mais en ce sens qu’il n’est plus imputé, i Ficker. t. ii, p. 109 ; D. P., t. iii, p. 11-13. Où Luther avait-il pris cette grave modification ? Ce qui rend la réponse délicate, c’est que des théologiens catholiques ont fait subir à ce texte une modification analogue, par exemple saint Bonavonturc. In Hvaa Sent., dist.. a. 2, q. i, Opéra. Quaracchl, t. ii, p. 722 ; Jacques l’ère/, de Valence, Centum acquinquai /in n psa’mi davidici, l. en, f. Qui propttiatur, Pans. Jean Petit, 1506, t" 219, col. 3 ; Ps. cxvi, | 6 8, 5° conclusion, (" 260, COl. 2. et Driédo. Opéra. 1552, I" 118, 11’. ». Dans l’école augustinienne, a-t-on vii, on s’etaii habitué à mettre Indifféremment péché originel et concupiscence ; du reste, le Moyen Vga en général avait des préoccupations doctrinales plutôt qu’hia toriques ; on y trouve d’autres altérations de ce

genre.

Denifle a m la une falsification consciente et von

lue. De lait, Luther connaissait le iai texte par re Lombard, // Sent., dist. ll. c. i, et il

i avait autrefois commenté, w.. t. i, p. 75, 35 | : 1511) ; l >. l’.. t. n. p. 394. Depuis sa découverte de la 1215

    1. LUTHER##


LUTHER. LA DÉCHÉANCE ORIGINELLE

J216

falsification de Luther sur le « J’ai mal vécu » de saint Bernard, Denifle ne regardait pas la loyauté de Luther comme un axiome intangible. Peut-être ici encore la solution doit-elle se chercher dans un juste milieu. Luther aura peut-être rencontré cette déformation sur sa route ; par une nonchalance habituelle à l’endroit de l’exactitude et de la vérité, il s’en sera facilement accommodé. Mauvaise semence ne pouvait tomber dans une terre mieux préparée !

Il faut en dire autant de cet autre texte de saint Augustin : « Les effets de la concupiscence demeurent, mais la responsabilité en disparaît. » Contra Julianum, t. VI, xix, 60. Jadis, au lieu de concupiscence, Roland, le futur Alexandre 1 1 1, et saint Bonaventure avaient écri t péché. A. Gietl, Die Sentenzen Rolands, 1891, p. 134 sq. ; S. Bonaventure, In Hum Sent., dist. XXXII, a. 1, q. i ; Quaracchi, t. ii, p. 761. Par imitation ou par intuition, Luther a modifié le texte de la même manière : la responsabilité de ce péché disparaît ; mais les effets en demeurent. W., t. vii, p. 109, 9 (1520) ; p. 342, 15 (1521) ; t. xl b, p. 351, 29 ; etc. Voir D. P., t. iii, p. 24, 27 ; voir aussi A. Dufourcq, L’avenir du christianisme, t. vii, 4e éd., s. d. (1925), p. 332.

A partir de 1515, toute la théologie de Luther sera dominée, imprégnée par son idée de la corruption de l’homme déchu. Non seulement Augustin et augustiniens, mais Bible, platoniciens, mystiques, nominalistes, il lira tout, il verra tout au travers de cette théorie. Ici, les textes à citer seraient innombrables, et plus incisifs encore que ceux du Commentaire sur l'Épître aux Romains.

Dès maintenant, nous voyons la signification et la grandeur du mouvement théologique qui se concentre en saint Thomas d’Aquin. « Le centre du mal moral, dit Luther, c’est la concupiscence. » « Non, dit saint Thomas, le centre du mal moral, c’est la volonté. Le péché originel n’est pas la concupiscence ; il n’est pas une corruption radicale de notre nature elle-même ; avant tout il est la privation de dons surnaturels, de dons gratuits. Et pour ce qui est des péchés actuels, il n’y a que l’acte humain, c’est-à-dire l’acte conscient, - volontaire et libre, qui puisse être péché. » On objectera : « Où s’arrête l’acte humain ? » De fait, dans la pratique, il sera souvent difficile d’en préciser les frontières ; mais du moins ce principe commence par poser un axiome générateur d'énergie. « Mon âme est toujours entre mes mains. » Aujourd’hui, nous dirions dans une langue assez différente pour la forme, sensiblement identique pour le fond : « Je ne suis responsable que de mes faits de conscience, non des faits et des impulsions de ma subconscience. » Voilà une doctrine de clarté, voilà le bon sens catholique.

Avec Luther, l’Allemagne protestante aura une autre conception : c’est que l’homme a le péché dans le sang, et que le mal humain ne saurait être détruit. Le chrétien n’aura guère qu'à laisser le mal produire à l’aise ses végétations innommables, tandis que, sur ces moisissures de fumier, il s’envolera vers Dieu par le sommet de son âme.

Les causes de la théorie.

Dès maintenant, nous

pouvons voir quelques-unes des contradictions formidables de la théorie de Luther ; l’homme doit agir, et il ne peut produire que le mal ; il est responsable envers Dieu, et son activité est complètement nécessitée. Dans les chapitres suivants apparaîtront des contradictions non moins étonnantes.

Le nominalisme a été le dissolvant intellectuel qui lui a permis de ne pas être choqué de ces contradictions. C’est donc là une première cause de la théorie, cause indirecte, sans doute, mais toutefois fort importante. Cette théorie, le nominalisme l’a amenée aussi par voie de réaction ; il exaltait les forces de la volonté ; Luther en a été amené à dénier à l’homme déchu toute

force pour le bien. De la théorie de Luther, les idées de saint Augustin et beaucoup plus celles de certains augustiniens du Moyen Age ont été une seconde cause, cause plus prochaine et plus immédiate. A l’augustinisme, il faut peut-être joindre de vagues influences platoniciennes.

Mais, à l’origine, ce n'était pas l’augustinisme que Luther avait adopté. Et pourquoi alla-t-il au delà des vues des plus sombres augustiniens ? Dans cette attitude, faut-il ne voir que l'éclosion de méditations intellectuelles sur l’identité du péché originel et de la concupiscence ? Non ; les grandes constructions intellectuelles viennent moins de la tête que du cœur, moins de l’intelligence que de l’activité globale ; elles résument les préoccupations d’un homme ou de son époque. C’est tout spécialement le cas pour Luther ; constamment ses partisans nous répèlent que ses idées sont le fruit d’expériences, et par-dessus tout d’expériences personnelles.

1. Sur ce terrain, je trouve unep remière cause de la théorie dans la tendance de l’Allemagne, au pessimisme. — Pessimisme dans la littérature et, ce qui est plus caractéristique ici, dans la mythologie populaire : « A passer un certain temps dans la familiarité des légendes germaniques d’outre-Rhin, on en garde l’impression d’une ambiance hostile, d’une lutte à peu près impossible de l’homme contre des puissances mystérieuses, de l'œuvre humaine perpétuellement défaite par des êtres jaloux, des fatalités naturelles qui semblent ressortir de partout. L’homme s’y débat perpétuellement sous des inimitiés insondables et farouches. C’est même le pathétique de ces luttes terribles qui confère le plus fort de son émotion au lyrisme populaire d’outre-Rhin. » Maurice Barrés, Le Génie du Rhin, dans Revue des Deux Mondes, 1 er janvier 1921, p. 18. « Cette lutte à peu près impossible contre des puissances mystérieuses, ce pathétique de luttes terribles, » c’est toute la vie et toute la théologie de Luther, cest notamment le principe générateur de cette théologie, la corruption irrémédiable de l’homme déchu.

Pessimisme dans la philosophie. Pour la philosophie allemande, c’est presque un axiome que l’intelligence humaine est incapable d’atteindre le vrai. De là, chez Kleist, chez Nietzsche, chez maint autre, le désespoir sombre d’intelligences aspirant à saisir le vrai, mais se disant qu’elles ne peuvent atteindre qu'à un phénoménisme se modifiant tous les jours. Et c’est presque un axiome aussi que notre volonté est incapable de liberté. Sans doute, la philosophie allemande accorde beaucoup à la volonté. Mais à quelle volonté? En regard d’une hésitation anxieuse à rien affirmer sur l'être des choses, elle tendra constamment à affirmer « un volontarisme où domine une puissance arbitraire et complètement impénétrable à l’esprit ». « Finalement, il semble impossible à un Allemand d’attribuer à l’activité morale une spontanéité véritable, et d’en faire plus que l’expression d’une force cosmique universelle. » E. Bréhier, Histoire de la philosophie allemande, 1921, p. 105-120. Voir aussi Ch. Andler, Nietzsche, 1. 1, 1920, p. 89 ; t. iii, 1921, p. 166.

L’Allemagne, l’Allemagne du Nord surtout, est portée au pessimisme et à la terreur. Ici encore, Luther fut « le grand Fils de l’Allemagne ». Son enfance fut triste : triste le foyer paternel, et tristes ses premières années d'études. Plus tard, à la Wartbourg, au lieu de se réjouir de « la liberté chrétienne reconquise, son âme sera constamment envahie par l’effroi de visions diaboliques. Il fut l’un de ces grands rieurs qui sont de grands mélancoliques. Les tentations dont il parlera avec une sauvage éloquence, ce seront les tentations d’abattement.

2. Mais contre la tristesse allemande, contre sa propre tendance à la mélancolie, Luther eût pu réagir ; de fait, pendant les siècles catholiques du Moyen Age, la tristesse allemande ne produit pas de fruits délétères. Les causes dernières de la théorie de Luther doivent donc se chercher ailleurs : par-dessus tout, sa théorie lui vient de la pratique de son époque et de ses propres tendances à lui-même.

De la pratique de son époque. A l’unisson, toutparticulièremen.t dans le monde religieux, cette époque semble s'écrier : « Le mal est trop universel et trop enraciné ; il n’y a pas à essayer de réagir. » Les humanistes ont vanté l’homme ; ils ont voulu prendre pour règle la nature humaine, et, par nature humaine, ils ont entendu à peu près uniquement les passions les plus réalistes ; vite, ils en sont arrivés à être voluptueux et durs. — Chaque époque inspire à quelque penseur ou rêveur une théorie de la vie ; il codifie ce qu’il voit se pratiquer autour de lui. L’Amérique est le pays de la vie intense ; elle a produit William James et sa théorie du pragmatisme. La vie de Bismarck et l'élévation de l’Allemagne au xrxe siècle se résument dans le mot tristement célèbre : « La force, c’est le droit. » Alors Nietzsche est venu avec sa théorie du surhomme et sa Volonté d'être fort, de devenir fort par tous les moyens, en rejetant avec mépris la morale des esclaves. Au commencement du xvie siècle, la décadence ne semblait pas comporter de guérison intime et réelle ; d’où cette époque, on l’a vii, a produit Machiavel et Luther. Tous les deux ont codifié les tendances deleur époque et de leur pays : de là, au xie siècle, la fortune étonnante des deux théories.

3. Point d’arrivée des mœurs de l'époque, la théorie de Luther le fut aussi de ses propres dispositions intétieures. — On sait quelle place prépondérante Denifle a attribuée à cette dernière cause ; il ne voit guère qu’elle : la théorie de la concupiscence invincible est le fruit de chutes répétées devant les assauts d’une nature fougueuse. Dans son étude sur Luther, travail le plus complet que nous ayons, le P. Grisar a atténué les couleurs sombres de ce tableau. Dans le Luther de 1515, il se refuse à voir un homme corrompu et incapable d’efforts contre lui-même. Puis, il a ajouté une cause à celles dont on parlait déjà. En 1511, Luther se tourna violemment contre les observants de son ordre ; dès lors il ne cessa de censurer leurs prétentions à être saints par leurs prières et leurs œuvres. De là, dit Grisar, peu à peu, le dénigrement des œuvres, puis de l’activité humaine jusque dans sa racine. Grisar, 1. 1, p. 92-94.

Si dans l’intérieur de Luther, Denifle a voulu voir l’unique cause de la théorie, il s’est trompé. Mais que cette cause ait existé, c’est ce qui ne peut être mis en doute. Plus haut, on a vu que pour Luther, concupiscenct invincible ne pouvait signifier une simple tendance au mal, mais nuire activité tout entière. Or, historiens et théologiens luthériens nous le répètent a l’envi : la théologie de Luther est le fruit de ses expériences personnelles, inlimes. Donc, ce n’est pas seulement une racine de mal, racine inextirpable, qu’il a ressentir en lui ; c’esl l’entraînement de toute son activité par la concupiscence. A ses vues sur la concupiscence invincible et le serf arbitre, une expérience personnelle aurait-elle donc manqué ; y aurait il eu là une exception 7 Mais ici nous sommes a l’origine même de Bette théologie, à l’origine de sa théorie de la justifie ition. Ce serait ce point capital qui ne viendrait pas de son expérience intime !

1 faUfe m ii. c’est lui-même qui nous répond : pour l’affirmation du serf arbitre, c’esl à 'lire pour l’affirmation de la victoire totale de la concupiscent noire activité, c’esl ; > l’expérience qu’il en appellera. W, t. vii, p. U5, 29 (1521) ; * V "L P 834. 33,

DtCl Dl i m Cl. « i HOU

p. 719, 30 (1525) ; ci-après le chapitre sur le serf arbitre. Or, Luther a beau avoir une tendance au mensonge, ici l’on ne distingue ni aspect mensonger, ni motif de mensonge.

Mais en 1515, dira-t-on, Luther ne pouvait-il donc jamais réagir contre les impulsions de sa nature ? Était-il donc tombé si bas ? Non, semble-t-il ; c’est pourquoi, dans les expériences personnelles de Luther, il faut ici donner une large part à ses dispositions et tendances intérieures : à cette époque, sa théorie apparaît en partie comme l’expression d’une crainte, et d’une aspiration ; de la crainte de ne pouvoir plus résister ; de l’aspiration a se débarrasser de toute entrave, à vivre comme un moine de l’abbaye de Thélème, aspiration trop écoutée, trop caressée et, partiellement, déjà mise en pratique.

A cette époque, tout dans sa vie concourt à nous le peindre sous ces couleurs. Pourquoi se tourner si àprement contre les observants, sinon parce qu’au fond de son âme, il sentait sourdre ces tendances vers une vie plus libre ? Puis, peu à peu, le moine disparaît, la piété s’en va, et jusqu’aux exercices essentiels de la vie du prêtre. En même temps, les passions violentes reparaissent. Vers 1514-1515, il parle de passions invincibles, et celles qu’il cite, ce sont bien celles qu’on lui connaît : la colère, l’orgueil, la luxure. W., t. iv, p. 207, etc. Les années suivantes, la voix de la chair devient de plus en plus ardente et turbulente ; dans un sermon, il parle de la « lutte atroce » qui se livre en lui contre la chasteté. W., t. ix, p. 215 (janvier 1519). A Staupitz, il avoue qu’il est « sujet à se laisser entraîner par les mouvements de la chair ». Enders, t. i, p. 431 (20 février 1519) ; de la Wartbourg, il écrira à Mélanchthon « qu’il brûle, dans l’immense incendie de sa chair indomptée ». Enders, t. iii, p. 189 (13 juillet 1521). L’orgueil devient incommensurable. Déjà très apparent et très choquant dans ses notes de 1509-15Il sur les Sentences, il augmente chaque jour au milieu des triomphes de Wittenbcrg. Rapidement, laisser-aller et orgueil en arrivent à lui faire prendre pour des directions d’en haut toutes les impulsions de sa nature et de ses passions.

Puis, avec les années, il saura de moins en moins ce que c’est que de se dominer. Dans tout le cours de l’histoire de l'Église serait-il possible de trouver chez un réformateur religieux des ouvrages qui aient la violence et le débraillé de ses pamphlets contre Jean la Saucisse (1541), ou contre la Papauté romaine fondée par le diable (1545) ?

En résumé, les causes de la théorie de Luther, ce sont des causes intellectuelles : textes souvent mal

compris de saint Paul et de saint Augustin, tic

pessimiste, Identifiant le péché originel et la concupiscence ; plus encore, ce sont des causes morales : tendance de l’Allemagne et de Luther au pessimisme ; décadence morale de la Renaissance en Italie, de la lin du Moyen Age en Allemagne, et désespérance de pouvoir y remédier ; antagonisme de Luther contre les observants de son ordre, son âme tourmentée, dominée par « les passions violentes. Enfin, pour brocher sur le tout, ce sont des causes Indirectes : ira nation, fougue, manque de direction au cours de ses études, dissolvant nominaliste : ces causes In dira l’empêchèrent de remarquer les contradictions lia grantei de sa théorie, ou l’amenèrent même a son

Féliciter.

/II. LA — Sur l'état

surnaturel et les œuvres, la théologie catholique com

munément admise se déduit de la doctrine sur le

péché originel. Avant tout, ce pèche est la privation

de la justice originelle, donc la privation de dons sur

naturels et grain ils. Dans l'étal de déchéance, l’homme

n’est pas radicalement corrompu ; il peut faire Quelque

IV

1219

    1. LUTHER##


LUTHER. LA DÉCHÉANCE ORIGINELLE

L220

bien, des actes intrinsèquement bons. Élevée à l’état i surnaturel, son activité produit des actes bons, d’une bonté surnaturelle.

En face de cette tbéorie de bon sens, Luther nous présente des vues passionnées, avec des principes planés cà et là pour les rendre acceptables. Plus tard, il dira à table : « Dans ma lutte, c’est à la confiance dans les œuvres que je m’en suis pris dès l’abord. » T. H., t. ii, n. 1963 (1531). C’est fort exact. Luther a eu la logique de la passion : il a su frapper à Tendron qui le gênait par-dessus tout, lui et son époque. Dans ses écrits, les passages contre les œuvres sont innombrables. Au cours même de cette étude, on a pu le constater et on le constatera encore : dans ses attaques, dans ses polémiques, c’était constamment la lutte contre les œuvres qu’il envisageait en premier lieu.

Une observation quelque peu attentive fait même découvrir chez lui deux attaques différentes contre les œuvres, chacune avec son principe pour la légitimer : l’une contre l’activité humaine en général, et cela parce que cette activité était foncièrement mauvaise, l’autre, plus accentuée encore, contre les œuvres extérieures, et cela parce que l’activité du corps était trop vulgaire pour être utile à l’âme. La première offensive vient d’un vague augustinisme, la seconde d’un vague platonisme. Peu importait, du reste, le principe en vertu duquel les œuvres étaient condamnables ; l’important c’était de les tuer. Ainsi en serat-il dans la lutte contre la liberté : il l’attaquera à la fois au nom de la corruption de l’homme déchu et de la toute-puissance divine.

Nos œuvres sont mauvaises ; elles n’ont donc aucun mérite devant Dieu. — C’est par une pure faveur, dit la théologie catholique, que Dieu nous a appelés à une fin surnaturelle, la vision béatifique. Mais puisqu’il nous impose cette faveur, il se doit à lui-même de nous donner le moyen d’y atteindre ; il doit mettre à notre disposition la vie surnaturelle, c’est-à-dire la grâce. Dès lors que Dieu nous a ainsi donné sa grâce, nos actes ont réellement une valeur surnaturelle ; ils sont donc un principe de mérite. En les posant, nous acquérons un mérite véritable ou de condigno. h’ans doute, ce mérite s’appuie sur une promesse de Dieu ; mais il ressort aussi de la nature même des choses. D’un gland jeté convenablement en terre, il doit normalement sortir un petit chêne ; semence surnaturelle, la grâce doit produire en nous des fruits proportionnés. Dieu lui-même ne peut rien contre ; il ne peut réaliser l’absurde, faire que la grâce existe et agisse, et qu’elle ne nous rende pas gracieux. En outre, d’après la plupart des théologiens modernes, Dieu, par une libéralité subséquente, nous donne une récompense supérieure encore à celle que méritent nos actes, fécondés par la grâce.

Pour l’entrée même dans l’ordre surnaturel, nous ne pouvons pas la mériter, au sens strict du mot. Toutefois « à qui fait son possible, dit un adage célèbre en théologie, Dieu ne refuse pas la grâce. »

Sur le mérite, voilà l’enseignement catholique ordinaire.

Sur ce point, l’école que représente Seripando devait évidemment avoir des vues analogues à sa théorie sur le péché originel ; elle était plutôt opposée à un mérite véritable. Dans des notes privées, Serip.mdo écrivait : « Si excellentes qu’on les suppose, les œuvres méritoires, si elles ne sont miséricordieusement acceptées par Dieu, ne sont pas dignes de la vie éternelle. » Concil. Trid., t. ii, p. 432, 15.

Avec sa théorie sur l’activité corrompue de l’homme déchu, Luther en arriva naturellement à la négation absolue du mérite. Dans le chrétien qui cherche à agir en vue de Dieu et du ciel, il travaillera constamment à montrer un orgueilleux qui veut se dresser en face,

de Jésus-Christ, aller directement à Dieu sans passer par le Médiateur.

Le 10 octobre 1528, il commentait en chaire cette parole de Jésus : « Je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu’eux aussi ils soient sanctifiés. Joa., xvii, 19. Ce sermon fait partie d’une série sur les discours de Jésus après la cène ; de l’avis de Kœstlin, ils sont de ceux qui nous font le mieux connaître Luther comme prédicateur. K. K., t. ii, p. 427. Ce jour-là, il fit de longs développements sur ses pensées de prédilection : la sainteté du Christ, l’inutilité des œuvres, surtout des œuvres extérieures, la permanence du péché en nous et notre incapacité d’accomplir des actes méritoires, W., t. xxviii, p. 176-177. Dans l’intimité et à l’université c’était le même enseignement. « Un jour, lit-on dans les Propos de table, il vit son enfant en train de …se soulager. Il le prit dans ses bras et dit : « Tout comme c’est par leur m…, leur p…., leurs gémissements et leurs cris que les gens méritent leur boire et leur manger, de même nous aussi, c’est par nos mérites que nous méritons le ciel. » T. R., t. ii, n. 1438 (1532). En 1537, dans une dispute théologique, il résumait en quelques mots sonores son aversion contre le mérite : « Les mots faire, agir, être nécessaire au salut enferment l’idée de mérite et d’obligation, et c’est là une idée à rejeter. » P. Drews, Disputationen. p. 159.

Le pessimisme de Luther l’amenait naturellement au quiétisme. L’homme est un mal vivant et toute son activité est viciée. Notre perfection consistera donc à ne pas agir, afin de laisser Dieu agir uniquement en nous.

Ce sera là aussi l’idée mère du quiétisme du xviie siècle ; par Baius et Jansénius, il tirait son origine de Luther, origine qu’il ignorait peut-être lui-même, ou du moins dont il n’osait se faire l’aveu. Quoique ce soit à ce mouvement que reste attaché le nom de quiétisme. on peut dire qu’en comparaison de Luther, ses principaux représentants, Molinos, Malaval, et surtout Fénelon, n’étaient que des quiétistes pâles et discrets.

Nos actes peuvent avoir une valeur sociale, temporelle (ci-après, col. 1310) ; ils n’ont aucune valeur religieuse, ni morale ; ils nous enorgueillissent plutôt, et ainsi ils nous détournent de Dieu. Voilà ce que Luther répétera de mille manières ; pour affirmer, pour célébrer le besoin de l’inaction dans l’ordre du salut, il trouvera des paroles tranchantes et enthousiastes. En 1531, par exemple, il disait dans son Commentaire sur VÉpitre aux Galates : « Cette très excellente justice, la justice de la foi, que sans nos œuvres Dieu nous impute par le Christ, ce n’est ni la justice civile, ni la cérémonielle, ni celle de la loi divine, ni celle attachée à nos œuvres ; elle est d’un genre absolument différent, à l’opposé de toutes ces justives actives, elle est purement passive. Ici, nous ne faisons rien, nous ne rendons rien à Dieu ; nous nous bornons à recevoir et à subir l’action d’un autre, l’action de Dieu qui agit en nous. De là le meilleur nom pour cette justice de la foi ou justice chrétienne c’est celui de justice passive. » W., t. xl a, p. 41, 15.

Luther n’a pas porté ce quiétisme dans la pratique de sa vie ; de par son éducation catholique, il avait une autre tendance ; de par sa nature, il avait une activité forte et débordante. Dans sa théologie elle-même, comme on l’a maintes fois et fort justement remarqué, il lui était impossible de s’en tenir à son quiétisme. Voici le sommet de cette théologie, la foi justifiante : la foi saisit la justice qui nous est imputée (col. 1221 sq.). Pour saisir ainsi cette justice et pour la maintenir en nous, pour garder notre confiance en Dieu et la certitude de notre salut, Luther nous exhorte même à de grands efforts, à beaucoup d’activité. Mais, si réduite, si minime que dans cette

confiance on voulût faire la part de l’homme, encore est-il que cette part existerait : nous avons là un acte humain. Or, Luther nous l’a dit et répété : de l’activité de l’homme tout est mauvais. Dans cette activité, il n’y a donc logiquement aucune amorce pour entrer dignement en relations avec la miséricorde de Dieu, avec l’influence de Dieu en nous ; dans la théorie de Luther, la nécessité d’un acte humain, et d’un acte humain pour le point capital de notre justification, c’est là une énorme contradiction.

.Mais les contradictions étaient ce qui lui pesait le moins ; il y voyait même une manière heureuse d’humilier la raison au profit de la foi.

Sur les œuvres, voir aussi, ci-après, V. La religion et la morale, col. 1240 sq.

IV. La justification par la foi.

Le nominalisme a conduit Luther au mépris de la raison humaine, l’augustinisme, au mépris de toute activité humaine. Pourtant, il a besoin de pardon, besoin aussi de confiance en Dieu. Ce besoin de pardon et de confiance, nous dit-on assez justement, est même parmi les notes caractéristiques de sa vie et de sa doctrine. Mais comment réparer tant de ruines ?

Tout à coup, de cet abîme de pessimisme, il s’échappe dans un optimisme hilarant ; il chante la foi justifiante, la confiance inébranlable en la miséricorde de Dieu. C’est ce côté optimiste que nous allons explorer. Nous sommes au sommet de la théologie de Luther.

I. la double jestice. —Ici encore Luther dut avoir des précurseurs.

La théorie de Seripando.

Au concile de Trente,

Seripando mit en avant une théorie singulière, celle de la double justice ; il la soutint avec une telle persévérance que, désormais, ce sera vraisemblablement à son nom qu’elle restera attachée. Déjà Pallavicini, Noël Alexandre et Theiner avaient esquissé son attitude sur ce point..Mais c’est le récent recueil des actes du Concile de Trente qui a vraiment fait ici la lumière. Le 8 octobre 1546, on y voit Seripando demandant aux théologiens du concile de ne pas rejeter inconsidérément la théorie de la double justice ; c’est ce jour-là que la question se présente ouvertement pour la première fois. Conc. Trident., t. v, p. 486-488 ; t. x, p. 674, 10. Les jours suivants, etsurtout du 15au26 octobre, elle est longuement discutée : douze jours durant, dans dix réunions ou congrégations, au mécontentement d’un grand nombre, Seripando avec trois augustins, un servi c et un « docteur séculier » retient sur cette question les théologiens du concile. Puis, dans un long mémoire qu’il lit à la réunion des 26-27 novembre 1546, il présente la défense de son opinion. Enfin des notes intimes nous découvrent encore mieux sa pensée. Ibid., lii, p. 432 (oct. 1546) ; t. v, p. 523-633 (15-26 oct. 1546) ; p. 634-64) (5 novembre 1546) ; p. 663, n. 2 (8-26 nov. 1546) ; p. 666-676 (26-27 nuv. 1516) ; p. 829,.’9(19 août 1546). Cf. Rômi sche Quartalschri/t, 1906, t. xx, p. 175-188 ; 1909, t. xxiii, p. 3-15.

Qu’est-ce que Seripando et les siens entendaient par celle double justice’.' De prime abord, il n’est pas très facile de le saisir. Outre que c’est le propre de cette école de se tenir dans un certain vague. Seripando voilait sans doute çà et la ses idées par crainte de paraître trop favoriser Luther ; dans son long me moire des 26-27 novembre 1546, pièce capitale sur cette opinion, ne comnience-t il pas par constater tristesse qu’elle lui a attiré beaucoup d’attaques ose beaucoup de tristesse ? Abordant ensuite son sujet, il v a deux manières, dit H. d’entendre que la

justice fie.lesus Christ nous est imputée ; la preo

que nous n’aurions aucune justice Intérieure ; mais eu réalité, ajoute-t-il, c’est la n’admettre qu’une seule

justice, celle de Jésus-Christ ; cette conception n’est pas catholique ; la seconde, que nous avons une justice intérieure, et qu’elle est une communication de la justice de Jésus-Christ. - — Jusqu’ici, rien que d’assez répandu dans la théologie catholique. Mais quel est le degré, quelle est l’intensité de cette communication de la justice du Christ ? Peu à peu, Seripando nous apprend que, pour répondre à ce que Dieu demande de nous, cette justice intérieure n’est pas suffisante ; dans la mesure fixée par Dieu, mesure qui nous est toujours inconnue, il y faut une certaine addition ou imputation extrinsèque des mérites de Jésus-Christ ; à côté d’une justice inhérente, la grande majorité des justes a besoin d’un supplément de justice, d’une justice imputée. Conc. Trident., t. v, p. 668-671.

Il y a une différence entre la justification et la sanctification. De pécheurs, la justification nous rend justes. La sanctification consiste à vivre en justes et à obéir à la loi de Dieu. Ibid., t. v, p. 333-336.

C’est ce que résument fort bien ces deux titres d’un document du concile : « Théologiens d’après qui la justice inhérente suffit sans aucune autre imputation de la justice du Christ ; — théologiens d’après qui, au contraire, la justice inhérente ne suffit pas, et qui demandent une imputation de la justice du Christ.. > T. v, p. 632.

On a ainsi le côté négatif de la théorie ; pour répondre aux vues de Dieu sur nous, notre justice intérieure n’est pas suffisante. Par là, la théorie se distingue de l’opinion généralement reçue dans la théologie catholique. Dans la suite de son mémoire, Seripando insista sur le côté positif de sa théorie : existence en nous d’une justice intérieure et effets que cette justice y produit ; par là, il marque les différences entre ses vues et celles de Luther : « Les luthériens, dit-il, mettent tout dans la foi : suivant leur manière de parler, elle saisit la justice | du Christ ] qui nous est imputée. Au contraire, à côté de la foi, l’opinion que je viens d’exposer met les œuvres et les mérites, et elle admet la justice inhérente ; elle s ? borne à demander qu’à l’âme craintive il soit permis d’espérer ; qu’à l’âme, dis-je, qui tremble en songeant à son imperfection, il soit permis de se tourner vers les mérites de Jésus-Christ et d’espérer en la miséricorde de Dieu. T. v, p. 674, 32. En d’autres ternies, alors que Luther n’admettait qu’une justice imputée, Seripando, à côté de cette justice extrinsèque, admettait une justice intérieure ; alors qu’en rejetant les œuvres, le mérite et la liberté, la théorie de Luther était destructive de l’effort, celle de Seripando les mettait à côté de la foi, et sauvegardait ainsi l’énergie humaine ; en face de la vague confiance quiétiste de Luther, elle plaçait l’activité de l’homme, sanctifiée par la grâce de Dieu.

2° Raison » de cette théorie. — 1. La théorie di double justice se présente comme l’épanouissement normal des idées de Seripando et de l’augustinisme extrême. La concupiscence est le péché originel ; dans la mesure où elle subsiste en nous ci c’esl un fait d’expérience qu’elle ne disparait complètement qu’avec la mort), le péché y subsiste lui aussi. Nous restons donc toujours plus ou moins pécheurs ; il nous est impossible d’être changés intérieurement et d’ac

complir la loi autant que nous g sommes obligés. Impossible d’atteindre a la Justice que Dieu est en droit d’exiger de nous. Ainsi, quoi que lions lassions. notre Justice intérieure sera toujours Insuffisante. Mais i tien suppléera ; d’une manière extérieure, il

nous Imputera les mérites de.lesus (.lirist. Nous

aurons un’1 double Justice : une Justice Intérieure el

une justice extérieure. Sans doute, connu i l’a

vu (col. 1219) beaucoup dC théologiens nous disent

que Dieu nous récompense au delà du mérite de

nos œuvres. Mais pour appuyer leur assertion, ce n’est pas à la vieille conception d’une nature profondément corrompue qu’ils en appellent, c’est à la bonté (le Dieu..

On comprend donc pourquoi Seripando et les siens étaient si fort attachés à cette théorie : bien loin d’être adventice, elle tenait à leurs idées fondamentales sur la chute originelle et la justification.

2. Mais, en outre, Seripando et les siens, si ennemis de toute apparence de rationalisme, se recommandèrent de textes de l’Écriture et de la Tradition. Ce sont en partie ceux que, lui aussi, Luther avait allégués. Ces textes parlent de la faiblesse de l’homme déchu, du virus de la concupiscence, du besoin constant où nous sommes d’être traités avec miséricorde. De l’Écriture, ils aiment à citer le verset d’Isaïe : « Toutes nos justices sont pareilles à un vêtement souillé. » Is., lxiv, 6. Cf. W., t. iv, p. 383 (1513-1515). Parmi les Pères, ils allèguent surtout saint Augustin et saint Bernard. Le premier a dit : « Malheur à la vie de l’homme, si louable soit-elle, si Dieu la discute sans écouter sa miséricorde. » Conf., t. IX, xra, 34 ; Conc. Trid., t. v, p. 486, 44. Et saint Bernard : « Je suis pauvre, je puis peu donner, mais si c’est trop peu, j’ajouterai le corps de mon Dieu. Car « un petit enfant est < né pour moi. » De toi Seigneur, je supplée à ce qui manque en moi. » P. L., t. clxxxui, col. 144 ; Conc. Trid., t. v, p. 486. Or ici, dit Seripando, c’est des œuvres faites en état de grâce que parle saint Bernard ; car il parle d’œuvres qui réconcilient ; du reste comment celui qui n’est pas en état de grâce pourrait-il donner en son lieu le corps du Christ ? Ibid., p. 486, 487, 670.

Au xiie siècle, les augustiniens Hugues de Saint-Victor, P. L., t. clxxv, col. 459, 477, 478, Pierre de Poitiers, t. ccxi, col. 1195, peut-être Pierre Lombard, t. cxci, col. 1441, 1442, et d’autres encore avaient déjà parlé quelque peu dans le sens de Seripando. Les Sentences de Pierre de Poitiers, il est vrai, ne furent imprimées qu’en 1655, avec celles de Robert Pulleyn. Mais les œuvres d’Hugues de SaintVictor et de Pierre Lombard l’étaient depuis longtemps déjà. Pourtant, au concile, personne ne songea à les alléguer.

Mais, le 8 octobre 1546, Seripando dit : « Des hommes très remarquables par leur science et leur piété, de très célèbres docteurs catholiques ont été pour cette théorie, et ont écrit en ce sens, tant en Italie qu’en Allemagne. » Conc. Trid., t. v, p. 486, 29. Et il cita des noms : les cardinaux Cajetan et Contarini, et les « Colognais ». Mais ces Colognais étaient Albert Pighius (1490 7-1542), Jean Gropper (1502-1559), et quelques autres du milieu du xvie siècle. L’ouvrage allégué en ce sens, YAntididagma, était un ouvrage de polémique contre Bucer ; il avait paru en 1544.

A ces théologiens tous plus ou moins mêlés aux luttes contre l’hérésie, et peut-être préoccupés de lui faire des concessions, on en préférerait d’autres, plus anciens, et qui auraient eu des opinions plus désintéressées. De fait, ce même jour, Seripando dut de vive voix ajouter un nom qu’il n’avait pas écrit : Severolo le mentionne dans son Journal du concile : condamner la double justice, dit-il, ce serait condamner le cardinal jEgidius. — Le directeur de la publication, le D r Merckle, dit à ce sujet : a II s’agit vraisemblablement de Gilles de Viterbe qui a écrit notamment un Commentaire sur le Premier Livre des Sentences. » Conc. Trid., t. r, p. 105, 19. Dans sa Vie de Seripando, il répète la même supposition, et d’une manière plus affirmative encore. Ibid., t. ii, p. lxiv, 34. Cette supposition est très justifiée. Comme homme d’Église et comme humaniste, Gilles de Viterbe, on l’a vii, occupa une très grande place à Rome au commencement du

xvi° siècle. Général des augustins, il s’était tout particulièrement intéressé à Seripando. Il est même très vraisemblable que, de 1510 à 1512, Seripando avait entendu Gilles exposer son Commentaire sur les Sentences. Ci-dessus, col. 1205. Puis, de longues am après, il le faisait copier. En effet, de ce Commentaire, la Bibliothèque de Naples possède deux copies ; or, à la fin de l’une d’elles, on lit : « Cette copie a été faite sur un manuscrit qui était vraisemblablement de la main de Nicolas Scutelli, de Trente ; Girolamo Seripando l’avait revu et y avait ajouté des titres. » Cette reproduction, c’est très vraisemblablement dans la ville même de Trente que Seripando l’avait fait faire, et en vue des discussions sur la justification. Enfin, le 23 mai 1520, dans la séance capitale du procès de Luther à Rome, Gilles avait eu une discussion avec Jean Eck sur la manière dont le baptême enlevait le péché originel. Replica Eckii adversus scripla Buceri, Ratisbonne, 1543, ꝟ. 32 b ; Paris, 1543, ꝟ. 52 v° ; P. Kalkhoff, dans Zeitschrijt fur Kirchengeschichte, t. xxv, p. 117. Jean Eck rapporte le fait sans donner d’explication. Toutefois, on voit que sur ce point Gilles était porté à innocenter Luther ; comme lui, il devait donc confondre plus ou moins péché originel et concupiscence, et estimer qu’après le baptême le péché originel demeurait au moins partiellement en nous.

Toutefois, on pourrait songer à un autre Gilles, Gilles Colonna, autrement dit Gilles de Rome (1246 ?1316), augustin lui aussi, et qui, dans l’Église et dans son ordre, occupa une très grande place à la fin du xme siècle et au commencement du xiv e. Il paraît bien qu’il ne fut jamais cardinal. Mais, dans les siècles passés, de nombreux érudits ont été d’une opinion contraire. Aussi, très fréquemment, on le nommait le cardinal Gilles. Comme, par ailleurs, il était le chef, sinon toujours suivi, du moins officiellement reconnu, de l’école des augustins, et qu’en théologie il avait un renom que Gilles de Viterbe ne possédait pas, ce pourrait être de lui que Seripando se serait réclamé. Du reste, n’eût-il aucunement songé à lui, il serait encore d’un grand intérêt de oir quelles étaient sur ce point les idées de cet augustin célèbre.

Dans les papiers de Seripando, on trouve la mention d’un autre théologien, ou mieux d’un commentateur de l’Écriture, Jacques Perez de Valence, augustin pieux et célèbre. (Naples, Bib. nat., ms. VII, D. 1~. 1° 45 i°). Il était mort en 1490 ou 1491, coadjuteur à Valence du cardinal Borgia, le futur Alexandre VI. Le 19 octobre 1546, dans les discussions sur la double justice, l’augustin Aurelius Philipputius répétait tout au long ce passage des papiers de Seripando. Conc. Trid., t. v, p. 562, 563.

Voilà donc trois hommes, trois augustins, qui auraient pu influencer Luther et Seripando dans leur théorie de la justice imputative : Gilles Colonna, Jacques Pérez et Gilles de Viterbe. On peut leur en joindre deux autres, augustins aussi, Grégoire de Rimini, le théologien officiel de l’ordre (1 1358), et Jean | de Paltz (j 1511). Lorsque Luther était à Erfurt, Jean | de Paltz avait un très grand renom en Allemagne et particulièrement dans le couvent des augustins d’Erfurt. Ses ouvrages parlent de la vie spirituelle ; pour augmenter l’humilité chrétienne n’aurait-il pas déprécié la valeur de notre justification ? Nous avons ainsi cinq augustins susceptibles d’avoir donné à Luther et à ses contemporains quelque idée d’une double justice : Gilles Colonna, Grégoire de Rimini, Jacques Pérez de Valence, Jean de Paltz et Gilles de Viterbe. J’ai lu les ouvrages de ces cinq auteurs, du moins tout ce qui était susceptible d’y parler du péché et de la grâce ; je n’y ai rien trouvé qui ressemblât véritablement soit à la théorie de la justice imputative de

Luther, soit même à celle de la double justice de Seripando. Pour Gilles de Viterbe, voir mes deux articles dans les Recherches de science religieuse, 1923.

Au concile de Trente, Salméron, les cardinaux présidents du concile affirmèrent que la théorie de la double justice était nouvelle. Rômische Quarlalschrift, 1913, p. 130*. 131* (16 oct. 1546) ; Conc. Trid., t. x, p. 674 (9 oct. 1546). De fait, dans son Vocabularium theologicum, de 1517, Altenstaig n’en fait pas mention (articles Fides, Justificatio, Juslitia, Justus). Mais Altenstaig donne les théories en vue, les théories nominalistes. Il reste toujours que la théorie de la double justice pouvait être enseignée dans quelques couvents, notamment en Italie. Puis, elle pouvait ne pas l’être explicitement, comme une théorie arrêtée, mais à l’état de tendance : on parlait de la misère de l’homme déchu, même justifié. Aussi, de premier abord, comme on l’a vii, Seripando lui-même n’arriva pas à préciser ses idées sur une théorie à laquelle il était pourtant si profondément attaché.

II. lvther : la jvstice imputée. — Dans les mille endroits où Luther nous parle de la justice imputée, a-t-il en vue une double justice, justice partiellement intérieure, complétée par une attribution extrinsèque des mérites de Jésus-Christ ? Ou, dans sa pensée, notre justice nous est-elle tout extérieure ; consiste-t-elle simplement dans l’imputation de la justice de Jésus-Christ ?

Il semble bien que ce soit de la théorie de la double justice qu’il est parti.

1° Point de départ : la théorie de la double justice. — Dans son Commentaire sur l’Épîlre aux Romains, il s’arrête longuement sur les passages de saint Paul : « Heureux ceux dont les péchés ont été recouverts… ; le péché habite en moi. » Rom. iv, 7 ; vii, 17. Si nous croyons aux promesses de Dieu, dit-il, il nous délivrera du | éché. Nous ressemblerons alors à un malade qui s’est confié à un habile médecin. Le médecin promet la guérison, et de fait, « il commence à l’opérer ». J. Ficker, t. ii, p. 108-110. En 1517, dans son Commentaire sur VÉ pitre aux Hébreux, il a en faveur de la double justice un mot plus expressif encore : « Le Christ, qui aime la justice, supplée par son amour au commencement d’amour qui est en nous. » Dans D. P., t. iii, p. 328, n. 1. Dans son Sermon sur la pénitence, des premiers mois de 1518, il dit que » le Christ supplée du sien à ce qui nous manque. W. t. i, p. 321, 39. L’année suivante, il disait dans son premier Commentaire sur l’Épître aux Galates : « Qui croit au Christ est juste, non encore pleinement en fait, mais en espérance. Sa justification et sa guérison sont commencées. Pendant que s’opèrent cette justification et cette guérison, ce qui est resté du péché dans sa chair ne lui est pas imputé. » W., t. ir, p. 495, 1.

La même année, il faisait un sermon sur la double justice. W., t. ii, p. 143-152. Mais comment entend-il ici cette expression ? Malgré certaines attaques virulentes contre la justice pharisaïque, ce sermon est timide. La double justice, c’est ici simplement la justice de Jésusl. hrist et la nôtre. Or, la part de justice du Christ qui dans les desseins de Dieu doit nous être attribuée ne nous serait-elle que partiellement communiquée ? Resterait-elle en partie extérieure et imputée ? Luther hésite à le dire. Au contraire, dans le baptême, elle nous est vraiment donnée > ; elle est infusée en nous par la « race.. W., t. ii, p. 145, 14 ; p. 146, 29. En chaire, Luther n’a pas voulu se compromettre ; dès lors, sa double Justice est Ici de théologie courante. Aussi rougissait il de ce sermon, et en regrettait-il amèrement la publication. Enders, t ». p. 12 ; W., t. ii, p, 143.

lui 1520, dans sa réponse a la bulle de Léon X, il sera plus afflrmatlf : L’homme saint convoite par

l’esprit contre la chair, et par la chair contre l’esprit. Ainsi, la personne elle-même du juste est en même temps en partie juste, en partie pécheresse. » W., t. vii, p. 137, 14.

Aussi, dans ces premières années, Luther met-il une distinction réelle entre la justification et la sanctification. La justification produit un effet extérieur et immédiat : elle nous réconcilie avec Dieu. En outre, elle pose le principe d’une guérison intérieure et véritable : ce sera la sanctification. A l’origine de la justification, au moment du baptême ou de la contrition, le changement n’est guère qu’extérieur : le péché originel, c’est-à-dire la concupiscence, demeure à peu près intégralement en nous. Peu à peu, la concupiscence s’atténuera ; dans la même mesure, notre justice intérieure augmentera. Ainsi, nous aurons une double justice : justice intérieure, qui d’ordinaire ira en progressant, justice extérieure, pour supp’éer à ce que la justice intérieure aura de défectueux. En cîtte vie, le péché originel ou la concupiscence ne sera jamais complètement arraché de notre âme ; donc la sanctification ou justice intérieure n’y sera jamais ce qu’elle devrait être ; elle ne sera jamais aussi grande que notre justification. Pour combler le vide, il faudra toujours quelque justice imputative. Ce n’est qu’à la mort que notre concupiscence disparaîtra complètement ; c’est donc seulement alors que notre sanctification répondra pleinement à notre justification. Ficker, t. i, p. 66, 8 ; t. ii, p. 56, 4 ; p. 94, 18 ; p. 95, 9 sq. ; p. 111, 7 ; p. 266, 1 ; p. 270, 6 ; — W., 1. 1, p. 42, 20-43 ; t. iv, p. 664, 665 (27 déc. 1515) ; —t. i, p. 486, 16 (1518) ; t. ii, p. 146, 32 (1519) ; — t. vii, p. 107, 1 (1520).

Voilà, semblet-il, la théorie de Luther jusqu’aux environs de 1520. C’était vraisemblablement à peu près ainsi qu’il l’avait reçue de ses devanciers.

La théorie définitive.

Mais, à partir des environs

de 1520, Luther parle de plus en plus rarement de cet amour initial qu’en 1517 il mettait encore dans le justifié. La seule réalité justifiante que désormais il se plaira à mettre en nous, ce sera la foi. Sans doute, cette foi pourra progresser ; mais il ne semblera plus qu’elle comporte d’enlèvement quelconque du péché, un commencement de véritable sanctification. Aussi Luther aimera-t-il à dépeindre l’intérieur de l’homme comme inguérissable, et notre justice comme tout extérieure. Avec les années, ces déclarations deviendront sans cesse plus agressives cl catégoriques ; elles finiront par nier le peu de réalité surnaturelle que Luther avait d’abord consenti à reconnaître dans notre âme, Sans doute, il parlera encore « d’un renouvellement de vie ». P. Drews, p. 49 (1536). Mais quand on serre cette expression et autres semblables, on voit que, dans sa pensée, il ne s’agit que d’un renouvellement de foi ou confiance en Dieu ; et cette foi ou confiance est loin d’être, comme la grâce ou la charité d’autrefois, la cause d’un véritable renouvellement intérieur ; elle n’est qu’un clan de l’âme vers les mérites du Christ et la bonté de Dieu ; c’est un pur sentiment ; il peut croître en nous, et. par là, augmenter notre union avec Dieu, mais il ne change rien dans notre fond. Luther disait, en 1532 : « Le chrétien est juste et saint d’une sainteté étrangère ou extrinsèque ; il est juste par la miséricorde et la grâce de Dieu. Cette miséricorde et cette grâce n’est pas dans l’homme ; ce n’est pas un habitas ou une qualité dans le cœur, c’est un bienfait divin… Elle consiste en entier dans une indulgence étrangère a nous… I.e chrétien n’est pas furmrllrmi nt juste…

Sans doute, le pèche lie le Condamne plus, mais il

demeure. » Si tu veux considérer le chrétien sans la justice et la pureté du Christ, si tu veux le considén i

ici qu’il esi en lui même, ei, , rc toute la sainteté 122’LUTHER. LA JUSTICE IMPUTÉE

1228

dont lu pourras l’embellir, non seulement tu ne découvriras en lui aucune trace de purification, mais tu n’y trouveras qu’une noirceur diabolique. » W., t. XL b, p 352, 36-354 ; p. 407, 31. Et à table, en 1533 : « Pour notre justification, nous demeurons dans la catégorie de la relation et non dans celle de la qualité ; Dieu nous tient pour justes et pieux. » T. R., t. iii, n. 4933 a. Sans doute, la foi elle aussi était une qualité ; mais ce n’était pas comme qualité qu’elle justifiait, « c’était par sa relation avec les mérites de Jésus-Christ et la miséricorde de Dieu. » T. R., t. iii, n. 3734 (1538).

En 1536, Mélanchthon avait avec Luther un entretien théologique extrêmement sérieux ; il lui demandait de préciser la nature de notre justification. Pour la question qui nous occupe, c’est évidemment là un document capital : l’âge de Luther, l’importance de son interlocuteur, tout nous autorise à voir là sa pensée dernière. Or il s’y déclare résolument contre une double justice, et pour une justice complètement imputée, c’est-à-dire complètement extérieure : Mélanchthon : « Estimez-vous que l’homme est justifié par un renouvellement intérieur, comme Augustin paraît l’admettre ; ou au contraire par une imputation gratuite, extérieure à nous, et par la foi c’est-à-dire par une ferme confiance, qui naît de la parole de Dieu ? » — Luther : « Je suis intimement persuadé et certain que c’est uniquement par une imputation gratuite que nous sommes justes auprès de Dieu. » — Mélanchthon : « Du moins, ne concédez-vous pas que, justifié avant tout par la foi, l’homme l’est secondairement par les œuvres ? Sans doute, pour que notre foi ou confiance demeure certaine. Dieu ne requerra pas l’exécution parfaite de la Loi ; mais la foi suppléera à ce qui manquera aux œuvres de la Loi ? Vous concédez une double justice, la justice de la foi et celle d’une bonne conscience, où néanmoins la foi vient suppléer à ce qui manque à l’accomplissement de la loi. L’une et l’autre, vous les reconnaissez comme nécessaires devant Dieu. Mais cela qu’est-ce autre chose que de dire que l’homme n’est pas justifié uniquement par la foi ? » — Luther : « J’estime que l’homme devient, est et demeure juste uniquement par la miséricorde de Dieu. C’est là la justice parfaite, qui absorbe tout mal et rend l’homme simplement saint et innocent. » Erl., t. Lvm, p. 347-349 ; T. R., t. vi, n. 6727

Toute sa vie, Luther resta fidèle à sa théorie de la foi justifiante : « Dans mon cœur, écrivait-il en 1535, règne cet unique article de la foi au Christ. » W., t. xi. a, p. 33, 7 (1535). Et au milieu de 1537 : « L’article de la justification est le maître et prince, le seigneur, directeur et juge de tout genre de doctrine ; c’est lui qui donne vie et direction à toute la doctrine de l’Église, et qui élève notre conscience à sa vraie place en face de Dieu. » P. Drews, p. 119 (1 er juin 1537) ; voir aussi Erl., t. ii, p. 157 (vers 1525 ?) ; W., t. xl, p. 352, 353 fl532), t. l. p. 250, 21 (1537), etc.

Les fâcheuses conséquences qu’à partir de la fin de 1537 Jean Agricola tira de cette tnéorie ne firent pas revenir Luther en arrière. Au colloque de Ratisbonne, en 1541, des théologiens catholiques, Jean Eck, Jules Pflug, Jean Gropper, présentèrent une formule de conciliation : le pécheur était justifié par la foi vivante ; par elle il saisissait la miséricorde promise dans le Christ, recevait de Dieu la charité, accomplissait la loi, et finalement, toujours à cause du Christ, possédait « une justice inhérente ». Vain palliatif, écrivait Luther à l’électeur Jean Frédéric ; de « la fourberie des papistes » il n’y avait rien de convenable à attendre ; ils entendaient bien toujours que la justification ne se produisait pas seulement par la foi, mais encore « par les œuvres, par une

charité et une grâce qu’ils appelaient inhérente. Pour lui, au contraire, « il n’y avait rien à valoir devant Dieu que son Fils Jésus-Christ ». Enders, t. xiii, p. 342 (10-Il mai 1541 ;.

Enfin, en 1579-1580, la Formule de concorde codifia la justice purement extérieure et imputée : « Notre justice tout entière est en dehors de nous ; elle réside uniquement en Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Pars II, c. iii, n. 55 ; Miiller-Kolde, 1912, p. 623.

Voilà donc en nous la lèpre inguérissable du péché. En regard, et d’une manière fort conséquente, Luther met le Christ comme notre justice formelle. Voir Enders, t. ix, p. 20 (1531) ; cf. D. P., t. iii, p. 287294. Seripando lui-même rejetait cette expression comme une monstruosité. Conc. Trid., t. v, p. 487, 9 ; p. 672, 9. Mais on en voit assez bien la genèse. Constamment, Luther est hanté par le souvenir de Yhabitus de la grâce sanctifiante, cette forme infuse dans notre âme. Ci-après, col. 1237 sq. Il riposte : « Non, il n’y a rien d’infus en nous. Notre justification, c’est le Christ, extérieur à nous. Le Christ est la forme extérieure qui nous justifie. » Formelle, réelle, notre justification l’est assurément. Seeberg, 1917, p. 241 n. 1 ; mais d’une forme, d’une réalité extérieure à nous. Ce qui nous est intérieur, c’est la concupiscence, et la concupiscence, c’est nous-mêmes : êtres corrompus travaillant pour le fini, nous ne pourrions nous en débarrasser qu’en nous anéantissant. « Tu es ma justice ; je suis ton péché, dit Luther à Jésus-Christ ; pour exprimer notre justification, ce fut là pour lui l’antithèse définitive. Ficker, t. ii, p. 334, 33 ; Enders, t. i, p. 29 (8 avril 1516) ; p. 60 (5 oct. 1516) ; W., t. i, p. 593, 25 (1518) ; t. iii, p. 145, 16 ; 147, 24 (1519). Plus tard, il écrira sur la première page d’un psautier : Tu justilia mea, ego peccatum tuum. O. Albrecht, dans Theol. Studien und Kritiken, 1920-1921, p. 276. Notre foi ou confiance se tournera vers le Christ, elle le saisira et c’est ainsi qu’elle aussi elle pourra s’appeler notre « justice formelle ».W., t. xl a, p. 364, 12 (1535).

Comme on le verra plus loin, la théorie de la prémotion physique a pu contribuer à conduire Luther à la négation de la liberté ; de même, celle de certains augustiniens sur la double justice l’a conduit à la justice tout imputative. Ainsi le voulait cette nature fruste, ignorante des nuances et de la complexité de la vie, cette nature fougueuse et violente, brisant toutes les barrières et n’aimant à se reposer que dans les extrêmes. Ainsi, enfin, le voulait son intérieur bouleversé. Le voilà à Wittenberg, dans son cabinet de travail, moine encore aux environs de 1516 ; plus tard, ers 1523, sentant non loin de lui sept religieuses échappées de leur couvent, et à qui, pour quelque temps, il a donné refuge dans le sien ; à partir de 1525, devenu le mari de l’une d’elles, Catherine Bora. De son organisme en ébullition montent, montent tumultueusement vers son cerveau les matières en fusion : pensées d’orgueil et de complaisance, à l’idée, si souvent et si crûment exprimée, qu’il est un grand théologien ; pensées de domination, à l’idée que là-bas, plus loin et plus loin encore, son nom retentit bruyamment, renvoyé des collines à la plaine ; poussées de colère contre les papistes, masse abjecte, et qui pourtant veut encore lui résister ; contre un Carlstadt, un Zwingle, un Agricola, qui ne veulent pas reconnaître sa mission ; poussées de la chair, qui demande ses assouvissements. Mais, se dit Luther, toutes ces pensées, toutes ces impulsions viennent de la concupiscence ; toutes, elles sont donc des péchés. Et pourtant, moi, le grand Envoyé de Dieu, il y a longtemps que je suis justifié. Il est haletant, les traits crispés, comme dans ce tableau de Charles Bauer, alors qu’au milieu de la nuit, un éclair zigzague à sa fenêtre, et

que la foudre éclate dans le jardin de l’ancien couvent. Christliches Kunstblatt, 1904, p. 54, 55. Il se répète avec horreur : « Moi, l’envoyé de Dieu, moi pleinement justifié, et moi pourtant plein de péchés ! » Et il conclut : « Ce n’est qu’à ma mort que mon intérieur sera modifié, à ma mort que, suivant l’expression de l’aigle de Pathmos, il y aura « un nouveau ciel et une « nouvelle terre ». Jusque-là, toute ma justice ne sera qu’empruntée ; dans mon intérieur, on ne saura trouver « que noirceur diabolique ». Y., t. xl b, p. 407, 33 (1532).

/II. la foi justifiante. — Dieu nous imputera la justice de Jésus-Christ. Mais comment nous l’approprierons-nous ? Par la foi ; « la foi saisira la justice qui nous est imputée ; » elle la fera ainsi devenir nôtre ; c’est elle qui permettra à Dieu de nous faire cette imputation.

Corruption de l’homme par le péché originel, manque plus ou moins complet de liberté, prédestination au ciel et même à l’enfer, tout cela se rencontre plus ou moins chez d’autres, et notamment chez les jansénistes. Mais, ajoutent ces derniers, ces désirs que nous ressentons de faire le bien, ces élans vers Dieu bien infini ne sont pas atrophiés pour jamais. Avec la grâce de Dieu, ces vestiges, ces témoins d’un état passé peuvent revivre et se fortifier.

Luther le nie ; les bonnes œuvres n’ont rien à faire avec la justification. Comment l’homme sera-t-il donc justifié ? C’est ici que Luther va apporter sa reconstruction, ce qui dans sa théorie de la justification lui appartient en propre.

Sur notre corruption, Dieu peut mettre un manteau, je veux dire les mérites de Jésus Christ. Ce sera une justification tout extérieure, un revêtement de marbre sur le bois pourri d’une cabane. Dans le travail de notre salut, Jésus-Christ, et Jésus-Christ seul, est actif, nous n’avons pas à l’être nous-mêmes ; vouloir coopérer par nos œuvres à ce qu’il a surabondamment accompli, ce serait lui faire injure. Et comment L’homme obtiendra-t-il de Dieu ce manteau, j<’veux dire cette attribution extérieure des mérites de Jésus-Christ ? Par la foi, ou, pour parler plus exactement, par la confiance en Dieu et en Jésus-Christ. L’homme continuera de produire des fruits de mort ; mais, par la confiance qui sera dans son cœur, il méritera que Dieu lui attribue les mérites de Jésus-Christ. Enfin, quand il sentira en lui cette confiance, il aura la certitude’le son salut.

Loi Justifiante, certitude de la justification et du salut, voilà les éléments capitaux qui vont couronner la théorie de Luther sur la Justification.

Les antécédents.

Ici. encore, dans les quinze

siècles chrétiens qui avaient précédé, il est possible de trouver des expressions qui, de plus ou moins loin, ronl penser à la foi de Luther.

Dans l’Évangile même et dans saint Paul, la foi est souvent Indiquée comme la cause de notre justification. Jésus voyant leur foi dit au paralytique : Mon bis. aie confiance, tes péchés te sont remis. » « O temme, votre foi est grande ; qu’il nous soit fait selon votre désir. Et dans l’Épttre oui Romains, saint Paul dit que l’homme est juslilié par la foi ». L’expression de foi fusli fiante peut donc avoir un sens parfaitement orthodoxe. Elles aussi, remarquait déjà

Mo hier, les écoles du Moyen Vge connaissaient une

foi qui suffisait > [ustifler ; cette roi, c’esl celle qui est vivifiée par la charité et qui est accompagnée des oeuvres. J.-A, Mœhler, Sgmbolik, ’. » édll. 1913, p, i 15 ; lr. Lâchai. I. i. 1852, p. 170 ; (1. LJunggren, 1920, p B, etc. Plusieurs théologiens catholiques, surtout a

la fui du Moyen Age, ont aussi confondu la fat et la

confiance en Dieu. R, Seeberg, Die Lettre Luther », 1917)

p. 2.14. n. 1.

A côté de cette foi vivante, la théologie connaît depuis longtemps la foi informe, c’est-à-dire la foi qui demeure alors même que l’âme n’est plus en grâce avec Dieu. Au Moyen Age, plusieurs théologiens ne partagèrent pas cette opinion ou plutôt ignorèrent cette terminologie. Dans l’Écriture et les Pères, la foi a une si grande efficacité que, dans la foi morte, sans la charité ni les œuvres, ces théologiens ne pouvaient se résoudre à voir une foi véritable. Cf. Hugues de SaintVictor, P. L., t. clxxv, col. 535 ; t. cxxxvii, col. 984.

C’est dans le même sens qu’au concile de Trente parlera Seripando, ainsi que plusieurs évêques et théologiens. Conc. Trid., t. v, p. 280, 335, 336, 346, 352, 480, 725, 729, 741, 743. Après avoir répété, la parole de saint Paul que « l’homme est justifié par la foi », le concile lui-même dit : Si l’on attribue la justification à la foi, « c’est parce que la foi est pour l’homme le commencement du salut, le fondement et la racine de toute justification ; c’est que sans elle il est impossible de plaire à Dieu et d’avoir part à son héritage ». Sess. vi, c. 8.

Sur la foi morte, Luther partage l’opinion, ou, si l’on veut, la terminologie d’Hugues de Saint-Victor, de Seripando et autres augustiniens ; il ne la reconnaît pas comme une foi véritable. Dès ses annotations sur les Sentences (1509-1511), il écrit : « La foi infuse vient et s’en va avec la charité. Les trois vertus théologales sont inséparables. » W., t. ix, p. 90, 25. La date de ce texte prouve que, de bonne heure, les infiltrations de l’école augustinienne arrivèrent jusqu’à lui. Souvent, dans la suite, il parlera de la même manière. J. Ficker, t. ii, p. 14 : W., t. ii, p. 425, 13 ; p. 566, 31 ; t. xl b, p. 35, 16.

La théorie de Luther.

Mais Luther va s’avancer

bien au delà de vues et de termes théologiques quelque peu bizarres. La foi justifiante va devenir la pièce capitale d’une théologie nouvelle.

Après quelques audaces partielles, c’est en 1518 qu’il en vint à exposer pleinement comment il entendait cette expression. Au mois d’avril de cette année-là, n l’a vu dans la Vie de Luther, le chapitre général de sa congrégation se tint à Heidelberg. Voir col. 1155. Ce fut lui que l’on chargea de diriger la dispute théologique. Sa renommée, son action pendant les trois années de son vicariat (qui précisément expiraient a ce chapitre), ces raisons suffisent-elles à expliquer ce choix ? Déjà, du moins dans l’intérieur de sa congre il ion, ses idées sur la chute originelle et la justification étaient bien connues. Bien loin de le faire écarter, ces idées auraient-elles donc contribué à le désigner ? la congrégation de Staupitz, aurait-on donc eu une certaine tendance vers un augustinisme extrême, peut-être du reste importé d’Italie ?

Luther établit quarante thèses, vingt-huit sur la théologie, douze sur la philosophie, Les thèses sur la

théologie contenaient toute sa théorie sur l’incapacité

de l’homme a faire le bien, avec la foi Justifiante comme couronnement : « Quelque belles et quelque bonnes que puissent paraître les œuvres humaines, il est néanmoins probable qu’elles sont toutes des péchés mortels. » Les bonnes œuvres de l’homme justifié sont des péchés, à fout le moins des péchés véniels pr< s la chute, le libre arbitre n est qu’un vain titre ; lorsqu’il fait son possible, il pèche mortellement. w.. t. i. >3, thèses 3, 6 12, 13. Le Juste n’esl pas celui qui

fait beaucoup d’œuvres, niais celui qui sans œuvres Croit beaucoup au Christ. La loi dil : lais cela. et l’œuvre ne l’accomplit jamais ; la grâce dit : (.mis en lui. et des lois tout est accompli, i’thèses 2’k 26. Mais on dira : < >u allons nous donc faire ? Rien, puisque nous ne pouvons que pécher’.'.le réponds ; Non. mais a cette vue louibe a genoux, demande « la grâce et rejette ton espérance sur le Christ, en qui « est notre salut, notre vie et notre résurrection. » W., 1. 1, p. 360, 34 : exposé de la thèse 16. Là où l’on attendait la précision scientifique d’un théologien, on trouve la réponse verbeuse d’un prédicateur 1 Si l’on n’a pas la liberté, comment se décider ainsi à tomber à genoux ? D’ailleurs ne sera-ce pas là faire une œuvre ? Ne sera-ce pas retomber dans la pratique de l’axiome affreux : « A qui fait son possible, Dieu ne refuse pas sa grâce ? »

C’était là, nous dit Luther, « la théologie de la croix », W., t. i, p. 354, thèses 21, 22, 24 ; apparemment parce qu’elle crucifiait l’orgueil humain, sans doute aussi parce qu’elle obligeait à tout attendre de la croix de Jésus-Christ et rien de nos œuvres.

Mais qu’est-ce donc, en définitive, que la foi justifiante ? Sur la nature de cette foi, sur le rapport entre la foi, la charité et les œuvres, quelle était la vraie pensée de Luther ? Comme on l’a fait souvent remarquer, c’est ici le point central de sa théologie, et c’en est le point le plus obscur, le plus hérissé de contradictions. La foi justifiante, c’est encore quelque peu la foi au sens catholique, c’est-à-dire l’adhésion de l’intelligence aux vérités révélées. Mais cette foi historique, cette chaîne de dates ne dit rien à Luther. R. Seeberg, Die Lehre Luthers, 1917, p. 237. La foi de Luther, c’est avant tout la ferme confiance en Dieu, la ferme confiance que si nous allons à lui, il nous sera favorable, en ce monde et en l’autre. La foi justifiante, c’est donc aussi l’espérance.

Voici comment la décrit Kôstlin, le maître reconnu de la biographie et de la théologie de Luther : « La foi est essentiellement une confiance, une confiance complète du cœur à l’endroit du Christ ; la confiance en la miséricorde qui nous est accordée à cause du Christ ; par cette confiance, nous tenons pour certain qu’à cause du Fils de Dieu, victime et médiateur, nos péchés nous sont remis. Mais cette confiance ne reste pas dans le domaine général ; Luther insiste tout particulièrement sur l’application de l’objet de la foi au sujet croyant : je crois que c’est précisément à moi que Dieu est favorable, à moi qu’il pardonne. Cette condition, dit Luther, rend particulièrement difficile l’adhésion à cet article du pardon de Dieu. Sans doute, par certains côtés, l’adhésion aux autres articles l’est davantage, si, par exemple, on veut en saisir le sens, ou en donner un exposé ; mais dans l’article de la rémission des péchés, le point très difficile est que chacun doit se l’appliquer à soi-même. C’est avec peine que l’homme parvient à cette persuasion, alors que, par ailleurs, il doit avoir une grande frayeur de la colère et du jugement de Dieu. Mais lorsque nous saisissons bien cet article de la rémission des péchés et qu’il devient pour nous un fait d’expérience, alors aussi nous saisissons facilement les autres, sur Dieu, la création, l’incarnation, etc. ; ils deviennent pour nous des objets d’expérience. Avec cette vraie foi, je crois et je suis certain que Dieu est mon Dieu à moi, parce que c’est à moi qu’il parle et qu’il remet les péchés. » Luthers Théologie, t. ii, p. 180.

Après une fine analyse de la foi d’après Luther, M. Cristiani conclut, à peu près dans le même sens : « Pour Luther, la foi est quelque chose d’infiniment complexe. Dans ce mot il fait entrer d’abord un élément traditionnel, l’adhésion de l’esprit aux enseignements du Christ. Mais la crainte, l’humilité, l’abandon désespéré entre les bras de Dieu, la conviction qu’on est couvert de péchés, que tout ce que l’on fait est péché, le sentiment de notre impuissance en face de la loi divine, la confiance tremblante dans le Christ, unique Sauveur, l’effort angoissé pour avoir la foi, toujours plus de foi, tout cela aussi, c’est la foi. Et il n’est pas étonnant que cette foi justifie. Par elle,

en effet, nous justifions Dieu, et par suite nous obtenons qu’il nous justifie. Nous justifions Dieu, parce que nous nous reconnaissons pécheurs ; nous rendons hommage à sa véracité, à sa justice, à sa bonté. En retour, cette foi nous justifie. » Luther au couvent, dans Revue des questions historiques, 1914, 1. 1, p. 366-370.

Le dernier des biographes de Luther, Otto Schell, résume ainsi l’idée centrale de la théologie de Luther : Dieu a porté sur moi un jugement. Je n’y puis rien ; je n’ai pas la liberté de m’y soustraire. Par la foi, je crois à ce jugement. La foi est mon acceptation du jugement de Dieu. Mais, dès lors que Dieu me donne la foi, c’est qu’il m’a jugé favorablement. Et je lui suis reconnaissant de ce jugement favorable. Ainsi, comme le dit Habacuc, « le juste vit de la foi ». « Justice passive, justification par la foi, justice imputée, ce sont là des expressions identiques. » Et les œuvres suivront, inéluctablement. O. Scheel, t. ii, p. 327-330 ; de même Loofs, dans Theol. Studien und Kritiken, 31 oct. 1917, p. 323-420.

Enfin, quelle est la différence radicale entre cette foi et celle des théologiens du Moyen Age dont les idées auraient le plus annoncé Luther ? C’est, nous dit Seeberg, que tous les théologiens catholiques, même les plus excentriques, ont parlé d’une collaboration de l’homme à l’œuvre de Dieu. Ils appuient notre confiance sur la grâce de Dieu et sur les mérites du justifié ; Luther ne l’appuie que sur la grâce de Dieu. Die Lehre Luthers, 1917, p. 234. Cette remarque est juste ; c’est dire équivalemment que la note fondamentale de la théologie de Luther, c’est la corruption inguérissable de l’homme déchu, et la mort de sa liberté.

Luther exalte tellement la foi ou plus précisément la confiance dans le Christ que, pour de nombreux théologiens protestants, elle est le seul point essentiel de son Credo. Comme membres de l’Église, comme frères dans le Christ, ne reconnaît-il pas tous ceux qui < cherchent Dieu de tout leur cœur et de toute leur âme, tous ceux qui ne se confient qu’à la miséricorde de Dieu », tous ceux « qui croient au Christ et qui ont confiance en lui » ? W., t. xxviii, p. 580, 30 (1529) ; Erl., t. lii, p. 392.

Dès lors, l’amour de Dieu et les autres œuvres passent à l’arrière-plan. La foi, amour de la tête, remplace la charité, amour du cœur. « Aime et fais ce que tu voudras, » dit saint Augustin ; « crois et fais ce que tu voudras, » dit Luther.

iv. la CERTITUDE DU salit. — A cause de la chute originelle, la concupiscence et moi, c’est tout un ; je pèche constamment, mais, en me rejetant sur le Christ, je suis justifié. Luther va faire encore un pas en avant, et sa théorie de la justification sera complète. Cette justification par la foi, le chrétien peut et même doit en avoir la certitude ; il aura même non seulement la certitude qu’il la possède, mais encore qu’il ne la perdra jamais, et qu’ainsi il sera sauvé ; le vrai chrétien a la certitude de son salut.

D’une manière générale, l’enseignement catholique dit : Par la foi, nous sommes certains que Jésus-Christ nous a laissé des sources surnaturelles de justification, notamment la doctrine et les sacrements. Mais pour nous, à moins de cas fort rare d’une révélation privée, nous ne sommes jamais vraiment certains de nous être assimilé ces sources. Concile de Trente, sess. i, c. 9 ; S. Thomas I a -IIie, q. exii, a. 5 ; Conc. Trid., t. v, p. 559, 14.

Encore moins sommes-nous assurés de la permanence de cette justification, c’est-à-dire de notre persévérance finale.

Les antécédents.

Mais, dans la théologie catholique,

ces notions ont subi quelques fluctuations. Sans être partisan de la certitude de la justification ni surtout de celle du salut, De civ. Dei, t. XI, c. xii, saint

Augustin parle souent de notre connaissance de l’habitation de Dieu en nous, In Epist. Joan. ad Parthos, tr. viii, 12, sur c. iv, ꝟ. 12, 13 ; de la certitude de notre espérance, InPs., xxxvii, 5 ; Contra Fauslum Manich., t. XI, c. vii, vin. Au Moyen Age, certaines formules similaires semblent aller jusqu’à favoriser l’idée que l’on peut avoir la c rtitudede son salut. Pierre Lombard définit l’espérance : « Une attente certaine de la béatitude future. » Sent., t. III, dist. XXVI, n. 1, P. L., t.. ex en, col. 811 ; cf. S. Bonaventure, éd. de Quarracchi, t. iii, p. 553. Le mot comporte une explication fort orthodoxe : du côté des moyens que Dieu nous octroie pour faire notre salut, notre espérance est certaine ; du côté de notre utilisation de ces moyens, elle ne l’est pas. Toutefois, cette certitude attribuée à l’espérance pouvait engendrer des malentendus. Voir G. Ljunggren, 1920 ; il donne de nombreux détails, peu sensationnels du reste. Aujourd’hui, enfin, on tend à accentuer la possibilité de la certitude de notre justification.

Au concile de Trente, on agita la question de la certitude de la grâce et du salut. Sur la possibilité de la certitude de la grâce, on discuta très longuement, avec presque autant d’insistance que sur la double justice. A tenir pour cette certitude, il y eut vingt et un théologiens contre quatorze ; ingt et un théologiens mineurs, c’est-à-dire sans dignités ecclésiastiques. Mais presque tous ne l’affirmaient que pour certains cas. Conc. Trid., t. v, p. 632, 633. Seul, l’abbé bénédictin, Luciano degli Ottoni, piètre théologien, semble-t-il, se montra favorable à la certitude du salut. Ibid., p. 659, 35 ; sur ce Luciano, voir Conc. Trid., 1. 1, p. 208, n. 8.

La théorie de Luther.

Pour Luther, là aussi, sa

doctrine fut d’abord intégralement celle de l’Église catholique. Dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, il disait encore : » Nous ne pouvons savoir si nous sommes justifiés. » J. Ficker, t. ii, p. 89, 2.

C’est par la certitude de la grâce, ou, pour parler plus exactement, par la certitude de la justification qu’il commença. Quelques théologiens catholiques avaient enseigné que l’homme pouvait être certain de posséder la grâce ; saint Augustin et saint Thomas avaient pensé que du moins nous pouvions avoir la certitude de posséder la foi. Cf. pour S. Augustin, Knarr. in Ps. x, 5, P.L., t. xxxvi, col. 134 ; pour S. Thomas, In 7L™ Cor., xiii, 5, lect. 2 ; Sum. theol., I » -II », q. cxii, a. 5, ad 2um. Or, pour Luther, foi et justification, c’était tout un. Il n’est donc pas surprenant qu’assez vite il ait estimé que nous pouvions être certains de notre justification. Quand l’enseigne-t-il pour la première fois ? Peut-être dès 1517-1518 : dans son Commentaire sur l’K pitre aux Hébreux, il a des passages que l’on peut interpréter en ce sens. 1). P., t. iii, p. 286, n. 3 ; p. 370, n. 2 ; p. 371, n. 1 ; p. 458, n. 2 ; J. Ficker, Luther. 1617, 1918, p. 35, 36, notes sur les pages 15, 16. Pourtant, ce n’est peut-être qu’on peu plus tard que l’on trouve vraiment chez lui cette doctrine. Loofs, p. 724, n. 6 ; Grisar, t. i, p. 211, 212, 308.

A Augsbourg, devant le cardinal Cajetan, il revendique pleinement la certitude de sa justification. W., t. ii, p. 13. ii. A son retour, dans son premier Commentaire sur V I’-'.pitre aux Gâtâtes, il enseigne de même cette certitude s ; ms relicence, et il en appelle au « témoignage de l’Esprit » : « Tu dois estimer avec une ferme confiance quc le Christ est mort pour tes propres péchés, que lu es l’un de ceux pour qui il a de livré. Voilà la foi qui te justifie ; elle lira que le Christ habitera, vivra et ri gnera en toi. Elle est le témoigna

l’Esprit.i notre esprit que nous sommes les fils de Dieu.. W., t. m. p. 158, 22.

iirv lors, cette doctrine est flxée chez lui ; il la gardera jusqu’à la fin. i.n 1535, par exemple, dans ion

second Commentaire sur l’Épître aux Galales, il dira : « Une fois pour toutes, vous devez répudier l’opinion très pestilentielle de tout le royaume papiste, d’après laquelle le chrétien doit être incertain de la grâce de Dieu à son endroit. » W., t. xl a, p. 586, 35, et toutes les pages précédentes. Et, en 1541, dans un pamphlet contre le duc Henri de Brunswick : « De quoy nous proffiterait-il d’avoir une Église de Dieu en ce monde si elle nous voulait bailler une manière de doctrine incertaine ?… Voilà quelle est la gente théologie des papistes, qui nous enseigne de doubter si nous sommes en la grâce de Dieu ou non. » W., t. li, p. 511 ; trad. anonyme, 1545 : Antithèse de la vraye et faulse Église…, p. 94.

Nous sommes certains de notre justification. Mais cette justification, Dieu la maintiendra-t-il jusqu’à notre mort ; pouvons-nous être certains de notre salut ? Volontiers, en France, c’est à Calvin que nous attribuons la paternité de la doctrine sur la certitude du salut. De fait, c’est plutôt lui qui l’a mise en relief. Toutefois, Luther a déjà sur ce point des déclarations catégoriques. En 1521, il formule ainsi l’une de ses thèses Sur les vœux : « La foi est une conscience constante de sa justice et de son salut. » W., t. viii, p. 323, n. 6. Dans un sermon de 1522, sermon qu’il fit lui-même imprimer, il nous donne dans une même phrase, au sujet du salut, un curieux mélange de « ferme présomption », de « quasi certitude », et de « certitude absolue » : nous sentons l’appel, Abba, Père bienaimé, « lorsque sans hésitation, ni doute, notre conscience présume fermement et est comme certaine non seulement que tous nos péchés nous sont pardonnés, mais que nous sommes devenus enfants de Dieu et certains de notre salut. » W., t. x, l rc put.. 1° sect., p. 370, 22.

En 1525, à la fin de son ouvrage sur le Serf arbitre, il affirme clairement la certitude du salut, et il en donne les raisons ; le passage est fort caractéristique de l’état de son âme : « Pour moi, dit-il, je l’avoue ; si je pouvais posséder le libre arbitre, ou quelque autre moyen de faire mon salut, je le refuserais. Au milieu de tant d’adversités et de périls, de tant de démons en lutte contre moi, je ne pourrais résister et le conserver ; un seul démon n’est-il pas plus fort que tous les hommes réunis 1 Avec le libre arbitre, personne ne serait sauvé. Puis, à supposer même que périls, adversités, démons, rien de tout cela n’existât, je serais du moins continuellement forcé de « travailler à l’aventure et de donner des coups en l’air »..l’aurais beau vivre éternellement et faire éternellement des œuvres, ma conscience ne saurait jamais avec certitude et sécurité jusqu’où je devrais aller pour être en règle avec Dieu. Après toute oeuvre, si bien accomplie fût-cllc, resterait le scrupule de savoir si elle plaît a Dieu, ou si. au contraire il ne demandait pas quelque chose de plus. C’est ce que prouve l’expérience de tous les justiciards, et ce que pour mon malheur j’ai assez connu moi-même, tant d’années durant. Maintenant au contraire que Dieu a enlevé mon salut à mon libre arbitre pour s’en occuper lui-même, maintenant que ce n’est pas par mon œuvre et par ma course, mais par sa grâce et miséricorde qu’il a promis de me garder, je suis certain et assuré qu’il est fidèle et qu’il ne me mentira pas, lui si puissant et si grand. Dés lors, ni démons, ni adversités, rien ne pourra le vaincre ou me ravir a lui. Personne, dit le Christ, ne les ravira de ma main ; mon l’ère, qui me les .. donnés, es1 pins grand que tous, i Sans doute, il ne

s’ensuivra pas que tous les hommes seront sauvés ;

mais quelques-uns du moins, beaucoup même le

seront ;.m contraire, avec les agissements du libre

arbitre, personne absolument ne l’aural< été, mais Ions

en bloc nous nous serions perdus ie libre arbitre

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    1. LUTHER##


LUTHER. LA CERTITl (DE 1)1° SALI I

1236

sons à Dieu, non par le mérite de nos œuvres, mais par la faveur de la miséricorde qu’il nous a promise. Si nos actes sont insuffisants ou mauvais, nous savons qu’il n’en tiendra pas compte, mais qu’il nous le pardonnera paternellement et qu’il y remédiera. Voilà pourquoi tous les saints se sont glorifiés en leur Dieu.. W., t. xviii, p. 783, 17.

Ainsi, comme point de départ, corruption de la nature, sombre découragement ; comme point d’arrivée, abandon quiétiste à la bonté de Dieu, confiance dans une promesse spéciale de me sauver.

Jusqu’à la fin, Luther continua d’estimer que sur leur justification présente, sur l’inamissibilité de cette justification et par conséquent sur leur salut futur, lui et les siens recevaient d’en haut des assurances d’un genre à part. Assurément, dit-il dans son Commentaire sur la Genèse, par la providence générale, nous ne savons rien de la prédestination. Mais c’est là le secret du « Dieu caché ». A côté de ce « Dieu caché », il y a le « Dieu révélé ». Par Jésus-Christ, « tu peux être certain de ta foi et de ton salut, et dire : « Celui qui « croit au Fils a la vie éternelle. » Et Luther proteste que c’est bien là sa pensée ; après sa mort, ses disciples auront à la maintenir contre ceux qui la dénatureraient. X., t. xliii, p. 463, 3-17 (1541-1542).

Je puis avoir la certitude de mon salut ; donc je le dois : c’est là pour moi une obligation. Contre cette certitude, des doutes, des tentations se présenteront ; je ne dois pas m’y arrêter. Le catholique rejette les cloutes contre la doctrine et contre les sacrements, contre l’Église, dépositaire de cette doctrine et de ces sacrements ; ainsi le luthérien rejettera les doutes contre la confiance en Dieu, contre l’application que Dieu lui fait des mérites de Jésus-Christ. « Tous les jouis nous devons lutter davantage pour aller de l’incertitude à la certitude, travailler à extirper radicalement cette opinion si pestilentielle que l’homme ignore s’il est en grâce avec Dieu. » W., t. xl a, p. 579, 17, et les pages précédentes ; de même p. 299, 29 (1535).

Ainsi s’ébauchait la théorie du témoignage de l’Esprit et celle, toute voisine de l’expérience religieuse. Ce témoignage de l’Esprit, nous répète Luther, le chrétien doit le provoquer en lui ; il doit travailler à produire, à augmenter en lui la certitude de sa grâce présente et de son salut futur. Corruption radicale de l’homme déchu, quiétisme absolu, serf arbitre, tout cela en réalité n’appartient qu’au monde du vieil homme. Tout à coup, en entrant dans le domaine de la foi justifiante, nous sommes dans un monde où toutes ces destructions ont été oubliées. L’homme devient capable d’énergie, et il serait coupable de n’en pas déployer. Il devra travailler à l’œuvre des œuvres, l’appréhension de son salut par la foi. Luther en arrivera à dire que douter de sa justification et de son salut, c’est commettre le péché irrémissible, le péché contre le Saint-Esprit. Erl., t. viii, p. 238 (1527) ; W., t. xlv, p. 660, 10(1538) ; t. xlvi, p. 346, 13 (1538) ; t. xliv, p. 413, 15 (1543 ?)

Mais doctrine révélée, Église catholique ont leurs titres de possessions : nous avons des preuves qu’elles viennent de Dieu. En est-il ainsi de l’application infaillible des mérites de Jésus-Christ à chacun de nous ? Tous les hommes ne seront pas sauvés ; d’après Luther, c’est même le petit nombre qui le sera. Par exemple, W., t. xviii, p. 783, 34 (1525). Où avait-il donc trouvé, pour lui et pour les siens, la certitude d’appartenir à ce petit nombre ? Qu’on interroge l’horizon, qu’on y cherche une réponse. On n’en trouvera que deux de plausibles ; cette certitude, elle venait ou d’une révélation divine, ou d’une autosuggestion. Or les preuves, ou mieux les plus faibles indices en faveur d’une révélation, qu’on les montre !

A elle seule, la sombre désespérance qui s’empara de

Luther et de ses disciples ne suffirait-elle pas à montrer que sur l’état présent et futur de leur âme ils n’avaient reçu aucune certitude 1 Mais, nouvelle merveille ! De ses doutes mêmes, de ses > angoisses », Luther sait fort bien s’accommoder ! Il n’y a pas là de motif de se désespérer, a Personne ne possède bien cette certitude… Il n’y a rien de plus pestilentiel que la sécurité ; lorsque tu sentiras la faiblesse de ta foi, c’est alors que tu devras prendre confiance. » W., t. xxv, p. 331, 20 (1532-1534).

D’ailleurs n’est-il pas évident que cette certitude serait fort dangereuse et finalement fort immorale ! Ainsi assurés de leur salut, l’immense majorité des humains ne dépenserait plus aucune énergie pour le bien. Il est vrai qu’à l’avance Luther a ruiné l’objection ; cette libre énergie pour le bien, il a commencé par en enlever à l’homme toute possibilité.

3° Les causes de la théorie. — C’était pour être certain de sa justification et de son salut que Luther était entré au couvent. Il voulait être assuié d’avoir Dieu avec lui. Autrefois, le catholique était certain des sources de la grâce : révélation et sacrements : il ne l’était pas autant de leur descente dans son âme. Luther a donc déplacé cette certitude, il l’a fait descendre de l’objet au sujet, de Jésus-Christ à nous ; il a voulu la certitude intime de son propre salut. O. Scheel, Dokumenle zu Luthers Entwickelung, 1911, n. 9-28. Partout, dans son œuvre, on se heurte à cette tendance au subjectivisme qui devait s’épanouir dans le panthéisme allemand du xixe siècle.

Mais la tendance au subjectivisme n’eût sans doute pas suffi à faire éclore cette théorie singulière. Vers 1518, c’était son intérieur tout entier, c’étaient toutes les voix de son âme qui la réclamaient. Il n’est que trop aisé d’imaginer combien alors cette pauvre âme était torturée. Il sent gronder en lui les passions mugissantes de l’âge mûr ; vagues immondes, elles montent à l’assaut de sa volonté. Le « démon de midi » agite violemment ses sens et son cœur. Il n’a plus confiance en ses œuvres, même faites en union avec Jésus-Christ. Il n’a plus confiance en l’Église : dans son cœur, dans sa tête, dans tout son être, le vent de la révolte souffle bruyamment en tempête. Pour peindre cette angoisse, il trouve des accents d’une sombre désolation. En 1515-1516, il dit dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains : « Puisque nous ne pouvons accomplir la loi de Dieu, et qu’ainsi nous sommes toujours dans l’injustice, il ne nous reste plus que la crainte constante du jugement. » J. Ficker, t. ii, p. 124, 27. En 1525, revenant sur son passé, il dit que se voyant sans liberté, peut-être prédestiné à l’enfer, il a été poussé « au fond de l’abîme du désespoir ». W., t. xviii, p. 719, 10.

Pourtant il est, il va devenir de plus en plus un homme de lutte, c’est-à-dire un homme qui, après les combats de la journée, sentira la faiblesse humaine reparaîtra chez lui ; qui, le soir, retombant sur lui-même, aura besoin de consolations. A tout prix, il lui faut sortir de cet enfer, il lui faut un réconfort. Mais Catherine Bora n’est pas encore là ; et, d’ailleurs, les consolations qu’elle lui apportera iront-elles sans réticence ; ne peut-on pas croire, au contraire, que jusqu’à la fin elles furent mélangées de remords ? Le vrai réconfort, ce sera donc la certitude de sa justification et de son salut. Pour en arriver à la confiance absolue sur son sort éternel, il se surexcitera, il se suggestionnera.

Enfin, cette certitude de la grâce et du salut entrait merveilleusement dans la synthèse de ses tendances ; elle en était la clé de voûte, l’éclosion naturelle. Cette synthèse commence par la corruption radicale de l’homme ; elle se continue par le serf arbitre, la prédestination et la passivité : elle se termine par la foi justi

liante, l’illumination intérieure et la certitude du salut. L’idée directrice, c’est l’absence d’activité personnelle pour s’abîmer en Dieu. Sans doute l’acte d’adhésion à la certitude de son salut (comme du reste l’acte de foi ou de confiance en Dieu) est un acte d’activité et même d’énergie. Mais cette contradiction une fois admise, la certitude du salut achève merveilleusement de nous jeter, enfants inertes et confiants, dans les bras de notre Dieu.

Accueil fait par la Réforme à ta théorie.

Mais,

à des degrés divers, le même désarroi va s’emparer de l’âme des partisans de Luther ; maintenant qu’ils ont quitté l’Église, sur quel esquif vont-ils traverser la mer de la vie ? Les chefs de la nouvelle religion devaient être d’autant plus pris de vertige et d’effroi que la veille ils étaient plus dirigés, plus garantis ; la plupart avaient appartenu à la cléricature ; plusieurs même étaient d’anciens moines. A ces hommes, hier si fortement encadrés, jetés aujourd’hui dans un isolement affreux, quel réconfort restera-t-il donc ? Ce sera de se persuader qu’ils ne s’appartiennent pas, que dans cette extrême solitude, ce ne sont pas eux qui se dirigent, qu’ils sont tout passifs entre les mains de Dieu. La prédestination et la certitude du salut remplacèrent l’Église ; ce fut le port où l’âme du Réformé put venir s’abriter.

De là, l’étrange faveur de la théorie dans le protestantisme du xvie siècle. On la trouve chez Luther et les réformés allemands ; on la trouve chez Mélanchthon dans la première édition de ses Lieux théologiques, de 1521 ; on la trouve chez Zwingle, Bucer et les sacramentaires ; avec plus de vigueur, on la trouve chez Calvin et les siens. « Aucune fleur de nos herbiers dogmatiques n’est plus fanée, ridée, noircie, » dit E. Doumergue, Calvin, t. iv, 1910, p. 412. Les premiers protestants, au contraire, saisirent cette prétendue certitude comme la planche de salut, comme la grande consolation de leurs âmes désemparées. Ainsi encore, SUT son lit de mort. Olivier C.romwell fera appeler Goodwin, un de ses prédicateurs, et il lui demandera s’il était bien vrai que les élus ne pouvaient jamais tomber ni encourir la réprobation finale. — « Rien de plus certain, répondit le ministre. — Je suis donc sans crainte, repartit le Protecteur, car je suis sûr d’avoir été autrefois en état de grâce. » D. Hume, Hislory of England, c. i.xi, année 1658 ; tr. Campenon, 182°), t. ix, p. 165. Du reste, pour notre époque même, l’assertion de M. Doumcrgue est peut-être plus vraie de la France que des pays anglo-saxons ; dans plusieurs sectes américaines, chaque fidèle commémore son grand jour de conversion ; ce jour-là, Dieu lui est apparu, lui certifiant son pardon et son salut.

Avant tout, la certitude du salut est un produit do la Réforme allemande, un produit de l’âme allemande. L’une des caractéristiques de l’Allemand, nous dit Fustel de Coulangos. c’esl de se surexciter, de se suggestionner, de manière à prendre pour vrai l’objet de ses complaisances. En histoire, il saura se rendre merveiHeusemenI apte a voir le même fait, la même institution admirable sur les bords de l’Elbe et de la Sprée, détestable sur ceux de la Seine et de la Loire. Puis ces suggestions seront accommodées d’une foule de renvois aux sources : I illuminisnio et le parti pris seront devenus scientifiques. Revue’1rs Deux Momies, l" r sept. 1872 ; reproduit dans Question » rontemporuinrs, 1893, 1916. Ainsi, ayant besoin de la certitude du salut, Luther sut bien la trouver dans l’Écriture :

Jésus-Christ avait promis de garder ses élus ; il nous

avait dit que Dieu (’-tait notre feuaussi bien que le

sien. (in a quelque raison de nous le répéter : pour comprendre Luther, il faut être né Allemand.

1. 1 le. Idées de Luthei sur la grâce

viennent de nombreux points de l’horizon, du nomi nalisme, de l’augustinisme, d’ailleurs encore ; seul, le thomisme était le terrain pestilentiel qu’il importait d’éviter.

Nous avons vu et nous verrons encore plus loin les points de contact de la théorie de Luther avec le scepticisme nominaliste et le pessimisme augustinien. Poulie fond de sa théorie sur la justification, il ne reste plus guère à étudier que la manière dont il a conçu la grâce, grâce actuelle et grâce habituelle. C’est ici surtout qu’il ne faut pas être exigeant, en lui demandant des précisions dont sa nature et son manque de formation théologique le rendaient également incapable. La grâce, c’était de la métaphysique ; or, dans l’union de l’âme avec Dieu, il ne voulait s’occuper que du sentiment. Un kantien dirait : au lieu de la chose en soi, il ne voulait regarder que le phénomène. Par ex. W., t. iv, p. 665, 18 (27 déc. 1514 ou plutôt 1515).

Un point à letenir, le seul peut-être que Luther ait constamment maintenu, c’est que dans toutes ses vues sur la justification, la foi remplace la grâce ; tout ce que les théologiens précédents ont pu dire soit de la grâce, soit de la charité, c’est de la foi qu’il l’entendra. Mais cette foi elle-même, comment lui l’entendait-il en nous ?

La grâce actuelle.

Les nominalistes ne s’occupaient

pas de la grâce actuelle ; ils en admettaient l’existence, mais en aucun cas ils ne semblent l’avoir jugée nécessaire. Gabriel Biel, II, dist. XXVII q. unica, a. 2, concl. 4 ; a. 3, dub. 4 ; II, dist. XXVIII, q. unica, a. 1, note 2 ; a. 3, dub. 1 et 2 ; Tubingue, t. ii, 1501, ꝟ. 6, p*. R. Seeberg, Lehrbuch…, t. iii, 1913, p. 482, 845. De prime abord, Luther semble avoir eu ici une opinion toute différente ; il parle souvent « d’une direction de Dieu en nous » ; « d’une opération continuelle de l’Esprit-Saint dans notre âme ». W, t. ii, p. 98, 35(1519) ; t.xxiii.p. 523(1527) ; t. XLfc, p. 422, 28 (1532) ; voir aussi J. Ficker, t. ii, p. 22, 225, etc. Mais c’était Dieu lui-même qu’il voyait ainsi agissant en nous. R. Seeberg, Die Lehre Luthers, 1917, p. 99, 100. Au côté créé de la grâce actuelle, il semble n’avoir jamais pensé qu’avec répulsion. Cette motion créée était quelque chose de trop humain et de trop froid ; elle enlevait le contact immédiat avec Dieu.

2° La grâce habituelle. — Sur la grâce habituelle, il s’est un peu plus expliqué. Du reste, dans l’Église les discussions sur ce point étaient plus anciennes et plus précises.

1. Les diverses conceptions de la grâce habituelle jusqu’à Luther. - Comment entendre notre participation surnaturelle à la nature, divine ? S’inspirant spécialement de l’évangile selon saint Jean, les Pères grecs, et surtout saint Cyrille d’Alexandrie, avaient représenté la vie surnaturelle comme une habitation de la Trinité, cl notamment de l’Esprit-Saint en nous. Dans leurs descriptions, la partie créée de cette union trouve peu ou pas de place ; en général, ils se la représentent comme un cachet, comme une empreinte du Saint Fsprit sur l’âme.

Dans les diseussions aVCC Pelage et ses successeurs, si.ii. t Augustin et les Pères latins, au contraire, s’habituèrent de plus en plus à considérer dans la grâce les secours transitoires de Dieu, la grâce actuelle. Pour notre union habituelle avec Dieu, ils semblent avoir pensé comme les Pères gri

Au xiie siècle, Pierre Lombard demeure dans cette manière de voir, en l’exagérant même. Dans la vie surnaturelle, il semble ne considérer que l’élément

Incréé, c’est a dire l’Esprit-Saint : la grâce sanctl Hante, c’est la charité, et la chante (est l’Esprit saint. Sent., l. I. dist. u. i u. dist. i. u ii xm’siècle, au contraire, chercha a préciser le mode

de l’habitation du Saint Esprit dans l’Ame. Sous l’influence d’Aristote, Alexandre d< Halès, saint Hona1239

    1. LUTHER##


LUTHER. LA RELIGION ET LA MORALE

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venture, saint Thomas considèrent cette vie comme un habilus infus en nous ; d’où l’expression de grâce habituelle, pour désigner la permanence de nos bonnes relations avec Dieu. La grâce est une qualité résidant dans notre âme, ou mieux un groupe de qualités, résidant dans l’essence de l’âme et dans nos puissances supérieures. Ainsi, au péché de la concupiscence, tel que l’entendaient les anciens augustinicns, à la référence permanente à Adam, le vieil homme, on substituait dans l’âme une vie surnaturelle permanente, une référence permanente à Jésus-Christ, l’homme nouveau. Les grâces actuelles subséquentes à la justification n’avaient plus pour effet de détruire peu à peu le péché de la concupiscence, mais d’augmenter la grâce habituelle qui avait régénéré l’âme et qui lui restait inhérente.

Mais çà et là, et surtout chez les augustins, l’ancienne théorie dut garder des partisans. Sous les réticences de Seripando au concile de Trente, on distingue nettement qu’il n’admet pas ces habitus qu’on est allé chercher chez les philosophes. Ci-dessus, col.)203. En même temps, il demandait aux Pères du concile « de ne pas anathématiser ceux qui rejetaient « la grâce inhérente », non qu’il la niât, mais parce que « c’était un mot nouveau ». Conc. Trid., t. v, p. 664, 34.

Les nominalistes avaient gardé la théorie des habitas. Occam et Biel distinguaient entre les habitus acquis et les habitus infus. Occam, In Sent., III, q. viii, surtout au début et vers la fin, Lyon, 1495, f° Miiij sq., surtout lettres A et T ; IV, q. viii, ix, vers la fin, Lyon, 1495, f « U, lettre X ; Biel, In Sent., II, dist. XXVI, q. unica, concl. 3, Tubingue, 1501 ꝟ. 4, E ; II, dist. XXX, q. i, concl. 3, f° Q i, D ; IV, dist. IV, q. i, notamment au début, à la fin du f° D, sect. C. Mais avec quelle hésitation et quelle transformation ils présentaient cette théorie ! Pour eux, la grâce sanctifiante existait bien de fait, mais en droit elle n’était pas nécessaire ; de puissance absolue, Dieu eût pu donner à un état et à des actes naturels une valeur surnaturelle. Ils admettaient aussi la pluralité des habitus. Occam, In Sent. IV, q. iii, a. 3, 2 a diff., Lyon, 1495, f° R. 6, lettre I ; Biel, In Sent., III, dist. XXVI, q. unica, a. 2, concl. 3, Tubingue, 1501, ꝟ. 00 3, lettre H ; dist. XXXIII, q. unica, a. 2. concl. 2, f° RR 2, lettre E ; dist. XXXIV, q. unie, a. 1, nota 2, f° RR 2, lettre B ; IV, dist. IV, q. i, a. 1, nota 4, f » E, lettre E. Mais, bien qu’au travers de nombreuses subtilités, ils niaient la distinction réelle entre la substance de l’âme et ses puissances. Par exemple, Occam, II, q. xxiv, au milieu, Lyon, 1495, f° H, lettre K ; q. xxvi, vers le début ; 1495, f° I, lettre C ; Biel, II, dist. XVI, q. unie, a. 2, concl. 1, 1501, f° Lij, lettre N ; Altenstaig, Vocabul., article Potentiæ. Logiquement, ce n’était donc plus qu’un seul habitus qu’ils auraient dû reconnaître dans l’âme entière.

2. Luther : rejet des habitus ; la grâce, union directe avec Dieu. — Par sa formation théologique, Luther ne pouvait donc guère aimer Zes habitus. Des dispositions propres devaient davantage encore l’exciter contre eux. Intuitif et sensitif, il ne peut croire à des réalités qu’il ne voit pas, qu’il ne sent pas. Cette grâce habituelle, dont il ne sent pas la présence en lui, le tourmente de plus en plus. L’absolution reçue, on lui dit que cette grâce est en lui. Mais il se sent à peu près aussi enclin au mal qu’auparavant, plus enclin peut-être, à des moments d’exaspération ou de tentation.il sent sourdre en lui les appétits de la chair, la révolte contre Dieu : comment donc pourrait-il se croire vraiment et complètement en grâce avec lui ? De là, des sentiments de désespoir. Non, il n’est pas vraiment justifié, il lui faut donc trouver une théorie théologique qui lui permette de ne pas croire à cette justification. Or un certain augustinisme parle

peu de réalités profondes subsistant au-dessous des émotions de l’âme. En outre, on y estime que les mouvements impulsifs de la concupiscence sont des péchés. Beaucoup plus que le thomisme, cet augustinisme permet donc à Luther de confondre son amour pour Dieu ou son aversion contre lui avec ses émotions tumultueuses. Ce sera de ce côté qu’il se tournera. W., t. iv, p. 665, 13 (1515). Il pourra ainsi réagir contre Thomas et sa métaphysique.

Puis, il veut une vie intime avec Dieu. Il rejettera donc cette « grâce créée, pour s’unir directement à Dieu lui-même. « Un idéalisme panthéiste plaît à l’esprit allemand, comme le platonisme à l’esprit grec. » R. Seeberg, Die Lehre Luthers, 1917, p. 15-17. Or, pour le panthéiste, Dieu et le monde ; vie naturelle et vie surnaturelle ; religieux, prêtres et laïques, tout cela, c’est un tout. C’est bien là le terme des tendances de Luther.

Aussi, .dès ses Notes sur les Sentences (1509-1511), il témoigne de sa mauvaise humeur contre la théorie de la grâce habituelle. « En disant que c’est l’Esprit-Saint qui est notre habitus, écrit-il, il ne semble pas que le Maître des Sentences avance une si grande absurdité. Cette invention des habilus vient d’Aristote, ce philosophe rance. » W., t. ix, p. 43, 2. « En réalité, la charité nous est toujours donnée avec l’Esprit-Saint, l’Esprit-Saint avec elle et en elle… L’Esprit-Saint, c’est la charité. » W., t. ix, p. 42, 36 ; p. 43, 6.

Dans la suite, il rejettera de plus en plus les habitus, cette grâce froide et non sentie. Ce qui en nous était permanent, ce qui demeurait à l’état d’habitus, de modalité innée, ce n’était pas la grâce, c’était le péché originel. Puis, quand on était justifié, on était entouré de la faveur de Dieu. Il aime à répéter : J’entends la grâce dans le sens de faveur de Dieu, non dans celui de qualité dans l’âme, comme nos modernes l’ont enseigné. » W., t. viii, p. 106, 10(1521).

Pourtant, même dans le justifié de Luther, il y a quelque chose d’intérieur ; c’est la foi ou confiance. Çà et là, Luther semble même garder la foi comme habitus : « La foi est un don et un bien intérieur, opposé au -péché, qu’elle purifie… La grâce de Dieu est un bien extérieur, la faveur de Dieu sur nous, opposée à sa colère. » W., t. ym, p. 106, 20 (1521). Nous aurions ainsi sa pensée définitive, ou, si l’on aime mieux, sa tendance permanente. Dans le justifié, il y aurait deux habitus ou modalités : le péché originel ou concupiscence, habitus engendré avec nous, quelque chose de naturel, de substantiel en nous, P. Drews, 1896, p. 46, 48, n. 1, 49 (1536), la foi ou confiance, habitus octroyé par Dieu. Cette foi attire sur nous la grâce, ou faveur extérieure de Dieu : elle est notre « justice fo : nielle. elle est le Christ, vers lequel elle se tourne et qu’elle fait nôtre (ci-dessus, col. 1231).

Concupiscence et confiance, Lutljer les avait senties toutes deux, et à de certaines heures, la confiance peut-être avec autant d’intensité que la concupiscence. N’est-ce pas du reste le propre de beaucoup de religieux de s’estimer constamment, tête et cœur, sous l’influence et l’impulsion directes et senties de l’action de Dieu ?

Concupiscence et confiance : Luther devait donc en affirmer la permanence en nous. Constamment, sa théologie se montre comme le fruit de ses expériences personnelles.

V. La religion et la morale.

Nos œuvres ne sont qu’un amas de ruines, qu’un vieux matériel de démolition ; elles ne font que rappeler notre grandeur passée, la grandeur de l’homme avant la chute. Notre activité entière est inutile à notre religion. Mais la foi ou confiance nous justifie ; elle est le trait d’union entre l’âme et Dieu ; elle est notre religion. Voilà ce que nous venons de voir. Tout naturellement, une question se

pose : en quel rapport exact nos œuvres sont-elles avec notre justification ? Quelles sont chez Luther les relations entre la religion et la morale ?

Nous aurons deux paragraphes : 1° La loi et l’Évangile ; — 2° Au-dessus de la morale. Dans le premier, en mettant la Loi en face de l’Évangile, les œuvres en face de la foi, nous achèverons de voir que pour notre vie religieuse les œuvres bonnes sont absolument inutiles. Dans le second, nous verrons que théorie et déclarations de Luther sur la foi et les œuvres ont une portée beaucoup plus redoutable : de même que nos œuvres bonnes ne servent en rien à notre justification, ainsi nos œuvres mauvaises ne vont pas nécessairement contre elle : justification et péché, péché même personnel, peuvent coexister en nous.

I. LA LOI et V évangile, — Entre la Loi et l’Évangile, Luther met une opposition irréductible.

Opposition entre la Loi et l’Évangile.

Le protestant

Loofs dit : « Dans l’opposition entre la Loi et l’Évangile se trouve la divergence fondamentale entre la conception luthérienne et la conception catholique du christianisme. » Leitfaden…, 1906, p. 722 ; cf. p. 770-773. C’est fort juste. Pour Luther, la Loi, c’est la directrice de notre activité, le frein de la concupiscence, d’une concupiscence invincible ; l’Évangile, c’est l’excitant de notre foi. Entre la Loi et l’Évan gile, l’opposition ne peut donc être qu’irréductible. Cette opposition à la main, Luther va faire détruire par Jésus-Christ toute la loi de Moïse, le Décalogue y compris. « L’Évangile n’enseigne pas ce que nous devons faire ; c’est là l’objet de la Loi. » W., t. xl b, p. 248, 14 (1532). Voilà ce que Luther enseigne en mille endroits de ses écrits. L’Évangile, dit-il, a rendu la liberté à l’homme. Assurément, mais quelle liberté ? Non pas le libre arbitre, la faculté de se décider entre le bien et le mal ; cette faculté, Luther, à partir de 1516, ne cessa de la dénier à l’homme avec violence. La nouvelle liberté du chrétien, c’était la liberté à l’endroit des prescriptions de la Loi.

2° De quelle loi s’agil-il ? — C’est peut-être ici le point où l’on voit le mieux combien Luther a malencontreusement dépassé l’augustinisme catholique. Impossibilité d’accomplir la Loi au point d’avoir « la justice parfaite *, opposition entre la Loi de Moïse et l’Évangile de Jésus-Christ, autres antithèses entre l’Ancien et le Nouveau Testament, ce ne sont guère là chez les augustiniens catholiques que des théories théologiques bizarres peut-être, mais grandioses, et en tout cas assez inofïensives. A la place, Luther a mis d’autres théories, qui vont à la destruction de toute morale. Quand il parle de l’impossibilité d’accomplir la Loi, il ne s’agit plus seulement d’une conception théologique sur la possibilité du parfait amour de Dieu ; il s’agit de l’Impuissance radicale ou est l’homme de faire le bien : quand, ailleurs, il parle de l’inutilité de la Loi, ce ne sont pas seulement les préceptes cérémoniels de l’An cien Testament qu’il a en vue. préceptes qui de fait sont abolis dans le Nouveau ; pour lui, la partie universelle de la Loi est abolie aussi bien que l’autre, c Ce ne sont pas seulement les préceptes cérémoniels qui ne sont pas une loi bonne et où ne se trouve pas la vie ; il en est ainsi du Décalogue lui-même, ri de tout ce qui peut s’enseigner et se prescrire au dedans et audehors. Une loi bonne et ou se trouve la vie, c’est la charité de Dieu répandue parle Saint-Esprit dans nos cœurs. , 1. 1, p. 228, thèses 82-84 (1517).

C’est déjà l’autonomie kantienne de la conscience morale. Il n’y a plus de loi qui l’Impose a nous, ni du

dehors, ni même du dedans : par la toi. nous devenons

la loi vivante, qui se dirige a son « ré, notre gré étant désormais toujours ce qu’il doit Être.

Le second Commentaire sur l’Épttre mn Oalatei rempli de passages de ce genre. Voici en ce

sens l’un des plus caractéristiques. Comment la loi a-t-elle été abrogée, se demande Luther ? Il répond : Elle l’a été tout entière, sans réserve, de sorte qu’elle ne peut plus ni accuser, ni tourmenter le fidèle ; doctrine de la plus haute importance, qu’il faut prêcher sur les toits ; « car elle porte la consolation dans les consciences, surtout aux heures où l’effroi nous oppresse. Je l’ai dit souvent, et je le répète encore, car on ne le dira jamais assez : le chrétien qui saisit par la foi le bienfait du Christ est absolument au-dessus de toute loi ; il est affranchi de toute obligation à l’endroit de la loi… » Et Luther précise : Lorsque Thomas et les autres théologiens de l’École parlent de l’abrogation de la loi de Moïse, ils disent que ce sont les lois judiciaires et cérémonielles des Juifs qui ont été abrogées, mais qu’il n’en est pas ainsi des lois morales. Ils ne savent pas ce qu’ils disent. Pour toi, quand tu traites de l’abolition de la loi, pense avant tout à la loi proprement dite, à la loi spirituelle ; prends la loi dans toute son étendue ; ne distingue pas entre lois judiciaires, lois cérémonielles et lois morales. Lorsque saint Paul dit que par Jésus-Christ nous sommes délivrés de la malédiction de la Loi, évidemment il entend toute la loi, et avant tout la loi morale ; car c’est même elle seule (et non les deux autres catégories) qui accuse, maudit et condamne la conscience. Nous disons doncque là où le Christ règne par sa grâce, le Décalogue n’a plus aucun droit d’accuser et d’effrayer la conscience. » W., t. xl, a, p. 670, 15-672.

Qu’à l’envolée de l’âme vers Dieu, la loi naturelle elle-même soit un obstacle fort dangereux, c’est ce que l’on peut déjà conclure de ce que Luther nous a dit du Décalogue. Mais ailleurs il le proclame plus directement encore. Sans doute la loi naturelle est écrite en nous, et la raison suffit à nous la faire connaître : Luther aime à citer sur ce point le mot de saint Paul. Toutefois, il n’est pas difficile de trouver chez lui en sens contraire des déclarations d’un nominalisme et d’un pessimisme menant également au scepticisme. On y apprend que le bien et le mal dépendent uniquement de la volonté de Dieu. Pour savoir ce qui est bien ou mal, il nous faut donc une révélation, soit par la Bible, soit par des illuminations intérieures. W., 1. 1. p. 229, 2 (1520) ; t. xxiv, p. 258, 14 (1527) ; W. Walt lier. Die christliche Sittlichkcit nacli Luther, 1909, p. 3, 4. D’ailleurs, pour l’homme déchu, la loi naturelle est devenue un fardeau trop lourd ; même après la justification, l’homme demeure radicalement Incapabl l’accomplir.

Bref, tout ce qui s’impose à nous, tout ce qui a un caractère de coercition, tout cela est haïssable. Aus^ :. sans distinguer entre loi de Moïse, loi de l’Évangile, loi naturelle, Luther éprouve-t-il une joie débordante, un plaisir sauvage à frapper sur « la Loi », à la faire voler en morceaux. « La Loi ne peut que donner la mort. Elle n’est ni bonne ni utile, mais simplement nuisible… Dans son fond, elle n’est que mort et poison. » Erl., t. ix, p. 238, 239 (1527).

Dans la vie de l’âme, il est un acte d’une grandeur absolument à part, c’est l’acte d’amour de Dieu. Pas plus que les autres, cet acte n’échappera aux attaques de Luther. D’abord, c’est un acte qui regarde le Dieu caché, le Dieu avec qui la révélation n’a rien a voir :

Ume Dieu dans ses créatures, dit-il en chaire en

1523 ; il ne veut pas que tu l’aimes dans sa majesté

W.. t. i. p. 189, ’!  : voir aussi, t. u. p, 111.. : t i I Puis c’est un acte, un acte vicié, et la foi suffit ; c’est un acte commande, et la loi est opposée a l’Kvan - Nos sophistes, dit-il, enseignent que pour justifier, la fol doit être formée pur Ut chtwtti, <.e n’est pas la la

vérité, mais une fausse apparence, nue falsification de ii véritable Évangile, c’est que les œuvres

ni la charité ne sont l’ornement ou la perfection de la 1243

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LUTHER. AU-DESSUS DE LA MORALE

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foi… La foi qui justifie, c’est celle qui s’attache au Christ, Fils de Dieu, celle qui est ornée du Christ, et non celle qui renferme la charité. V., t. xl a, p. 164, 1 5, (1535). « Si la foi est formée par la charité, ce seront avant tout nos œuvres que Dieu regardera, nos œuvres, c’est-à-dire nous-mêmes. Loi et promesse, foi et œuvres sont aux antipodes les unes des autres. » W., t. xui, p. 565, 5 (1538 ?)

Ainsi, l’acte d’amour de Dieu a deux tares : produit d’une activité viciée, il est mauvais ; commandé par une loi, il va contre la spontanéité du chrétien selon l’Évangile. Pour vivre et progresser, la foi n’a que faire d’être aidée par l’amour.

Partout, chez Luther, on sent la joie de déprécier la Loi et nos œuvres, de les déclarer inutiles, nuisibles même à notre justification et à notre salut. Osons le dire : les accents de Luther contre la Loi et les œuvres ne sont pas d’un théologien. Cà et là, le ton y dénote une passion tellement vraie et sincère qu’il est même impossible de n’y voir que les cris d’un tribun. On y sent l’homme qui se souvient d’un horrible passé, où la Loi a pesé lourdement sur ses épaules, où elle lui a causé d’affreuses tortures. Tortures méritées ou tortures d’une conscience scrupuleuse, peu importe ici ; comme on l’a vii, il doit y avoir eu de l’un et de l’autre. Mais ce qui ressort des attaques violentes que l’on vient de lire, c’est qu’elles sont avant tout des documents vécus : le souvenir.de la Loi, c’était vraiment pour Luther le souvenir du bourreau.

Aux attaques de Luther contre la Loi, on a donné deux sens. Le premier est celui de la plupart des protestants, du moins jusqu’à ces dernières années. Pour notre justification, nos œuvres sont absolument inutiles : si nous nous appuyons sur elles, elles deviendront même nuisibles. Mais dans la dépréciation de Luther à l’endroit des œuvres, il faut s’arrêter là ; c’est une calomnie des « Romains » que de le montrer nous poussant à faire le mal ou nous disant du moins que pour notre union avec Dieu ce mal est inoffensif. Le langage de Luther peut être violent ; mais ni dans sa théorie de la justification, ni dans ses paroles, rien ne permet de conclure à la séparation entre la religion et la morale ; au contraire, la foi justifiante, la confiance filiale maintiennent notre activité dans les cadres de la loi de Dieu.

La logique de la théorie de la justification, les déclarations de Luther ne permettent pas de s’arrêter à cette explication. C’est ce que nous allons voir maintenant.

II. AU-DESSUS DE LA MORALE.

Si viciée que soit notre activité, si inutile qu’elle soit pour notre foi justifiante, elle n’en subsiste pas moins toujours ; elle est vivante et par là même beaucoup plus dangereuse. Nos énergies sont une ménagerie ; que va-t-on faire de cette collection de bêtes fauves ; va-t-on les laisser sans dompteur, toutes portes ouvertes ?

Par un bon sens à la foi catholique et humain, par déférence pour les autorités temporelles et pour l’opinion publique, Luther est porté à maintenir la soumission aux lois de la morale. Mais par une impulsion profonde, par la logique de sa théorie, il est violemment entraîné à se mettre au-dessus de ces lois, lui et ceux qui suivront sa doctrine. Il est fort curieux, ou pour parler plus exactement, il est angoissant, effrayant de le voir ainsi tiraillé, torturé par ces deux tendances contraires.

Souvent, il se borne à parler le langage traditionnel, le langage catholique ; il expose la nécessité d’obéir aux commandements de Dieu. C’est ainsi qu’il en use dans ses sermons et surtout dans ses deux Catéchismes (1529). Dans son Grand catéchisme, il n’a pas un mot sur la théorie du serf arbitre, clef de voûte de toutes ses vues sur la justification. Et ce seront ces deux écrits, le

Traité du serf arbitre et le Grand catéchisme, que plus tard il unira pour les reconnaître comme les seuls fils légitimes de sa pensée 1 Enders, t. xi, p. 247, 9 (1537)

Mais, malgré qu’il en eût, il lui fallait pourtant en arriver à mettre sa théorie favorite en face des œuvres, en arriver à dire si oui ou non, en vertu de la foi justifiante, l’homme était obligé de réglementer, de canaliser son activité. — Quand se présente la confrontation entre sa théorie et les œuvres, il hasarde jusqu’à quatre explications, allant de l’une à l’autre sans peut-être remarquer les contradictions qu’elles ont entre elles.

l°Les quatre explications de Luther sur les rapports <lc la foi et de la morale. — 1. Çà et là, Luther représente les œuvres comme une condition de l’arrivée ou du maintien de la foi en nous, ou, suivant l’expression de Loofs. comme « une préparation négative » à la foi. F. Loofs, Leilfaden.., 1906,. p. 721. Mais cette explication allait directement à nier la corruption radicale de notre activité et l’inutilité totale de nos œuvres pour notre justification. Il faut reconnaître du reste qu’il ne la présente que d’une manière incidente et timide ; il y insiste peu. Enders, 1. 1, p. 408 (1519) ; W., t. vi, p. 210, "k 249, 9 ; t. ix, p. 235, 14 ; 274, 27 (1520) ; t. xii. p. 386, 8 (1523) ; Erl., t. xiii, p. 146-148(1537) ; W., t. ii, p. 179, 18 (1546).

Beaucoup plus fréquemment, quand il lui faut confronter sa théorie et les œuvres, il s’arrête à trois autres explications. La première, c’est que la foi produit inéluctablement les œuvres. La seconde, c’est que de soi aucun acte n’est bon ni mauvais : d’un homme mauvais, du non-justifié, tous les actes sont mauvais ; du justifié, tous les actes sont bons. La troisième, c’est que le justifié commît-il des actes mauvais, il ne cesserait pas d’être en grâce avec Dieu : il n’a pas à se préoccuper d’éviter le mal.

2. La foi produit inéluctablement des œuvres bonnes : très volontiers, Luther revient à cette affirmation. En 1536, dans son entretien théologique avec Mélanchthon, il la précisera et l’accentuera : On ne dit pas : « Le soleil doit briller ; un arbre bon doit produire de « bons fruits ; sept et trois doivent faire dix. » C’est un fait que le soleil brille, que le bon arbre produit de bons fruits, et que sept et trois font dix. » Erl.. t. lvui. p. 354 ; T. R., t. vi, n. 6727. L’année suivante, il disait dans une dispute théologique : « Comme le dit saint Augustin, pour sept et trois, ce n’est pas un devoir de faire dix ; ils font dix. » P. Drews, p. 116, thèse 21. Inutile d’ajouterquece n’est pas à cet objet que s’applique la comparaison d’Augustin ! Il dit que Dieu i ne doit pas posséder la sagesse, mais que de fait il la possède r>. Epist., clxii, 2. Pour le bon arbre qui produit de bons fruits, la comparaison est de Jésus-Christ lui-même. Mais Jésus-Christ n’a jamais parlé contre notre liberté, il n’a jamais dit que l’observation des commandements était inutile au salut. Comme toute comparaison, celle-ci ne s’applique pas de tous points. Un homme n’est pas un arbre. Et pour le bon arbre lui-même, ne lui arriverat-il jamais de produire des fruits mauvais ? D’ailleurs, le but de la comparaison de Jésus-Christ, c’était d’opposer les actes aux paroles : ne jugez pas quelqu’un sur des paroles, sur des dehors mielleux et hypocrites ; jugez-les sur sa conduite.

Mais avec sa théorie du serf arbitre, Luther était constamment porté à voir dans l’homme un automate. « Dans sa théologie, dit Kœstlin, la foi et l’Esprit-Saint engendrent nécessairement en nous l’amour de Dieu, puis l’amour du prochain et toutes les bonnes œuvres. » Luthers Théologie, 1906, t. ii, p. 206. Partout, on sent Luther poussé par des impulsions violentes, qui se terminent à la négation farouche de la liberté. Sans doute aussi, cette explication était-elle quelque peu influencée par des vues antérieures.

124 !

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LUTHER. AU-DESSUS DE LA MORALE

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Platon avait estimé que la science du bien en entraînait la pratique. Depuis Denys l’Aréopagite, la comparaison du soleil répandant nécessairement la lumière était partout chez les théologiens et les mystiques. Mais ce n’est pas à l’accord des œuvres avec la foi que Denys l’applique ; c’est à la bonté de Dieu se répandant dans tous les êtres. Cette production des œuvres par la foi lui avait été aussi quelque peu enseigné. 1, par Staupitz. N. Paulus, Historisches Jahrbuch, 1891, p. 309-346. Malheureusement, cet enchaînement ne répond ni à la révélation ni à l’expérience. Foi et confiance en Dieu ne signifient ni ne produisent nécessairement l’harmonie de notre activité avec la loi de Dieu.

3. Souvent, Luther s’échappe vers une autre explication ; déjà on la sent poindre dans plusieurs des textes où il nous montre les œuvres découlant infailliblement de la foi. Mais elle est infiniment plus hardie ; d’un bond, elle nous mène au seuil du panthéisme de Hegel. En soi, dit Luther, aucun acte n’est bon ni mauvais. Tant vaut l’homme, tant valent ses actes ; c’est nous seuls, ce sont nos dispositions qui font le bien et le mal de nos œuvres. Si l’homme n’est pas justifié, toutes ses œuvres sont mauvaises ; si, au contraire, il est justifié, toutes sont bonnes ; ou, du moins, puisque la concupiscence est toujours là pour les vicier, elles sont toutes réputées bonnes.

A la fin de 1520, il dit dans son célèbre traité De la liberté du chrétien : « Ce ne sont pas les œuvres bonnes qui rendent l’homme bon ; c’est l’homme bon qui rend ses œuvres bonnes. Ce ne sont pas les œuvres mauvaises qui rendent l’homme mauvais ; c’est l’homme mauvais qui rend ses œuvres mauvaises. » W., t. vii, p. 32, 6 ; 61, 27 ; Kuhn, p. 49 ; Cristiani, p. 50. Et en 1531, dans son second Commentaire sur V Epitre aux Galates : « C’est une erreur pernicieuse des sophistes (c’est-à-dire des catholiques) que de distinguer les péchés d’après le fait et non d’après la personne. Pour le croyant, le péché est le même et aussi grand que pojr l’incroyant, mais ai croyant il est remis et non imputé ; à l’incroyant il est retenu et imputé. Pour le croyant, il est véniel : pour l’incroyant, il est mortel. Cette différence ne vient pas de ce qu’en soi le péché du croyant est moindre, et celui de l’incroyant plus grand ; elle ne tient pas aux péchés, elle tient aux personnes. » W., t. xl b, p. 95. Cinq ans après, avec plus de décision encore, il disait dans son entretien théologique avec Mélanchthon : « Si les vertus et les œuvres de Paul étaient justes, c’était que lui-même était juste. C’est à cause de la personne que l’œuvre plaît ou déplaît. » Erl., t. i.vm, p. 354 ; T. R., t. vi. n. 6727.

Ainsi présentée, la théorie est très simple et très harmonieuse : l’homme fait la morale de ses actes. Le Dieu du nominalisme fixe la morale comme il lui plaît ; créé à l’image de ce Dieu, c’e.t suivant ses dispositions intimes que l’homme façonne la pâte de la moralité. Ce qui porte à croire que c’était bien là la pensée, ou, pour mieux dire, la tendance profonde de Luther, c’est que pour le non-justifié, il garda toujours cette explication : dans le non-justifié, toutes les actions sont mauvaises ; pour cet homme, honorer son père ou le tuer sont deux péchés mortels.

I i contre-partie apparaît monstrueuse : pour le Justifié, pour celui qui aura la foi, un assassinat, un parricide va-t il donc devenir un acte bon et digne de louange 7 Que l’on inédite bien le passage suivant, d’un sermon de 1525, et l’on se demandera si Luther était si éloigné de cette conclusion, il explique ta recommandation de saint Paul a Timothée d’avoir la charité venant d’un coeur pur. d’une bonne

conscience et d’une foi sincère i, Il n’est pas possible, dit-il, de se débarrasser des pensées Impures ; qu’on

en chasse une, il en vient cent autres. « Avoir le cœur pur, conclut-il, ce n’est donc pas exclusivement ne rien penser d’impur ; c’est recevoir de Dieu une illumination et acquérir ainsi la certitude que dans la loi il y a rien pour souiller notre conscience. Ainsi le chrétien en arrive à savoir que V observance ou l’inobservance de la loi ne lui nuit en rien ; que s’il fait ce qui est défendu ou omet ce qui est prescrit, il n’y a pas là pour lui de péché. Il ne peut pas pécher, parce que son cœur est pur. Au contraire, un cœur impur se salit et pèche en tout. » W., t. xvii, p. 111, 18.

Cet abandon d’une moralité objective, d’actes de soi bons ou mauvais, allait contre le principe même d’où partaient les trois autres explications sur les rapports entre la foi justifiante et la morale, à savoir l’existence d’actes de soi moraux ou immoraux. Mais pour Luther, cette contradiction importait peu ; partout et toujours, ce qui le préoccupe avant tout, ce n’est pas la pensée, ce sont les conclusions. Or ici, la conclusion à tirer, c’était que le joug de la morale n’était pas tolérable.

4. Jusqu’à présent, nous avons vu Luther essayer tant bien que mal de joindre la foi et la morale, l’intelligence et la volonté. Mais les explications qu’il donne à cette fin sont par trop caduques. Des œuvres radicalement viciées ne sauraient être une condition de la foi ; l’enchaînement infaillible des œuvras à la foi est une affirmation gratuite ; la négation d’actes de soi moraux ou immoraux est une monstruosité. Luther le sentait. C’est pourquoi, assez souvent, surtout dans ses moments de spontanéité, il s’échappe vers une quatrième vue : actes moraux, actes immoraux, obligation de faire le bien et d’éviter le mal, ojut cela peut exister ou a pu exister ; mais le justifié n’a pas à s’en préoccuper. — Que cette idée se soit vraiment présentée à lui, bien plus, qu’elle résidât dans les profondeurs de son âme, qu’elle le hantât, on peut déjà le conclure de ses diatribes contre la Loi. Mais, en outre, nous avons de lui en ce sens des paroles troublantes, des attitudes étranges.

En 1518, il dit dans son Sermon sur la triple justice : « La justice du Christ nous vient par la foi. Qui possède cette justice, même s’il vient à pécher, n’esl pas condamné. » W., t. ii, p. 45, 5, 9.

Pour Luther, l’année 1520 fut l’année de l’enivrement, de l’enthousiasme. Alors, il déclarera que pour entendre infailliblement la Bible, pour posséder l’intégrité de la doctrine révélée, il suffit d’un peu de bonne volonté et des lumières d’un enfant ; alors il ne songe pas à la nécessité d’une Église, d’une communauté quelconque ; alors il dit hardiment à Léon X qu’il « ne peut tolérer de règles pour interpréter la parole de Dieu ». W., t. vii, p. 47, 29 (oct. 1520) : alors, il est tout entier à son individualisme mystique, tout entier à sa joie d’entendre la Parole résonner au fond de son âme. Et cette Parole intérieure, que lui dit-elle ? Foi, foi, confiance, confiance ; foi seule, confiance sans préoccupation ; délaissement de toutes ces œuvres dont la hantise l’a si longtemps et si cruellement tourmenté ; épanouissement de l’âme en un Dieu miséricordieux. Une Eglise venant l’encadrer, le resserrer avec des coercitions intellectuelles et légales, une règle morale venant diriger, brider sa volonté, tout cela le restreint, le guindé Jusque dans ses allures ; tout cela est inutile et odieux.

oilà la grande nouveauté, la grande découverte qui mettait Luther au comble de la joie. Pour célébra cette découverte, il B des pages d’un lyrisme étrange. Désormais, il en avait donc fini avec le joug de la loi et les tourments de la conscience. Voilà l’Évangile, C’esl ; < dire la Monne Nouvelle qu’il venait annoncer au nom de Dieu. Depuis des siècles, cette

vérité était restée cachée ; la pauvre humanité.i Mit 1247

    1. LUTHER##


LUTHER. AU-DESSUS DE LA MORALE

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été courbée par l’Eglise romaine sous le joug inutile et pesant de la pénitence, sous l’obligation de tendre à la perfection par des œuvres personnelles. Luther, au contraire, venait lui apprendre à se cacher sous l’aile de Jésus-Christ, à s’envoler par la confiance, par le sentiment, dans une douce rêverie, jusqu’au pied du trône de Dieu.

Alors aussi, l’indépendance du nouveau prophète à l’endroit de toute loi morale est affirmée sans ambages ; pareille à un enfant nu qui prend de joyeux ébats sur un tapis mo : lieux, elle étale candidement son impudeur.

Le 6 octobre, Luther lance un pamphlet violent, la Captivité de Babylone, l’un de ses grands écrits réformateurs. Il y dit : « Tu vois comme le chrétien est riche ; même en le voulant, il ne peut perdre son salut par les plus grands péchés, à moins qu’il ne refuse de croire. L’incrédulité mise à part, il n’y a pas de péchés qui puissent le damner. Si la foi retourne aux promesses que Dieu a faites au baptisé, ou qu’elle ne s’en écarte pas, en un instant tous les péchés sont absorbés par elle, ou plutôt par la véracité divine ; car, si tu confesses Dieu et que tu t’abandonnes avec confiance à ses promesses, il ne peut se renier lui-même. » W., t.vi, p. 529, 11. L’année suivante, dans le calme de la "Wartbourg, il écrit à Mélanchthon ; c’est la même note que dans l’écrit public, sinon qu’elle est encore peut-être plus accentuée.. « Sois pécheur et pèche fortement, mais confie-toi et réjouis-toi plus fortement dans le Christ, vainqueur du péché, de la mort et du monde. Tant que nous serons ici-bas, il faut que le péché existe… Il nous suffit d’avoir reconnu l’Agneau qui porte les péchés du monde ; alors le péché ne pourra nous détacher de lui, irions-nous avec des femmes mille fois en un jour, ou y tuerions-nous mille de nos semblables. » Enders, t. iii, p. 208 (1 er août 1521).

Sur ce texte et autres semblables, pourrais-je essayer de terminer enfin une controverse séculaire ? Voici le texte original : Esto peccator et pecca fortiter, sed fortius ftde et garde in Christo, qui Victor est peccati, mortis et mundi. Peccandum est, quamdiu sic sumus ; vita hœc non est habitatio juslitiæ, sed exspectamus, ait Petrus, ccelos novos et terram novam in quibus justifia habitat. Sufficit qued agnovimus per divitias glorise Dei agnum, qui tollit peccatum mundi ; ab hoc non avellet nos peccatum, eliamsi millies, milites uno die fornicemur aut occidamus.

Pour millies millies j’ai mieux aimé reproduire la traduction courante : mille fois. Peut-être faudrait-il plutôt traduire par : un million. Ainsi, dans la Vulgate, saint Jérôme écrit : « Millia millium minislrabant ei ; mille milliers [d’anges] le servaient. » Daniel, vii, 10.

Mais j’ai hâte d’en arriver à la question capitale : s’agit-il ici de péchés qu’une foi ou confiance subséquente aurait amené Dieu à nous pardonner ? Oui, dit M. Norbert "Weiss, directeur du Bulletin du Protestantisme français : « Pour tout esprit non prévenu…, pour quiconque lit ces paroles sans prévention, Luther veut dire : Quand même tu serais un très grand pécheur, et que, par impossible, tu aurais commis en un jour mille paillardises ou meurtres, la grâce de Dieu en Jésus-Christ, agneau sans tache, offert pour notre rédemption, est encore plus grande. » Intermédiaire, 10 mars 1918, p. 224 ; Bulletin du Pr. fr., janvier-mars, 1918, p. 79. Ainsi (si je comprends bien), vienne la confiance en Dieu ; elle comportera le regret des fautes commises ; de nouveau nous serons donc en grâce avec lui. Nous avons ici trois moments : 1° Un jour (prenons le 1 er août 1521), quelqu’un commet un millier de fornications ou d’homicides : Etiamsi millies, millies uno die fornicemur aut occidamus ; 2° Le lendemain, 2 août, il a la foi justifiante : Agnovimus agnum ; 3° Avec cette foi, il devient ou

redevient l’ami de Dieu et l’héritier du ciel : Ab hoc (agno) non avellet nos peccatum. Sous-entendezqu elle la foi amène l’amour de Dieu, et le tout est on ne peut plus catholique romain !

Mais, malheureusement, ce n’est pas là le sens de la lettre de Luther. Il est trop certain que, dans ce passage, les deux premiers moments de la justification catholique sont intervertis : 1° Quelqu’un a la foi justifiante ; 2° Il commet un millier de fornications ou d’homicides ; 3° Au milieu de ces déportements, il peut garder la foi justifiante, et par conséquent rester l’ami et l’héritier de Dieu. Copiant l’expression de M. Weiss, je ne crains pas de dire : « Pour quiconque lit ces paroles sans prévention, » voilà le sens des paroles de Luther.

Entre les protestants qui, autrefois du moins, traduisaient comme M. Weiss, et les catholiques, qui décidera ? Je ne.vois qu’un tribunal, celui de la grammaire latine. Luther commence par supposer que nous avons la foi : « Agnovimus agnum ; nous avons reconnu l’agneau. » C’est un fait acquis, exprimé par le parfait de l’indicatif. Voilà l’état : la foi justifiante. 2° Vient ensuite une supposition, la supposition d’un fait nouveau : elle est au mode potentiel. Riemann et Lejay, Syntaxe latine, § 206. Ce fait nouveau ce serait un millier de fornications ou d’homicides. 3° Que s’ensuivra-t-il ? « Nous n’en serons pas séparés de l’agneau : ab hoc non avellet nos peccatum. »

M. Weiss traduit : Etiamsi fornicemur aut occidamus », par : « Quand même tu aurais commis. » C’est traduire le mode potentiel absolument comme le mode irréel du passé 1 Riemann et Lejay, § 207.

Et que l’on ne vienne pas dire : « Mais ailleurs Luther enseigne que la foi ou confiance entraîne infailliblement les œuvres. » Il suffit de lire le présent texte pour voir qu’ici il abandonne cette prétendue connexion. D’ailleurs, si je me suis arrêté à ce texte, c’est qu’il est connu et comme passé en proverbe. Mais pour montrer chez Luther la disjonction entre la religion et la morale, les deux textes précédemment cités et ceux qui vont suivre sont tout aussi caractéristiques, et peut-être d’une clarté plus nette encore.

Mélanchthon, le grand humaniste, devait apparemment comprendre le sens des mots latins dont il se servait. Or, au mois de décembre 1521, il faisait paraître la première édition de ses Loci communes, le manuel de théologie de la Réforme naissante. Il y explique, lui aussi, que la Loi tout entière y compris le décalogue, est abrogée. Seulement, dit-il, « ceux qui sont dans le Christ sont attirés par l’esprit à accomplir la loi. » C. R., t. xxi, col. 196, n. 109, 1. 25. Très bien ; mais enfin si ces croyants ne l’accomplissaient pas ? Mélanchthon répond : « La loi est abrogée non pour qu’on ne l’accomplisse pas, mais pour que, même non accomplie, elle ne condamne pas. » Ibid., col. 197. n. 111, 1. 18 ; répété timidement dans l’édition de 1535. ibid., col. 459, ce passage a complètement disparu dans celles de 1543 et années suivantes. Ainsi, 1° « l’attirance » à accomplir la Loi n’est pas une nécessité : 2° Si le justifié n’obéit pas à cette attirance, et qu’il transgresse la Loi, il ne s’ensuit pas qu’il soit condamné. »

Dans la suite, Luther se contiendra davantage. Toute sa vie pourtant, sa pensée sur ce point restera celle de 1520 et de 1521. Même après sa descente de la Wartbourg (1 er mars 1522) et les luttes qui suivront, même après sa querelle de 1537 avec Agricola, qui l’effraiera en tirant de sa théorie une partie des conséquences logiques qu’elle contenait, il continuera d’user à l’endroit des œuvres à peu près de la même langue que jadis. En 1530, à Jérôme Weller, son élève de prédilection, il conseillera de narguer le diable « en

faisant quelque bon péché, en éloignant de ses yeux et de son esprit le Décalogue tout entier. » Enders, t. viii, p. 160, 161.

En 1532, il disait dans un sermon : « Hormis l’incrédulité, il n’y a plus de péchés ; tout le resté, des babioles. Quand mon petit Jeannot va faire caca dans un coin, on en rit et c’est fini. Fides facit ut slercus non feteat. Résumé des résumés : l’incrédulité est l’unique péché envers le Fils. » W., t. xxxvi, p. 183, 7. Tout ce sermon développe la même pensée.

Le texte porte : « Hormis l’incrédulité, il n’y a plus de péchés ; tout le reste, ce sont des péchés de M. Simon. » Qu’est-ce que ce M. Simon et ses péchés ? Le commentateur met ea note : « Par là, Luther entend de petits péchés insignifiants. » C’est bien cela ; mais pourquoi est-ce M. Simon qui a la spécialité de cette sorte de péchés ? En 1523, dans un sermon aussi, Luther avait employé le même proverbe ; là, le même commentateur donne des renseignements plus précis. W., t. xiv, p. 127, 16. On en trouve d’autres dans les dictionnaires de Lexer et de Grimm. Simon, c’est Siemann, et Siemann c’est un mot composé de Sie, Elle et de Mann, Lui. Siemann, c’est donc un hommefemme, un homme « sous la pantoufle » de sa femme, un homme dans le ménage de qui « la femme porte la’culotte », un benêt, un bêta. Puis, la comparaison avec le petit Jeannot rend la pensée de plus en plus claire. Les péchés du justifié, c’est peut-être de l’ordure, mais c’est l’ordure d’un enfant de la maison. Si l’on garde la foi, cette ordure ne saurait empêcher de demeurer l’enfant chéri de Dieu, et d’avoir part à l’héritage du ciel.

Luther trouvait cette comparaison lumineuse. Quelques semaines après, il la développait à table : N’est-il pas désolant, disait-il, de nous voir accorder tant d’importance à nos péchés ? Pourquoi ne pas estimer notre baptême à l’égal d’un patrimoine ? Un prince a beau ch… dans son berceau, ; 7 n’en demeure pas moins prince, l’n enfant a beau ch… et p… dans sa culotte ou sur les genoux de son père, 17 n’en demeure pas moins l’héritier des biens paternels. Mon Jean ne met en avant que sa naissance ; je suis son père, dit-il : il est donc mon héritier. Ainsi ce n’est pas en nous qu’est notre justice ; si je ne suis pas pieux, le Christ n’en garde pas moins sa piété. » T. IL, t. ii, n. 1712. L’enchaînement reste toujours le même : 1. Quelqu’un a la foi justifiante ; 2. ensuite, il pèche :

il s’oublie dans sa culotte ou sur les genoux de son

père ; 3. il n’en garde pas moins son patrimoine : il reste prince, il reste l’héritier de son père. Ayons donc la foi, et nous pourrons tout à notre aise nous oublier sur les genoux de Dieu.

Si, « pour tout esprit non prévenu >, ces textes n’ont lias c sens, il faut renoncer à entendre jamais le latin ou l’allemand de Luther.

El quel peut bien être aussi le sens de cette conversation de Luther avec Catherine Bora ? Le Docteur demanda à sa femfne si elle croyait être sainte. Elle répondit avec étonnement : « Comment puis-je être sainte, moi une si grande pécheresse I Le I loetcur répliqua : « Voyez l’abomination papistique, comme « elle a empoisonné les âmes ; elle les a pénétrées jusqu’à la moelle des os. On ne peut plus voir que sa justice propre. Puis, se touillant vers sa femme,

il lui dit : Enfin, tu crois bien que tu es baptisée et « chrétienne ? Eh bien ! crois donc aussi que tu es

sainte… si tant de baptisés ne sont pas saints, c’est

qu ils ne croient pas au baptême ; ainsi, le baptême « n’est plus pour eux le baptême, i T. IL, t. iii, n. 203.’! b (1533).

Pour rejeter le sens des citations que l’on i.n I de lire, une formule superficielle ne saurait sultn

pas davantage un soubresaut d’indignation, n y a des

DICT. DE i moi.. CATHOL.

péchés qui « ne damnent pas » ; et ces péchés sont loin de se borner à de vagues impulsions lointaines, à « des mouvements de la nature contre la sainte vertu de pureté », comme dirait une pieuse religieuse ; ces péchés, « c’est un millier de paillardises en un jour ou autant d’homicides ».

Ce serait dans une école augustinienne d’extrême gauche que Luther aurait puisé sa théorie de la justification. Eh bien’. que l’on fouille les plus hardis des théologiens augustiniens du Moyen Age et de la Renaissance, Hugues de Saint-Victor, Seripando et autres, et que l’on cite d’eux des passages de ce genre 1 Jusque-là, nous gardons le droit de dire qu’entre l’augustinisme catholique et la théologie de Luther, il y a la distance d’un océan.

Luther, dira-t-on, est loin d’avoir toujours parlé ainsi. Assurément ; mais voit-on protestants et rationalistes feuilletant un François de Sales ou un Alphonse de Liguori ; et tout à coup, au milieu de mille pages de la plus pure inorale, en trouvant une seule de ce style 1

Les textes qui précèdent ne se prêtent pas à une union indissoluble de la religion et de la morale ; poulies interpréter en ce sens, il faut constamment oublier la langue latine et la langue allemande. Que l’on soumette à des latinistes le texte de la Captivité de Babylone : Christianus, etiam volens, non potest perdere salutem suam quantiscumque peccatis, nisi nolit credere. Nulla enim peccata eum possunt damnare, nisi sola incredulitas. W., t. vi, p. 529, 11. Que l’on soumette à des germanistes le sermon et le propos de table de 1532 : Non est peccatum amplius quam incredulitas, alia sunt herr Simons peccata, nt quando mein hensichen ynn den winckel scheust, des læht mon. F’ides facit, ut slercus non feteat. Summa summarum incredulitas peccatum solum in fdium. W., t. xxxvi, p. 183, 7 ; — Ein kindt bleibt hmres paternorum, ob es dem watter auf die schoss oder in die hosen scheisl und saicht. T. R., t. ii, n. 1712.

2° Points sur lesquels les explications de Luther se heurtent avec la morale. — Lorsque Luther met en présence sa théorie de la foi justifiante et la morale, voilà donc les trois explications auxquelles il a recours : la production infaillible des œuvres par la foi ; la production de la moralité de l’acte par le croyant lui-même ; l’insouciance à l’endroit de la morale, je ne m’arrête pas au passage où il représente les œuvres préparant à la foi : cette vue ne cadre pas avec sa théorie de l’inutilité des œuvres.

A la fin de cet exposé, il sera sans doute d’une clarté plus grande de montrer le point précis où chacune de ces explications se heurte avec la morale.

Toute morale a un Fondement, une condition et une conséquence. Le fondement, c’est la distinction i les actes bons et les actes mauvais, avec l’obligation de produire les bons et de s’abstenir des mauvais ; la condition, c’est la liberté ; la conséquence, c’esl la sanction. —Luther a gardé la sanction de la morale, le ciel ou l’enfer ; simplement, avec sa négation de la liberté, il en a fail une sanction arbitraire et tyrannie ] ne. — Il a détruit violemment la condition de I moral, la liberté. Cette négation, il est vrai, il n’a jamais osé la mettre nettement en face de l’obliga lion morale : toutefois, on la sent percer dans la première de ses esplical ions : la foi engendre nécessaire ment les œuvres D’ailleurs, toutes ses Inconsé quences ou habiletés ne le feront pas échapper à cette conclusion : qui n’a qu’un serf arbitre n’est pas vrai

ment responsable. - Il a ruiné le fondement même de l’obligation, la distinction entre le bien et le mal. Il est arrivé par plusieurs voies. t rondement de l’obligation, c’est l’Être même de fixant par son intelligence l’être « h i en atun

IX.

10 252

le développement normal de leur activité. Avec un l)icu nominaliste, Luther ne donne à notre obligation aucun fondement assuré : ce n’est pas des exigences profondes de la réalité qu’il l’ail dépendre l’obligation, c’est du bon plaisir de Dieu, ("est ce que l’on a vu au chapitre sur le nominalisme en général et ce que l’on verra au chapitre sur le nominalisme de Luther. Finalement, il s’arrêta à deux morales opposées : la morale privée, dont il demanda la règle à l’Évangile ; la inorale publique dont, sur les traces de Machiavel, il demanda la règle uniquement aux fins de l’État. Mais, par une tendance au panthéisme, il va souvent au delà de tout nominalisme ; il en arrive à déclarer que de soi il n’y a aucun acte bon ni mauvais. Devenu partie intégrante de Dieu et d’un Dieu nominaliste, l’homme lui aussi crée le bien et le mal. C’est sa seconde explication.

Puis, il se reprend. Sans doute, il y a des actes de soi bons ou mauvais ; il y a une morale. Mais pour ma religion et mon salut, il n’est pas nécessaire d’en pratiquer les préceptes. Cette pratique est impossible et inutile. Impossible : mon activité est totalement corrompue. Inutile : la foi suffit à me justifier ; pour mon union avec Dieu, la pratique de la morale est donc superflue, ou du moins elle n’est pas nécessaire. De même qu’une activité selon la Loi est inutile au salut, ainsi une activité contraire à la Loi n’est pas nuisible au salut. Sans doute, le justifié sera enclin à développer convenablement son activité ; mais si ce développement ne se produit pas « il suffira de reconnaître l’agneau qui porte les péchés du monde » ; le justifié « n’en demeurera pas moins l’héritier des biens paternels ». C’est la troisième explication de Luther.

Chez Luther, voilà donc la morale privée détachée de la religion. Dans la théologie luthérienne, cette disjonction ne s’est pas maintenue. Après ses luttes de 1537 contre Agricola, Luther lui-même l’énonça moins ; après la mort du Réformateur, Mélanchthon acheva de la faire disparaître de la théologie luthérienne. Mais enfin les faits sont les faits. Luther a-t-il écrit le passage et tenu les propos qu’on vient de lire ? Et ces passages, ces propos, de quand sont-ils ? Ils s’échelonnent entre 1518 et 1533 ; ils sont au zénith de son action réformatrice.

Pour la morale publique, Luther sera en un sens beaucoup plus audacieux encore : il lui donnera un but, un objet différents du but et de l’objet de la morale privée : entre l’Évangile et l’État, entre le chrétien et le citoyen, il mettra une opposition irréductible. Dans le luthéranisme, cette seconde disjonction s’est maintenue ; jusqu’à nos jours. Ci-après, col. 13Il sq.

VI. Le nominalisme et l’augustinisme de Luther. — De 1501 à 1512 environ, Luther a étudié le nominalisme et il a été initié à l’augustinisme. De 1513 à 1518, il a construit sa théorie de la justification.

Jetant un regard en arrière, résumons ce qu’il a fait de son nominalisme et de son augustinisme ; à propos de l’augustinisme, nous chercherons d’abord en quel rapport Luther est avec saint Paul.

I. LE Xo.vixalis.ve de LVTHER. — Le nominalisme, avons-nous vii, avait deux caractères fondamentaux : pour tout ce qui a trait à l’intelligence, il était pessimiste, sceptique, et dissolvant ; pour ce qui regarde la volonté, il était optimiste et semi-rationaliste. Luther repoussa violemment cette seconde tendance, ce à quoi put l’amener aussi son esprit de contradiction ; mais, sans peut-être se rendre compte d’où il tenait le scepticisme nominaliste, il le garda, le poussant même à des conséquences auxquelles les nominalistes n’avaient pas songé.

Avec nos forces naturelles, nous pouvons accom plir l’acte d’amour de Dieu par-dessus toutes choses et observer les commandements ; par là, et avec le seul concours général de Dieu dans l’ordre naturel, nous nous préparons à l’état de grâce : à partir des environs de 1515, Luther ne cessa de s’élever contreces propositions nominalistes.

lui 1519, il écrit au sujet de la dispute théologique qu’il venait de soutenir à Leipzig, contre Jean Éck : « Ce « théologisme », à qui je dois toutes les tortures de ma conscience, s’est évanoui dans cette dispute. » Puis, sur ce « théologisme » il donne des détails : « J’avais appris autrefois que le mérite était en partie de convenance, et en partie de justice ; qu’en faisant son possible, l’homme pouvait acquérir la grâce ; qu’il était capable d’écarter les obstacles à sa venue en nous, capable aussi de ne pas lui en opposer ; qu’il pouvait observer les commandements de Dieu quant à l’acte lui-même, quoique non selon l’intention du législateur ; que, dans l’œuvre du salut, le libre arbitre pouvait, par lui-même, choisir l’une ou l’autre de deux contradictoires ; que, par ses seules forces naturelles, la volonté pouvait aimer Dieu par-dessus tout ; que, par conséquent, tout en restant dans l’ordre naturel, l’homme pouvait accomplir l’acte d’amour, d’amitié de Dieu ; et autres monstruosités, qui sont pour ainsi dire les principes fondamentaux de la théologie scolastique. Elles remplissent les livres, et nos oreilles à tous en sont assourdies. » W., t. ii, p. 401, 20. C’est là comme un résumé de toute la doctrine nominaliste sur la nature et la grâce.

A voir Luther s’attaquant ainsi aux nominalistes, on serait donc porté à croire qu’il a violemment rompu avec eux. En réalité, en métaphysique et en logique, il est toujours resté occamiste. Il n’a pas de métaphysique. Comme philosophe, il ne connaît que le monde de la matière et de l’individuel. Il n’a pas de principes de logique, et il s’en glorifie ; pour lui, la logique n’est qu’un simple jeu de l’esprit. Il porta dans sa théologie ce manque de métaphysique et de logique.

Vers 1513, il en arriva à sa théorie de la justification par la foi : nature radicalement viciée ; confiance en Dieu et justification, survenant malgré le mal qui subsiste en nous. Nous avons vu les causes de cette théorie : augustinisme d’extrême gauche, impulsions allemandes, décadence de l’époque, état d’âme de Luther. Mais comment unira-t-il les pièces disparates de cet étrange assemblage ? C’est là que le nominalisme vint à son secours ; dans l’ordre de la nature et dans celui de la grâce, il lui avait appris à tout traiter avec un complet scepticisme.

Ici, deux grands principes du nominalisme lui vinrent particulièrement en aide. L’n principe de métaphysique : la réalité des êtres et des actes n’a aucune importance ; leur valeur dépend uniquement du bon plaisir de Dieu, de l’acceptation de Dieu ; dans l’ordre de la vérité et dans l’échelle des valeurs morales, Dieu peut tout bouleverser. Un principe de psychologie et de logique : l’intelligence humaine est incapable d’atteindre le vrai avec certitude ; aussi n’a-t-elle rien à voir dans les choses de la foi : entre la raison et la foi, il y a disjonction ou même souvent opposition flagrante. Dans ses spéculations ou mieux ses déclamations sur notre justification, sur les rapports entre la raison et la foi, Luther ne cessera de s’inspirer de ces deux principes ; simplement, au mot d’acceptation il substituera celui d’imputation. Il poussera même ces principes à leurs dernières conséquences ; ainsi, il ira encore plus loin que ses anciens maîtres. De droit, disaient les nominalistes, Dieu pourrait donner à un acte naturel un mérite surnaturel. De fait, dit Luther, il va plus loin encore ; à un homme dont la nature et la volonté demeurent mauvaises, il impute les mérites

de Jésus-Christ, et il l’appelle au ciel. Cette élection parait absurde. Mais la raison n’a rien à faire avec la foi ; plus elle trouve un dogme absurde, plus ce nous est une raison de l’accepter.

II. SAINT PAUL, SAINT AUGUSTIN ET LUTHER.

Dans les chapitres précédents, on a trouvé plusieurs comparaisons entre certaines idées de Luther et celles des principaux augustiniens du Moyen Age et de la Renaissance. Dresser pour chacun d’eux un tableau d’ensemble des ressemblances et des différences serait long et fastidieux. Mais pour saint Paul et pour saint Augustin, cette vue globale sera sans doute utile et intéressante.

Luther et saint Paul.

Paul et Jean étaient les

modèles de Luther. Comme Jean, Luther avait eu sa Pathmos, le château de la Wartbourg. Mais c’était à Paul surtout qu’il ressemblait. Comme lui, il avait eu son chemin de Damas, qui l’avait conduit au couvent ; comme lui.il avait eu ses ravissements. Ci-après, Luther et les mystiques, col. 1257. C’était même l’intuition d’un mot de saint Paul qui dominait toute sa théologie : « Dans l’Évangile nous est révélée une justice de Dieu qui vient de la foi. »

Or, en réalité, saint Paul a eu le sort de tous les inspirateurs de Luther : Luther l’a déformé dans le sens de ses impulsions. Sans doute, saint Paul a eu le sentiment profond du péché ; sans doute aussi ses fortes expressions contre la Loi peuvent dérouter un esprit inattentif et préoccupé. Mais saint Paul n’a jamais été un adhérent de la théorie de la justification sans les œuvres et par la foi seule.

Luther commence ainsi son Commentaire sur V Épi-Ire aux Romains : « L’idée capitale de cette épître est de détruire, d’arracher et de ruiner toute sagesse et toute justice de la chair, puis de planter, d’établir et d’exalter le péché. <.1. l’icker, t. ii, p. 1. La force créatrice du mal, voilà donc ce que, dès 1515, on trouve dans Luther ; voilà ce qui, désormais, sera le fond de sa pensée, et ce qui sera aussi le fond de la pensée allemande. W. Braun, Die Bedeutung der Concupiscenz in Luthers Leben und Lehre, 1908, p. 206 ; É. Boutroux, dans Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1914, 15 juin 1917 et surtout 15 juin 1916. L’Allemagne du Moyen Age ne connaissait pas cette conception : Eckhart lui-même, le hardi penseur du xiv c siècle, le Dante de l’Allemagne, au dire de Bilttnèr, son éditeur et admirateur (Meister Bckeharts Schriften und Predigten, l. i, 2e édit., léna, 1912, p. 1). Êckharl s’était tenu loin de ce pessimisme : c’est à Luther que l’Allemagne en doit l’éclosion, ou du moins la résurrection.

D’ailleurs, que l’idée capitale » de saint Paul dans son Épltre aux Romains ne soit pas de détruire toute sagesse de la chair. c’esl ce que de plus en plus l’on s’accorde à reconnaître, même parmi les exégètes du protestantisme allemand. De fait, saint Paul attribue quelque valeur à la sagesse simplement humaine : les païens, dit-il, ont connu ce que l’on peut savoir de Dieu. Rom., i. 19-21. L’activité

del’homme peut être bonne : Dieu rendra a chacun selon ses œuvres Gloire, honneur et paix à tout

homme qui fait le bien », dit l’Apôtre : et ici homme, ce peut être non seulement un Juif, mais un Gentil. Rom., u. 6, 1°. Dans cette épître, lien moins encore

i il deplanter, d’établir et d’exalter le péché ».

Faut-il, dit saint Paul, que nous demeurions dans le péché pour que I <lr’|.., iu i|, - |., ’Nous

qui sommes morts an péché, comment vivrions-nous encore dan li péché’Rom., vi, i 2.

Le péché demeure dans l’homme justifie’: voilà ce

que saint Paul n’a pas dit. et voila au contraire ce

qu’a partir de 1515, l.ullier a dit de pins en plus :

avoir, semble-t-il, adhéré a la théorie d uni double justice, justice en partie inhérente, en partie extérieure à nous, il parla de plus en plus d’une justice purement extérieure et imputée. « Nous sommes morts au péché, dit saint Paul ; comment vivrions-nous encore dans le péché ? » « Nous sommes en même temps pécheurs et justes ; pécheurs en fait ; justes par l’imputation et la promesse de Dieu » : cette déclaration de son Commentaire de 1515-1516, Ficker, t. ii, p. 108, 12, Luther ne cessera de la répéter. La théorie se couronnera par l’affirmation tranchante de notre serf arbitre, c’est-à-dire de notre automatisme en face de nos impulsions, de celles de la nature ambiante ou de celles de Dieu.

Devant l’océan du péché, s’avançant en vagues tumultueuses, Paul se redresse et s’élève, Luther se courbe et s’abat ; il se sent embourbé dans la fange. Puis, avec de grands airs, dont le Saxon dénué de bon sens ne sent pas le comique, il se met à chanter la confiance en Dieu, la confiance en la puissance et en la bonté d’un Dieu manichéen, d’un Dieu limité par un mal incurable et que pourtant il punira, d’un Dieu qui lui-même ne peut nous faire sortir de l’ordure, et qui pourtant nous reproche d’y demeurer, et qui, pour y être demeurés, damnera à jamais le plus grand nombre d’entre nous !

Sur la société religieuse et la société temporelle, Luther n’a pas davantage les vues de saint Paul. Paul a constamment dans l’esprit une communauté religieuse ; c’est elle qui est le corps du Christ. Dans son Épître aux Romains notamment, domine partout cette idée que l’homme fait partie d’un tout religieux. Aux Romains et aux Corinthiens, il n’oublie pas davantage de dire qu’ils font partie aussi d’un tout temporel. Son christianisme est un principe organisateur.

Celui de Luther est individualiste, avec des retours vagues et lointains vers la collectivité humaine. Sur l’Église, comme on le verra plus loin, il n’a jamais eu de notion quelque peu précise. Pour l’ordre civil, il l’abandonne à la direction des princes, en leur rappelant avec instance qu’entre les principes de l’Évangile et l’administration d’un État, il y a une irréductible opposition I

Luther et saint Augustin.

Comme on l’a vu col 1189, ce n’est, que vers 1515, semble-t-il, que Luther lut les traités de saint Augustin sur la grâce. Or. à cette époque, il avait déjà élaboré les grandes lignes de sa théorie de la justification. Les tendances pessimistes de saint Augustin lui plurent : il travailla sur ces données, les détonna et 1rs canalisa vers sa théorie préférée. Aussi sa doctrine en arrlva-t-elle à être loin de celle d’Augustin : « Comme Luther, dit Kœstlin. Augustin avait enseigné que c’était uniquement par un dessein de Dieu et par l’opération de Dieu, non par ses propres forces et s.m activité naturelles, que l’homme était justifié et sauvé. Mais Augustin était loin d’avoir ajouté que c’était uniquement à cause de la foi que Dieu regardait l’homme comme juste… Il n’avait pas dit davantage que l’homme ainsi justifié ne pouvait jamais rien faire qui fût méritoire devant Dieu. Il ne connaissait fias non plus cette certitude immédiate du salut, cette joie, Cette liberté intérieure que la foi justifiante avait données à Luther. » K. K.. t. i, p. 138. Les d’autres termes, dans le poinl de départ, c’est a dire dans ses vues sur l’homme déchu. Luther, du moins en partie, S’accorde avec saint Augustin ; mais dans le point d’arrivée, dans la manière dont l’homme déchu doit te relever, la différence entre eux est radicale ; dans l’homme Justifié, Augustin admettait un changement Intérieur, réel ; Luther, au contraire, ne voyait qu’une confiance permettant a Dieu « le couvrir des mérites de Jésus Christ un Intérieur sans changement. Ce gui séparait Luther de suint Augustin, triait m tht

fondamentale, la théorie de la justification par la foi sans les œuvres.

1. Affirmations d’Augustin.

Pour Augustin, le péché originel est véritablement enlevé par le baptême : « Nous disons que le baptême donne la rémission de tous les péchés, qu’il arrache les fautes sans se borner à les couper. Non, pour nous, il n’y a pas de racines de péiiés pareilles aux racines de cheveux coupés ; les péchés ne demeurent pas dans la chair corrompue, pour repousser, et avoir besoin d’être coupés de nouveau. » Contra duas epist. Pelag., t. I, xiii, 26.

La justice qui vient après le péché n’est pas une justice extérieure à l’homme : elle habite réellement en lui : « Lorsque notre nature est justifiée de son impiété par son Créateur, elle est changée d’une forme déformée en une forme harmonieuse. » De Trinitate, t. XV, viii, 14. « De même que l’âme est la vie du corps, ainsi, quand Dieu a ressuscité une âme de la mort du péché, il est la vie de cette âme. » In psalm. lxx, serm. ii, 3.

Dans son épître, saint Jacques a exalté les oeuvres : « Vous voyez, dit-il, que l’homme est justifié par les œuvres et non par la foi seule. » Jac, ii, 24. A cause de ces paroles et autres semblables, l’épître de Jacques n’était pour Luther qu’une « épître de paille », indigne de figurer dans l’Écriture. Erl., t. lxiii, p. 115 (1532). Or, pour prouver le mérite de nos œuvres, de celles que nous accomplissons en union avec Dieu, c’est précisément à ces paroles de saint Jacques qu’Augustin aime à en appeler. Il dit même expressément que par là saint Jacques voulait aller contre la fausse interprétation des passages où saint Paul enseigne que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres. Qwest, lxxxiii, q. lxxvi ; In psalm. xxxi, serm. II, 3 ; De fide et operibus, xiv, 21.

Nos œuvres sont méritoires et nécessaires : c’est à le prouver que saint Augustin a consacré tout son traité Sur la foi et les œuvres, et de longs chapitres » de son Enchiridion. Dans le premier de ces écrits, il rappelle le mot de Jésus-Christ : « Retirez-vous de moi, maudits ; car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger… » Ainsi, dit Augustin, « Jésus-Christ leur reproche non pas d’avoir manqué de foi, mais de n’avoir pas fait le bien. Par là, il voulait nous enseigner que la foi sans les œuvres était morte et ne suffisait pas à nous mener à la vie éternelle. Il nous annonce donc qu’il rassemblera toutes les nations, qui paissaient dans les mêmes pâturages. Il y en a qui lui diront : « Seigneur, quand est-ce que nous vous « avons vu souffrir, et que nous avons manqué de vous « secourir ? » Voilà précisément ceux qui croyaient en lui, mais qui n’avaient aucun souci de faire des bonnes œuvres, comme si la foi morte suffisait à mener à la vie éternelle. » De fide et operibus, xv, 25.

2. Évolution de l’attitude de Luther à l’endroit d’Augustin. — A l’origine, Luther se réclamait d’Augustin. Le 18 mai 1517, il écrivait à Jean Lang : « Notre théologie et saint Augustin font des progrès et régnent dans notre Université. » Enders, t. i, p. 100. Pour Luther, Augustin se dressait alors en face de Thomas, de Scot, de Gabriel, de toute l’année des sententiaires : ce Père devait remporter la victoire, parce que lui-même s’appuyait sur le pur Évangile et sur saint Paul. Alors, Luther prétend appuyer sur Augustin l’identification du péché originel et de la concupiscence, la permanence du péché originel dans le baptisé, l’identification du péché mortel et du péché véniel, l’incapacité totale de l’homme déchu pour le bien. D. P., t. iii, p. 6-31, 45-47 ; ci-dessus, col. 1210 sq.

Sii’habile qu’il fût à s’illusionner et à se sugges tionner, il lui fut pourtant impossible de ne pas en arriver à voir le fossé qui le séparait d’Augustin. Dans un Commentaire sur la première épître de saint Jean, il disait en 1527 : « Dans Augustin, on trouve peu de chose sur la foi ; dans Jérôme, rien. Aucun des anci docteurs n’a cette limpidité de doctrine qui ens> la foi pure. Ils recommandent souvent les vertus et les bonnes œuvres, plus rarement la foi. Y., t. x., p. 770, 22.

Mais ce Commentaire n’était destiné qu’à un auditoire d’élèves, auditoire que la peste avait même considérablement réduit. Pour le grand public, ces confidences eussent pu être dangereuses. Aussi, dans la Confession d’Augsbourg, revue par Luther, quand Mélanchthon en vient à exposer la théorie de la justification par la foi, il se recommande hautement d’Augustin : « Cette doctrine sur la foi se trouve partout dans saint Paul. Et que l’on n’aille pas ergoter et prétendre que c’est là une interprétation nouvelle de Paul : toute cette doctrine a le témoignage des Pères. Dans de nombreux volumes, Augustin défend la grâce et la justice de la foi contre le mérite des œuvres. Dans son ouvrage Sur la vocation des Gentil* et ailleurs, Ambroise enseigne la même doctrine. Assurément, cette doctrine est méprisée par ceux qui ne l’ont pas expérimentée ; mais les consciences pieuses et craintives y trouvent de très grandes consolations. » J.-T. Miiller-T. Kolde, Die symbolischen Bûcher, 1912, p. 45. Dans l’Apologie de la Confession. Mélanchthon insiste davantage encore sur l’autorité d’Augustin : chez ce Père, dit-il, les témoignages en faveur de la fameuse théorie « sont si clairs, que, pour les comprendre, il n’est pas nécessaire d’être fort intelligent ; il suffit d’être attentif ». MillierKolde. p. 92 ; voir aussi, p. 104, 106, 107, 151, 218.

En avril ou au commencement de mai 1531, la Confession et Y Apologie de la Confession furent éditées ensemble à Wittenberg, par les soins de Mélanchthon. Or, à la fin de mai, le même Mélanchthon écrivait à son ami Jean Brenz, le grand propagateur de la Réforme en Souabe : « Sur la foi, je vois ce qui t’embarrasse. Tu restes encore attaché aux fantaisies d’Augustin. Tandis qu’il nie que la justice naturelle soit réputée par Dieu comme une justice vraie, en quoi il a parfairement raison, il en vient ensuite à imaginer que c’est à cause de l’accomplissement de la loi, opéré en nous par l’Esprit-Saint, que nous sommes réputés justes… Augustin ne répond pas assez à la pensée de Paul, quoiqu’il s’en approche plus que les scolastiques. Moi aussi sans doute je dis qu’Augustin est complètement de notre avis ; mais c’est à cause de la persuasion générale ; en réalité, il ne met pas assez en lumière la justice de la foi. » Cette justice de la foi. voilà au contraire, ce que, dans son Apologie, lui. Mélanchthon, avait travaillé à mettre en pleine lumière. « Toutefois, ajoute-t-il, à cause des calomnies des adversaires, il ne m’a pas été loisible d’y parler comme je le fais avec toi en ce moment, quoique, en réalité, ici et là, ce soient les mêmes pensées que j’exprime. » Enders, t. ix, p. 18, 19.

Cette lettre fut soumise à Luther. Il la trouva fort correcte. Il y ajouta toutefois un post-scriptum, mais à quelle fin’? Afin de mieux expliquer encore le caractère extérieur de la justice de la foi. c’est-à-dire afin de se séparer encore plus nettement d’Augustin.

Et voilà la loyauté que dans l’exposé solennel de leur doctrine, dans l’exposé du point central de cette doctrine, apportaient les deux chefs de la Réforme allemande ! En public, il était clair comme le jour qu’Augustin était un préluthérien ; qui prétendait le contraire était un misérable ergoteur. En particulier, on se confiait que, si l’on parlait ainsi, c’était à cause de « la persuasion générale ». Mais le rôle d’un défen

seur de la doctrine chrétienne, sera-t-il donc de flatter

la persuasion générale » ? Puis, cette « persuasion », qui donc avait travaillé à la créer ?

Aussitôt* Brenz ne s’en déclara pas moins enchanté d’explications qui lui paraissaient « dignes du canon » de l’Écriture. C. R., t. ii, col. 510 ; Enders, i. ix, p. 38.

Les explications si lumineuses données à Brenz, c’est-à-dire ce rejet d’Augustin, Luther ne les produisit jamais nettement au grand jour. Seulement, dans la préface à l’édition de ses œuvres latines, un an avant sa mort, il dit qu’Augustin « n’est pas parvenu à rendre clairement la doctrine de l’imputation ». Op. varii arg., t. i. p. 23. C’est là le seul aveu fait vraiment en public. Et l’on voit en quels termes édulcorés ; il semble vraiment que pour rendre la doctrine de la foi justifiante, ce n’étaient pas les idées elles-mêmes qui manquaient à Augustin, c’était simplement une langue appropriée.

Mais avec les amis, on était plus ouvert. En 1532, Luther disait à table : « Depuis que, par la grâce de Dieu, j’ai compris saint Paul, je n’ai pu avoir de considération pour aucun docteur. Au début, je lisais Augustin ou plutôt je le dévorais ; mais la porte s’ouvrit à moi sur saint Paul : j’appris à connaître la justice de la foi, et ce fut fini d’Augustin. » T. R., t. i, ii. 347 (1532). Et une autre fois : « Augustin n’a pas eu une notion exacte de la justification. » T. R., t. ii, n. 1572 (1532).

VII. Luther et les mystiques.

I. écmiva/-X*

UTSTIQUES QUE LUTHER A CONNUS ET Q0UTÉ8. —

Quels sont les mystiques que Luther a connus et ceux qu’il a goûtés ?

De bonne heure, sans doute à son retour de Rome, il connut le pseudo-Denys i Aréopagite, qui, avec saint Augustin, a eu une si grande influence sur la théologie mystique de l’Église d’Occident ; il le regardait comme un disciple des apôtres, et n’était porté qu’à l’en estimer davantage. Mais à la dispute théologique de Leipzig (1519), Jean Eck lui opposa Denys en faveur de la hiérarchie catholique. Dès lors, Luther l’attaqua ou le laissa de côté. Dans sa Captivité de Babylone, il dit qu’il n’y a pas a s’attarder à ce que Denys dit des sacrements ; il lui reproche d’attacher trop d’importance à la philosophie et de ne pas assez parler du Christ. Y.. t. vi, p. 561, 562 (1520).

Il s’intéressa davantage à saint Augustin et à saint Bernard ; toute sa vie, il ne cessa de les citer, tout en déformant du reste souvent leurs paroles et leur doctrine. Saint Bonaventure n’eut que peu de temps le don de lui plaire. Il connut Gerson, du reste plutôt théologien que mystique, et dont, en effet, ce fut surtout le noininalisme qu’il s’assimila. Il serait fort exagéré de dire d’une manière générale que Luther était familiarisé avec les mystiques allemands. II ne connaissait lias les sermons d’Eckhart, ni Suso et son Livre île lu Sagesse éternelle ; or. pour Déni fie, cet ouvrage est le plus beau fruit de la mystique allemande » ; l’auteur a su y allier la plus tendre piété a une surprenante clarté de doctrine. Il ne connaissait

aonplus.nl Jean Ruysbroeck, ni Gérard Groote, ni Henri de Louvain, ni Ludolphe le Chartreux, ni Thomas a Kempis.

Les deux mystiques allemands que connut surtout Luther sont Jean Tailler et la Théologie germanique. De bonne heure il connut aussi les Ascension » spirituelles de Gérard de Zutphen. Mais il dut lire ce traité

fort rapidement, el il ne semble pas même en avoir bien saisi le sens Cl-deSSUS, ((il. 1197,

i Jean Tauler est l’un des plus illustres mystiques

allemands, peut-être le plus profond des mystiques Catholiques On sait peu de chose de sa vie. Il est né en Alsace, peut-être a Strasbourg, aux environs de

1294. Très jeune, peut-être dès l’âge de quinze ans, il entra au couvent des dominicains de cette ville. Puis il fut envoyé à Cologne, et peut-être à Paris, pour se former à la théologie. Ensuite, de longues années durant, il prêcha sur les bords du Rhin, notamment à Strasbourg et à Cologne. Il mourut à Strasbourg, le 16 juin 1361. Il laissait des Sermons. D’autres écrits lui ont été attribués : Le livre de la pauvreté spirituelle, les Institutions, des Méditations ou Exercices sur la vie et la passion de Jésus-Christ, des lettres et quelques opuscules, bref, une abondante littérature mystique. Mais il n’y a que ses sermons qui soient authentiques. Encore tous ceux qui ont circulé sous son nom sont-ils loin d’être de lui : au xive et au xve siècle, on était enclin à lui attribuer tous les serinons mystiques.

Du reste, ce qui nous importe ici, c’est moins un Tauler authentique que Tauler tel que le connaissaient Luther et ses contemporains. La première édition des œuvres de Tauler parut à Leipzig, en 1498. elle ne contenait que des sermons ; il y en avait 84, presque tous authentiques. Parmi les autres éditions, on peut citer celle d’Augsbourg, de 1508, celle de Bâle, de 1521, et celle de Cologne, de 1543. L’édition d’Augsbourg ne fit que reproduire celle de Leipzig, en la traduisant dans le dialecte du pays. C’est celle dont Luther s’est servi. W., t. ix, p. 1, 95 ; c’est donc à celle-là que, pour juger de l’influence de Tauler sur Luther, il faut se référer avant tout. L’édition de Bâle, de 1521, contenait 42 sermons nouveaux, qui du reste ne sont pas tous de Tauler. Luther ne fut peut-être pas étranger à cette édition ; en tout cas, dès le mois de décembre 1521, il la recevait à la Wartbourg. A.-V. Millier, Luther und Tauler, 1918, p. 16.

La doctrine de Tauler est orthodoxe. C’est la doctrine mystique catholique, entendue au sens de saint Thomas, de saint Augustin et peut-être quelque peu de l’école augustinienne. Régénéré par la grâce, l’homme est devenu enfant de Dieu et « participant de la nature divine ». En termes énergiques et profonds, Tauler épuise pour ainsi dire cette idée de notre participalion à la vie divine par l’état de grâce ou de surnature. Mais l’âme peut aller plus loin ; par une faveur spéciale de Dieu, elle peut avoir conscience de cette influence surnaturelle, elle peut la sentir en elle. Elle la sent non par son imagination ou par son intelligence aidée des représentations de l’imagination, mais par son intelligence intuitive, par les données de la conscience, en un lieu où il n’y a rien de fourni par les sens. C’est là l’union mystigue. Par ses puissances supérieures, l’intelligence et la puissance affective, pures de loute alliance avec le sensible, l’ftme voit, saisit l’image de Dieu, qui est gravée dans son tond », dans son essence même.

Mais assez souvent les expositions de Tauler sont fort obscures. L’obscurité est comme l’apanage des mystiques ; ils n’ont pas de langue pour décrire ce que, dans le fond de leur âme, au-dessous du monde des Images, ils voient et ils ressentent. Chez Tauler, a cette cause générale d’obscurité, il s’en joint qui lui sont propres. Il a écrit en allemand. C’est là rime des causes de sa grâce : l’allemand du Moyen V

quelque chose de nall (t de primesautier, tout particulièrement sous sa plume. Mais cette langue jeune était peu apte aux sujets met aphv siipres : la terminologie théologique et mystique y était à peine ébauchée. Pub, il y a la manière propre de Tauler : ses

expressions a imtes Images, sa langue qui tient moins

de la précision de la scolast ique qiv de la profondeur

du sentiment, Enfin, ce n’est pat de lui directement

que nOUS tirions un grand nombre de ses sermons :

plusieurs, et peut-être la plupart, nous sont parvenus

SOUS forme de copies, rédigées par des auditeurs ou 12 :. !)

LUTHER ET LES MYSTIQUES

L260

surtout des auditrices. l’Ii. Strauch, Meister Eckhart-Probleme, 1912.

Ce sont là aussi. les grandes raisons pour lesquelles Tauler est resté malheureusement peu connu, les raisons qui rendent particulièrement difficile une bonne édition de ses œuvres.

C’est en 1515, peut-être vers la fin de l’année, que Luther commença à lire Tauler, Otto Scheel, dans Feslgabe…. Julius Kaftan, 1920, p. 309. En marge d’un exemplaire des sermons de Tauler, il a écrit quelques notes, du reste de peu d’importance, W., t. ix, p. 95-104 ; elles doivent remonter à cette première lecture. Dans le Commentaire sur VÉpître aux Romains (1515-1516), on sent l’influence des mystiques, et, du moins dans la seconde partie, tout particulièrement celle de Tauler. Dans ses lettres d’alors, on voit qu’il soupirait après la lecture de Tauler ; il s’y adonnait avec une véritable passion. Le 14 décembre 1510, il écrivait à Georges Spalatin, chapelain de l’électeur Frédéric de Saxe : Les sermons de Tauler renferment « une théologie pure, solide et la plus ressemblante à l’ancienne… Ni en latin, ni dans notre langue, je ne connais de théologie plus salutaire ni plus conforme à l’Évangile. » Enders, t. i, p. 75.

La Théologie germanique.

1. Éditions de 1516

et 1518 par les soins de Luther. — En même temps, Luther envoyait à Spalatin la partie de la Théologie germanique qu’il venait d’éditer. C’était, lui disait-il, « comme un résumé de la théologie de Tauler ». (Pour la suite, voir J. Paquier, L’orthodoxie de la théologie germanique, 1922). C’était cette année-là même qu’il l’avait connue. Le 4 décembre, il l’avait éditée chez Jean Grùnenberg, à Wittenberg ; c’était même là sa première publication. Il y avait mis comme titre : Un précieux opuscule de spiritualité ; d’un bon discernement et d’une intelligence droite sur ce qu’est le vieil homme et le nouveau, l’enfant d’Adam et l’enfant de Dieu, et comment Adam doit mourir et le Christ naître en nous. W., t. i, p. 153. Deux ans après (1518), il publiait l’ouvrage entier ; il l’intitulait : Une théologie germanique, c’est-à-dire un précieux opuscule d’une intelligence droite sur ce qu’est Adam et le Christ, et comment Adam doit mourir et le Christ naître en nous. W., 1. 1, p. 376.

Où Luther avait-il trouvé les deux manuscrits dont il s’est servi ? Il n’en dit rien, et l’on n’a jamais pu les retrouver. Aussi est-on allé jusqu’à se demander si, sous le couvert d’un vieil auteur, ce n’était pas une œuvre personnelle qu’il avait publiée. Mais, en 1848, on a découvert un manuscrit de 1497, très vraisemblablement indépendant de ceux dont s’était servi Luther, et toutefois contenant bien la même œuvre. En outre, les divergences entre les deux éditions qui viennent de Luther montrent qu’il a dû avoir deux manuscrits à sa disposition, l’un en 1516, l’autre en 1518.

L’œuvre n’est donc pas de Luther. Mais par rapport à l’édition de 1516, et plus encore par rapport au manuscrit de 1497, l’édition de 1518 contient une série de divergences, allant toutes au même but : diminuer la nécessité des œuvres ; atténuer un aristotélisme chrétien, pour accentuer un néoplatonisme spéculatif et nuageux. Ces divergences viennent-elles du manuscrit ? Ne viennent-elles pas plutôt de Luther lui-même’? Nous sommes en 1518 ; depuis plusieurs années déjà, il a élaboré sa théorie de la justification par la foi sans les œuvres ; il est à la veille de nous montrer saint Bernard regrettant amèrement sur son lit de mort son état de moinerie. La Théologie germanique, le traité allemand qu’il dressait en face des théologies latines, ne devait-elle pas travailler elle aussi à montrer la vérité de la théologie de Wittenberg ? Luther, son époque, le Moyen Age lui-même tout entier n’ont-ils pas eu une tendance constante à

plier les textes ; i leurs préoccupations doctrinales.’Qui connaît le Luther de 1518 consentira difficilement à croire qu’il ait pu éditer la Théologie germanique

d’une manière toute scientifique et désintéressée.

2. Qu’est-ce que cette Théologie germanique » ? — C’est un écrit d’une centaine de pages, un petit écrit, comme la plupart de ceux qui ont eu de l’influence sur la marche de l’humanité. Il semble avoir vu le jour au xive siècle, vraisemblablement peu après 1350. D’après une petite préface, que l’on trouvait dans le manuscrit qui a servi à Luther en 1518, et que l’on trouve aussi, équivalemment, dans le manuscrit de 1497, l’auteur était un prêtre, qui avait la fonction de custode dans la maison des Chevaliers de l’ordre teutonique, à Francfort-sur-le-Main ; le milieu du xive siècle fut l’époque de l’effiorescence de cet ordre. C’était donc un Ami de Dieu, c’est-à-dire un de ces nombreux mystiques qui, du reste sans organisation précise, vivaient sur les bords du Rhin au xiv p siècle. Son travail est un petit traité de la vie parfaite, écrit dans la langue allemande encore quelque peu à ses débuts, assez obscur, influencé par le néoplatonisme chrétien et par la scolastique.

Cette Théologie est-elle orthodoxe ? — Chez les catholiques, l’estime où l’ont tenue Luther et beaucoup de protestants l’a fait passer pour un ouvrage dangereux, ou même formellement opposé au dogme. De nos jours, beaucoup de protestants et de rationalistes vont jusqu’à y trouver des idées panthéistes. Or, sans doute, la langue en est imprécise. Mais, de fait comme d’intention, l’œuvre est vraiment orthodoxe. Sur Dieu, sur les idées éternelles d’après lesquelles Dieu a créé, sur la vraie lumière et la fausse, la volonté bonne et la mauvaise, elle a des considérations très justes et très élevées. Cà et là. on se heurte à des expressions obscures : mais en général il est très facile de les interpréter dans un sens orthodoxe : elles ne sont que la traduction allemande d’expressions latines de la théologie scolastique. L’auteur a un reflet de la grande théologie du xme siècle plutôt qu’il n’est lui-même théologien : c’était une âme pieuse et ardente, avec d’excellentes intentions. C’est bien ainsi qu’on s’imagine un chapelain de l’ordre teutonique, enrôlé parmi les Amis de Dieu.

Dans ce traité, rien de luthérien avant Luther. Luther, ce sera le pessimisme nominaliste. avec la disjonction entre les données de la raison et celles de la foi ; ce sera la volonté, les impulsions de la nature prenant le pas sur les directions de l’intelligence : ce sera la haine d’Aristote et de « Thomas » : ce sera le pessimisme des augustiniens d’extrême gauche, renforcé encore, et singulièrement, par des outrances propres : dès lors, ce sera la corruption intégrale de la nature humaine et la justification par la foi sans les œuvres : ce sera le rejet de l’Église, et, pour couronner l’édifice, ce sera la certitude du salut. Dans la Théologie germanique, il n’y a rien de tout cela.

II. INFLUENCE DB8 MYSTIQUES SUE LUTBBS. — 1° Xotes générales.

Pourquoi Luther a-t-il tant

goûté Tauler, la Théologie germanique, et même les écrits mystiques en général ?

Ce qui l’attirait dans ces œuvres, c’était d’abord la piété qu’elles respirent, la profondeur des sentiments qu’elles expriment, ainsi que l’obscurité avec laquelle ces sentiments sont décrits. De son commerce avec ces mystiques, il a retiré de précieux avantages. L’union confiante de ces âmes avec.lésus-Christ contribua à le maintenir dans la ferme adhésion aux dogmes de la divinité de Jésus-Christ, de la rédemption, de la présence réelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie, dans l’estime religieuse de la Bible. Tandis que le rationalisme de Zwingle se montra vite disposé à rejeter tout ce qui touchait au mystère, Luther se 12(31

LUTHER ET LES MYSTIQUES

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tint plus fidèlement à la piété catholique du passé. Enfin, chez les mystiques allemands, il puisa une belle langue déjà assez apte à exprimer les concepts de la doctrine chrétienne.

A ces nobles motifs d’aimer Tauler, la Théologie germanique et les mystiques en général, s’en ajoutaient d’autres où le bon et le mauvais se coudoyaient subtilement. — Les mystiques parlent peu de dialectique et d’ascétisme ; pour eux ces deux préliminaires sont supposés et dépassés. Ce qu’ils décrivent surtout, ce qu’ils chantent, c’est l’obtention du but suprême : l’intuition de Dieu par l’intelligence, la possession de Dieu par le cœur. Or Luther, c’est par excellence l’impatience de l’obstacle ; impatience de l’obstacle pour arriver au vrai et au bien. Comme les limitations de sa nature heurtaient, contrecarraient cette impatience, il en a déjà conclu que sa nature était radicalement mauvaise. Au contraire, dans les Sermons de Tauler, dans la Théologie germanique, il goûtait la joie du repos ; la joie du repos dans l’intuition de la vérité infinie, la joie du repos dans la possession du bien infini, de la beauté infinie. Puis, suivant son habitude constante, il faussa le sens de ses modèles. Plus ou moins consciemment, il leur prêta ses propres préoccupations. Ainsi d’un bout à l’autre de la Bible trouvera-t-il plus tard l’inutilité des œuvres et la justification par la foi. Tauler et la Théologie germanique raisonnaient peu : Luther en conclut que le raisonnement était mauvais ; ils parlaient peu d’ascétisme : il en conclut que l’ascétisme était à rejeter en entier. C’était l’époque où, bréviaire et messe y compris, il abandonnait tout de ses exercices religieux, l’époque aussi où il se révoltait contre l’Église. Tauler et la Théologie germanique lui servirent puissamment à se tranquilliser ; le seul point qui importât, c’était le sentiment religieux, sans prières vocales ni exercices où le corps eût sa part, le sentiment religieux avec une profondeur toute spirituelle, le sentiment religieux tout seul, sans autorité extérieure pour le contrôler et le gêner ! Bref, comme ces œuvres étaient écrites en termes assez généraux, Luther put y mettre à peu près tout ce qui lui plut.

Enfin, ces œuvres étaient écrites dans sa langue maternelle, la langue allemande ! Aussitôt, avec une outrance qui tient à la fois à la force de son imagination, à une certaine incapacité d’emhrasser un sujet d’une vue d’ensemble et de le dominer du regard, à la surexcitation artificielle du tribun, il va faire de quelques pages sur la vie parfaite tout un programme, un véritable étendard national. L’opuscule du custode de Francfort, inférieur aux Sermons de Tauler, va deve nir une « Théologie germanique », cpii se dressera en face de la théologie latine, le représentant de l’esprit germanique en face de l’esprit latin ! Phrases de prédication, qui ne vont pas sans quelque exagération. Les motifs, ou d’autres analogues, ont maintenu la

popularité de ces œuvres dans le protestantisme

allemand.

Entre Tauler et la Théologie germanique d’un côté et Luther de l’autre, je me bornerai dans cet article a lieux points de comparaison : le quiétisme et l’Église.

Dans le quiétisme. je laisserai aussi de côté le désintéressement dans l’amour de Dieu ; |e m’en tiendrai au sens strict du mol. I abandon de toute activité dans l’œuvre du salut

2° l.r QulétUme. De la corruption radicale <le la nature déchue. I. vil lier a conclu a l’impossibilité pour nous de Coopérer a l’œuvre de notre salut.

1. Ce n’est pas là ce que lui avaient enseigné Tauler

ni la Théologie germanique.

a) huiler, a. Sur la chute originelle. Sans doute,

sur les suites de la chute originelle. I ailler a des p ; is — fort sombres : Maintenant, dit-il, la mauvaise

nature aime tellement à tout accaparer, elle est tellement inclinée vers elle-même qu’elle s’insinue partout et s’attribue ce qui ne lui appartient pas ; elle corrompt et souille la pureté des dons divins ; elle s’oppose ainsi au noble travail de Dieu en nous. A cause de l’empoisonnement produit dans la nature par le péché originel, la nature est complètement retournée vers elle-même en toutes choses. Et saint Thomas dit qu’àcause de cet empoisonnement l’homme s’aime lui-même plus que Dieu, ou ses anges, ou tout ce que Dieu a jamais créé. » A., ꝟ. 62 r° ; V.. p. 94, 6 ; N., t. iii, p. 23.

Ailleurs Tauler dira que « toute notre sainteté et justice est une injustice, une impureté, une indécence, que l’on n’oserait mettre sous les yeux de Dieu ». A., ꝟ. 154 i° ; V., p. 265, 28 ; N., t. iv, p. 200.

Ces passages, des passages similaires ont dû beaucoup plaire à Luther ; ils ont été vraisemblablement pour beaucoup dans son enthousiasme pour Tauler. Toutefois, par eux-mêmes, ils sont loin de nous présenter un Tauler partisan de la corruption absolue cl irrémédiable de l’homme déchu ; beaucoup de théologiens et d’auteurs de la vie spirituelle. < maître Thomas » lui-même, ont pu employer ce langage, sans croire à cette corruption, couronnée par la perte complète de notre liberté. Par là, ils veulent simplement nous enseigner l’humilité. Chez Tauler, on trouve des preuves péremptoires que c’est bien là sa pensée. Il dit, par exemple, que l’homme déchu est « faible et malade », ce qui est tout différent que d’être mort. A., f°176r° ; V., p. 329, 18 ; N., t. v, p. 110. Dans l’homme après la chute, il trouve encore la syndérèse, cette tendance profonde vers le bien ; très ouvertement, il suppose dans cet homme des lumières pour le vrai et des forces pour le bien. A., ꝟ. 22 v° ; V.. p. 25. 12 : N., t. ii, p. 48, 49 v » ; A., f » 31. V., p. 42. 28 : N.. t. n. p. 166, etc. Il faudrait citer toute l’œuvre de Tauler. Voir D. P., t. iii, p. 132-136 ; G. Sicdel, Die Myslik Taulers, 1911, p. 47 sq.

Bien plus, dans les passages sur le néant de l’homme, sur le mal son unique apanage, ce ne sont pas les suites du péché originel que Tauler a surtout en vue ; c’est la théorie aristotélicienne et thomiste de la nécessité de la motion divine. Personne ne se donne ce qu’il n’a pas. Or de nous-mêmes nous ne possédons que le néant. Tout le bien qui est en nous, tout le positif de notre être et de nos actes, actes naturels aussi bien qu’actes surnaturels, tout ce positif vient de Dieu. Au contraire, tout le négatif, défectuosités physiques, intellectuelles, morales, tout ce négatif > ient de nous-mêmes, de notre condition d’êtres limités ou encore d’une augmentation de ces limitations. De lui-même l’homme n’a rien ; tout ce qu’il possède, peu ou beaucoup, il le tient directement de Dieu : de lui-même, il ne peut que détruire tout bien, à l’intérieur et à l’extérieur. S’il y a quelque chose en lui. cela ne vient aucunement de lui. » A., ꝟ. 1731° ; V., p. 163. 23 ; N.. t. v. p. 93. L’homme doit avoir une profonde

humilité, attentif à ce qui lui appartient <n propre,

c’est-à-dire à son néant. S’il y a eu nous quelque autre chose, cela n’est certainement pas à nous. » A., f" ILSr" : V.. p. 187. 17 : V. t. m. p. 122. Notre nature nous conseille la noble vertu d’humilité, Ni nous nous considérons nous -mêmes avec loyauté et

avec |ustice, intérieurement et extérieurement, nous

trouvons toujours que nous ne possédons rien de

bon. que de nous-mêmes nous ne pouvons rien. »

A.ꝟ. 91 i « ; Y., p. 322.31 ; N., t. m. p. 228. 229. I 01 hhi/ nous en Dieu, dit saint Paul, ce que VOUS ">'

pouvez p ; is |i : n vous-mêmes, vous le nouvel par lui. v. I" Lui" : ’.. p. 403, 28 ; N., t. iv, p. 226.

Cette faiblissedont parle si Souvent’I aider. ( e n’est donc p.is surtout a la chute originelle qu’il la

fait remonter ; c’est plus haut, à noire condition même d’êtres créés et liais. De là, dans notre être el dans tios actes, des restrictions ou défectuosités congénitales ; de là aussi, dans notre développement, des difformités ou maux : maux physiques, Intellec tuels, moraux : un être fini ne se développe pas toujours en conformité avec sa loi, avec les besoins profonds de sa nature.

C’est là la pure doctrine thomiste. Seulement l’exposé d’une nouvelle théorie rappellera toujours la langue qu’employait l’époque précédente. En décrivant ses idées innées, Descartes fera souvent penser à la théorie des idées acquises, et Kant supposera souvent la connaissance du noumêne comme un point qui va de soi. Ainsi, en décrivant la nécessité de la motion divine, saint Thomas et Tauler, son disciple, pourront rappeler les sombres exposés par lesquels les augustiniens peignaient les suites de la chute originelle. Toutefois, de cet augustinisme l’un et l’autre n’ont gardé que des échos lointains.

b. Sur l’activité nécessaire au salut. — Enfin et surtout, de la chute originelle Tauler est loin de conclure au rejet de notre activité dans l’œuvre de notre salut. Dans de nombreux passages, au contraire, il dit expressément que nous devons coopérer à l’action de Dieu en nous. Fréquemment et avec instance, il recommande la pratique des vertus.

Le premier dimanche eje carême, il parle de l’erreur qui pousse à « s’affaisser dans un repos naturel », au lieu de « chercher Dieu par le désir », à « jouir de ce repos… sans pratiquer les vertus ». S’en prenant directement aux Frères du libre esprit, il ajoute : « Personne ne peut être affranchi de l’observance des commandements de Dieu, ni de la pratique des vertus. Personne ne peut être uni à Dieu dans le repos sans amour ni désir de Dieu. Personne ne peut être saint ou devenir saint sans bonnes œuvres. » Bâle, ꝟ. 183r°-v°, 185 r° ; N., t. ii, p. 141, 142, 152.

Le jour de l’Ascension, il parle à l’avance directement contre Luther : « Il y a des religieux, dit-il, à qui Notre-Seigneur reproche leur incrédulité et la dureté de leur cœur. Mais ils se raidissent contre ces réprimandes. Il leur serait pourtant bon de reconnaître cette dureté et cette incrédulité ; alors, on pourrait venir à leur secours. Saint Jacques dit : « La foi sans « les œuvres est morte. » Xotre-Seigneur dit : « Celui « qui croira et sera baptisé sera sauvé. » Nous n’avons la foi que de bouche. Saint Paul dit : « Nous tous qui « avons été baptisés dans le Christ Jésus, nous avons « été baptisés en sa mort. » Saint Augustin dit : « Si l’on « ne va pas à Dieu par un vivant amour et par les « œuvres, il n’y a pas de foi véritable, mais une simple « foi des lèvres. » A., ꝟ. 51 r° ; V., p. 285, 19 ; N., t. ii, p. 402.

Le jour de la fête du Saint-Sacrement : « Gardez-vous de croire avec un grand nombre que pour s’unir au Sacrement (de l’eucharistie) on doit tout laisser de côté, être affranchi (de toute œuvre), et avoir un genre de vie complètement à part. » A., ꝟ. 84 r° ; V., p. 119, 36 ; N., t. iii, p. 169.

Le Xe dimanche après la Trinité : « N’attends pas que Dieu t’infuse la vertu sans travail de ta part. » A., ꝟ. 120r° ; V., p. 179, 11 : N., t. iii, p. 460. Le XII » dimanche, il explique comment pourra s’opérer en nous la venue de Dieu, la nativité de Dieu ; ce sera, dit-il, par notre abandon à Dieu et à sa volonté, un abandon absolu. Mais comment entend-il cet abandon ? « Tu n’as pas besoin de t’engager dans des pratiques spéciales ; garde seulement avec soin et ardeur les commandements de Dieu et les articles de la foi chrétienne. » A., ꝟ. 127 v » ; V., p. 397, 8 ; N., t. iv, p. 23. Luther a annoté ce sermon. W„ t. ix, p. 96, 103, n. 51.

Le XIIIe dimanche, il explique le texte : « Tu aime ras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute tes forces, de tout ton être. Faisant sien un exposé d’Albert le Grand, il dit : « De tout ton cœur, c’est-udlre s’exercer dans toutes les vertus, sans arrière-pensée ni entraves, avec son cœur, et son âme, et toutes ses forces, p A., f » 133r° ; V., p. 349, 18 ; N., t.rv, p. : >1. Le XVe dimanche : Ne t’imagine pas que ta nature est vaincue ; il faut continuer de lutter contre elle. La grâce ne tombera pas toute seule du ciel dans ton cœur. » A., ꝟ. 138 r » ; V., p. 210, 35 ; N., t. iv. p. 82.

C’est évidemment en tenant compte de ces textes qu’il faut interpréter les passages de Tauler qui parlent de la passivité où nous devons être par rapport à Dieu. Comme chez tous les mystiques, plus peut-être que chez certains d’entre eux, des passages de ce genre se rencontrent fréquemment chez lui. Il rend en termes énergiques la nécessité d’une donation complète, d’un pieux abandonnement de soi à Dieu. Il faut se séparer de soi, perdre toute confiance en soi, accepter complètement, avec joie, enthousiasme et passion, l’action toute-puissante de Dieu sur nous : voilà pour Tauler la condition fondamentale de l’union intime avec l’Être parfait par le moyen de l’amour. A.. M5r « ; V., p. 24, 10 ; N.. 1. 1, p. 410 ; — A., ꝟ. 31 v : V., p. 43, 8 : X., t. ii, p. 167 ; — A., ꝟ. 65v° ; V., p. 305, 15 ; N., t. iii, p. 32. Mais Tauler fait-il ici exception ? C’est là, au contraire, la doctrine de tous les vrais mystiques.

Sans doute, il répète souvent que dans le moment du ravissement, où a lieu la ligature des puissances, il n’y a pas à agir par soi-même ; ce moment passé, il faut se remettre à pratiquer les œuvres. Bâle. ꝟ. 170 v° ; N., 1. 1, p. 315 ; — A., f°15r° : V., p. 24, 23 : N., t. i, p. 414. —Bâle, f°15, 16 ; N., t. i, p. 418-421 :

— A., f°105r° ; Y., p. 337, 34 ; N., t. iii, p. 306 ; — A., ꝟ. 200 r° ; Y., p. 432, 18 ; N., t. iv, p. 204. Mais là non plus il n’y a rien que tous les mystiques n’aient dit avec lui.

Sans doute encore, Tauler goûtait peu les austères mortifications auxquelles çà et là on se livrait dans son ordre ; sa santé, comme nos santés modernes, les lui interdisait. A., ꝟ. 124 r° ; V., p. 268, 21 ; N., t. iv, p. 6 ; du reste, en général, vers la fin du Moyen Age commençait à se dessiner ce mouvement qui, dans les ordres modernes et notamment dans la compagnie de Jésus, attribue plus d’importance aux mortifications spirituelles. Il aimait aussi à censurer l’orgueil, l’hypocrisie, la tendance à mal juger autrui, le pharisaïsme, en un mot, qui parfois s’attache aux pratiques extérieures. A., f » 31 r° ; V., p. 41, 17 ; N., t. ii, p. 162-164 ; — A., f » 124r° ; V., p. 268, 14 ; N., t.iv, p.5, 6. Mais rien de tout cela n’est le quiétisme, et par ailleurs que de recommandations en faveur des prières canoniales et des vertus monastiques ! Sans doute, il dit que « la vraie prière ce n’est pas la prière vocale, » c’est la prière mentale. Par là il ne fait que rappeler l’Évangile et le bon sens ; et il ajoute : « Mais les clercs et les religieux sont spécialement astreints à leurs heures canoniales et à des prières vocales. » Puis il dit, dans une sorte de parenthèse : « Aucune prière vocale n’est aussi pieuse, aussi tendre que le saint Notre Père ; elle nous vient du Christ, notre Maître suprême : c’est lui-même qui l’a dite. Elle sert éminemment à la prière essentielle et véritable. » A., ꝟ. 64v° ; Y., p ; 101, 22 ; N.. t. iii, p. 11, etc. Pour les prières vocales auxquelles on n’est pas astreint, elles peuvent disparaître devant l’union intérieure avec Dieu : toutefois, même alors, des âmes « vraiment illuminées » savent associer la prière extérieure à la prière intérieure. A., ꝟ. 108 r° ; V., p 156, 13 : N., t. iii, p. 321, etc.

Bref. Tauler rappelle constamment la pratique des

vertus, les œuvres, les mortifications même ; il est difficile de lire de lui un sermon sans rencontrer quelque passage en ce sens.

b) La Théologie germanique. — En termes exprès, la Théologie germanique parle de la chute originelle. Cm, titre xiii, xiv, etc. Mais sur les forces de la nature déchue, elle est si peu pessimiste que, d’après certains protestants, elle méconnaîtrait cette chute primordiale. En effet, sur la nécessité de l’action et des œuvres, elle est encore plus affirmative que Tauler, peut-être du reste simplement parce qu’elle parle d’une manière plus didactique. Avant l’illumination et l’union elle place la purification ; à la décrire, elle consacre dix chapitres. C. xiii-xxii. Dans nombre d’autres endroits, elle revient sur la nécessité des œuvres. Sans doute, pour arriver à Dieu, il y a une voie sublime ; c’est de marcher avec le Christ, d’adhérer à lui. Cette voie est celle de la vie parfaite, la voie des « déifiés » : « La vie du Christ renferme parfaitement et entièrement toutes les voies qu’il faut suivre jusqu’à la mort… Autant qu’il est possible, on doit mettre en pratique cette douce vie du Christ. » C. xxi ; Mandel, p. 45, 1. Mais cette voie n’est pas une voie d’inaction : le Christ s’est assujetti à la loi ; il a pratiqué les commandements. C. xxiv ; Mandel, p. 50. 25. Sans doute aussi, l’auteur parle de passivité. Mais tous les mystiques catholiques le font, et l’on ne voit pas qu’ici son langage dépasse celui des plus autorisés. Par là. il entend simplement qu’il faut s’abandonner à l’action de Dieu, ne pas la contrecarrer, surtout aux moments où elle se fait sentir avec le plus d’intensité. Du reste, cet abandon lui-même n’est-il pas quelque chose de vital, l’effet d’une activité réceptive ?

2. Comment Luther interprète ces doctrines.

Naturellement, Luther négligea les textes où Tauler et la Théologie germanique parlent de la nécessité de l’action ; il ne remarqua que ceux où ils parlent de l’abandon ; partout il introduisit son idée de la corruption radicale de l’homme déchu ; ainsi, il parvint à faire de ces deux mystiques des défenseurs de sa théorie contre les œuvres : il ne fallait rien faire, en arriver à un quiétisme absolu, à une complète passivité.

Dans le premier Sermon pour la Nativité de J.-C, Tauler dit : Lorsque deux êtres doivent s’unir pour n’en former qu’un seul, il faut que l’un des deux soit passif et l’autre actif. Si je veux que mon œil voie les images suspendues à ce mur, ou tout autre objet, il faut que lui-même soit vide de toute image ; car s’il avait déjà l’image de certaines formes il ne pourrait pas en voir d’autres. » A., ꝟ. 2r° : V., p. 9, 35 ; N., t. i, p. 299. (Cet admirable sermon serait d’Eckhart cf. L. Naumann, Untersuchungen : u Tauler » I’redigtetl, 1911, p. 19 Sq.). Lut lier commente ainsi ce passade : I> ; ins les choses divines il convient d’être plus passif qu’actif ; bien plus, les sens et l’intelligence sont même naturellement des puissances passives… Nous ne sommes qu’une pure matière ; c’est Dieu qui J met la forme, "ir c’est Dieu qui fuit fout en nous. » V.. t. ix. p. 97, 12 (1515 ?).

Plus loin, on lit dans le même sermon : Dans ce silence universel, ou tout se tient dans l’éternel silence, ou il y a une véritable tranquillité, un véritable silence, c’est alors qu’en vérité l’on entend la parole de Dieu. Quand Dieu parle, tu dois te taire ; quand Dieu entre, tout doit sortir. Lorsque Notre-Seigneur entra en Egypte, toutes les statues des faux dieux y tombèrent a la renverse ; tes idoles, c’est tout ce qui t’oppose a l’entrée véritable et directe de

l’étemelle nativité, si bons et si saints quc ces obstacles puissent paraître, .v. ꝟ. 3 r° ; V., p. 1 1, 33 : N.. t. r,

p. 304. Luther écrit sur ce passade : C’esl là la sagesse

de l’expérience intime, et non celle des livres… i i

cice des vertus empêche la nativité de Dieu dans l’âme ; pour cette nativité, il faut un repos, une paix, un silence absolus. » W., t. ix, p. 98, 21, 28. Cet état de contemplation, de ligature des puissances de l’âme. Luther en fera de plus en plus l’état ordinaire du chrétien : « l’exercice des vertus » ira de pair avec les idoles de l’Egypte. La corruption de l’activité humaine est permanente ; permanents doivent donc être et le rejet de cette activité, et la passivité à l’égard de l’activité divine, et la foi ou confiance en la miséricorde de Dieu. Voir aussi W., t. vi, p. 221, 31 ; 244. 27 ; 245, 18 (1520).

Le Ve dimanche après la Trinité, Tauler prêche sur le passage de saint Luc : « Jésus monta dans une barque… » « Cette barque, dit-il, c’est la nature intime de l’homme, ce sont ses aspirations. » Après avoir parlé contre ceux qui négligent leur intérieur, il décrit l’état de ceux qu’enserrent les ténèbres de la nuit de l’âme : « Lorsque l’homme est dans cette affliction et cet abandon, voici qu’en lui surgissent toutes les anxiétés, toutes les épreuves, toutes les images, toutes les infortunes dont il avait depuis longtemps triomphé ; elles luttent de nouveau contre lui ; elles reviennent avec toute leur force, elles soulèvent une violente tempête autour de sa barque, et les vagues passent par-dessus. Cher enfant, ne t’effraie pas. Si ta barque est fixée solidement à l’ancre, les vents ni les flots ne sauraient lui nuire. Reste seul avec toi-même, et ne cours pas au dehors… Demeure sans crainte au milieu de cette épreuve : après les ténèbres viendra la lumière du jour, la clarté du soleil… En vérité, si tu demeures ainsi, la nativité est proche et elle se produira en toi. » A., ꝟ. 110 i°, 1 llr° ; V., p. 170, 14 ; 171, 35 : N., t. iii, p. 337, 341. Luther écrit à ce sujet : « Nous devons savoir que Dieu n’agit en nous qu’après y avoir tout détruit par la croix et par les soulfrances, nous et tout ce qui nous appartient. .. Nous ne nous tenons pas dans la foi seule, dépouillés de tout ; pourtant, Dieu entend ou ne rien faire en nous, ou y agir sans que nous le sachions, et sans que nous comprenions ce qu’il y fait ; par là, il veut sauver notre foi et dépouiller notre volonté : « Ainsi, il faut avoir une volonté indifférente et nue. et laisser s’accomplir tout ce que Dieu voudra opérer en nous, quand, où, comment, par qui il le voudra, i W., t. ix. p. 102, 103.

Dans son Commentaire sur l’É pitre aux Romains, Luther recommande à l’égard de Dieu une passivité sans réserve ; puis il se réfère à Tauler :.1. Ficker, t. ii, p. 205, 206. Dans ses écrits postérieurs, il a contre les œuvres de nombreux passages où, sans donner toujours ses références, c’est encore de ses mystiques préférés qu’il s’inspire.

Dans son traité De la liberté du chrétien, le souvenir de Tauler et de la Théologie germanique est particulièrement vivant ; bien qu’à l’étal latent, il se sent à de nombreux passages. Mais sous les mêmes expressions, l’idée est radicalement modifiée : le principe et la fin de nos actes y sont envisagés sous des aspects fort différents. Tauler et la Théologie germanique disent : Si l’homme laisse agir Dieu en lui, l’acte partira d’une cause Infinie et il retournera vers un but Infini ; dis lors, l’acte sera désintéresse, digne d’un vrai chrétien. Au contraire, si l’homme ne laisse pas Dieu agit en lui. l’acte partira d’un être limite, fini, partiel ; a ce principe correspondra un but du même genre, but limité, fini, partiel : dès lors l’acte sentira

l’appropriation..1. Paquier, L’orthodoxie…, 1922,

69 ;..i"3, S " ; Y..p. 51. 2d ; N.. Lu, p. 1° I A., ꝟ. 197 i" : V., p. 257. 131 : N.t..p. J’*. 270, I uther

dil au contraire : SI l’homme est l’auteur de l’acte,

la cause de cet acte n’est pas seulement limitée, finie ; elle est COITOmpue, maiixaisc. A cette cause CO) L267

LI’TIIKK ET LES M STIOUES

L268

pondra un but non pas seulement partiel et insuffisant, mais mauvais ; ce. sera la recherche du mal vivant que nous sommes. Tous les actes qui viennent de l’homme sont donc des péchés.

De cette idée de la corruption de l’homme naît en particulier chez Luther une manière toute différente de voir l’homme intérieur et l’homme extérieur. Il faut vivre selon l’homme intérieur ; c’est l’idée capitale de Tauler et de la Théologie germanique, et c’est aussi celle que développe Luther dans son traité De la liberté du chrétien. La division même du traité est prise d’un texte de Tauler : « Ne soumets, dit-il, ton être intérieur qu’à Dieu seul ; mais abaisse ton être extérieur, dans une vraie et sincère humilité, devant Dieu et devant toute créature. » A., ꝟ. 146 r° ; V., p. 370, 22 ; N., t. iv, p. 122. « Le chrétien, dit Luther, est le maître de tout, maître très libre et qui n’est soumis à personne. Le chrétien est le serviteur de tout serviteur, plein de déférence et soumis à tous. » W., t. vii, p. 21, 49.

Pourtant, entre les deux concepts il y a un abîme. Tauler et l’auteur de la Théologie germanique sont surtout des thomistes ; leurs concepts sur la fin de l’homme et sur les moyens d’y atteindre sont ceux de saint Thomas d’Aquin. Luther est un pessimiste, un manichéen, estimant que l’homme déchu est un mal vivant. Pour Tauler et la Théologie germanique, l’homme intérieur c’est l’homme qui écoute ses aspirations profondes, qui travaille à retourner vers l’unité infinie où se trouve son exemplaire, l’idée éternelle d’après laquelle il a été créé. Mais comment se produira ce retour, cette ascension ? Par toute son activité consciente, aidée de la grâce divine, activité de son corps comme activité de son âme.

Cette union intérieure avec Dieu, personne au monde, dira fort justement Tauler, ne saurait la rompre. A., ꝟ. 196-198 ; V., p. 253-258 ; N., t. v, p. 261272. Par cette union, l’homme sera libre de tout empire des créatures. Mais, par son être extérieur, il est en rapport avec ces créatures, notamment avec les autres hommes. C’est « cet être extérieur que, dans une vraie et sincère humilité, il faut abaisser devant Dieu et devant toute créature ». A., ꝟ. 146 v° ; V., p. 270, 22 ; N., t. iv, p. 122 ; ci-dessus col. 1264. Aussi les religieux, par exemple, doivent-ils être soumis à l’Église et à ses censures. A., ꝟ. 196-198 ; ci-après col. 1269.

D’un tour de main, Luther va changer toute cette construction. Pour lui, l’homme intérieur, c’est l’homme avec la foi ou confiance en Dieu ; l’homme extérieur, c’est toute l’activité humaine, corrompue par la déchéance originelle. Par la confiance, -l’homme intérieur s’élèvera vers Dieu : ainsi, il sera libre. Libre de quoi ? De toute cette activité viciée qui continuera de pulluler sur la terre, vers, reptiles innommables, grouillant dans une mare d’ordures, rejets impuissants que, par un reste de vie, dans une poussée de sombre désespérance, l’arbre robuste veut projeter encore, alors qu’il a été abattu, et que, pour lui, la source de la vie est tarie. L’activité humaine n’aura plus aucune valeur religieuse, elle n’aura plus qu’une valeur temporelle et sociale. L’homme intérieur, c’est l’homme de l’Évangile, l’homme extérieur, c’est l’homme de la Loi.

Ainsi, pour Luther, c’est sans doute aussi par la grâce que l’homme s’élèvera vers Dieu. Mais c’est par la grâce seule, sans concours aucun de la nature, et cette grâce se réduira à produire en nous la foi, c’est-à-dire le sentiment de notre union avec Jésus Christ et avec Dieu.

Enfin Luther rejettera la principale autorité sociale devant laquelle il faut en conscience « abaisser son être extérieur » ; purement et simplement, il rejettera l’Église.

Concluons avec le protestant Braun : On ne saurait nier l’influence scolastique sur la doctrine des mystiques allemands. Chez eux. finalement, c’est la préparation de l’homme qui décide si l’homme se tournera vers le fond le plus intime de son âme : même i i Je péché, cette préparation lui reste possible… Maint passage de Tauler rappelle l’axiome scolastique : ’A qui fait son possible, Dieu ne refuse pas la grâce. » Ces passages nous mènent même plus loin : l’entrée en Dieu, ce but final que Tauler donne, i la mystique, n’est que l’entrée en soi-même. Luther n’a pas remarqué ce côté de la doctrine de Tauler. « Avec sa conviction de la corruption absolue du genre humain, il n’avait pas le droit de s’appuyer complètement sur les mystiques du Moyen Age. Dans leurs descriptions de la nature de l’homme, la part du bon l’emporte notablement sur celle du mauvais : le point vers lequel ils font converger toutes les lignes de « la théologie de l’union intime avec Dieu », c’est ce bon côté indestructible ; pour employer le mot scolastique, c’est la syndérèse. » W. Braun, Die Bedeutung der Concupiscenz in Luthers Leben und Lehre, 1908, p. 283, 284, 296.

L’Église.

Évidemment, les mystiques préférés

de Luther devaient lui servir aussi à légitimer sa révolte contre l’Église et l’aider à établir une religion individuelle. — Or quelle est la position de Tauler, de la Théologie germanique et des mystiques catholiques en général à l’endroit de l’autorité de l’Église ?

1. Les mystiques catholiques et l’Église.

a) Ces mystiques jouissent avec intensité d’une direction privée. Dieu les illumine et les conduit ; d’une manière plus intime que les autres chrétiens, ils ont conscience de cette illumination et de cette direction : ils n’ont pas autant besoin d’être dirigés : ils voient. Toutefois, ils sont loin de rejeter la direction de l’Église. Ils ont beau parler de la passivité de l’état mystique, ils savent que l’homme y existe toujours, et son activité aussi, du moins à l’état réceptif, que, dès lors, dans les influences les plus réelles de Dieu, nous apportons notre appoint. Comment le nieraient-ils, eux qui sont chrétiens, et qui connaissent la parabole où Jésus-Christ affirme la collaboration de la semence ei du terrain qui la reçoit ! Dès lors, dans les actes mystiques, il faut distinguer la part de Dieu et la part de l’homme et, pour y parvenir, il sera nécessaire d’être guidé par l’autorité doctrinale de l’Église. En outre, ils nous avertissent que l’union mystique est un privilège, privilège de peu d’âmes, et que pour ces âmes elles-mêmes elle n’est pas permanente. En dehors de cette union, il sera plus nécessaire encore d’être guidé par une autorité représentante de Dieu et de Jésus-Christ ; seule, cette autorité saura distinguer du divin les fantaisies de l’imagination et les apports de la subconscience ; seule, elle saura garder la révélation telle que nous l’a donnée Jésus-Christ. Tauler, la Théologie germanique, les autres auteurs mystiques que Luther avait lus étaient soumis à l’Église. Seulement, il se peut bien qu’en général les mystiques voient la direction de l’Église sous un autre angle que nous.

Dans l’autorité de l’Église, les catholiques ordinaires, semble-t-il, voient surtout, suivant la nature de leurs préoccupations, ou une direction intellectuelle ou une direction administrative, et ces directions leur apparaissent quelque peu sous la forme d’une contrainte. De là. à l’endroit de l’Église, une position quelque peu gênée. Pour d’autres. l’Église n’est plus seulement un moyen de communiquer avec Dieu, elle est aussi une fin en soi ; ils veulent se servir d’elle ; s’ils l’honorent, ce n’est pas avec une sincérité complète : c’est, en partie au moins, afin de recevoir d’elle des faveurs.

1269

LUTHER ET LES MYSTIQUES

1270

Chez les mystiques, ces préoccupations moins élevées n’existent pas, ou ils les refoulent aussitôt. Ils n’ont qu’un but : réaliser dans leur vie le précepte de Jésus-Christ : « Aimer Dieu par-dessus tout, et le prochain comme soi-même. » Comme l’autorité de l’Église maintient efficacement ce commandement, ils acceptent cette autorité sans difficulté : ils l’acceptent avec joie, s’arrêtant peu ou point à ce qu’elle a de trop humain. Ainsi, ils finissent souvent par ne plus penser beaucoup à l’Église ; l’acceptation de l’Église est complètement entrée dans leur âme de chrétien ; elle fait comme partie de leur nature. Ainsi celui qui se porte bien ne songe-t-il guère à sa santé ; c’est tout naturellement, sans les constantes préoccupations du valétudinaire, qu’il l’utilise comme moyen d’action.

b) La Théologie germanique parle peu de l’Église. Des ouvrages fort répandus dans l’Église catholique, V Imitation de Jésus-Christ, le Combat spirituel, le Traité de l’amour de Dieu n’en parlent pas davantage. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Ce n’était pas leur objet. Le but de l’Église est de protéger l’édifice de Jésus-Christ ; mais par elle-même, l’Église ne crée ni la doctrine, ni la morale, ni les sacrements, ni la vie intérieure du chrétien ; elle ne crée pas, elle confirme. Les traités de vie spirituelle ne s’attardent donc pas au rempart protecteur de la vie divine ; ils vont droit à cette vie elle-même. Pour la Théologie germanique, on sent qu’elle se meut dans le cadre de l’Église. Au c. xiv, elle parle d’ « une confession sincère » ; au c. xxiii, elle recommande le respect « des sacrements, ainsi que des coutumes, règlements, lois et commandements de la sainte Église chrétienne » ; au c. xliii, elle parle du sacrement de l’eucharistie (la première citation est d’après l’édition Uni, les autres d’après l’édition Mandel). Enfin, l’auteur sait qu’à son époque pour administrer les sacrements, ainsi que pour faire les lois et commandements de la sainte Eglise chrétienne », il existait un sacerdoce ; or, il n’a pas la moindre allusion pour le rejeter. Dans l’Église, n’avait-il pas du reste lui-même une fonction, celle de custode dans une maison de chevaliers de l’ordre tcutonique ?

< i Tauler parle davantage de l’Église. Certains sujets de ses sermons, vertus d’obéissance, de pauvreté, fêtes de saints, l’amenaient à des développements sur la vie de l’Église et de Bes dignitaires. Et c’était l’époque des dernières luîtes entre le Sacerdoce et l’Empire, entre les papes Jean XXII, Benoît XII, Clément VI et l’empereur Louis de Bavière (1323-1349) ; des excommunications mi-religieuses, mi-politiques demandaient que l’on précisai la nature de l’autorité

de l’Église.

C’est là notamment l’objel du sermon pour la trie de saint Matthieu. A.. I" 1 < iii, 1’. t.s ; V., p. 253-258 ; X’., t. v, p. 2(11-272. Tauler y distingue l’homme extérieur et l’homme Intérieur. L’homme extérieur dépend de l’Église, si l’Eglise lance une excommunication,

une suspense, un interdit, il faut s’y soumettre, ne

plus participer aux cérémonies et sacrements donl l’Église nous défend l’usage. El Tauler va se mettre en scène : comme II le remarque, ce qu’il va dire de

lui s’applique.Ï tous. Dieu dans sa bonté et la sainte chrétienté m’ont donné mon ordre, et cette

coule et cet babil et mon sacerdoce, et la charge

d’enseigner, et celle d’entendre les confessions. S’il arrivait que le pape et la sainte Eglise, de qui Je tiens tout cela, voulussent me l’enlever, |e devrais tout leur

laisser et ne pas demander pourquoi ils en agiraient ainsi, si toutefois j’étais un homme vraiment abandonné |à Dieu]… Mais, si quelque autre voulait

n’enlever l’une <<- ces choses, |métne] si j’étais un

homme vraiment abandonne |à Dieu |, je devrais choisir la mort plutôt que de me le laisser prendre. De

même, si la sainte Église voulait nous enlever extérieurement le Saint-Sacrement, nous devrions nous soumettre. Mais, nous l’enlever spirituellement, cela n’est au pouvoir de personne. Mais tout ce qu’elle nous a donné, elle peut nous le reprendre, et nous devons abandonner tout cela sans aucun murmure ni protestation. » A., ꝟ. 196v° ; Y., p. 255, 11 : N"., t. v, p. 265.

Voilà pour l’homme extérieur. Mais l’homme intérieur ne dépend que de Dieu, et il en est tout particulièrement ainsi des hommes appelés à des voies mystiques. « Sur ces hommes le pape n’a aucun pouvoir, car Dieu lui-même les a délivrés. Saint Paul dit : « Si vous êtes conduits par l’esprit, vous n’êtes plus « sous la Loi. » A., ꝟ. 197v, V.. p. 258, 1(5 : N., t. v, p. 272 : traduction lointaine. Ce passage à la main, on a voulu voir en Tauler un précurseur de Luther dans sa révolte contre l’Église. A. -Y. Millier, Luther und Tauler, 1918, p. 129. Mais aujourd’hui encore, après le concile du Vatican, un théologien catholique, un prédicateur catholique pourrait les faire siennes ; il aurait simplement à ne pas les exposer inutilement et à la légère ; car l’Église est voulue par Jésus-Christ ; elle, et les richesses spirituelles dont elle est la gardienne, elle est pour nous le moyen normal pour communiquer avec Dieu. Il n’en îeste pas moins qu’aujourd’hui encore, nombre de théologiens estiment que l’Église n’a pas de pouvoir direct sur nos actes intérieurs. A. Lehmkuhl, Theologia moralis, 9e édit., 1898, t. i, n. 130-132. C’était là ! semble-t-il, l’opinion de saint Thomas, de ce « maitre Thomas » dont Tauler aimait tant à invoquer l’autorité. Cf. I a 11*’, q. xci, a. 4 ; q. c, a. 9 ; II » -II æ, q. civ. a. 5. En tout cas, et c’est ici proprement la réponse à la difficulté qui nous occupe, tous les catholiques admettent que, par une erreur ou une défaillance morale des chefs de l’Église, leurs censures, excommunications, suspenses ou interdits, peuvent tomber à faux. Quand ces peines frappent une collectivité. État, ville, association quelconque, il est même évident que, si méritées soient-elles, il y a alors des innocents qui pâlissent avec les coupables. C.oiiinient doivent donc agir les victimes innocentes de ces peines, peines imméritées ou peines collectives ? Comme le dit Tauler, elles doivent s’abstenir de participer à des sacrements qui leur sont interdits, mais elles doivent continuer de communiquer avec Dieu. Au lieu de la communion sacramentelle, ces gens feront la communion spirituelle ; comme le dil Tauler. nous enlever cette communion n’est au pouvoir de personne au monde. Voilà ce qu’un demi-siècle avant Tauler, dans un magnifique Chapitre de ses révélations, écrivait sainte dcrtiude. Legatus dioina pietatis, t. III, c. xvi. ReoelalioRes,

t. 1. 1875. p. 1 13-1 lli. Voilà ce qu’au W siècle tout

théologien catholique continue d’enseigner.’I il siècle et demi après Tauler. un autre grand dominicain. Jérôme Savonarole, allait monter sur le bûcher. Paganotti Benedetto, évëque de Vasona, procédait à la

dégradation du condamné ; plein d’émotion, il oublia la formule consacrée et il dit : Je te sépare de l’Église

militante et de l’Église triomphante, s.ms se troubler, Savanorole le reprit : r De l’Église militante, oui. mais de la triomphante, non : cela dépasse vos attribution

I.iiiler. rejeter l’autorité de l’Église’Mais qu’on lise donc ce passage de son sermon pour la veille de

ri piphanie : J’ai un sous-prieur, un prieur, un pro imi.il. un évëque, un pape, fous sont mes supérieurs.

Voudraient ils tous me faire tu mal. se touillant tous contre moi comme des loups pour me mordre, je devrais me tenir humblement soumis ; i eu. dans un

ible abandon et une véritable soumission, supportant cette peine avec patience, sans murmure ni

protestation. » A., ꝟ. 81° ; V., p. 15, 7 ; N., t. i, p. 376.

Un instant auparavant, il avait parlé « des prélats de la sainte Église ». Ailleurs encore, cette expression revient sur ses lèvres. A., t" 43 v° ; Y., p. 66, 28 ; N., t. ii, p. 232. Dans le passage même qu’on vient de lire pour la fête « le saint Matthieu, il parle du pape et deux fois de « la sainte Eglise ». On sent jusqu’à l’évidence un homme qui se meut cUms le cadre de l’Église.

2. Comment Luther interprète cette doctrine. Ici

encore, suivant sa méthode constante, Luther va modifier Tauler dans le sens de ses préoccupations. Dans le sermon pour la fête de saint Matthieu, Tauler suppose constamment deux points : le premier, que l’état mystique est un privilège exceptionnel, le second que l’Église existe, qu’elle a autorité sur nous et que, normalement, c’est dans son sein que nous devons nous mouvoir ; ce n’est que dans des cas exceptionnels, dans le cas de censures universelles ou portant à faux, que nous pouvons vivre en dehors d’elle, et communiquer directement avec Dieu. Luther va nier ces deux points. De l’état mystique, il va faire l’état ordinaire de tous les chrétiens ; et la seule Église qu’il reconnaîtra, ce sera une Église invisible, une société des âmes j ustifiées. Dans sa négation de l’Église visible, Tauler et la Théologie germanique apaiseront les remords de sa conscience.

La révolte accomplie, quelques éléments de direction lui resteront ; un certain bon sens, des débris de catholicisme, de l’obséquiosité à l’égard du pouvoir temporel. Mais combien ces lueurs crépusculaires seront insuffisantes ! Insuffisantes pour le diriger. Avec son tempérament peu limpide, où constamment des vapeurs montent, montent encore du fond de l’organisme, avec son tempérament allemand, fait de poussées exubérantes et impatientes de frein, le voilà seul, sans boussole, dans une nuit sans étoiles ; son mépris de la raison humaine et de l’Église l’abandonne à la merci de son imagination et de ses passions tumultueuses. Lueurs insuffisantes aussi pour le réconforter et le consoler. Dans cette course vers l’inconnu, dans cette révolte non seulement contre l’autorité de l’Église, mais contre presque toute l’organisation sociale du Moyen Age, il va se heurter à des contradictions violentes : au dehors, à des forces puissantes, au dedans, à des incertitudes et à des terreurs. Dans la solitude de la’Wartbourg, ces terreurs deviendront angoissantes et risqueront de l’accabler.

Mais, dans ces tempêtes du dedans et du dehors, ses mystiques lui viendront encore en aide ; pour son intelligence ils ont été l’occasion d’une erreur sur l’autorité de l’Église ; à sa volonté, ils vont aussi fournir un appui ; ce qu’ils ont dit de la nuit de l’âme et de l’enfer mystique sera pour lui une source de force et de consolations.

La nuit de l’âme, l’enfer mystique est un état intermédiaire et plein de souffrances morales où l’âme passe pour aller de l’état de propriété à l’état d’abandon à Dieu ; par la croix, elle va de la nature à la grâce, de l’obscurité à la lumière. Elle n’est plus attachée à la nature, mais elle n’est pas encore abîmée en Dieu comme dans son élément. Alors elle se remplit du sentiment de son néant ; elle s’abat, et ne trouve plus rien à quoi se retenir ; elle est obligée de faire effort pour se rattacher à la foi ; elle est dans les ténèbres absolues. Dieu permet cette nuit, cet enfer, pour purifier l’âme, la débarrasser de tout attachement à elle-même et aux créatures ; il est jaloux du cœur des siens.

Tauler parle souvent de la nuit de l’âme. Dans un très beau passage d’un sermon pour le deuxième dimanche après Pâques, il appelle cet état un hiver ; après avoir parlé de l’état de sécheresse qui vient de l’attache aux créatures, il dit : « Il est encore un autre

hiver : c’est celui où se trouve l’homme bon et conforma à Dieu, qui aime Dieu et le préfère à tout, et qui se garde avec soin du péché, et qui pourtant est abandonné de Dieu pour ce qui est de la dévotion sensible, et qui est aride et obscur et froid, ne recevant de Dieu aucune consolation ni douceur. C’est dans cet hiver qu’a été Notre-Seigneur qui a été ainsi délaissé et privé de tout secours par son Père céleste, abandonné de la Divinité, à laquelle il était pourtant naturellement uni. » A, f°41 v° ; V., p. 61, 35 ; N., t.n, p. 354 ; etc.

La Théologie germanique, elle aussi, parle éloquemtnent de l’enfer mystique : « Avant d’entrer au ciel, l’âme du Christ a dû aller en enfer. Il doit en être ainsi pour l’âme de l’homme. Or, voici comment cela a lieu. Lorsque l’homme en arrive à se connaître et à M considérer lui-même, il se trouve très mauvais et indigne de tout bien, de toute consolation de la part de Dieu ou des créatures. Alors il croit ne mériter qu’une éternelle perte et damnation et de cela même il se répute indigne… Pendant que l’on est ainsi en enfer, personne ne saurait nous consoler, ni Dieu, ni créature. Il est écrit : « En enfer, il n’y a pas de rédemption. » C. xi, Mandel, p. 25, 26. (Dans ces quelques lignes, on saisit l’allure bizarre assez ordinaire à la Théologie germanique.)

Dans sa pensée et dans sa vie, Luther avait introduit ou allait introduire des éléments nouveaux, qui n’étaient pas chez les mystiques allemands du xive siècle : toute une théorie théologique, faite à son image, et contraire au dogme de l’Église, l’indépendance à l’égard de la direction de l’Église ; c’est-à-dire en somme précisément cette attache à soi-même, cette « propriété » que la nuit de l’âme a pour mission de combattre. Mais c’est ce qu’il ne voulut pas voir. Il s’appliquera donc à lui-même et à son état les passages où ses mystiques préférés avaient décrit cette nuit bienfaisante, présage d’une resplendissante aurore. Troubles physiques, angoisses morales, contradictions, persécutions, à ses yeux tout cela va se changer en épreuves envoyées par Dieu pour le rendre digne de sa mission et l’y faire persévérer. Avant de prêcher, Jésus n’avait-il pas subi les tentations du désert ? L’Église pourra le rejeter : il y verra une nouvelle épreuve destinée à le rapprocher de Dieu. Il a en ce sens nombre de confidences ; elles sont des plus sincères qu’il ait faites, de celles aussi qui lui ont le plus attiré d’admiration, d’attachement et de compassion.

Dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, il aime à revenir sur les tribulations des justes. C’est Tauler qui l’inspire ; quelquefois il le nomme explicitement. Sur le passage : « Nous ne savons pas ce que nous devons demander dans nos prières, » il expose que souvent Dieu nous fait attendre l’objet de nos désirs ; mais c’est pour notre bien, et il nous faut savoir nous soumettre : « Sur cette patience et résignation, ajoute-t-il, voyez Tauler, qui le mieux de tous a traité cette matière en langue allemande. » J. Ficker, t. n. p. 205. C’est sa première mention de Tauler : il a trouvé chez lui comment se tranquilliser : Tauler sera son mystique de prédilection.

Nous sommes en 1516. C’est l’époque où il change la doctrine de l’Église, où liberté, œuvres disparaissent devant le serf arbitre et le quiétisme. Il ne se possède plus ; son âme est une mer déchaînée. Dans le même Commentaire, il écrit : « Si la violence continue de la tentation nous faisait blasphémer, nous n’en serions pas perdus. Je le dis pour la consolation de ceux qui sont constamment obsédés de pensées de blasphèmes et tombent dans une crainte maladive. Violemment extorqués par le diable, ces blasphèmes sonnent parfois à l’oreille de Dieu, plus agréablement qu’un joyeux Alléluia. » Ficker, t. ii, p. 227, 6. Page juste au point de vue doctrinal, mais qui nous décèle une âme

battue par les flots, une sorte de surhomme puissamment tourmenté.

Quelque temps après, il écrivait à un ami, religieux prémontré : « Je te demande instamment de prier pour moi ; de jour en jour mon âme s’approche de l’enfer ; je deviens constamment plus mauvais et plus misérable. » Enders., 1. 1, p. 76 (fin de 1516). Il se rappelait ainsi l’un de ses psaumes préférés, le psaume lxxxvii : i Ma vie s’est approchée de l’enfer ; les flots de votre colère ont passé sur moi et vos terreurs ont jeté en moi l’épouvante. » Ps. lxxxvii, 3, 17, Vulg. Souvent, à cette époque, il aimeà parler de l’amour de la croix, du besoin des souffrances. Bien que presque toujours sur un ton quelque peu faux et outrancier, il a des paroles pieuses et émouvantes pour peindre la nécessité de nous rejeter en Jésus-Christ et de nous abriter sous les mérites de sa passion. Voir par exemple : Enders, t. i, p. 43, 37 ; W., t. i, p. 238, n. 17, 18 ; p. 628 (1516-1518).

Au milieu de 1518, sous le titre de Solutions sur la valeur des indulgences, il publie une défense de ses fameuses thèses du mois d’octobre précédent. Il y parle « de la crainte et de l’effroi, vrais supplices du purgatoire et de l’enfer ». « Qu’ilssont nombreux, ajoute-t-il, ceux qui aujourd’hui même sont abreuvés de ces souffrances ! Jean Tauler, dans ses sermons allemands, qu’enseigne-t-il autre chose que le support de ces peines ?… Moi-même, je connais un homme qui affirmait les avoir souvent éprouvées ; elles étaient de très courte durée, mais si intenses et si infernales que la langue ni la plume ne les saurait exprimer ; qui ne les a pas expérimentées ne saurait y croire. Si elles persistaient, ne fût-ce qu’une demi-heure ou même que la dixième partie d’une heure, on en serait détruit de fond en comble, et tous nos os réduits en cendres. Alors Dieu paraît horriblement irrité, et l’univers entier avec lui. » V., 1. 1, p. 555-557 ; de même, Enders, t. i, p. 223. « Je connais un homme. » De l’avis commun, cet homme, c’était Luther ; il empruntait ainsi l’expression de saint Paul parlant de son ravissement au troisième ciel. Comme saint Paul, il était assailli « par les comhats du dehors, les craintes du dedans ». En comparaison de ces craintes intimes, ses luttes extérieures n’étaient guère que des jeux d’enfants ! Mais, de saint Paul, il savait aussi que « tous ceux qui veulent vivre avec piété dans le Christ Jésus auront à soulTrir persécution >. Aussi, anxiétés cardiaques, remords de conscience, il mettra tout sur le compte des épreuves spirituelles et de la nuit mystique. En 1520, à la fin de son manifeste A la noblesse allemande, il écrira : « Je sais que si ma cause est juste, elle doit être condamnée sur la terre et justifiée seulement au ciel par le Christ… Aussi, ma plus grande inquiétude et ma principale crainte, c’est qu’elle pût rester sans condamnation. J’y verrais un signe certain qu’elle ne plairait pas a Dieu. Pape, évoques, cures, moines, théologiens, que tous s’avancent donc a l’envi contre elle : ce sont des gens tout désignés pour persécuter la vérité suivant leurs errements invétérés. iW., t. vi, p, ic>'i. 8.

Théorie de la justification par la foi. rejet de l’Église, les sermons de Tauler et la Théologie germanique contribuèrent donc notablement a maintenir Luther dans ces fausse* directions. Mais ni cet cllct fâcheux, ni la prédilection de I. ut lier et des protestants pour ces

oeuvres ne doivent troubler le regard de l’historien

Les protestants uni toujours témoigné de l’admiration

pour saint François d’Assise ; François n’en devient pas ; mssitôt protestant

Puis, a cote des paroles il y a les actes : écoutons ce que les « ens font plutôt que ce qu’ils disent. Luther s quitté son ordre et il s’est marié. El ses admirateurs

nous disent que par ces actes il g été en pleine logique

avec sa doctrine ; ce serait même par raison, nous dit-on, et non par entraînement, qu’il se serait marié. Que ce soit sa conduite qui ait correspondu à ses idées ou plutôt ses idées aux tendances de sa volonté et de son cœur, peu importe : il est certain qu’en effet, entre idées et conduite, il y a eu ici chez lui correspondance parfaite. Mais entre les paroles et les actes de ses mystiques préférés, n’y aurait-il donc pas eu la même harmonie’? Leurs actes ne doivent-ils pas expliquer leurs paroles ? Or, pas plus que Bernard, Tauler n’a quitté l’Église ni son ordre pour se marier. Et du custode de Francfort, on ne sait non plus rien de semblable.

Dans son Traité de la liberté du chrétien, Luther a écrit : « Ce ne sont pas les œuvres bonnes qui rendent l’homme bon ; c’est l’homme bon qui rend ses œuvres bonnes. Ce ne sont pas les œuvres mauvaises qui rendent l’homme mauvais ; c’est l’homme mauvais qui rend ses œuvres mauvaises. » W., t. vii, p. 32, 6 ; p. 61, 27 ; ci-dessus, col. 1245. C’est là une admirable peinture de son âme. Oui, il savait à merveille, et d’un tour de main, faire le bon et le mauvais, changer le sens d’un écrit, d’une parole, et y substituer une couleur à son gré. A qui veut entrer dans la voie de la perfection, Tauler, la Théologie germanique, ne cessent de prêcher la désappropriation. N’est-il pas évident que de cette désappropriation Luther manquait absolument. Au lieu d’une âme humble et désappropriée, saintement indifférente sous l’action de Dieu, il n’apportait qu’un besoin envahissant de tout déformer selon sa fantaisie, de tout modeler à son image.

Tauler et la Théologie germanique ne sont pas les précurseurs de Luther. Mais quelle profonde tristesse que de voir les fleurs de la piété catholique devenir pour lui le parfum enivrant qui va achever de lui donner le vertige et le précipiter hors de l’Église !

VIII. L’ÉTAT RELIGEUX ET LE MARIAGE. Théorie

de la justification par la foi sans les œuvres, haine de Rome amenèrent Luther à une lutte violente contre la plupart des idées catholiques sur l’état religieux et le mariage. C’est surtout en 1521 et 1522 que cette lutte se produisit au grand jour.

I. VÊTA r HELIQIEUX. La haine de Luther contre les ordres religieux ne se montra qu’assez tard. Dans le. fond de son cœur, il gardait de l’affection pour cet ordre de Saint-Augustin où il était librement entre, où il avait été choyé et adulé. Mais après la diète de Worms et sa rupture définitive avec Borne, la logique de la passion fut plus forte ; il fallait lutter contre les grands remparts de deux objets abhorrés : les œuvres et la papauté. Enfin, contre les ordres religieux, Luther avait " la haine du défroqué. avec le désir du défroqué

de voir ses anciens confrères marcher à sa suite. Aussi. dès la Wartbourg, cette haine se produisit-elle, exubérante et féroce. Au mois de septembre 1521, il écrivit Sur 1rs VŒUX deux séries de propositions OU thèses.

W., t. vui. p. 313-335. i Voila, dit Bugenhagen, qui

va produire une révolution. A la Wartbourg aussi, il écrivit un long sermon sur le même sujet W’.. I. x a, "~ partie, p. 555-728 ; puis un traité latin qu’il intitula : De Dotis monasticis fudtctum, W., t. viii, p. 564-669,

parut au mois de février suivant. //>/, L. p. 566,

n. 1. Désormais, il éprouvera un plaisir maladil a

attaquer les V031U et les ordres religieux, lue de ses

productions les plus violentes en ce sens est sa Brève réponse au livre du duc Georges, en 1533. W.. i. xxxviii,

p. 1 II 17n

ses accusations contre la vie religieuse sont nombreuses, il les développe avec passion et habileté l’habileté d’un rhéteur qui du reste se préoccupe fort

peu de la Vérité : l’important était de frapper fort. Mais elles viennent toutes de deux grands griefs :

la vie religieuse suppose le mérite des œuvres, elle

suppose et favorise une religion collective.

La vie religieuse suppose le mérite des œuvres ; elle csi doue opposée à l’idéal de la vie chrétienne : par leurs vœux et leurs œuvres, les religieux renient Jésus-Christ. Voilà contre elle le grief capital de Luther.

Dès le début de son traité Sur /es vœux monastiques, il met une section avec ce titre : « Les vœux ne s’appuient pas sur la parole de Dieu ; ils y sont opposés. -Y. . t. viii, p..">78. Alors il rappelle que saint Paul ne voulait pas qu’on l’imitai en tant que Paul, mais qu’on imitât le Christ en lui. Au contraire, les règles et les statuts des ordres avaient pour but de mettre les religieux en dehors et au-dessus du Christ ; les fondateurs de ces ordres supplantaient Jésus-Christ.

De son point de vue, Luther avait raison. L’état religieux s’appuie bien sur Jésus-Christ, et Luther évidemment ne l’ignorait pas ; mais ce n’est pas au sens de la théorie de la justification par la loi. Au contraire, de la doctrine catholique sur le mérite des œuvres, la vie religieuse est l’efilorescence. Pour Luther, elle était donc la vie antichrétienne par excellence. Et s’obliger à ce genre de vie par des vœux, c’était se vouer au mal pour sa vie durant.

Puis, la vie religieuse parle en faveur d’une religion collective, en faveur de « la communion des saints ». Et les ordres religieux sont en général le grand rempart de la papauté. Pour Luther, c’était là une autre grande raison de les haïr.

Les attaques de Luther, contre les ordres religieux eurent un immense retentissement. Chez le peuple et chez les religieux elles trouvèrent d’autant plus d’écho qu’à cette époque beaucoup de couvents étaient trop riches, beaucoup de religieux paresseux et profondément tombés.

En outre, comme on l’a dit fort justement, il n’y a pas d’erreur sans une part de vérité. Si nous comparons les ordres de fondation récente à ceux des premiers siècles et même du Moyen Age, nous trouvons entre les uns et les autres de notables différences. Ces différences ne portent pas seulement sur la manière de s’organiser et de s’administrer, mais sur la manière de comprendre la vie religieuse elle-même. Or, c’est dans le sens des désirs de Luther que les modifications se sont accomplies.

Les moines, dit Luther, et les chrétiens en général, ont renié Dieu pour ne s’appuyer que sur leurs œuvres ; ils ont mis de côté la confiance en Dieu. Avec une poésie de tribun, il nous représente les pauvres chrétiens courbés sous la terreur, et obligés à se relever par leurs pénitences, aussitôt qu’ils ont « quitté leurs petits souliers d’enfants ». W-, t. xxxvii, p. 661, 3 (janv. 1534). Il reproche aussi aux moines de s’appuyer sur leurs fondateurs au détriment de Jésus-Christ. Or, le sentiment qui s’est de plus en plus épanoui dans le catholicisme moderne est celui de l’amour de Dieu et de Jésus-Christ, de la confiance en Dieu et en Jésus-Christ ; la communion est devenue plus fréquente qu’au Moyen Age : au xviie siècle s’est établi le culte du Sacré-Cœur ; ce culte et celui de l’eucharistie ont remplacé en partie le culte de la croix, très en honneur au Moyen Age. Les congrégations modernes ont été préoccupées d’affirmer leur union directe avec Jésus-Christ, et de ne s’enserrer dans aucun particularisme : nous avons non les Ignatiens ou les Philippiens, mais la Compagnie de Jésus, l’Oratoire de Jésus.

Le religieux, disait Luther, pratique mécaniquement un ensemble d’œuvres extérieures. Or le religieux moderne est en ce sens beaucoup moins chargé que celui d’autrefois. Il a moins de prières vocales et d’observances : à Cluny, au xie siècle, nous dit saint Pierre Damien. c’est à peine si, par les plus longs jours de l’été, l’office du chœur avec les autres observances monastiques laissaient aux religieux une demi-heure de libre pour converser dans le cloître. P. L., t. cxliv,

col. 380 ; D. 1’.. t. i, p. 361. De même, le religieux moderne a moins de jeûnes que celui du Moyen Age. Les jésuites n’ont pas d’autres jeûnes que ceux de l’Eglise et, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, ils ont été imités par les congrégations fondées apièt la leur. Par contre, le religieux moderne a tous les jours la méditation ou oraison mentale ; jusqu’au xvie siècle, au contraire, la méditation comme pratique régulière était inconnue dans les couvents. A. Poulain. S. J.. Traités des grâces d’oraison, c. ii, § 5.

Le religieux, disait Luther, méprise le laïque : il se croit le seul véritable chrétien. Les couvents fermés du Moyen Age pouvaient frapper les imaginations e faire naître des pensées de ce genre. Avec le religieux moderne, accessible à tous, on songerait à peine a la formuler. Il a un ministère et des œuvres : sa vie active est intense. Aussi l’axiome : Le moine est pour soi, le prêtre est pour les autres, n’a-t-il plus guère de signification. Plus que tout autre, saint Erançois de Sales, élève des jésuites, apôtre chez les protestants, nourri de sens français, a prêché et introduit dans le monde moderne l’extension de la spiritualité et de la perfection chrétiennes.

Dans ces modifications, faut-il voir l’influence de Luther ? Peut-être en partie. Toutefois, il semble plus conforme à l’histoire d’y voir une manifestation d’une loi générale : constamment. l’Église tend vers une spiritualisation plus haute. Sans le stimulant de la Réforme, c’eût été peut-être plus lentement que cette élévation de l’état religieux se serait produite ; elle n’eût pas manqué toutefois de se réaliser.

Mais ces modifications n’ont pas changé la su bstance de l’état religieux. L’Église catholique a toujours dit : Tous, religieux ou laïques, nous sommes partis de l’Être infini et nous devons tendre vers lui. Xous devons le faire par toute notre activité consciente : l’acte par lequel, consciemment et volontairement, nous nous unissons à Dieu, autrement dit l’acte d’amour de Dieu, cet acte couronne toute notre activité : il est l’acte humain par excellence : pour tous les hommes, l’acte d’amour de Dieu est donc l’idéal suprême de la vie. Ici, le religieux a le même but que le laïque. Sans doute, il prononce des vœux ; mais ces vœux ne lui donnent pas un nouvel idéal de vie chrétienne : ils vont simplement à écarter des obstacles qui, dans la poursuite de l’idéal proposé à tous, se mettent facilement sur notre route. Les œuvres qu’il accomplit ne sont pas un but : elles sont un moyen pour arriver au but suprême qui est d’aimer Dieu ; et pour qu’elles soient bonnes, elles doivent être faites en union avec Jésus-Christ. L’entrée en religion, la profession, l’obéissance, les privations, les jeûnes, toutes ces pratiques peuvent sans doute devenir mécaniques, mais, en soi. elles sont sagement ordonnées vers ce but suprême. Pour plus de détails, voir D. P., surtout t. i et n ; J. Paquier, L’état religieux et le mariage d’après Luther, dans Revue du clergé français, t. lxxvi. 15 mai 191 1. p. 385-417.

n. le MAR1A.QE. — Les idées de Luther sur le mariage ressortent de maint endroit de ses œuvres ; c’est un des points sur lesquels il aime le plus à revenir. Mais, pour peindre son attitude à l’égard du mariage, il y a un document capital, son Sermon sur le mariage. Il l’a publié à Wittenberg en 1522, vraisemblablement à la fin du mois de septembre. Dans le préambule, il le nomme lui-même un sermon ». Mais la longueur de l’écrit permet à peine de croire qu’il l’ait prononcé tel qu’il l’a publié. Il l’a intitulé simplement : Votn ehelichen Leben.De la vie conjugale.. t. x />. p. 266-304.

Doctrine de l’Église sur le mariage.

Ici. comme

sur tant d’autres points, Luther part de la doctrine catholique pour la contredire. Pour bien comprendre 127.

LUTHER ET LE MARIAGE

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ses vues, pour les bien situer, il est donc nécessaire de se rappeler d’abord ce que, d’après la loi naturelle et L’Évangile, l’Église catholique enseigne sur le mariage.

Toute sa doctrine sur ce point est fondée sur ce principe : les passions violentes qui sont en nous ont pour but dernier la conservation de l’espèce humaine et non notre propre plaisir. Mais chez l’homme, être qui se sent vivre, chaque faculté doit normalement trouver une jouissance dans son exercice : les sens dans les actes extérieurs, l’intelligence dans l’acte de la pensée, le cœur dans l’affection et le dévouement, la volonté dans une décision prise. Ainsi en est-il pour les passions dont il s’agit ici. Mais le but en est plus important que celui des actes qui se terminent à l’individu : dès lors, on comprend qu’à leur exercice Dieu ait attaché une jouissance plus grande.

Quand, dans l’exercice de ces passions, nous recherchons le plaisir uniquement pour lui-même, sans vouloir atteindre le but que Dieu leur a assigné, en nous opposant même à l’obtention de ce but, il y a désordre. Il y a désordre à manger et à vomir pour manger encore, comme faisaient les Romains de la décadence. De même, il y a désordre à rechercher les jouissances sexuelles tout en visant à les frustrer de leur but normal, qui est de fonder une famille.

Avant tout, le mariage a donc un but social : une famille à fonder, des enfants à élever. Et pour la stabilité de la famille, pour le bien des enfants, l’Église demande l’indissolubilité et l’unité du mariage. Enfin, nous dit-elle, Jésus-Christ a donné au mariage chrétien une noblesse toute particulière ; il en a fait un sacrement.

2° Réaction de Luther. — Contre ces points et d’autres encore Luther va exercer sa tendance à la réaction.

Réaction contre l’époque précédente. Le xve siècle avait enrôlé des piètres sans utilité sociale, des religieux sans vocation : par là, il avait semblé dire que leur état, leur habit suffisaient à les mettre au-dessus des gens mariés. D’où Luther représentera le pape comme l’cnnemi-né du mariage : S’il avait le pouvoir de créer, il n’aurait pas fait l’ombre d’une femme, et il n’en laisserait pas une sur la terre. » W., t. xlix, p. 7’.ix. 28 ( I août 1°) ! ">). Les papistes « envoyaient le mariage au diable »., t. xxvii. p. 211, 28 (19 janvier 1528). Par réaction, par une certaine tendance allemande a ne comprendre l’homme que comme père de famille, il aura des termes dithyrambiques pour célébrer le mariage ei la vie de famille. D parle avec force des obligations familiales, des humbles devoirs de chaque jour, devoir du père, de la mère, des enfants. Luimême se mariera. L’origine de ce ménage sera loin d’être sans ombres. Souvent aussi, la femme et les enfants de Luther ressentiront son caractère Irascible. Toutefois, comme époux et père de famille, il saura se soumettre allègrement à ces devoirs quotidiens qu’il rappelait aux autres. Ici. paroles et actes « le Luther ont eu ci uni encore dans le protestantisme une heu-Influence.

Mais ce ne sont pus ces idées que Luther a en vue dès l’abord. Du moins est-il qu’à côté il en a d’autres. antichrétiennes et dissolvantes. L’Église catholique avait fait du mariage un étal Bocial, avec une auréole spirituelle et religieuse ; Luther va en faire un étal Individuel, avec des préoccupations physiologiques el purement profam le qui l’obsède, c est le côté réa liste du mariage pour la femme et surtout pour l’homme, le mariage est un remède donné par Dieu pour céder honnêtement à la concupiscence. II. Boehrær, Luther, v édition. 1914, p. l">7. Or la concupiscence est a la fois mauvaise ci Invlni Ible. De là, à l’endroit du mariage, Luther tire deux conclusions : la première, i le mariage csi mauvais ; la seconde, c’est qu’à i.i femme et plus encore a l’homme il est

nécessaire ; dans certains cas, on pourra donc recourir au divorce ; mieux encore : si à un homme une femme ne suffit pas, il pourra en prendre deux à la fois.

Ainsi, les attaques de Luther contre le mariage viennent des mêmes préoccupations que celles contre les ordres religieux : sa conception de la nature déchue et ses tendances individualistes. La corruption de notre nature rend inutiles les œuvres du religieux ; elle rend le mariage à la fois mauvais et nécessaire. La réaction individualiste pousse, là à supprimer des collectivités et des vœux enserrant des individus, ici à détruire l’indissolubilité du mariage.

1. Le mariage est radicalement mauvais.

- Ici encore, plusieurs augustiniens avaient précédé Luther. De soi, disaient-ils, l’acte conjugal lui-même était bon ; mais la concupiscence concomitante était gravement coupable ; seulement, à cause de la fondation d’une famille, Dieu était indulgent pour cette déformation. D. P., t. ii, p. 461-469. — Luther accepta pleinement cette théorie. Il disait en 1519 : « Dans le mariage, les docteurs ont trouvé trois biens ou avantages [le sacrement, la fidélité, la descendance). Ces biens compensent la concupiscence coupable qui s’y glisse, et l’empêchent d’être condamnable… Dès lors, la délectation perverse de la chair, dont personne n’est exempt, n’est pas répréhensible dans les rapports conjugaux, elle qui, en dehors du mariage, est toujours mortelle si on la satisfait. Ainsi la sainte humanité de Dieu couvre la honte et la perversité de la délectation de la chair. » W., t.n. p. 168, 1. 10 et 32.

En 1521, il écrit dans son Jugement sur les vœux monastiques : « Comme le dit le psaume l, le devoir conjugal est un péché, un péché proprement furieux. Par l’ardeur et la volupté perverse qui s’y trouvent, il ne diffère en rien de l’adultère et de la fornication. Il faudrait donc ne pas y tomber, et pourtant les époux ne peuvent l’éviter. Finalement, Dieu ne le leur impute aucunement et cela par pure miséricorde. » W., t. viii, ]). 654, 19. (Sur une modification à apporter au texte de cette édition, voir : D. P., t. ii, p. 83, n. 2, et Scheel, 1905, p. 197, n. 277.) L’année suivante, il écrit : « .Malgré tous les éloges que je viens de donner à la vie conjugale, je n’entends pas concéder à la nature qu’il n’y ait pas là de péché ; corrompus par Adam, la chair et le sang, comme le dit le psaume i. sont conçus et nés dans le péché. Le devoir conjugal ne s’accomplit donc jamais sans péché : mais, par mise ricorde. Dieu pardonne ce péché, parce que l’ordre du mariage est son œuvre ; par ce péché, il maintient tout le bien qu’il a mis et béni dans le mariage, i W., t. x b, l>. 304 ; fin du Sermon sur le mariage. Plusieurs années après. Lut lier dira aussi : « Dieu couvre If péché, sans lequel il ne peut y avoir de ^ens maries, i W’.. t. xi. n. p. 582, 30 (1538). Si Dieu ne fermait les yeux, i ! n’y aurait doue aucune différence entre l’état conjugal cl l’adultère ou la fornication : voilà ce que Luther a souvent répété, et dans les fermes les moins voilés. Mais, ajoute -t il. parce que l’acte du mariage est dans l’ordre voulu par Dieu, Dieu ne nous impute pas ce qu’il contient de houleux et d’impur. W., l. m. m. p. 154, 26 (1541 ?).

Il semble même avoir déliassé la vieille conception des augustiniens sur le mariage. Pour ceux et, l’acte conjugal, faute grave en soi. n’était plus que vénielle chez les justifies. Lui lier, au contraire, avons-nous vu, linii par ne plus reconnaître de pèches véniels, même chez les baptisés et les Justifiés (plus haut, col. 1213). Chez tons, l’acte conjugal était donc une

faute grave. Mais, chez les justifiés, la fol en couvrait tOUl le mal.

protestants modernes sont eux mêmes étonnés et choqués de cette conception. Dans son commet) taire du Jugement sur /es væui monastique », Scheel 127 ! »

LUTHER ET LE MARIAGE

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constatait que, sur ce point, la théologie protestante moderne ne s’inspirait pas de celle de Luther, quoique, dit-il, on laissât croire le contraire au peuple. Scheel, t. ii, 1905, p. 197, n. 228. Il ajoutait que le Comité de la Société de l’Histoire de la Né/orme avait décidé de faire sur ce point un travail très précis, pour répondre notamment aux accusations de Denifle. La même année, Benrath faisait la même promesse. Karl Benrath, Zut Abwehr riimischer Geschichlsbehandtung, fasc. 1, Luther im Kloster, Halle, 1905, Vorbemerkung, au verso de la couverture, et p. 5, 6. Mais ce projet ne semble pas avoir eu de suites. Il ne pouvait en avoir de sérieuses, car Luther a vraiment dit qu’en soi le mariage était foncièrement mauvais ; et bien loin d’être un hors-d’œuvre dans son système, cette assertion en est une conséquence logique.

2. Le mariage est obligatoire.

Mais en même temps que toujours mauvaise, la concupiscence est invincible : quand elle se présente à nous (et à moins d’un don tout à fait exceptionnel elle se présente à tous), il est absolument impossible d’y résister. Aussi, bien que radicalement vicié, le mariage est commandé par Dieu ; il est le moyen établi par lui pour remédier à « la nécessité ». W., t. xii, p. 114, 31 (1523). C’est la seconde idée que Luther aime à exposer sur le mariage.

Cette conception inférieure, toute physiologique, ressort clairement de maint passage de ses œuvres : « Le corps du chrétien doit produire des germes, se multiplier et se comporter comme celui des autres hommes, comme celui des oiseaux et de tous les animaux ; c’est à cette fin qu’il a été créé par Dieu, en sorte que, lorsque Dieu ne fait pas de miracle, la nécessité demande que l’homme s’unisse à la femme, et la femme à l’homme. » W., t. xii, p. 113, 30 (1523). — Luther aime à insister sur la nécessité du mariage : « Il ne s’agit pas ici de caprice ou de conseils ; c’est une nécessité commandée par la nature que tout ce qui est homme doit avoir une femme et tout ce qui est femme doit avoir un homme. Car la parole de Dieu : « Croissez et multipliez-vous, » n’est pas un précepte ; c’est plus qu’un précepte, c’est une opération divine qu’il n’est pas en notre pouvoir d’écarter ou d’admettre ; cette opération m’est aussi nécessaire que d’être un homme, et plus nécessaire que de manger, de boire, d’aller à la selle, de cracher, de dormir et de me réveiller. Cette opération est notre nature même, un instinct aussi profondément enraciné que les membres que nous avons à cet effet ! » W., t. x b, p. 276, 17 (1522). Déclarations semblables ou même plus énergiques dans "W., t. vi, p. 442 (1520) ; t. xii, p. 66 (1523) ; Erl., t. lui, p. 287 : Luther à Reissenbusch (1525). « Le plus beau cadeau pour une jeune femme, c’est de lui faire un enfant ; après, bonsoir à toutes les idées qui lui passaient par la tête. » T. R., t. iii, n. 3466 (1536) : à un jeune couple. Et « pour un jeune gars, il n’y à qu’un remède, c’est de lui donner une femme ; autrement il ne peut pas rester en paix. » T. R., t. iii, n. 3655 (1537).

3. Le mariage peut être dissous.

Le mariage avait pour but l’assouvissement d’instincts sexuels indomptables : dès lors, Luther devait forcément être amené à en sacrifier l’indissolubilité.

Si l’Église veut que le mariage soit indissoluble, c’est sans doute parce qu’il représente l’union de Jésus-Christ avec son Église ; c’est aussi parce que l’amour n’aime pas les réticences et les arrières-pensées ; mais c’est surtout pour la stabilité de la famille, pour le bien des enfants. Partant d’un principe différent, Luther en arriva à une conclusion différente aussi. Dans la Captivité de Babylone (1520), il admet déjà la possibilité du divorce, W., t. vi, p. 558-560 ; dans le Sermon sur le mariage, il descend à des précisions ; il énumère trois cas de divorce : l’impuissance,

l’adultère, le refus du devoir conjugal. W., t. x b, p. 287.

a) Le premier cas est plutôt un cas d’annulation de mariage, un cas où le mariage n’a pas à être rompu, puisqu’il n’a jamais existé. Mais, à ce sujet, Luther en anive à des suppositions étourdissantes. Il se demande notamment ce que devrait faire une femme qui, unie à un impuissant, ne pourrait rester dans la continence et toutefois ne voudrait pas faire de bruit en recourant à un jugement public. Il lui conseille de demander le divorce à son mari », afin de pouvoir se remarier. Que s’il s’y refusait, elle devrait alors avec son consentement, et puisqu’il n’était plus son mari, s’unir à un autre, à son beau-frère, par exemple, mais toutefois en mariage secret, et l’enfant qui naîtrait ainsi devrait être attribué au mari. Que si celui-ci ne voulait pas non plus donner la main à cette combinaison : « plutôt que d’admettre qu’elle doive brûler de désirs inassouvis ou être adultère, ajoute le Réformateur, je lui dirais de se remarier, et de s’en aller en un lieu inconnu et éloigné. Quel autre conseil peut-on donner à qui est exposée sans relâche à succomber à la passion ? » W., t. vi, p. ~~>b&, 33 : De captivitate Babylonica, reproduit dans le Sermon sur le mariage. W., t. x b, p. 279, 30. Mais ici, après avoir reproduit ces lignes, il propose une autre solution : c’est de pendre le mari qui a induit ainsi sa femme en erreur. Dans les lignes suivantes, Luther se déclare même plein d’indulgence pour une femme qui, mariée à un impuissant, resterait avec lui, mais irait avec un autre à son insu et donnerait ainsi à son mari des enfants… à nourrir. Comme le dit Luther, W., t. vi. p. 558 ; t. b. p. 278, l’Église voit dans l’impuissance un cas de nullité de mariage. Mais les arrangements secrets qu’il admet ici ne pourraient évidemment que mener à des désordres véritablement répugnants.

b) Le second cas de divorce est l’adultère.. La partie innocente pourra se remarier. Mais si la partie coupable « ne peut garder la chasteté », que fera-t-elle’.' Réponse : C’est pourquoi, dans la Loi, Dieu avait commandé de lapider les adultères, afin qu’ils n’eussent pas à se poser cette question. « Aujourd’hui encore, l’autorité temporelle devrait les mettre à mort. Si elle néglige ce devoir, l’adultère peut s’enfuir dans un pays étranger et s’y remarier, s’il ne peut rester dans la continence. » Alors, Luther se fait à lui-même cette objection : « Mais par là, tous les mauvais maris et toutes les mauvaises femmes auront champ libre pour se séparer et aller changer leur sort en terre étrangère », c’est-à-dire pour s’y remarier, l’autre conjoint vivant encore. A cette objection, il ne trouve que cette réponse : « Eh ! qu’y puis-je, moi ? C’est la faute de l’autorité. Pourquoi n’étrangle-t-elle pas les adultères ? Je n’aurais plus à donner de tels conseils. Mais quand de deux maux on n’en peut supprimer qu’un, c’est au plus grand qu’il faut s’attaquer, c’est-à-dire ici écarter la fornication en permettant aux adultère^ de modifier leur sort en d’autres pavs. W.. t. x b. p. 287-289.

c) Le troisième cas est la mauvaise volonté de l’un des conjoints à l’endroit du devoir conjugal. « On trouve de ces femmes entêtées qui s’obstinent à se refuser à leur mari. Devrait-il tomber dix fois dans l’incontinence, elles ne s’en préoccupent pas le moins du monde. Alors pour le mari, c’est le cas de dire : « Tu ne veux pas, eh bien, une autre le voudra ; la « maîtresse ne veut pas, que la servante approche. W., t. x b, p. 290, 7. On a dit que c’était là un pro verbe. W. YValther, Fur Luther wider Rom, 1906, p. 694. Mais on ne voit guère ce qui eût autorisé Luther à le citer en chaire. D’ailleurs ne serait-ce pas plutôt après Luther que le mot est passé en proverbe ? Grisar, t. ii, p. 209 ; D. P., t. i, p. 383. Tou

tefois, ajoute Luther, avant d’en arriver là, le mari devra deux ou trois fois admonester sa femme, puis l’amener devant la communauté pour y être réprimandée. « Que si elle persiste dans son refus, chassela ; fais-toi donner une Esther et envoie Vasthi promener. » Si la femme mariée oublie son devoir, l’autorité temporelle doit l’y contraindre ou la mettre à mort. Si cette autorité ne fait pas son devoir, le mari doit se dire « que des voleurs lui ont enlevé et tué sa femme, et que, dès lors, il peut s’attacher à une autre ». W., t. x b, p. 290, 291.

d) En 1523, Luther ajouta deux autres cas de divorce : la diversité de religion et le mauvais caractère de l’un des conjoints. Il part du passage où saint Paul examine la condition du conjoint devenu chrétien, l’autre demeurant païen ; e’est le cas que les canonistes appellent le cas de l’Apôtre. Si la partie païenne, dit saint Paul, consent à demeurer avec la partie convertie et à lui laisser pratiquer sa religion, le mariage subsiste ; dans le cas contraire, la partie chrétienne peut se séparer et se remarier. I Cor., vii, 15. Dans les deux nouveaux cas de divorce qu’introduit Luther, il s’agit de gens baptisés, et dans le second de faits qui ne touchent pas directement à la religion ; mais il va travailler à les faire rentrer dans « le cas de l’Apôtre ».

Si donc un conjoint ne veut pas supporter que l’autre « vive chrétiennement », celui-ci peut se séparer et se remarier. W., t. xii, p. 123, 10 ; sur I. Cor., vu. On sent assez de quoi il s’agissait : d’une femme par exemple, que son mari voulait empêcher de devenir luthérienne.

e) Dans son Sermon sur le mariage, il avait déjà examiné l’autre cas : le mauvais caractère de l’un des conjoints. Alors, avait-il dit, il ne pouvait se produire qu’une simple séparation sans le droit de se remarier. W., t. x b, p. 291 ; sur I Cor., vii, 10, 11. Mais cette restriction n’était pas dans la logique de ses idées ; aussi l’année suivante il y renonçait. Lorsque, après une séparation, une partie voulait se réconcilier et que l’autre ne le voulait pas, la première avait le droit de se remarier. La raison en était toujours la même : l’impossibilité de vivre dans la continence. W., t. xii, p. 119, 20(1523). Puis il relie ce cas au précédent : alors le conjoint « qui est parti par colère ou par tout autre déplaisir » se conduit vraiment en païen ; l’autre partie peut donc se remarier. W., t. xii, p. 124, 37. En 1530, il reproduira la même doctrine ; si une femme s’obstine à vouloir partir, son mari finira

par lui dire : « Va-t’en, p va-t’en au diable. »

W., t. xxx c, p. 222, 2.

/) Vers 1536 enfin, Luther introduisit un dernier cas de divorce, ou plutôt, cette fois, un simple cas d’annulation de mariage. Un homme qui. avec dispense papale, s était marié avec la veuve de son frère devait considérer la dispense comme un abus de pouvoir, laisser sa femme et contracter un nouveau mariage. W. Rockwell, Die Doppelehe Philipps von Hessen, 1904, p. 202 sq. ; Enders, t. xiv, p. 18-1 (16 tévricr 15-12). Il s’agissait de faire plaisir a Henri VIII, et de le gagner au luthéranisme.

g) Ébloui par ses vues tout individualistes sur la nécessité du mariage, Luther a même des passages où il laisse clairement entendre que le mariage n’est qu’un contrat de louage, résiliable au gré des parties. Dès 1521, il le dit dans son Jugement sur les vœux monastique ». W., t. viii, p. 610-010, surtout 016 : Vel mo-Tlente conjuge vel conscnliente. Le vœu, dit-il, doit être fait et gardé en toute liberté. Il doit être fait « par ceux qui v sont poussés merveilleusement par l’esprit du Christ >. Et le vœu de chasteté ne peut être que conditionnel. Il se fait une objection : Mais l’état du mariage lui aussi ne sera t il donc que con Dici. DB i m "l. > a i iiol.

ditionnel ? Pourra-t-on l’abandonner pour le célibat ? Il répond : « La liberté évangélique ne règne que dans les relations entre Dieu et toi, non dans celles que tu as avec ton prochain… Autrement, il serait permis de faire et de rompre à sa fantaisie toute sorte de contrats, de traités et de pactes. Dans le mariage, tu t’es donné à un autre qui a droit et pouvoir sur toi. Sans son consentement, Dieu ne veut pas lui enlever ce droit, sous prétexte de te voir le mieux servir. Mais si ce droit cesse par la mort ou le consentement du conjoint, voici que comme auparavant tu as recouvré pleine liberté entre toi et Dieu, pour te marier ou rester dans la continence. »

En 1523, il dit dans le même sens, et d’une manière plus explicite encore : La liberté chrétienne veut « que devant Dieu toutes les choses extérieures soient à notre libre disposition, et qu’un chrétien puisse en user comme il lui plaît, s’en servir ou les laisser de côté. En effet, saint Paul ajoute : « devant Dieu », c’est-à-dire, en tant que cela regarde Dieu et toi. Car en te mariant ou en ne te mariant pas, en devenant ceci ou cela, serviteur ou indépendant, en mangeant ceci ou cela, tu ne rends pas service à Dieu ; de même, en sens opposé, si tu laisses de côté ou que tu ajournes l’une de ces choses, tu ne lui causes ni déplaisir ni offense. En résumé, tu n’as d’autres devoirs envers Dieu que de croire en lui et de le confesser ; pour tout le reste, il te laisse libre de faire ce qu’il te plaît, sans aucun danger pour ta conscience. Si même tu en venais à abandonner ta femme, si tu quittais ton maître et si tu n’observais pas tes conventions, Dieu, pour ce qui le concerne, n’en aurait aucun souci ; car, que tu fasses tout cela ou non, que peut-il en résulter pour lui ? Mais parce que tu es lié à ton prochain, dont tu es devenu la propriété, Dieu ne veut pas qu’à cause de sa liberté à lui, personne soit frustré de ce qui lui appartient ; il veut donc maintenir à ton prochain sa propriété. Sans doute, pour ce qui le concerne il n’attache pas d’importance à cette propriété ; il y porte toutefois de l’intérêt à cause de ton prochain. C’est ce que veut dire l’Apôtre par ces mots : « devantDieu. » C’est comme s’il disait : « Devant l’homme, o devant ton prochain, » je ne te rends pas libre ; car tant que lui-même il ne t’aura pas libéré, je ne veux pas lui enlever son bien. Devant moi, au contraire, tu es libre de tout lien ; que tu négliges ou que tu observes ce qui est extérieur, tu ne fais aucun mal. »

De tout cela, il résulte clairement que si une femme rend la liberté à son mari, ou un mari à sa femme, ils sont libres aussi aux yeux de Dieu : dès lors, la séparation est devenue légitime. Et c’est bien ce qu’ajoute Luther : « Devant Dieu, il ne porterait pas à conséquence que l’homme abandonnât sa femme, car le corps n’est pas lié à Dieu, qui au contraire lui laisse sa liberté pour toutes les œuvres extérieures ; ce n’est qu’intérieurement que le chrétien appartient à Dieu par la foi, mais devant les hommes le lien doit se maintenir. » W., t. xii. p. 131. 132.

I. La polygamie.

Pratiquement, les unions clandestines autorisées dans le Sermon sur le mariage aboutissaient à de véritables polygamies, ou même a de véritables polyandries. Toutefois, ce que dans ce sermon Luther avait surtout envisagé et affirmé, c’était la possibilité du divorce ; il n’avait pas parlé explicitement de la polygamie. An landgrave de iiesse.au contraire, il permit officiellement d’avoir deux femmes

a la fois. Sur la demande expresse, |u landgrave, autorisation avait été écrite et signée ; c’est pourquoi elle eut un si grand retentissement..Mais tout nous dit

qu’elle fut loin d’être un tait Isolé, une faiblesse d’un jour arrachée au Réformateur. Ci-dessus, Vit de

Luther, col. 1177.

5, / 1- mariage, union fouie profane. — Enfin Luther

i

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devait évidemment refuser de voir dans le mariage un sacrement ; dès 1520, il déclarait que c’était là une invention humaine. W., t. vi, p. 550, 551. Désormais, il n’y verra plus qu’ « un acte extérieur et physique, du genre des autres occupations ordinaires ». W., t. x b, p. 283, 8 (1522).

Le mariage devenait une union pour le plaisir des époux et surtout pour le plaisir de l’homme. Si les vues de Luther avaient suivi leur développement normal, le mariage serait vite devenu ce contrat résiliable au gré des parties qu’il faisait déjà entrevoir. Mais sur ce point comme sur plusieurs autres, luthériens et surtout princes luthériens furent retenus par le bon sens et par une certaine ambiance catholique ; ils revinrent à une pratique plus sage que les enseignegnements du Réformateur. Toutefois, dans le luthéranisme allemand, le mépris de Luther pour la femme s’est toujours quelque peu maintenu.

IX. Le serf arbitre et la prédestination. — Érasme et Luther (1524-1536). — Philosophie et théologie de Luther ont leur couronnement’dans l’affirmation farouche du serf arbitre et de la prédestination. En 1524, une attaque d’Érasme lui permit de présenter cette affirmation avec plus d’outrance que jamais.

I. préliminaires.

-La liberté est l’un des points le plus impérieusement affirmés par la conscience. Elle est la condition nécessaire de l’obligation morale et de la responsabilité. De fait, nous dit la doctrine catholique, Dieu nous a mis en mains la liberté comme une arme noble et périlleuse. La chute originelle a amoindri notre liberté pour le bien ; elle ne l’a pas supprimée. Elle n’a pas fait de nous un mal vivant ; l’homme est faible, il n’est pas foncièrement corrompu. Originairement, nous aurions même pu être créés dans l’état où nous naissons aujourd’hui ; la chute n’a rien enlevé aux éléments constitutifs de notre nature. Il n’est pas vrai que nous nous recherchions nécessairement en tout, au point de gâter par cette intention les meilleurs de nos actes. Et le plaisir que nous pouvons trouver à faire le bien n’est pas un mal ; c’est le plaisir qu’un être vivant et qui se sent vivre éprouve normalement dans un harmonieux développement de ses énergies. Survenant pour nous fortifier, la grâce ne détruit pas notre nature, elle la complète ; la foi complète les lumières de la raison, les autres grâces, les forces de la volonté. Après l’arrivée de la grâce, notre liberté subsiste. Enfin, force finie et, dans beaucoup de cas, force très combattue et contrariée, la liberté a ses degrés : Dieu, les forces ambiantes, l’atavisme, l’éducation peuvent peser sur notre volonté.

Ainsi, avec des nuances, a toujours parlé la théologie catholique. Puis elle a cherché à accorder les forces divines avec les forces humaines, prescience et puissance de Dieu avec la liberté de l’homme. Sur ce terrain, les discussions ont été très âpres et l’on a dû finir par reconnaître qu’il y resterait toujours du mystère. Il y a eu trois grands groupes de solutions : l’augustinisme, le thomisme, le molinisme. L’augustinisme dépeint l’homme placé entre deux délectations : la délectation terrestre, fruit de la concupiscence, la délectation céleste, fruit de la grâce. Dans le développement de ces idées, saint Augustin a toujours maintenu la liberté. Ci-après col. 1286. Mais ces disciples ne se sont pas toujours tenus dans de sages limites. En outre, cette théorie est peu philosophique : elle ne va guère qu’à constater un fait, le fait de grands courants essayant d’entraîner l’homme. Depuis le jansénisme, elle a été de plus en plus abandonnée.

Restent les deux autres théories : la théorie thomiste et la théorie moliniste. La première accorde plus à Dieu, la seconde plus à l’homme. J. Paquicr, Le Jansénisme, 1909, p. 202-225.

II. LE SERF ARBITRE DANS LVTEBS Ji SQV’BS 1524.

— 1° Les affirmations de Luther. — Dans son premier ouvrage, les Dictées sur le Psautier, Luther maintient encore le libre arbitre. « Mon âme est en mon pouvoir, dit-il en s’adressant à Dieu ; ma liberté me permet de la perdre ou de la sauver, en choisissant ta loi ou en la rejetant. » W., t. iv, p. 295, 34. Toutefois quelques psaumes auparavant, comme on’le verra bientôt, il dit clairement que Jésus-Christ n’est pas mort pour tous les hommes et que par conséquent tous les hommes n’ont pas le pouvoir de se sauver.

Dans le Commentaire sur l’Épitre aux Romains, il en arrive fréquemment à la négation de la liberté, du moins de la liberté pour le bien. Ficker, t. ii, p. 187, 208, 210, 212, 225 ; voir ci-dessus, col. 1213. Toutefois, l’on ne saisit pas toujours s’il attaque vraiment toute liberté pour le bien, ou cette opinion des nominalistes que, par no3 propres forces, nous pouvions nous préparer à la grâce.

Mais, de plus en plus, à partir de 1516, il fit de la négation de la liberté dans l’homme déchu le centre de sa théorie de la justification. Au mois de septembre 1516, il faisait soutenir par Barthélémy Bernhardi des thèses sur les forces et sur la volonté de l’honune sans la grâce. « Sans la grâce, y lit-on, la volonté de l’homme n’est pas libre, mais esclave, quoiqu’elle suive sans résistance. » Sans la grâce, la volonté pèche dans tout ce qu’elle fait. W., t. i, p. 147, 38 ; p. 148, 2. Le 4 septembre 1517, il instituait une Dispute contre la théologie scolastique. On y lit : « Il est faux que l’appétit soit libre de se décider dans un sens ou dans l’autre. Sans le secours de la grâce, la volonté de l’homme produit nécessairement des actes déformés et mauvais. » W., 1. 1, p. 224, thèses 5, 7 ; de même 29-32.

En 1518, à Heidelberg, en 1519 dans les actes de la Dispute de Leipzig, contre Jean Eck, il se prononçait énergiquement contre la liberté : « Le libre arbitre est mort… Nous sommes toujours les esclaves de la concupiscence ou de la charité ; toutes deux sont les dominatrices de notre libre arbitre. » W., t. i, p. 360, 9 (1518) ; t. il, p. 424, 10 (1519).

Le 15 juin 1520, Luther est condamné par Léon X. Au commencement de l’année suivante, il fait paraître son Assertion de tous les articles de Martin Luther condamnés par la dernière bulle de Léon X. Contre la liberté, il y est déjà tout aussi tranchant qu’il le sera cinq ans plus tard dans son traité Du serf arbitre. C’est déjà la même définition de la liberté, de manière à en arriver plus facilement à la nier. En 1525, il définira la liberté : « Une force qui peut se tourner librement à droite ou à gauche, qui ne cède ni ne soit soumise à aucune autre. » W., t. xviii, p. 637, 9. Cette liberté ne se trouve vraiment qu’en Dieu, peut-être même seulement chez le Dieu des nominalistes. Or, dès 1521, Luther dit dans le même sens : « Le libre arbitre n’est qu’une fiction ; qui a jamais fait tout ce qu’il voulait ? » W., t. vii, p. 145, 14, 16.

Voilà, dit Luther, ce que nous enseigne l’Écriture. « A défaut de l’Écriture, voilà aussi ce que nous enseignent abondamment l’histoire entière et notre propre vie à chacun de nous ; … voilà ce que nous affirme l’expérience universelle. » W., t. vii, p. 145, 29.

Dans cet écrit, comme Érasme le fera remarquer en 1521, Luther esquisse deux raisons de la négation de la liberté. Jusque-là, c’était seulement à cause de la chute originelle que l’homme n’était pas libre, et il conservait la liberté pour les actes inférieurs de la vie. Aujourd’hui, Luther donne de cette négation une autre raison, d’ordre beaucoup plus général : c’est comme créature que l’homme est soumis à la nécessité. Précédemment, dit-il, il a accordé que chez l’homme la liberté était un titre, le titre d’une propriété perdue. Il s’est trompé. Il aurait dû dire simplement que « la

liberté est une pure fiction. Tout arrive par une nécessité absolue. Ainsi l’a fort justement enseigné Wiclef, dans un article condamné à Constance. » C’est Satan qui a inventé le mot de libre arbitre. Infini, Dieu ne saurait se laisser influencer par les modifications de sa créature ; il doit donc tout décider et tout faire en elle, le mal comme le bien ; l’homme est contraint d’agir selon les décrets immuables de Dieu. W., t. vii, p. 145, 26 ; p. 146, 5, 35, etc. ; Érasme, Opéra, t. ix, col. 1224. Dès la fin de 1516, Luther avait quelque peu hasardé cette théorie ; même pour les actes inférieurs, ce n’était qu’un semblant de liberté que l’homme possédait. Cari Stange, Die àltesten ethischen Disputationen Luthers, 1904, p. 16, 2. Mais le mot était furtif, et d’ailleurs Érasme ne pouvait connaître un texte qui n’a été publié qu’en 1904.

Ainsi Luther trouve deux grandes causes du serf arbitre ; une cause théologique et une cause philosophique : être déchu, l’homme n’a pas de liberté pour le bien ; être fini, il n’a aucune liberté. En France, on a trop attribué à Calvin la paternité de cette seconde idée.

Dans son Assertion, Luther conclut : « Sur les autres articles, papauté, conciles, indulgences et autres balivernes sans grande importance, on pourrait encore tolérer la légèreté et la niaiserie du pape et de sa suite. Mais de toute ma doctrine, c’est ici le point le meilleur et le plus important. A voir ces malheureux ainsi déraisonner, on ne peut retenir un regret et quelques larmes. » W., t. vii, p. 148, 14.

En 1521 et 1522, Mélanchthon fit un cours sur VÉpître aux Romains et la Première épître aux Corinthiens. Luther se procura les notes d’un auditeur, et dès 1522 il les publia. Si ce commentaire lui avait tant plu, c’était que Mélanchthon, alors tout entier dans son orbite, y niait fougueusement le libre arbitre : « Dans toutes les créatures, y disait-il, tout se produit avec nécessité. Qu’il reste donc fermement établi que Dieu fait tout, le mal comme le bien. Aussi bien que la vocation de saint Paul, l’adultère de David est proprement son œuvre. » Pli. Melanchtonis Annotationes… (1522), dans Grisar, Luther, t. ii, p. 740, n. 4. A ce commentaire, Luther mit une préface : « Personne n’avait mieux écrit sur saint Paul. A côté de ce commentaire, ceux de Jérôme et d’Origène n’étaient que des plaisanteries et des inepties. » W., t. x b, p. 309, 13 ; p. 310, 5.

A côté de la négation de la liberté apparaît vite chez Luther l’idée de la prédestination au ciel ou à l’enfer. Au couvent, la prédestination avait été son grand souci. S’il y était entré, c’était peut-être déjà par une préoccupation angoissante à l’endroit de l’élection divine. De ces angoisses il crut sortir par l’affirmation d’un choix éternel, contre lequel l’homme aurait tort de vouloir se débattre. Op. lut. var. arg., t. i, p. 16 (1545) ; T. R., t. i, n. 1009, 1017 ; t. iii, n.3680 (1530-1540) ; ci-dessus Yiede Luther, col. 1151.

En face de sa double théorie contre le libre arbitre’. Luther a aussi sur la prédestination deux théories juxtaposées : l’une partant de la condition de l’homme déchu, l’autre des décrets éternels de Dieu. D’après la première, l’homme déchu est destiné > la réprobation étemelle ; ’-culs, ceux que Dieu consent à tirer de cet étang de perdition sont appelés au ciel. I)’aprcs la seconde, c’est de toute éternité que Dieu destine une créature intelligente toll au del, soit à l’enfer. v. t. xvitr. p. 7xt. i, p. 705, 706 ; Humbertclaude, p. 126, n. l. Mais cet deux théories mènent absolument à la même conclusion et Luther les distingue assez peu.

Des les Dlctiet sur lr Psautiei apparat ! l’idée d’un nombre restreint de prédestine (’-lus

que le Mirist a lui lr calice d’ami-rtume ; ce n’est pal

I pour tous les hommes. » W., t. iv, p. 227, 32. Dès lors, Luther était préparé à mal comprendre les fortes expressions de saint Paul sur la liberté de Dieu et son indépendance dans la distribution de la grâce. Dans son Épître aux Romains, saint Paul dit des païens qui ont méconnu Dieu : « C’est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leur cœur. » Ce n’est pas là seulement, dit Luther, un abandon du coupable, une permission de Dieu, c’est un commandement et un ordre. J. Ficker, t. ii, p. 21, 14 ; sur Rom., i, 24. Tout au long de son Commentaire sur l’Épttre aux Romains, il parle de la prédestination, et il y rattache ses attaques contre le libre arbitre. J. Ficker, t. ii, p. 22-23, 208-210, 225, etc. Dans un passage alambiqué, il semble même parler d’une justice inamissible et éternelle. J. Fickert, t. ii, p. 153, 11. Le réprouvé peut faire ce qu’il veut, il péchera : Dieu enserre dans son décret tous les détails de sa conduite. Il ne s’ensuit pas que Dieu veuille le péché ; s’il le veut, c’est pour montrer dans l’homme la grandeur de sa colère à l’endroit du péché… « Ce n’est qu’à Dieu qu’il est permis d’avoir une volonté de ce genre. » J. Ficker, t. ii, p. 22, 1. 4, 17. Ainsi, Dieu ne se borne pas à permettre le péché et la damnation ; il prédestine à l’enfer ; puis il fait que le réprouvé « veuille spontanément être dans le péché et y demeurer ». J. Ficker, t. ii, p. 213, 17. « Que personne ne se plonge dans ces spéculations, dit Luther, sans avoir l’âme purifiée ; il tomberait dans l’abîme de l’horreur et du désespoir. » J. Ficker, t. ii, p. 226, 6.

En 1521 parurent les Lieux théologiques de Mélanchthon. De cette première édition, tout inspirée de Luther, la prédestination est l’âme. Édit. Th. Kolde 1900, p. 67, 74, etc. Or, pour Luther, c’était là « un livre invincible, digne non seulement de parvenir à l’immortalité, mais de figurer dans le canon des Écritures ». W., t. xviii, p. 601, 5 (1525).

2. Origine de la théorie.

D’où venait à Luther la théorie du serf arbitre et de la prédestination ? Comme prédécesseurs dans le monde catholique, on lui a donné saint Augustin, plusieurs augustiniens et saint Thomas. A.-V. Muller, Luthers theologische Quellen, 1912, p. 117-145, et dans Theologische Studicn und Kritiken, 1915, fasc. 2, p. 161…

Saint Augustin aurait nié la liberté. La vérité, c’est que de 388 à 395 il a écrit Sur le libre arbitre un ouvrage où tous sont unanimes à reconnaître qu’il le défend énergiquement contre les manichéens. En 412, il écrit une longue lettre sur ce traité (la 143e), et, dans ses Rétractations, de 426-427, c’est-à-dire trois ans avant sa mort, il y consacre un long chapitre. L. I, c. ix. Dans les deux cas, est-ce pour dire qu’il a changé d’avis ? Tout au contraire : ce que dans ce traité il a écrit autrefois contre les manichéens il le maintient et il l’explique contre les pélagiens. Dans les Rétractations, il a fait mainte réserve sur certains de ses ouvrages, sur ceux-là spécialement qui avaient précédé son épiscopat (396) ; sur son traité du Librcarbitrc.m contraire, il n’a rien trouvé à reprendre. Alors que Luther parlera du serf arbitre, saint Augustin ne cesse de répéter qu’il entend maintenir le libre arbitre. Sans doute, il dit que le hou usage de ce libre arbitre vient de Dieu. t. I, ix, 6, mais les molinistes eux mêmes le disent ; les thomistes l’affirment encore plus énergiquement, et pourtant ils ne laissent pas que d’affirmer la libelle de l’homme, même sous l’influence de la grvoe eftV Enfin, on connaît le tnol célèbre d’Augustin :

Dieu t’a créé sans toi, mais il ne veut pas le justlfii i sans toi. Serm., I i.xix, 13, J’. /… t. xxxvin. col. 923.

u

si, ri.. certains augustiniens auraient nié la libelle : Robert Pulleyn, Pierre Lombard. Pierre je Poitiers, P. I. i 1 1 wm. coi. v.i i ; w.. t. xviii, . 21 se). ; P. L.i.< ( m. c, .i. 1037 ; au siècle suivant, saint i humas lui-même en aurait fait autant et 1287

    1. LUTHER##


LUTHER. LA LUTTE AVEC ÉRASME

J 288

aprè9 lui toute son école. Cf. D. P., t. iii, p. 273, n. 1. La réponse est facile. Sur l’accord de la grâce et de la liberté, ces docteurs et d’autres ont pu employer des formules peu heureuses, recourir à des théories discutées. Mais ce qui importe, ce n’est pas de voir comment ils ont cherché à concilier la nécessité de la grâce et l’existence de la liberté ; c’est de voir si vraiment, en face de la science et de la puissance de Dieu, ils ont parlé de serf arbitre. C’est peut-être sur ce terrain que l’on voit le mieux comment Luther sait parodier les textes de saint Augustin et de saint Thomas. Il s’entend à merveille à dénaturer ce que saint Augustin dit de la faiblesse de l’homme déchu, saint Thomas de la faiblesse de la cause seconde. Où ces deux hommes avaient affirmé la liberté de l’homme en face de Dieu et de sa grâce, l’esprit fruste et simpliste de Luther a conclu au serf arbitre.

Laissons de côté ces causes livresques. Le vrai précurseur de Luther dans sa négation de la liberté, c’est le tempérament allemand ; la vraie cause de sa négation de la liberté, c’est qu’il était lui-même profondément Allemand. D’un bout à l’autre de la philosophie allemande circule un courant qui nie la liberté. Kant semble faire exception. Mais en réalité, s’il admet la liberté, c’est comme noumène et non comme phénomène ; or, chez lui, le noumène est invérifiable ; seul le phénomène peut se constater. L’Allemand, l’Allemand du Nord surtout, se sent envahi par des forces étrangères, par des impulsions irrésistibles. Or, Luther était « l’Allemand » par excellence. Ces forces étrangères, ces impulsions irrésistibles, il les sentait en lui, phalange furieuse montant à l’assaut de sa volonté. Aussi, pour affirmer le serf arbitre venons-nous de l’entendre en appeler « à l’expérience universelle ». W., t. vii, p. 145, 29.

Chez lui, avons-nous vii, la négation de la liberté vient de deux points de l’horizon : l’homme est un être déchu ; l’homme est un être fini. Ce sont là comme deux alluvions d’origine différente. L’idée de la corruption irrémédiable de l’homme déchu venait d’une sorte de manichéisme, d’un augustinisme d’extrême gauche ; celle de la domination entière de Dieu venait en partie de la conception nominaliste d’une volonté divine ne connaissant aucune règle, en partie de la mésintelligence de la théorie thomiste. Ces deux raisons allaient à se détruire l’une l’autre. Si avant la chute l’homme était libre et que même maintenant il le soit pour les actes ordinaires de la vie, comment aller dire que la liberté est l’apanage de l’Être infini ? Et si la liberté est l’apanage de l’Être infini, pourquoi en regarder l’absence chez l’homme comme une privation et la suite d’une déchéance ? Mais au-dessous de ces contradictions intellectuelles, il y avait l’unité vivante d’une nature fougueuse, et qui se sentait dominée, entraînée par les forces de la subconscience. Pour expliquer cet entraînement, toutes les raisons étaient bonnes. D’ailleurs, le nominalisme avait appris à Luther que les contraires pouvaient coexister. Et le tribun sent moins le besoin de frapper juste que de frapper fort ; si dans l’oreille d’un auditeur fasciné et étourdi deux raisons vont à se renforcer, qu’importe qu’en elles-mêmes elles aillent à se détruire !

ITI. ÉRASME ET LUTHER. LEURS RELATIONS JUS-QU’EN 1524.— L’humanisme et la Réforme, Érasme et Luther ont de nombreux points de contact : attaque contre les hommes d’Église, mépris particulier pour les moines, retour à des livres d’un lointain passé pour leur demander la direction totale de notre vie profane ou religieuse, individualisme, place centrale donnée à l’homme dans leurs préoccupations, acceptation de la décadence des mœurs et de la dureté qui s’ensuivait.

Mais, sur un point capital, humanistes et réformés divergeaient profondément : ils avaient de l’homme une conception tout opposée. Pour l’humaniste, l’homme était foncièrement bon ; avant tout, il devait développer sa nature. Ce développement s’opérait par notre liberté ; elle était le plus beau de nos apanages. Pour Luther, au contraire, l’homme était foncièrement mauvais ; la chute originelle l’avait radicalement corrompu ; depuis lors, il ne pouvait faire que le mal. Aussi de plus en plus avait-il fait de la négation de notre liberté la clef de voûte de nos relations avec Dieu.

Cette conception était aux antipodes de celle d’Érasme. Nourri du rationalisme ancien et de la morale classique, celui-ci ne pouvait voir ni dans notre nature un mal vivant, ni dans notre volonté un instrument tout passif, un véritable jouet entre les mains de Dieu. Les grands hommes qui s’étaient dévoués pour les nobles causes, les Socrate, les Décius, les martyrs du christianisme, n’auraient-ils donc eu aucun mérite propre ? Instruments de la toute-puissance divine, ils n’eussent servi qu’à lui donner l’occasion de se manifester ! Jamais un humaniste ne pouvait souscrire à de pareilles affirmations. Pour des esprits qui visaient avant tout au développement de la personnalité humaine, le fatalisme était inacceptable.

Ainsi, pour expliquer le dissentiment qui s’éleva entre Érasme et Luther, il n’est pas nécessaire de recourir à des froissements personnels ni à d’autres considérations de ce genre : l’opposition entre ces deux hommes naissait de l’idée même qui tenait le plus au cœur de chacun d’eux.

Mais, avec une santé ruinée par l’étude, Érasme n’aimait pas la lutte, et, avec un sens très précis des réalités et influences terrestres, Luther voulait ménager le puissant humaniste. Puis, comme on l’a vii, ils avaient en commun le mépris de l’administration catholique. Aussi leurs relations restèrent-elles longtemps correctes et furent-elles même d’abord en apparence assez cordiales.

Ce n’est qu’au mois d’avril 1519 qu’Érasme reçut pour la première fois une lettre de Luther. Mais déjà ces deux hommes se connaissaient autrement que de réputation. Érasme était en relations avec des amis de Luther, Mélanchthon, Jean Lang, Justus Jonas, Spalatin. Il avait soutenu avec énergie la cause de Reuchlin, et Luther lui aussi avait souhaité le triomphe des hébraïsants. Il avait en grande estime la science d’Érasme. Dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, par exemple, on voit qu’il attendait avec impatience l’apparition de l’édition du Nouveau Testament que préparait Érasme. Cette édition parut à Bâle, au mois de février 1516. Aussitôt, c’est-à-dire à partir de son commentaire du c. ix, Luther utilise ce travail.

Pourtant, dès cette époque, son admiration pour Érasme n’allait pas sans mélange. Dès le 19 octobre 1516, les restrictions apparaissent. Érasme, écrivait Luther à Spalatin, n’entend pas correctement les idées de saint Paul sur la justice des œuvres et sur le péché originel ; il se nourrit de saint Jérôme (que Luther n’aimait pas), et il n’apprécie pas Augustin. Luther prie donc Spalatin de présenter à Érasme ces critiques, qui d’ailleurs, ajoute-t-il, n’atteignent pas l’estime due à son érudition. Enders, t. i, p. 63, 64. Spalatin transmit à Érasme, « ainsi qu’à un Apollon Pythien », les critiques de Luther. Du reste, il n’en désignait l’auteur que par l’expression vague d’ « un de ses amis ». P. S. Allen, Epistolæ Erasmi, t. ii, 1910, p. 417, 418 (Il déc. 1516). Ainsi, dès 1516. Luther va droit au point qui le séparera d’Érasme.

Ses réserves allèrent en s’accentuant. Dans une lettre à Lang, du 1 er mars 1517, son opinion sur

Érasme a presque déjà pris sa forme définitive. « Je lis notre Érasme, écrit-il, et je le goûte de moins en moins ». Sans doute, ajoute-t-il, on ne peut qu’approuver ses attaques contre l’ignorance des moines, « mais je crains qu’il ne fasse pas suffisamment cas du Christ et de la grâce divine, dont il est beaucoup moins instruit que Le Fèvre d’Étaples. » Érasme est-il un vrai théologien ? Ce n’est pas très sûr ; le christianisme n’a pas pénétré son esprit ; pour lui, l’humain a plus de poids que le divin. Enders, t. i, p. 88. Toutefois, à cause du talent d’Érasme, à cause de sa lutte contre les moines, et pour ne pas heurter l’opinion, Luther se taira encore en public ; bien plus, pour ne pas faire connaître ces réticences, « il accablera Érasme de louanges ». Enders, t. i, p. 141 (18 janvier 1518). C’est dans ces dispositions que, le 28 mars 1519, il lui envoya sa première lettre. Il y affecte de la timidité, il y raille l’éducation scolastique, si odieuse aux humanistes ; mais il met pour ainsi dire Érasme en demeure de prendre parti pour la Réforme.

A cette époque, Érasme lui aussi avait sur Luther et la Réforme des idées arrêtées. Il louera toujours Luther de s’être élevé contre les abus de l’Église ; mais, dès l’origine, il résista aux tentatives faites pour lier la cause de l’humanisme à celle de la Réforme. C’est là le sens de sa réponse à Luther ; réponse très courtoise, mais avec refus de le suivre. Érasme, Opéra, t. ma, col. 444 ; Enders, t. ii, p. 64(30 mail519). En même temps toutefois, flatté sans doute de la démarche de Luther, il conseillait à Frédéric de ne pas « abandonner un innocent à des mains impies ». Allen, t. iii, p. 531 (14 avril 1519).

Les années suivantes, Érasme continue d’aider Luther dans son travail de démolition. A Cologne, le 5 novembre 1520, il fait à Frédéric de Saxe la réponse terrible : « Luther a commis deux fautes : il a touché à la couronne du pape et au ventre des moines. » Toutefois, à partir de 1521, on voit peu à peu arriver la rupture. Au milieu de cette année-là, Érasme songe à écrire en faveur de l’apaisement. Luther, qui le sait craintif, cherche à l’intimider : » S’il affronte les hasards de la lutte, il verra que le Christ ne redoute ni les portes de l’enfer, ni les puissances de l’air ; tout bégayant, je ferai face à ce grand maître de la parole. » Enders, t. iii, p. 376 (28 mai 1522).

Érasme était loin d’être un héros de bravoure. Mais, pressé à la fois par les catholiques qui lui demandaient d’affirmer enfin ses convictions, piqué par Luther et les siens qui semblaient le mettre au défi de se tourner contre eux, il songea à un travail sur le libre arbitre. Le 21 novembre 1523, il écrivait à son ami Jean Fabri que « le petit livre était commencé ». Au commencement de septembre 1524, la Diatribe sur le libre arbitre paraissait chez Froben. Avant tout, elle était dirigée contre Luther, mais peut-être aussi quelque peu contre Carlstadt. Opéra, t. ix, col. 1215-1248 ; Joh. von Walter, Des. Erasmus, De libero arbitrio AutTplSi), 1910,

Le sujet était merveilleusement choisi. La question de la liberté humaine était le centre, la quintessence des idées des deux adversaires. Aux yeux d’Érasme, ce choix devait présenter un autre grand avantage. Tout en le rangeant parmi les catholiques, l’affirmation de la responsabilité humaine en face de Dieu ne favorisait en rien l’administration de l’Église catholique ; au contraire. « Ile était plutôt une protestation en faveur (’es droils de l’individu. C’était le point où Ënume pouvait le plus facilement être à la fois catholique et anticlérical.

TV, A i DIATRIBE BOR l.E I.lliriK ARBITRE. — Dans la Diatribe, et dans YHypercupisUt ou Défense de la Diatribe, I rasme a discuté la question de la liberté en profane, en humaniste et en homme du monde,

plutôt qu’en théologien. Il y est plutôt moliniste ; héritiers de son humanisme, les jésuites l’ont été aussi de sa théorie de la liberté. Il n’a même pas su prendre les précautions des molinistes pour se garder de dire que la volonté humaine commençait l’œuvre sans la gTâce ; il est ainsi quelque peu tombé dans un vrai semi-pélagianisme. Opéra, t. ix, col. 1220, 1221 ; éd. J. Walter, p. 19.

Sa définition même de la liberté semble aller jusqu’à cet excès ; il paraît l’avoir prise des nominalistes : « Ici, nous considérons le libre arbitre comme la force par laquelle la volonté de l’homme peut s’appliquer à ce qui regarde le salut éternel ou s’en détourner. » Opéra, t. ix, col. 1220, 1221 ; éd. Walter, p. 19. Cette définition exclut la prémotion thomiste d’une grâce de soi efficace. Elle attribue même au libre arbitre « la possibilité de s’appliquer à ce qui regarde le salut éternel ». Or, sans la grâce, cette application elle-même ne saurait se produire.

Par cette tendance à beaucoup accorder à la liberté, Érasme manquait d’habileté. Sans doute, vers la fin de son traité, il semble accorder à Luther qu’en face de la grâce on peut considérablement restreindre la part du libre arbitre. En faisant de cette concession le fond même de son travail, il eût été plus habile. Au lieu de s’inspirer des Pères accordant davantage aux forces de la liberté, notamment des Pères grecs, il eût agi plus sagement en prenant les théories catholiques qui se préoccupent d’abord des droits de Dieu, théorie de saint Augustin et de saint Thomas sur la prédestination avant la vue de nos mérites, théorie de saint Thomas sur la grâce qui nous meut suavement mais infailliblement vers le bien. Érasme aurait pu relever d’étranges expressions de Luther où l’on voit qu’il a exagéré la théorie thomiste, où il suffirait de retrancher ou d’ajouter un mot, de donner à la phrase un autre tour pour qu’elle cessât d’être fataliste et hérétique, et qu’elle redevînt thomiste et fort catholique. Par ex. J. Ficker, t. ii, p. 22, 1. 25 ; W., t. xviii, p. 615, 31 ; p. 709, 10 ; p. 712, 10. Dans sa Diatribe, Érasme a pu çà et là s’inspirer de saint Thomas, J. Walter, p. xxiii sq. ; en général, néanmoins, l’esprit n’en semble pas thomiste.

Dans son Hyperaspisles, il écri a : « La Diatribe évite constamment d’imputer le salut aux mérites de l’homme ; elle l’attribue tout entier à la grâce. » Op., t. x.col. 1500. C’était donc là son intention. Mais l’exécution n’y a pas répondu ; dans ces deux écrits, il a continué ce que dès 1516 lui reprochait Luther : il s’est séparé de saint Augustin pour beaucoup accorder à la liberté.

Il est une autre intention à laquelle il s’est mieux conformé. En débutant, il avait dit : « Je discuterai, je ne jugerai pas. » Il conclut de la même manière : .1 ai conféré, que d’autres jugent. » Op., t. tx, col. 1216, 1248 ; éd. Walter, p. 5, 92. En aucun endroit il ne s’est départi de la plus parfaite courtoisie ; il attaque vivement et non sans éloquence les théories de son adversaire, il les juge dépourvues de fondement et néfastes pour la morale. Jamais, toutefois, il ne s’en prend à Luther lui-même ; jamais il ne l’accuse d’hérésie. Au xvie siècle, cette réserve était très rare, not animent dans les polémiques religieuses.

La Diatribe fut loin de satisfaire pleinement les catholiques, lui 1526, elle fut même censurée par la Faculté de théologie de Paris. Cependant, de nombreuses et chaudes félicitations arrivèrent i Érasme. Georges de Saxe lui écrivait : « Continue la lutte : le pape, l’empereur, tous les grands de l’Église sont toi ; l’épouse même du Christ, notre sainte mère e te sourira… Le Christ saura te remercier. »

HorawltZ, Erasmiana i ; dans Wteil. AJcad. Hist. Phil, Klatte, t. r. 1878, p. ku (18 février I

v. i.k SERF ARBITRE (1525). — Dès le mois de septembre 1524, on avait à Wittenberg la Diatribe d’Érasme. A l’origine, Luther songea-t-il à ne pas répliquer et, par un procédé dont il était assez coutumier, à laisser ainsi l’œuvre l’Érasme tomber dans l’oubli ? Cette disposition, du moins, aurait peu duré. L’écrit d’Érasme ébranlait beaucoup de luthériens. Puis, était-il possible de laisser en paix un ennemi puissant, qui s’était attaqué à la justification par la foi seule, c’est-à-dire au Christ lui-même ? Aussi, dès le milieu de novembre, Luther assurait-il qu’il répondrait à Érasme. Enders, t. v, p. 52. Mais sa lutte avec Carlstadt, la guerre des paysans, son mariage l’absorbèrent de longs mois. Enfin, au mois de décembre 1525, l’écrit sur le Serf arbitre était imprimé. Érasme avait espéré que le mariage « aurait apprivoisé Luther » ; la lecture du nouveau pamphlet put lui apprendre que le Wende de Wittenberg n’avait rien perdu de sa violence. Et plus tard Luther dira à ses amis que c’était sa femme qui l’avait engagé à écrire 1 T. R., t. iv, n. 5069 (1540).

L’écrit sur le Serf arbitre est très loin de fournir un traité didactique contre la liberté. Luther n’est pas un homme de science, travaillant avec calme et méthode ; c’est un polémiste qui s’avance à la manière d’un torrent. Pas à pas, il s’attache à Érasme, relève chacun de ses arguments, dissèque ses explications de l’Écriture sainte, travaille uniquement, en un mot, à ruiner l’autorité de son adversaire. Cà et là, dans ce torrent d’arguments et d’injures, apparaissent des phrases doctrinales qui nous donnent la pensée du Réformateur.

De ces développements confus ressort à chaque page la négation de la liberté. En faveur de sa thèse, Érasme a cité de nombreux textes de l’Écriture. L’explication de Luther est d’une simplicité étonnante. Quand Dieu commande à l’homme, il lui dit : « Essaie d’obéir ; fais tout ce que tu pourras. Mais, en réalité, tu ne peux rien. » Les commandements de Dieu sont une manière de railler l’impuissance de l’homme et de lui faire reconnaître son néant. "W., t. xviii, p. 675, 22, etc.

Comme autrefois, Luther donne deux grandes causes du serf arbitre : la corruption de la nature déchue et la condition de l’être créé. La nature déchue est irrémédiablement corrompue et incapable de tout bien. W., t. xviii, p. 636, 24. Le libre arbitre est un vain titre, comparable à ceux dont se parent les rois déchus. Ibid., p. 637, 20. Il aime à revenir sur l’opposition entre l’esprit et la chair : « Tombés, abandonnés de Dieu, Satan et l’homme sont incapables de vouloir ce qui plaît à Dieu. Dans leurs désirs il y a un renversement permanent ; ils ne peuvent que se rechercher eux-mêmes. » Ibid., p. 709, 12. La chair, c’est l’homme tout entier ; « c’est l’âme et le corps, l’esprit, la raison, le jugement et tout ce que dans l’homme on peut alléguer de plus remarquable. » P. 740, 19. Sans doute, dans le domaine naturel, le libre arbitre est encore une réalité ; nous pouvons nous décider « à manger, à boire, à engendrer, à commander ». Mais, dans le.domaine de la grâce, il n’est rien. P. 752, 6. La raison orgueilleuse est fermée aux choses de Dieu. P. 658, 20 ; 677, 9 ; 735, 14. La volonté, c’est la mort, l’aversion de Dieu, l’insubordination inguérissable. Elle ne peut vouloir le bien, car on ne désire pas ce qu’on ignore. P. 774, 33 ; 782, 19. Pour tout dire d’un mot, « la volonté de l’homme n’est pas libre, elle ne s’appartient pas ; elle est l’esclave du péché et de Satan ». P. 750, 34. Avec la redondance du rhéteur, Luther peut donc conclure : « Signification et réalité d’un mot si glorieux, nous avons tout perdu. » P. 637, 17.

Pourtant non, c’est là une fausse conception du

serf arbitre : « Cette signification et cette réalité, l’homme ne les a jamais possédées. » P. 637, 17-18. « Sans doute, pour ce qui est au-dessous de lui, on peut encore concéder à l’homme le libre arbitre ; néanmoins, le plus sûr et le plus religieux serait de supprimer le mot complètement. » P. 638, 4. Pourquoi ? Parce que « le libre arbitre est un nom absolument divin, et qui ne peut convenir qu’à la majesté divine ». P. 636, 28 ; cf. p. 662, 5. Dans le traité, cette seconde considération se produit même au premier plan ; le pessimisme augustin ! encède le pas à un fatalisme panthéiste.

Dieu est la perfection absolue. Dès lors, il est éternel, immuable, nécessaire ; elles aussi, sa science, sa volonté, sa toute-puissance sont éternelles, immuables, nécessaires ; donc à la liberté de l’être fini elles ne laissent aucune place.

Dieu connaît l’avenir d’une connaissance immuable. Donc dans les créatures, tout doit aussi nécessairement arriver. « Si Dieu ne voyait l’avenir que d’une manière incertaine, ou s’il pouvait se tromper sur les événements futurs, ce serait un Dieu ridicule, ou, pour mieux dire, une idole. Si tu m’accordes la prescience et la toute-puissance divines, il suit naturellement, par une conséquence inéfragable, que ce n’est pas par nous-mêmes que nous vivons, ni que nous agissons. P. 718, 17.

De même, Dieu veut toutes choses d’une volonté nécessaire et efficace : rien ne peut lui résister. C’est d’après son gré que tout se tient debout ou tombe. Donc tout ce qui arrive n’arrive que parce qu’il l’a voulu, et avec toutes les circonstances qu’il a voulues : « Dieu ne prévoit rien d’une manière conditionnelle ; il prévoit, prépare et fait tout d’une volonté immuable, éternelle et infaillible. Cette vérité renverse le libre arbitre et le met en pièces. » P. 615, 13.

Aussi, de même que le bien, le mal est l’œuvre de Dieu : c’est une conséquence de sa toute-puissance Luther se fait l’objection : « Pourquoi, dira-t-on, Dieu ne s’abstient-il pas de l’influence toute-puissante par laquelle la volonté des impies est excitée à continuer d’être mauvaise et à devenir plus mauvaise encore ? Je réponds : C’est désirer qu’à cause des impies, Dieu cesse d’être Dieu, puisque tu désires voir cesser sa puissance et son action. » P. 712, 20. « Dieu fait tout en tout, et sans lui rien ne se fait. » P. 709, 10. « Que Dieu ne puisse et ne fasse pas tout, ou que quelque chose se fasse sans lui, ce sera toujours là un Dieu ridicule… Par toute-puissance de Dieu, j’entends non la puissance par laquelle il s’abstient de beaucoup d’actes qui sont en son pouvoir, mais la puissance actuelle par laquelle il fait tout en tous ; j’entends, le sens de l’Écriture quand elle l’appelle le Tout-Puissant. » P 718, 19, 28. « Dieu opère tout en tout, et même dans les impies. Après avoir tout créé, c’est lui seul aussi qui meut, active, entraîne tout par la motion de sa toute-puissance ; cette motion, rien ne saurait l’éviter ni la modifier ; tout y obéit docilement, chaque être selon les énergies qu’il lui a départies. » P. 753, 29. Ainsi, « tout ce qui arrive est absolument nécessaire. » P. 670, 26. A cette loi générale, l’homme ne fait pas exception ; dès l’état d’innocence, il était soumis à cette nécessité universelle.

Dieu, aime à répéter Luther, est l’être immuable, nécessaire : donc tout doit exister et agir nécessairement. Mais à Dieu lui-même reconnaissait-il la liberté’. 1 On peut très légitimement se le demander. Il en vient à faire appel au destin des anciens, dont les décrets réglaient fatalement l’existence et l’opération de tous les êtres, sans en excepter les dieux : « Pourquoi, à nous autres chrétiens, ces notions seraient-elles si étranges, alors que, chez les païens, les poètes et le peuple lui-même les avaient constamment à la bouche 1 Pour

ne citer que Virgile, combien de fois ne parle-t-il pas du destin I « Tout, dit-il, se tient sous une loi fixe… » Il soumet au destin jusqu’à ses dieux immortels ; Jupiter et Junon doivent céder devant lui. » P. 617, 23 ; de même 718, 19.

Ailleurs, il est vrai, Luther affirme bien haut la liberté divine. P. 636, 28 ; 662, 5 ; ci-dessus, col. 1292. Finalement, il semble que pour lui Dieu a été libre une fois, dans ce que l’on pourrait appeler le premier moment de l’éternité. Alors il l’a été pleinement, démesurément ; il a réglé à la fois la vérité des êtres et leur existence. P. 712, 32. Mais ces décrets une fois fixés, rien n’y saurait être changé : même dans son activité en dehors de lui-même, dans son activité par rapport aux créatures, il n’a plus de liberté.

Aux deux théories de Luther en faveur du serf arbitre correspondent, on l’a vii, deux théories sur la prédestination : prédestination restreinte par suite du péché originel, prédestination fixée de toute éternité. P. 784, 1 ; 705, 706 ; ci-dessus, col. 1285. Dieu a-t-il le droit de nous élire et de nous réprouver ainsi, sans liberté ni œuvres de notre part ? C’est ici que se présente ce que les protestants nomment volontiers la haute conception que Luther s’est faite de la grandeur de Dieu. Le bien et le mal dépendent uniquement de la volonté de Dieu, ou pour mieux dire, de son bon plaisir. En face de ce Dieu effrayant et implacable, la peur, une résignation passive et tremblante serait la disposition chrétienne par excellence. Luther estime même, et il aime à répéter, que Dieu a deux volontés : l’une révélée et manifestée en Jésus-Christ, l’autre cachée dans les profondeurs de son être. Par sa volonté révélée, nous dit-il, Dieu veut sauver tous les hommes ; mais par sa volonté cachée et adorable il appelle arbitrairement à la vie ou à la damnation éternelle. Par cette seconde volonté, il est « le Dieu caché », expression que Luther emploie avec piédiliction. W., t. xviii, p. 684, 35 ; 685, 3 ; 686, 6 ; 689, 18, etc. Il n’y a pas là comme deux degrés de la même volonté, il y a deux volontés différentes, contradictoires. Les limides, dit Luther, s’arrêtent à la volonté révélée ; mais pour les hommes pieux, pour les mystiques, il n’y a que la volonté cachée qui compte ; ils l’adorent, mais sans la scruter, car ils savent qu’elle est sans motif ni raison, ni règle, ni mesure, et que, supérieure a tout, elle est en tout la règle suprême. « Si ce que Dieu veut est bien, ce n’est pas parce qu’il doit ou a dû le vouloir ainsi ; au contraire, si ce qui arrive est bien, c’est parce que Dieu en a décrété la bonté. » 1°. 712, 35 ; de même p. 719, etc. Prétendre imposer des barrières à la volonté de Dieu, c’est vouloir le soumettre « au cinquième livre de V Éthique d’Aristote ou au Code de Justinien ». P. 729, 21. D’après sa volonté cachée, « Dieu aime les hommes ou il les hait d’un amour ou d’une haine éternelle et immuable, et cela non seulement avant leurs œuvres, mais avant même que le monde existât. » P. 724, 34. De toute éternité, l’enfer attend les uns et le royaume de Dieu lis autres. P. 694, 9.

Et Luther présente à sa manière cette grande épopée de l’humanité que saint Augustin avait tracée dans la Cité de Dieu, et que saint Ignace de Loyola devait reprendre dans sa méditation des deux Étendards. D’un côté, il y a les charnels : Satan les conduit totalement a leur perte : de l’autre, les justifiés : yràce à l’opération de l’Esprit, ils parviennent nécessairement a la béatitude. « Entre les deux rivaux, la volonté humaine est comme une monture. Si Dieu

la monte, elle va où il vent, ’1 c’(’C€ que dit le psaume : Je suis comme une brute devant toi. » Si r’pst Sa !. m. elle va ou il veut. Il n’est pas en son pouvoir (e courir vers l’un des deux cavaliers, de rcher l’un OU l’autl if les cavaliers qui

luttent pour l’atteindre et s’en emparer. » P. 635, 17. D’ailleurs, il est assez impropre d’opposer l’action de Satan à celle de Dieu. « Dieu meut tout avec nécessité ; c’est lui qui fait tout, même chez Satan et chez l’impie. » P. 709, 21.

Est-il utile d’attirer l’attention sur le perpétuel et formidable contresens d’un homme qui tout le long de son traité veut convaincre et entraîner, qui parle de gens timides, d’autres confiants en Dieu, alors qu’en même temps il nous décrit tout s’opérant en nous avec une inexorable fatalité I

La doctrine de Luther sur la prédestination est tout aussi dure que celle de Calvin. Pourquoi en parlet-on moins, et même, comme pour la certitude du salut, attribue-t-on à Calvin la paternité d’idées que Luther avait déjà émises ? Parce que Luther ne les répandit pas dans des écrits populaires ; parce qu’il n’en fit pas comme Calvin le centre de sa doctrine : pour lui, ce centre, c’était la foi ou confiance en un Dieu miséricordieux. Enfin, sur le libre arbitre et la prédestination, Mélanchthon renia peu à peu les idées que, sous l’influence de Luther, il avait émises en 1521. Or il survécut à Luther, et les protestants ignorèrent, ou plutôt tinrent à ignorer les dissensions qui, de plus en plus, s’étaient accentuées entre eux. Ce fut donc Mélanchthon qui, vers 1550, stabilisa la doctrine officielle de la Réforme luthérienne ; il travailla à en faire disparaître les idées de Luther sur le serf arbitre et la prédestination.

Dans ce traité, Luther nous donne aussi des aperçus curieux sur son propre intérieur. En 1521, pour prouver le serf arbitre, il faisait appel à l’expérience intime. Ci-dessus, col. 1287. Aujourd’hui, il présente la même preuve avec plus de relief encore : « L’inexistence du libre arbitre a beau avoir été obscurcie par tant de dissertations, tant d’hommes et de siècles qui ont parlé en sens contraire, chacun dans le fond de son cœur trouve écrit que le libre arbitre n’est rien. » W., t. xviii, p. 719, 30. Contre son entêtement, son esprit de contradiction, il ne se sent pas la force de réagir : « La volonté n’a pas la force de s’arrêter et de se tourner vers une autre direction. Si on lui résiste, elle est plutôt excitée à persister dans le même sens ; c’est ce que prouve son indignation. Si elle était libre, il n’en serait pas ainsi. Consulte l’expérience : tu verras combien il est impossible d’amener à son idée celui qui est sous l’empire d’une préoccupation contraire. » Et pour couronner le tout, c’est de. nouveau l’affirmation d’une mission, d’une action irrésistible de Dieu en lui : « Pour ce que je suis, pour l’esprit et les pensées qui m’ont jeté dans cette entreprise, je m’en rapporte à Celui qui sait tout. Oui, il sait que tout cela a été l’œuvre de sa volonté, et que je n’ai pas été libre de m’y soustraire. Depuis longtemps, du reste, n’a-t-il pas été par trop visible qu’il en était ainsi ! » P. 641, 15.

Telle est, répandue çà et là, la doctrine du traité du Serf arbitre. Luther y voyait le couronnement de toute sa théorie de la justification par la foi sans les œuvres : Par ton affirmation du libre arbitre, dit-il à Érasme, tu abandonnes le Christ et lu rejettes toute l’Écriture, W., t. xviii, p. 77’.*. 31. de même, p. 516. Du reste, ajoutc-t-il, Érasme a parfaitement choisi sou sujet ; il a fort bien compris que la discussion ne

pouvait porter sur la papauté, le purgatoire, les indulgences, ou autres balivernes du même genre ». Ibid., p. 78(i, 28. Aussi, pour son traité « lu Serf arbitre,

Luther eut il toujours unigrande prédilection, Le

9 juillet 1687, il écrira a CapltO : i Il n’y a pas un dfl

mes ouvrages on Je me reconnaisse véritablement, si . p. 217. 9,

l)i [ait, cet cent reflète et résume la personne et la

doctrine du Réformateur. Il est violent, torrentueux, mal composé, avec un penchant plus accentué que jamais vers le paradoxe, mais d’un souffle puissant. Luther en a plus châtié le style que dans ses autres œuvres latines. Il s’y livre moins à son penchant à l’injure massive et à la grossièreté. Il cherche à se contenir ; on comprend qu’il se soit vanté de la modération de sa réponse. Enders, t. v, p. 335 ; Érasme, Opéra, t. îi a, col. 926 ; t. x, col. 1558. Pour le fond même de l’écrit, la négation de la liberté, elle achève de faire comprendre l’homme et son œuvre. La concupiscence est invincible, a-t-il répété des centaines de fois. Maintenant, on voit jusqu’où va cette invincibilité ; loin de s’arrêter aux mouvements impulsifs de notre être, elle envahit jusqu’à nos mouvements les plus volontaires.

Or, un fait universellement admis, et dont les protestants font grand honneur à Luther, c’est que sa théologie est personnelle ; elle sort de ses expériences intérieures. Dès lors aussi, on comprend où il a puisé l’idée de sa mission ; il sentait en lui des mouvements impérieux, contre lesquels il s’était habitué à ne pas réagir. Et ces impulsions, c’étaient les impulsions d’un Wende, c’étaient des impulsions farouches. L’envahissement de l’âme par les impulsions de la subconscience, et l’âme impuissante à réagir, se réfugiant en Dieu par la confiance, c’est toute la théologie de Luther.

II. La Société spirituelle et la Société temporelle. — La justification par la foi sans les œuvres, c’est là proprement la théologie de Luther. Dès 1513, il~en avait trouvé les grandes lignes. En 1517, lors de l’affichage des thèses sur les Indulgences, elle était à peu près complètement constituée. On le voit notamment par deux séries de thèses sur la nature et sur la grâce qu’il fit soutenir au mois de septembre 1516 et le 4 septembre 1517, W., 1. 1, p. 142-151, 221-228 ; on y apprend que l’homme est irrémédiablement déchu et qu’il n’a pas la liberté. Or, ce ne fut que le 31 octobre 1517 qu’il afficha ses thèses sur les Indulgences.

Dans la suite, ses idées sur la justification seront toujours au premier plan de ses préoccupations. Le 9 mai 1518, dans une lettre à son ancien professeur d’Erfurt, Josse Trutfetter, il prenait la défense de ses thèses du 4 septembre précédent ; auparavant, « on n’avait pas entendu prêcher le Christ et l’Évangile ». Enders, t. i, p. 188. En 1524, il écrivait à ses princes, Frédéric et Jean de Saxe : « Si la doctrine des papistes était juste, j’aurais peu à faire à eux ; leur mauvaise vie n’aurait pas grande importance. » W., t. xv, p. 218, 10. En 1530, on imprimait à Wittenberg « diverses conclusions des illustres théologiens Martin Luther, André Carlstadt, Philippe Mélanchthon et autres, pour la défense et l’éloge de la grâce ». Ce recueil ne contenait pas les thèses sur les Indulgences. W., 1. 1, p. 222, l’édition A.

Dans les idées de Luther, la théorie de la justification occupe donc une place hors pair. En général, ses vues sur la société spirituelle et la société temporelle sont à la fois moins caractéristiques et plus connues. Néanmoins, plusieurs d’entre elles sont fort curieuses, et en tout cas fort hétérodoxes ; en outre, ce sont elles surtout qui se sont maintenues dans ie luthéranisme. Autant de raisons de leur donner dans cette étude une place, sinon vraiment suffisante, du moins convenable.

Deux parties : I. La société spirituelle. — II. La société temporelle (col. 1309).

I. La société spirituelle.

La religion individuelle.

— I. Les destructions. II. Les reconstructions ; la Bible. III. Le verbe intérieur. IV. Le nouveau culte. V. La communauté religieuse.

Le catholique a deux sources de doctrine, la Bible

et la tradition. De cette doctrine il a deux interprètes : l’Église et les illuminations privées. Il a un culte, public et privé, dont l’Église est la dépositaire ou la créatrice.

Luther nia la tradition doctrinale, et supprima l’Église dans toutes ses attributions : comme canal de cette tradition, comme interprète de la doctrine, comme dépositaire et créatrice du culte. Au culte, il enleva une partie notable, tout spécialement les points qui rappelaient le mieux un Dieu indépendant de nous. Il garda et exalta la Bible, donna une place prépondérante aux illuminations privées, qu’il présenta comme le fruit vaguement panthéiste d’un sens intérieur ; ce sens intérieur devait interpréter la Bible et remplacer ainsi l’Église. Il établit un nouveau culte, débris du culte catholique. Enfin il rétablit et laissa rétablir des contrefaçons de l’Église.

I. LB8 jj&iTKUCTiONH. — 1° La destruction de la tradition et de l’Église. — Luther, a-t-on vii, a eu deux grandes tendances : une tendance à nier la valeur religieuse et morale de l’activité humaine, une tendance à haïr le pape et l’Église catholique et à les remplacer par le prince temporel. Dans ses fameuses thèses sur les Indulgences (31 oct. 1517), on trouve déjà ces deux tendances nettement esquissées. L’indulgence rappelle directement le mérite des œuvres ; elle est par excellence l’efflorescence de l’Église et de la communion des saints. Bien qu’avec une certaine hésitation et à mots couverts, c’est sous ce double aspect que Luther va l’attaquer. Les peines canoniques, dit-il, sont moins une source de mérites que l’indice d’une vraie contrition. Th. 12. Voilà pour le mérite des œuvres. Pour le pape, Luther se montre en apparence très respectueux de son autorité ; en réalité, d’une manière à peine voilée, il y ébranle sa puissance, et il le réduit au rôle d’un pasteur protestant. Le pape n’a aucun pouvoir pour la rémission des peines du purgatoire ; sur la terre même, sa puissance n’est que disciplinaire et extérieure, portant uniquement sur les lois canoniques et les pénitences publiques. Aussi l’indulgence n’est-elle qu’une déclaration du pardon de Dieu. Th. 38 : voir aussi th. 5, 6, 20-22 : bulle Exurge, n. 19-21. Enfin, ce n’était pas à l’université, c’était à la porte de la chapelle de son prince que Luther affichait son manifeste.

Le 28 novembre 1518, à son retour d’Augsbourg, il publie un Appel au concile. Au mois de mai suivant, il publie treize thèses en vue de la dispute de Leipzig. Voici la treizième : « La supériorité de l’Église romaine sur toutes les autres ne se prouve que par des décrets insignifiants des pontifes romains. Ces décrets datent des quatre derniers siècles. Contre eux se dressent onze cents ans d’histoire authentique, les textes de l’Écriture et le décret du concile de Xicée, le concile sacré entre tous. » W., t. ii, p. 161, 35. Le mois suivant, il publiait un long commentaire de cette thèse. Il y professait la théorie de l’Église invisible, qu’il avait prise chez Jean Hus. L’Église est une société cachée aux regards des hommes et visible seulement pour Dieu. Elle est « la communion des saints » ; or les saints sont ceux qui ont la foi et que la foi a justifiés. A leur tête, ils n’ont qu’un chef, le Christ. Où est la foi, là est l’Église. W., t. ii, p. 180241. En même temps, on l’a vii, il s’habituait à désigner le pape sous le nom d’Antéchrist. Le 5 juillet 1519, dans la dispute même de Leipzig, il rejeta l’autorité doctrinale des conciles ; plusieurs avaient erré dans la foi, notamment celui de Constance dans son action contre Jean Hus. W., t. ii, p. 279.

Au mois d’octobre 1520, dans son manifeste A la noblesse chrétienne de la nation allemande, il décrit « trois murailles *, que les romanistes avaient élevées pour s’opposer à la réforme de l’Église et à la convocation d’un concile libre. La première est la distinc

tion des clercs et des laïques ; en réalité, « par le baptême, nous recevons tous le sacerdoce, » W., t. vi, p. 407, 22 ; la seconde est l’accaparement de l’Écriture sainte ; la troisième, le droit réservé au pape de convoquer un concile et d’en confirmer les décrets. Aussi, deux mois après, écrivait-il à Léon X : « Je ne puis accepter de règle pour interpréter la parole de Dieu ; elle qui enseigne la liberté de tous, elle ne saurait être enchaînée. » W., t. vii, p. 47, 29 (sur la date : milieu d’octobre, voir D. P., 1. 1, p. 220, 221). Finalement, à Worms, devant l’empereur et les États, il disait quelques mois plus tard : « Pour me convaincre, papes ni conciles ne sauraient suffire ; je ne veux l’être que par des témoignages de l’Écriture ou des démonstrations évidentes. » R. A., t. ii, 1896, p. 555.

Détruire l’Église catholique et le pape : de 1517 à 1521, voilà la grande préoccupation, la hantise de Luther. A cette hantise il y avait plusieurs motifs. D’abord ses idées sur la justification ; lorsqu’il vit l’Église rejeter sa théorie de prédilection, il s’éleva fougueusement contre elle. A l’engager dans ces attaques, il y eut aussi les abus graves et nombreux qui depuis longtemps souillaient l’Église, tout particulièrement dans le haut clergé d’Italie et d’Allemagne ; il y eut l’antagonisme entre l’Allemagne et l’Italie, entre le monde anglo-saxon et le monde latin ; il y eut l’esprit individualiste de l’Allemand.

Après la mort de Luther, justification par la foi et autres théories du moment ne resteront plus guère finalement qu’à l’état d’impressions lointaines. En regard de l’ancien christianisme, la distinction caractéristique du nouveau, ce sera l’individualisme ; le catholicisme est une religion collective, une religion sociale ; de soi au contraire, le protestantisme, est une religion individuelle, une religion privée.

2° La destruction du culte. — La destruction du culte eut deux principaux points de départ ; la théorie de la justification sans les œuvres et la négation de l’Église. A la théorie de la justification, il faut joindre une antipathie particulière contre les œuvres extérieures, antipathie venue d’un besoin de réaction constant chez Luther et d’un vague platonisme. Ci-dessus, col. 1211. Du reste, Luther eut garde d’aller jusqu’à la destruction complète du culte catholique ; c’est à une réduction, réduction souvent même assez timide, qu’il s’arrêta.

Les thèses contre les Indulgences furent une première attaque contre le culte. Les années suivantes, Luther s’occupe peu du culte. Mais au mois d’avril 1520, il fait un sermon contre la messe. W., t. vi, p. 319-378 ; au mois d’octobre, tout son pamphlet De la Captivité de Babylonc est une dissertation sur les sacrements. Il n’en laisse subsister que trois : le baptême, la pénitence et la cène ; encore la pénitence n’est-elle pas un vrai sacrement. W., t. vi, p. 572, 12. Puis, il faut délivrer ces sacrements de la captivité où les détient la papauté, c’est-à-dire bien rappeler qu’ils ne sont pas entre les mains d’un sacerdoce. Nombre d’autres institutions sont dans la même captivité, notamment le mariage et le célibat des prêtres.

Deux mois après, paraissait le traité De la liberté du chrétien. Tout y tend à déprécier le culte extérieur. Sur l’idée de la corruption Intégrale de l’acti

vite humaine, Luther veut refaire l’édifice de la vie

chrétienne, il vante la foi qui s’appuie sur le Christ.

La vie du chrétien consistera dans une parfaite I i lui té spirituelle, et. cette liberté le mettra au dessus de tout ». W., t. vii, p. 23, 3.

Dans la Capllottidt Babglone, Luther avait dénoncé avec véhémence la triple captiiié de l’eucharl refus du calice aux laïques, dogme de la transsub liai Ion, dogme de la messe considérée comme saci i Bce et comme œuvre satisfactoire et méritoire. W., t. vi.

p. 502-526. Toutefois, très hardi dans ses théories et ses paroles, il gardait de la timidité en face des usages reçus. Aussi avait-il déclaré que, privé du calice par la tyrannie sacerdotale, le laïque ne péchait pas en communiant sous une seule espèce. Il n’avait donc pas interdit aux prêtres de donner la communion par l’hostie seule. Il n’avait pas davantage défendu de dire la messe et d’accepter des honoraires ; on devait seulement répudier l’intention de faire un sacrifice, et se contenter d’offrir pour les fidèles les prières qui accompagnent la célébration de l’eucharistie. Puis il fallait réciter à haute voix les paroles de la consécration. W., t. vt, p. 516-526.

Mais les idées émises fermentèrent. Dans les derniers mois de 1521, alors que Luther était à la Wartbourg, elles produisirent à Wittenberg une véritable révolution. Carlstadt, puis Zwilling, puis des « prophètes » de Zwickau, partisans de Thomas Mûnzer, introduisirent dans le culte et notamment dans la messe des transformations profondes. Le jour de Noël, Carlstadt célèbre « une messe évangélique *>, en habit séculier, avec suppression de l’offertoire et communion sous les deux espèces. Le fait se multiplie. Puis les monastères se vident, en particulier le couvent des augustins ; moines et prêtres séculiers se marient. Au mois de janvier 1522, on se rue dans les églises, brisant autels et statues. Puis, Mûnzer et les siens s’attaquent au baptême des enfants : il fallait le renouveler chez les adultes. Plus tard, on leur donnera le nom d’ANABAPTiSTES. Voir t. i, col. 1128.

Frédéric de Saxe fronce le sourcil. Le 1 er mars 1522, Luther quitte sa Patmos. Aussitôt il public son Exhortation à tous les chrétiens de se garder de la révolte et de la sédition. Il y parle dans le sens des désirs de son électeur. C’est aux princes à agir ; pour le peuple, il doit s’abstenir de toute sédition : « La puissance séculière et la noblesse devraient travailler à la réforme de la religion, chaque prince et chaque seigneur dans sa terre. C’est là pour eux un devoir ordinaire de leur charge. Et ce qui vient de l’autorité régulière n’a pas un caractère de sédition… Pour les gens du commun, ils doivent s’abstenir de tout désir et de toute parole tendant à l’émeute, ne rien entreprendre sans un ordre de l’autorité ni en dehors d’elle… Tant que l’autorité n’entreprend ni ne commande rien, tiens donc en repos ta main, ta bouche et ton cœur, et ne te mets pas en avant. Essaie d’amener l’autorité à entreprendre et à commander ; mais si elle ne veut pas, tri aussi tu dois ne pas vouloir. » W., t. viii, p. 679, 680. Puis Luther terminait par une affirmation de sa mission : « Je suis certain que ma parole n’est pas ma parole, mais celle du Christ lui-même. » Ibid., p. 683. Par cet écrit. Luther entrait dans la période de contre-révolution. Comment va-t-il reconstruire ?

II. LES RECONSTRUCTIONS. LA BIBLE. — Dans la

théorie de la justification, au milieu de mainte contradiction de détail, les grandes lignes subsistent à peu près constamment : corruption intégrale de l’homme déchu, inutilité des œuvres pour le salut, justification par la foi ou confiance en Dieu. Chez Luther, la tendance contre l’Église et le pape était loin d’être aussi primordiale. Aussi, dans la défense et la consolidation de celle tendance, t : tonncra-t-il beaucoup plus. Parti d’un vague mysticisme Individualiste où le chrétien de bonne volonté n’a besoin que de l’Écriture interprétée par le verbe intérieur, il en arrive vite à une profession de foi obligatoire et à une Église d’État,

Pour opérer ces stabilisations, procédés politiques, déloyautés, lien ne lui répugnera. I.e penseur et L’homme de caractère y trouveront îles raisons de

suspecter ce Réformateur religieux : les habiles et les

politiques, d’aussi bonnes raisons de lui accorder une admiration profane.

Luther ne croit pas à la valeur de l’intelligence ; il rejette le magistère de l’Église. Pour se diriger, cpie lui restcra-t-il ? La Bible et le verbe intérieur.

L’interprétation privée.

A l’origine, il crut

peut-être sincèrement que, dans leurs interprétations de la Bible, les vrais chrétiens, ceux qui se laisseraient guider par leur sens religieux, ne seraient jamais en désaccord. En 1522, il disait en chaire : « On nous dit : « Notre Saint-Père le Pape est le seul à avoir « le droit de juger de l’Écriture. » Pardon à votre Grâce, mon cher petit pape ; moi je réponds : Quiconque a la foi est un homme spirituel ; dès lors, il juge de toutes choses, et il n’est jugé par personne. Que ce soit la simple fille d’un meunier, ou même un enfant de neuf ans, s’ils ont la foi, et qu’ils jugent de la doctrine d’après l’Évangile, le pape, s’il est vraiment chrétien, doit les écouter et se mettre à leurs pieds. Et c’est là aussi le devoir de toutes les hautes écoles, de tous les savants et sophistes. » W., t. x c, p. 359, 17. L’année suivante, il disait plus résolument encore : « Les évoques, le pape, les savants, tout le monde a le droit d’enseigner ; mais les brebis ont le droit de contrôler si c’est la voix du Christ ou une voix étrangère qu’on leur fait entendre. » W., t. xi, p. 409, 26.

Pourquoi « la fille d’un meunier », pourquoi « un enfant de neuf, ans » pouvaient-ils juger de la doctrine ? C’était parce que la Bible était fort claire et facile à comprendre. C’est ce qu’aux environs de 1520 Luther ne cesse de répéter : « Par elle-même [et sans l’aide des Pères], l’Écriture est la certitude, la facilité, la clarté par excellence ; elle est sa propre interprète, et c’est elle qui éprouve, juge et illumine tout ce qui vient d’ailleurs. » W., t. vii, p. 97, 23 (1520) ; de même, t. vii, p. 317, 1 (1521). « C’est par l’Écriture qu’il faut juger les Pères, et l’Antéchrist de pape. » W., t. viii, p. 99, 10 (1521). « Ne craignez rien, ayez confiance. Nous avons un grand avantage : c’est que le pape et les siens n’entendent rien à l’Écriture et qu’ils ne se comprennent pas eux-mêmes. C’est ce que nous montrent suffisamment Sylvestre de Rome, et Jean Eck après lui, et Rhadinus et Catharinus, et ceux de Cologne et de Louvain, et le pape avec ses bulles, et Paris et Latomus de Louvain, enfin, à Leipzig, les deux barbouilleurs de papier (Emser et Alfeld), qui, tout trottinant, viennent d’entrer dans le concert. Pas un d’eux ne veut entendre parler de l’Écriture ; ils mettent en avant leurs rêves et leurs doctrines humaines ; ils s’en vont chantonnant : « Avancez, avancez ; » mais pour eux, ils ne savent que rester en arrière. « Eh bien I si quelqu’un d’entre eux vous aborde et vous dit : « Il faut étudier les Pères ; l’Écriture est obscure, » vous leur répondrez : « C’est fauxSur la terre, il n’y a pas de livre plus clair que l’Écriture ; comparée aux autres livres, elle est comme le soleil auprès des autres lumières. » W., t. viii, p. 235, 27 (1521).

La traduction de la Bible.

Pour rendre la Bible

plus accessible, Luther en entreprit la traduction.

Il s’était toujours beaucoup intéressé à la Bible. C’est dès son séjour à Magdebourg qu’il dut commencer à la goûter. Plus tard, les statuts de l’ordre des augustins lui avaient « prescrit de lire l’Écriture sainte avec empressement, de l’écouter avec recueillement et de l’étudier avec ardeur ». Puis, Staupitz lui avait recommandé de s’attacher particulièrement à l’étude de la Bible ; en 1512, il l’avait fait nommer professeur d’Écriture sainte à l’Université de Wittenberg. Luther le resta jusqu’à sa mort. Dans ce long enseignement, d’ailleurs fréquemment interrompu, il commenta la plupart des livres de la Bible.

Les premières années, il s’était préparé scientifi quement à sa tâche. Il avait appris assez bien le grec et quelque peu l’hébreu, avait lu certains ouvrages des Pères, notamment de saint Augustin. Pou.’Dictées sur le Psautier (1513-1510), il avait consulté et annoté le Quintuple Psautier de Lefèvre d’Étaples, paru en 1509. W., t. iv, p. 463-526. Pendant son Commentaire sur l’Épltre aux Romains, il s’était procuré l’édition du Nouveau Testament qu’Érasme venait de publier. Ci-dessus, col. 1288. Dans la suite, occupations et préoccupations du Réformateur le détournèrent d’études patientes et scientifiquement ordonnées. Aussi, ses travaux sur l’Écriture sainte n’ont-ils guère qu’une valeur historique : ils nous renseignent sur leur auteur ; dans l’étude même de la Bible, ils n’ont pas de place marquée.

Mais, dans ces travaux, sa traduction de la Bible occupe une place à part, une place prépondérante.

De la découverte de l’imprimerie à la bulle qui le condamna, c’est-à-dire de 1450 à 1520, on trouve au moins 156 éditions latines de la Bible, 18 éditions allemandes, 14 en haut allemand et 4 en bas allemand ; le fond de ces éditions doit remonter à la traduction du dominicain Jean Rellach, des environs de 1450. Ces bibles complètes ne semblent pas, il est vrai, avoir été d’un usage courant. W. Walter, Luthers Deutsche Bibel, 1918, p. 4-30. Mais, à côté, le Moyen Age avait des bibles abrégées, et surtout divers recueils de psaumes, des collections des épîtres et des évangiles qu’on lisait aux offices de l’Église. « Le Moyen Age avait de la Bible une connaissance qui, à beaucoup de points de vue, ne peut que nous faire rougir… Alors, la Bible était le fond de tout le savoir et de toute la civilisation ; il est loin d’en être de même aujourd’hui. » E. von Dobschiitz, Bibelkenntniss in vorreformatorischer Zeit, dans Deutsche Rundschau, t. av, p. 73, 74.

C’est à la Wartbourg, au mois de décembre 1521, que Luther commença sa traduction de la Bible. Il débuta par le Nouveau Testament. Le 21 septembre 1522, la traduction en paraissait à Wittenberg, avec ce simple titre : Le Nouveau Testament en allemand, Wittenberg ; elle ne portait ni date ni nom d’auteur ou d’imprimeur. En fait, elle sortait de chez l’imprimeur Melchior Lotther, avec des préfaces et des notes de Luther, et vingt et une gravures sur bois, de Lucas Cranach. En 1534 parut la traduction complète de la Bible. Une seconde édition en parut de 1540 à 1542. Pour la préparer, Luther avait réuni une sorte de commission ; Mélanchthon, Bugenhagen, Cruciger, Justus Jonas, Aurogallus, d’autres encore venaient chez lui un jour par semaine, quelques heures avant le souper. Il proposait un mot, émettait une difficulté, et chacun donnait son opinion. Un secrétaire, Georges Rœrer, nous a gardé la physionomie de ces séances. Die deutsche Bibel, éd. Weimar, t. n et iii, 1909-1911. Une troisième édition parut en 1543, une quatrième et dernière en 1545 ; c’est celle qui a été à la base de toutes les rééditions suivantes.

Dans sa traduction de la Bible, on retrouve toutes les préoccupations de Luther ; la Bible entière a été contrainte d’étaver la théorie de la justification par la foi. I. Dcellinger, tr. Perrot, t. iii, p. 135-169 : D. P., t. il, passim. Toutefois, par beaucoup de côtés, cette traduction a une grande valeur. Le défaut dominant de l’exégèse de Luther, le manque de précision scientifique, y est atténué, et ses qualités s’y présentent dans tout leur jour : amour de la Bible, imagination et sensibilité, maîtrise de la langue allemande. Malgré son silence sur ce point, comme sur tant d’autres, ou estime généralement aujourd’hui que, dès la Wart » bourg, il s’est aidé des traductions allemandes précédentes ; mais son travail est très supérieur à ces traductions.

Par cette traduction, Luther n’a pas créé la langue

allemande, le « nouveau haut allemand », comme on l’a dit souvent. La langue qu’il y a employée était celle de la chancellerie de Saxe. Mais à cette langue il a donné de la clarté, de la force et de la souplesse. Puis, par sa prodigieuse diffusion, sa traduction a grandement contribué à la fixer. Tôt ou tard, la diffusion, de cette langue unique devait aussi abaisser les barrières entre les diverses provinces de l’Allemagne et contribuer ainsi à l’unité de l’Empire. Enfin, la Bible de Luther a grandement contribué à répandre et à fixer la doctrine luthérienne elle-même.

/II. le verbe intérieur. — Constamment, la Bible entière et tout particulièrement le Nouveau Testament doivent être non seulement interprétés mais encore complétés par leur auteur, c’est-à-dire par Dieu lui-même. Cette interprétation, ce complément, comment nous les donnera-t-il ? Par la voix de l’Église et par des illuminations intérieures. Mais Luther rejette l’Église. Il va donc ne garder que les illuminations intérieures, autrement dit le verbe intérieur. Plus tard, ces illuminations deviendront l’expérience religieuse, et finalement la conscience individuelle. J. Paquier, Le protestantisme allemand ; Luther, Kant, Nietzsche, 1915, p. 38.

Les premières déclarations.

En 1519, Luther

écrivait contre Jean Eck : « Un seul chrétien sans fonction officielle a-t-il pour lui une autorité ou une raison meilleure que le pape ou tout un concile, c’est lui qu’il faut croire. » W., t. ii, p. 404, 28. Trois ans après, s’adressant plutôt à ses adhérents, il écrivait : « Il faut qu’en toi-même, dans ta conscience, tu ressentes le Christ ; il faut qu’à n’en pouvoir douter tu sentes que c’est là la parole de Dieu. Tant que tu n’auras pas eu cette expérience intime, il est trop certain que tu n’auras pas goûté la Parole ; tu adhéreras par l’oreille à la voix et aux écrits des hommes, tu n’adhéreras pas par le fond du cœur à la parole de Dieu. » W., t. x b, p. 23, 6 ; de même, t. xviii, p. 609, 4 (1525) ; T. R., t. i, n. 130 (1531).

Cette année-là et les années avoisinantes, des déclarations de ce genre vont de front avec celles sur la clarté de la Bible : « Chaque chrétien doit croire non d’après les vues de toute la chrétienté, mais parce que la parole de Dieu existe et que dans son intérieur, il sent qu’elle est la vérité. » W., t. x b, p. 90, 9 (1522). « Connaître et juger de la doctrine appartient à tous les chrétiens et à chacun d’eux en particulier. C’est le Christ lui-même qui leur a donné ce droit : « Gardez-’vous des faux prophètes, » nous dit-il. Cette parole, c’est certainement au peuple qu’il l’adresse contre les docteurs ; il recommande d’éviter les faux dogmes qu’ils inventent. » W., t. x b, p. 217, 14 (1522). En 1526 : « Comment le Christ vient-il dans ton cœur ? Tu n’en sais rien. Mais par l’expérience de la foi, ton cœur sent qu’il est là, véritablement présent. » W., t. xix, p. 489, 14. En 1532 : « L’Écriture et l’expérience sont les deux témoins et comme les deux pierres de touche de la véritable doctrine. » W., t. XXXVI, p. 506, 20. Mais, .le ces deux témoins, l’un, l’Ecriture, est extérieure nous ; qui nous assurera de il imité ; qui nous en découvrira le sens ? Ce sera l’expérience, autrement dit le verbe intérieur. Il disait 1522 : t On vient nous dire : Comment peut-on savoir ce qui est la parole de Dieu, ce qui est « vrai ou ce qui est. faux ? C’est fin pape et des con" elles que nous devons l’apprendre. > Laisse-le* donc conclure et dire ce qu’Us voudront. Pour moi, je dis : « Il n’y a pas la de quoi te donner un appui solide, « ni l’assurer la paix de la conscience C’est toi même l qui dOl I I 0n< lui r- ; il y Va (le ta tête, i| y va de ta < vie. C’est Dieu qui doit te dire dans ton COSUI » Voilà i" [ » iroir, ic Dieu. Autrement, tu n’as are. ni., t. xiii, p. 280 (1522-1523).

Le verbe intérieur, l’expérience religieuse, dernier juge de ce que doit être notre religion, telle est finalement la note caractéristique du protestantisme, le seul point qui le sépare vraiment du catholicisme : autour de nous, il n’y a aucun interprète chargé par Dieu de nous exposer la Bible avec autorité.

Dès lors que Luther avait rejeté l’Église, c’étaient en effet les illuminations privées qui devaient être la règle suprême de sa foi. Puis il pouvait en appeler à maints passages de l’Écriture qui nous parlent des communications de l’Esprit-Saint avec l’âme : « Je la conduirai dans la solitude et je lui parlerai au cœur. » Et Jésus-Christ disait à ses apôtres : « Quand l’Esprit de vérité sera venu, il vous guidera dans toute la vérité. < D’ailleurs Luther était moine. Volontiers, le moine se croit constamment sous l’influence de Dieu, une influence immédiate et sentie ; volontiers, il se croit constamment et directement éclairé et inspiré d’En-Haut.

Pour s’encourager à marcher dans cette voie, Luther aimait sans doute aussi à se reporter vers les mystiques. Or, sans doute, les mystiques catholiques, un Tauler, un Suso, l’auteur de V Imitation de Jésus-Christ, un Eckhart même ou l’auteur de la Théologie germanique s’étendent longuement sur la parole intérieure que Dieu et Jésus-Christ font entendre à l’âme fidèle. Mais ces auteurs n’ont jamais nié ni méconnu la nécessité de la parole, extérieure de l’Église : ils ont toujours soumis la parole intérieure à l’enseignement de l’Église. Ci-dessus, col. 1268 sq.

Les conséquences.

Dieu ne nous a jamais promis

que les illuminations privées nous seraient un guide permanent et facile à discerner ; comment les distinguer infailliblement des apports de notre subconscience ? En supprimant l’Église, et notamment l’autorité doctrinale de l’Église, Luther supprimait une partie essentielle de l’édifice laissé par Jésus-Christ. Il n’était pas possible que cette suppression n’eût pas de conséquences : privés de leur gardienne normale, la Bible, les sacrements, la doctrine tout entière devaient nécessairement péricliter ; privé de sa toiture, l’édifice devait nécessairement tendre vers la ruine. Dans cette toiture, dans la hiérarchie catholique, Luther n’avait voulu voir qu’un écran qui empêchait son regard d’aller directement à Dieu ; il aurait dû plutôt y voir une protection contre la pluie et les tempêtes.

L’autorité de l’Église une fois supprimée, autant dire que la révélation elle-même n’existe plus. En niant cette autorité, Luther a placé l’homme au-dessus de la vérité révélée ; il a fait de l’homme le juge, la règle et finalement l’auteur et le destructeur de cette vérité. Par là, il a tué la vérité révélée. Voilà ce que, dès l’époque de Luther, enseignaient l’Évangile et l’histoire des origines de l’Église. A cette première preuve, l’histoire du protestantisme est venue en ajouter une seconde, tout aussi concluante.

A l’origine, Luther, on l’a vii, semble avoir cru sincèrement qu’entre doctrine chrétienne ou Bible et illuminations privées, il n’y aurait jamais lutte. Mais, dès les premières années de la Réforme, les divergences de vues sur la Bible, c’est a’lire la substitution des pensées de l’homme aux pensées de Dieu, s’opéra

avec une rapidité vraiment effrayante.

Luther lui même eut vite fait de mettre au-dessus de la Bible ses Illuminations privées, c’est-é dire ses impulsions personnelles. A plusieurs reprises, il s’en

est même tics crûment expliqué. La Bible, par exeni

pic, pouvait recommander les OSUVres hrist

était au-deesusde la Bible ; c’était a lui qu’il fallait adhérerai obéir. En 1531, dans son second Commtti’taire sur l’Êpttre aux Galatet, il rappelle que pour le chrétien, l « irc doit l’Interprétai par croire ; quand

l’Écriture loue les œuvres du chrétien, c’est la foi qu’il faut entendre. Par cette substitution de croire à faire, dit-il, « tu pourras facilement fermer la bouche aux sophistes ». Finalement, si l’adversaire insiste sur les passages qui parlent des œuvres, qu’on lui réponde simplement : « Tu fais un grand fracas avec l’Écriture ; elle n’est que la servante, et tu ne la produis ni en entier, ni dans ce qu’elle a de meilleur, mais seulement dans quelques passages sur les œuvres. Je t’abandonne l’Écriture. Moi, je veux me prévaloir du Maître, qui est le Roi de l’Écriture ; il est mon mérite, la rançon de ma justice et de mon salut. » W., t. xl a, p. 457-459 (publié en 1535).

Le Il septembre 1535, il faisait soutenir les thèses suivantes par son cher disciple Jérôme Weller : « Que si nos adversaires veulent dresser la Bible en face de Jésus-Christ, nous, nous dresserons Jésus-Christ en face de la Bible. Nous avons le Maître, eux les serviteurs, nous la tête, eux les pieds ou autres membres ; c’est la tête qui doit commander et aller la première, Si du Christ ou de la Loi l’un doit être sacrifié, que ce soit la Loi et non le Christ. » P. Drews, Disputationen…, 1896, p. 12, th. 49-51.

Qu’on atténue ces textes autant qu’il plaira, on y verra toujours sourdre la tendance très nette à se mettre au-dessus de la Bible, après s’être mis au-dessus de l’Église.

Devant la brutalité des faits, ni les illusions de Luther sur la clarté de la Bible et des illuminations intérieures, ni son désir d’y persister ne purent se maintenir. Aussi, peu à peu, ses déclarations sur ces deux points devinrent-elles moins sonores. En 1525, tout en continuant d’affirmer bien haut que pour le fond la Bible est fort claire, il reconnaît qu’elle présente de nombreuses difficultés « de mots et de grammaire ». W., t. xviii, p. 606, 23. Six ans après, dans son second Commentaire sur l’Épître aux Galates, après avoir déclaré qu’il ne fallait « croire ni l’Église, ni les Pères, ni les Apôtres, sinon en tant qu’ils apportent et enseignent la pure parole de Dieu », il ajoute avec un désenchantement mal dissimulé : « Mais aujourd’hui cette affirmation nous nuit beaucoup et pèse lourdement sur nous. Car s’il ne faut croire ni au pape, ni aux Pères, ni à Luther, etc., à moins qu’ils n’enseignent la pure parole de Dieu, à qui faudra-t-il donc croire ? Est-ce qu’à n’importe quel fanatique il faudra permettre d’enseigner ce que bon lui plaira… » L’objection est précise et, cette fois, pertinemment présentée. Que répond Luther ? « Que chacun voie donc à être très certain de sa vocation et de sa doctrine, afin qu’avec Paul, en toute certitude et sécurité, il puisse oser dire : « Quand même un ange « venu du ciel vous annoncerait un autre Évangile que « celui que nous avons annoncé, qu’il soit anathème. ♦ W., t. xl a, p. 133, 6. « Que chacun voie ! … » Mais des moyens pour voir, Luther n’a pas le loisir d’en indiquer. Certitude de la foi, certitude de l’intelligence de la Bible, certitude de sa justification et de son salut, tout s’obtenait par l’illuminisme et l’autosuggestion.

Enfin, le 16 février 1546, l’avant-veille de sa mort, il écrivait : « Personne ne peut entendre les Bucoliques s’il n’a été cinq ans berger. Personne ne peut entendre les Géorgiques, s’il n’a été quinze ans cultivateur. Personne ne peut bien entendre les lettres de Cicéron s’il n’a été vingt ans mêlé aux affaires de quelque importante république. Personne ne doit oser croire qu’il a goûté suffisamment les saintes Écritures si en compagnie des prophètes, par exemple d’Élie et d’Elisée, en compagnie de Jean-Baptiste, du Christ et des Apôtres, il n’a cent ans durant gouverné les communautés chrétiennes. » T. R., t. v, n. 5468.

C’était une sorte de testament religieux. Après sa mort, Aurifaber le trouvait sur sa table. Ce testament ne ressemblait guère aux proclamations sonores des environs de 1520, sur la clarté éblouissante de la Bible et la sûreté des illuminations intérieures. Est-il même en concordance avec le Oui final que dans son agonie, un jour et demi après, ses disciples auraient obtenu de lui ? Mais Luther était l’homme des contradictions ; jusqu’au bout, à côté d’incertitudes intimes, il a peut-être su jouer son personnage et maintenir ses certitudes officielles.

Cà et là, enfin, il semble distinguer entre la science et la sagesse, ou pour mieux dire le goût des choses de Dieu. La science de la Bible était difficile ; mais le goût de la Bible, voilà qui était accordé à toute âme de bonne volonté. Mais cette distinction allait à ruiner la nécessité d’une doctrine ; une sentimentalité religieuse suffisait. C’est bien, là en effet, que le protestantisme a abouti. Mais Luther était fort loin de vouloir vraiment aller jusque-là ; il garda toujours fortement la nécessité d’adhérer à une doctrine, d’adhérer à la révélation tout entière. En 1530, par exemple, il disait en chaire contre les sacramentaires : « Si on lâche un article de la foi, si petit qu’on le suppose aux yeux de la raison, par là même on les lâche tous ; il n’y en a plus un seul auquel on tienne comme il convient. Nos visionnaires d’aujourd’hui, par exemple, qui nient le Sacrement, nient certainement aussi la divinité de Jésus-Christ et tout ce qui est du domaine de la foi. Motif : à une chaîne enlevez un seul chaînon ; toute la chaîne est défaite. » W., t. xxxii, p. 59, 17 ; de même Erl., t. uv, p. 190, à Jean de Saxe (26 août 1530). Il aime à revenir sur cette idée ; en 1535 et en 1544, il la répète contre les sacramentaires ; en 1535 contre l’Église catholique. « Un peu de ferment corrompt toute la pâte, » dit-il aux sacramentaires. Rejeter sur un seul point la parole de Dieu, c’est dire à Dieu qu’il peut se tromper et qu’on prend sa parole pour « celle d’un homme ou d’un fou. » W., t. xl b, p. 45, 23 (1535) : Erl., t. xxxi, p. 409 (1535) ; Erl., t. xxxii, p. 419 (1544).

Au sein du nouvel Évangile, il fallait donc empêcher les divergences doctrinales ou du moins les atténuer. A cette fin, Luther mit en avant sa mission reçue de Dieu. Mais à supposer que ce remède fût efficace, il ne pouvait être que temporaire. En outre, on aura recours à des professions de foi, à la contrainte des États temporels, et finalement à une gauche reconstruction de l’Église. Mais cette reconstruction était difficile et elle renfermait un pénible aveu d’impuissance : elle fut précédée de la reconstruction du culte.

IV. LE nouveau culte.

1° Le culte en général.

— En 1522, Luther s’est opposé aux innovations de Carlstadt et de Zwilling. Mais les deux grands défauts de ces innovations, c’était qu’elles s’étaient faites trop tumultueusement et qu’elles n’étaient pas venues de lui. Carlstadt écarté, Zwilling assagi, il va reprendre leur programme pour son propre compte, abolir l’ancien culte et en établir un nouveau. D’ailleurs, ici surtout, il faut se rappeler ce que les récents écrivains protestants ne cessent d’affirmer très haut : c’est que Luther n’a pas eu de système, mais des tendances ; ce que nous trouvons chez lui, « c’est un monde d’idées fermentant dans une grande âme religieuse ». A. Harnack, Dogmengeschichle, t. iii, p. 733.

Logiquement, la nouvelle religion aurait peut-être dû n’avoir qu’un culte, le culte intérieur de la foi ; pour exciter ce culte intérieur, il aurait pu s’y adjoindre un sacrement, la Parole. Mais le passé catholique de Luther, son bon sens l’empêchèrent d’aller à la logique de ses idées. Le nouveau culte sera une réduction et une transformation du culte catholique,

réduction et transformation prudentes, timides, gardant beaucoup du passé.

Le centre du culte catholique, c’est Jésus-Christ. La grande prière de l’Église, le plus grand acte de son culte, c’est la messe, à la fois sacrifice et production d’un sacrement. Sacrifice, elle est avant tout un hommage de l’homme à Dieu ; production d’un sacrement, avant tout une source de sanctification pour l’homme. Ce sacrement, c’est le sacrement de l’eucharistie, ou plus simplement le Sacrement, comme on disait à l’époque de Luther.

De cette doctrine, Luther garda toujours la croyance à la présence réelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie. C’est ce qui le distingue fortement de Zwingle, de Bucer, de Calvin, en un mot de ceux que, peut-être par une certaine ironie, on a appelés les sacramentaires.

Naturellement, toutefois, il fit subir à ce dogme des modifications profondes. D’abord, pas plus que les autres, ce sacrement ne produisait la grâce ; simplement il excitait en nous la confiance que nos péchés nous étaient remis. En outre, après la consécration, le pain et le vin demeuraient à côté du corps du Christ : il n’y avait pas changement de substance, pas transsubstantiation, mais impanation. D’ailleurs, comme homme aussi bien que comme Dieu, Jésus-Christ était partout présent : dès lors, quelle difficulté y avait-il à ce qu’il le fût dans l’eucharistie ? Puis quand Jésus-Christ est-il présent dans le pain et le vin ? D’ordinaire, Luther nous dit que c’est uniquement au moment de la consécration et de la communion. Mais sur ce point comme sur d’autres, il abonde en contradictions ; et l’on comprend assez qu’après lui cette croyance à la présence réelle ait quelque peu périclité parmi les siens.

Enfin, et par-dessus tout, Luther s’attaque à l’idée de sacrifice. L’idée de la messe le mettait proprement en furie ; avec la papauté, c’est la messe qui a reçu de lui le plus d’injures.

De retour à Wittenberg (6 mars 1522), tout en s’élevant contre Carlstadt, il pousse peu à peu à la suppression des messes basses, puis des messes solennelles. La messe était l’œuvre du diable. W., t. viii, p. 499, 13 (1521). C’était « la plus grande et la plus horrible des abominations papistes ; la queue du dragon de l’Apocalypse : elle avait déversé sur l’Église des impuretés et des ordures sans nombre. » W., t. l, p. 200, 8 ; p. 204, 15 (1537) ; en un mot, c’était l’injure la plus abominable, la honte la plus effroyable que l’on pût faire à Notre-Seigneur Jésus-Christ et à Dieu le Père lui-même. Erl., t. xii, p. 303 (1541). Bref, à Noël de 1524, on ne célébra plus une seule messe dans tout Wittenberg.

A l’aversion de Luther pour la messe, il y avait une raison de circonstance : l’abus de fondations et d’honoraires de messes servant a faire vivre quantité de prêtres dans l’oisiveté. A Wittenberg, en particulier, dans la collégiale dr tous tes Saints, il y avait encore, à la fin de 1523, « trois ou quatre cochons, trois ou quatre ventres » (c’est-à-dire trois ou quatre chanoines ) qui, par amour de l’argent, s’obstinaient encore

i dire la mei le. W., t. xii, p. 220, 7. En 1524, dans un

sermon, il représente « la prêtraille allant à la messe comme des cochons à leur auge ». Il concluait : Oui, je le dis ; toutes les maisons publiques, que pourtant Dieu a sévèrement condamnées, tous les homicides, meurtres, vols et adultères sont moins nuisibles que l’abomination de la messe papiste. » NV., t. xv, p. 773, 77t.

Mais contre la messe, Luther avait nncniison infiniment plus Importante : la messe allait contre sa conception de la religion. Autrefois, la centre de la religion

c’était Dieu..v : inl tout, le culte était donc un boni

mage rendu à Dieu ; le sacrifice en était l’acte par excellence. Avec Luther, le centre de la religion, ce n’est plus Dieu, c’est l’homme ; le but de la religion, c’est d’éclairer l’homme et plus encore de le consoler. Dès lors, à quoi bon une immolation faite à Dieu pour reconnaître son souverain domaine sur la créature ? Sans doute, il gardait bien encore le sacrifice de la croix ; mais il parvint à faire de ce sacrifice un stade ancien de la religion, et à le mettre en opposition avec notre vie religieuse d’aujourd’hui. D’un côté, dans le stade d’autrefois, il y avait le Christ et ses mérites ; de l’autre, dans le stade d’aujourd’hui, nous, qui n’avions plus à mériter, mais simplement à attirer sur nous les mérites de Jésus-Christ par notre confiance en lui. W. t. viii, p. 442, 28 sq. (1521) ; etc.

La messe n’est plus un sacrifice ; Luther va donc en enlever tout ce qui rappelait ce caractère. D’autres raisons contribueront aux modifications qu’il va introduire. Luther et Mélanchthon étaient professeurs ; l’enseignement va remplacer le sacrifice, la chaire remplacer l’autel. Le professeur n’aime pas les fastueux apparats ; le nouveau culte sera simple. Tous les chrétiens sont prêtres ; donc tous communieront sous les deux espèces. Dans l’eucharistie, Jésus-Christ n’est pas constamment présent : il ne l’est qu’au moment de la fonction et de la cène. Donc, en dehors de l’office, il n’y aura pas à venir prier dans le temple. Et pour couronner le tout, la langue vulgaire, comme du reste dans la primitive Église, sera introduite dans le culte et remplacera le latin, la langue officielle de l’Église d’Occident. Par là Luther se rapprochait du peuple et il l’intéressait à la cause de la Réforme. Finalement, au premier rang se tiendra le sermon ; au second, la prière ; au troisième seulement, la confession et la cène.

Toutefois, les changements se feront timidement ; ainsi le veulent un certain bon sens de Luther et la fausseté de ses allures. Il fallait endormir les populations ou, suivant son expression, « ménager les consciences des faibles ». W., t. xii, p. 48, 20 (1523). Dans les églises, le peuple trouvera à peu près les mêmes rites qu’autrefois ; le nom même de messe, ce nom qui venait de Maozim, idole décrite par Daniel, T. R., t. iv, n. 5037 (1540), ce nom affreux sera conservé. Aussi, de longues années après être devenues luthériennes, des communautés de chrétiens ignoreront qu’elles sont séparées de Rome et de l’Église catholique.

C’est avec ces préoccupations doctrinales et pratiques que Luther réforma la messe. A la fin de 1523, il écrit, encore en latin, son Court exposé de la messe et de la communion ; au commencement de 1520, en allemand, La Messe allemande et l’ordre du service de Dieu. W., t. xii, p. 205-220 ; t. xix, p. 71-113 ; voir L. Cristiani, Du luthéranisme au protestantisme, p. 313 sq.

La première messe allemande se célébra à Wittenbcrgle 29 octobre 1525. Dans le luthéranisme contemporain, cette messe s’est intégralement conservée. En règle générale, la messe luthérienne ou cène n’eut lieu que le dimanche. Toutefois, on maintint le culte quotidien ; à la place de la messe, on faisait une lecture de la Bible, suivie d’un sermon, de prières et de (liants de psaumes. Les fêtes des saints disparurent peu a peu. En tout cas. pour la Vierge et les autres saints, on

devait avoir simplement un culte d’honneur, évi tant de les prendre pour des intercesseurs auprès de Dieu. C’est en ce sens aussi qu’on pouvait garder leurs images.

A côté de la Cène, Luther ne reconnut comme sacrement que le baptême, n aurait dit rejeter le baptême <k>, enfants : c’était de la tradition et non de la Bible que l’Église le tenait. En outre, les sacrements n’étalent

plus producteurs de la grâce, ils excitaient en nous la confiance en Dieu ; dès lors, en quoi le baptême pouvait-il être utile à un enfant sans raison ! Pourtant Luther maintint le baptême des enfants ; à celle fin, il lutta même âprement contre Mùnzcr et ses « visionnaires » anabaptistes. La confirmation et l’extrême-onction pouvaient demeurer pour exciter la foi. La confession privée était « fort utile et même nécessaire ; pour les consciences affligées, elle était un remède unique ». V., t. vi, p. 546, 11 (1520) ; de même, t. x c, p. 61, 62 (1522) ; t. xxvi, p. 507 (1528) ; Op. varii arg., t. iv, p. 489, th. 35, en allemand dans Erl., t. lxv, p. 173 (1545). Pour la consécration des pasteurs et pour le mariage, on pouvait maintenir des cérémonies similaires à celles d’autrefois. Le nom d’évêque pouvait même être conservé ; l’important c’était que les nouveaux évêques ne fussent que les mandataires du peuple chrétien. Le 20 janvier 1542, Luther lui-même consacra Nicolas d’Amsdorf comme évêque de Naumbourg ; le 2 août 1545, Georges d’Anhalt comme évêque de Mersebourg.

Tels sont les principaux traits du culte luthérien naissant. Beaucoup de détails restèrent imprécis, se modifiant d’une année à l’autre, d’une ville à sa voisine.

Les cantiques de Luther.

Luther attachait une

très grande importance au chant. W., t. xxxv, Die Lieder Luthers. En 1523’et 1524, il se préoccupa tout particulièrement de trouver des chants religieux en langue allemande. On les chanterait soit pendant la messe, par exemple après le graduel, le Sanctus et l’Agnus Dei, soit dans d’autres circonstances. Il aurait désiré une traduction des psaumes en vers. Mais il n’osait l’entreprendre lui-même, et pour cette tâche il ne trouva pas de Clément Marot. V., t. xii, p. 218, 15 (1523) ; Enders, t. iv, p. 273 (1523-1524). A la fin de 1524 parut le Recueil de cantiques spirituels. Il contenait trente-deux cantiques allemands ; vingt-quatre étaient de Luther. La plupart, airs et paroles, étaient des transpositions d’anciens chants catholiques. Dans la suite, Luther en composa treize autres. Du reste, ces compositions n’ont pas toutes le culte pour objet. ^’.*’." ;

Beaucoup des cantiques de Luther ont une grande valeur poétique ; ici, spontanéité, sentimentalité l’ont beaucoup servi. D’un ton fort et sobre, d’une langue châtiée, ces cantiques ont été d’une grande influence en faveur de la Réforme. Assez souvent, les catholiques eux-mêmes se les sont appropriés. Il y a par exemple le « Du haut du Ciel voici que je descends », le « Garde nous, Seigneur, selon ta promesse », ou encore le « Du fond de ma détresse je crie vers toi ». Enfin, il y a la fameuse Marseillaise du protestantisme : Notre Dieu est une solide forteresse. Elle remonte peut-être au mois d’octobre 1527, dixième anniversaire de l’affichage des thèses sur les Indulgences, plus vraisemblablement aux premiers mois de 1528. H. Grisar, Luthers Trutzlied « Ein fesle Burg », 1922, p. 12-17 ; W., t. xxxv, p. 185-229. Luther éprouvait alors de grandes peines intérieures. La résistance catholique lui créait aussi de grands soucis, en grande partie du reste imaginaires. Au début de 1528, un Otto Pack, attaché à la chancellerie de Georges de Saxe, venait de révéler une ligue de princes catholiques contre les luthériens. Pack n’était qu’un faussaire ; mais, pendant plusieurs semaines, ses prétendus documents avaient bouleversé le clan de Wittenberg. C’est alors que Luther composa son cantique, traduction libre du psaume xlvi : Dieu est notre refuge et notre force. Ce cantique, a-t-on dit, est le symbole de l’indépendance de l’âme de Luther et de l’indépendance protestante. Il annonce « les fanfares de Gustave-Adolphe et les canons de Lutzen, Torstenson et Coligny, Cromwell

et Guillaume d’Orange ». A. Hausrath, Luthers Leben, 1905, t. ii, p. 155.

Notre Dieu est une solide forteresse ; Il est notre armure et notre glai%’e. Il nous délivrera de toutes les angoi-Qui nous accablent à cette heure.

Le vieil et terrible ennemi

Aujourd’hui nous menace ;

La force et la ruse

Sont ses armes cruelles ;

Rien sur la terre ne lui est comparable.

v. la communauté religieuse. — En descendant de la Wartbourg, Luther n’avait sur l’Église aucune idée précise. Cette imprécision subsistera toute sa vie. Aujourd’hui encore, sur ce point capital, les théologiens protestants sont incapables de nous donner ses vues. Violemment saisi par la nécessité de combattre l’Antéchrist, il ne s’était pas préoccupé de construire. La destruction du pape : comme une femme obsédée par un sentiment, il ne pouvait songer à autre chose. Cette destruction opérée, Dieu pourvoirait à la durée de son œuvre. A des chrétiens de bonne volonté (et dans le christianisme régénéré, qui ne le serait pas ?), l’Écriture et les illuminations intérieures suffiraient.

Mais parmi ceux qui à sa voix s’étaient séparés de Rome, les dissensions doctrinales et autres ne tardèrent pas à se produire. Comment les comprimer ? Plus il avança, plus il vit que l’Église ne pouvait être la communauté vague et inconsistante qu’il avait imaginée : au lieu de cette abstraction, simple conception de l’esprit, l’expérience suffisait à lui montrer que Jésus-Christ avait voulu une société réelle. De plus en plus, devant le spectre d’un christianisme inconsistant, il se prit à reculer avec effroi.

Aussi a-t-il sur l’Église les déclarations les plus étranges et les plus opposées ; ici, plus encore qu’ailleurs, on sent lutter en lui deux forces contraires : le souvenir de l’ancienne foi et la fureur débordante de la rébellion. Sur l’Église, sa nature, ses prérogatives, sur la nécessité d’une Église, on trouve chez lui quantité de passages auxquels un catholique ne pourrait que souscrire avec empressement : l’Église, dit-il, est le rempart de la vérité ; en dehors d’elle, il n’y a ni Christ, ni Saint-Esprit, ni salut. Erl., t. ix, p. 285, 286 (1527) ; W., t. xxxui, p. 453, 454 (26 août 1531) ; t. ii, p. 510, 511 (1541). Mais, tout à coup, il s’aperçoit que c’est l’ancien moine qui vient de parler ; il entre en fureur, et ce sont les aménités ordinaires : l’Église est une polissonne du diable, une maison de p…, une p… n° 1, une p… du diable, une Église d’hermaphrodites. W., t. li, p. 487, 502 sq. (1541) ; Erl., t. xxvi, p. 164 (1545), etc.

Finalement, nous apprenons qu’il y a deux Églises, la vraie et la fausse. C’est à la vraie qu’il faut adhérer, mais elle n’est pas visible, et elle n’a jamais eu de nom sur la terre. T. R., t. iv, n. 4440 (1539), etc.

En principe, à cette doctrine d’une Église invisible, Luther aimera toujours à revenir. Il dira par exemple en 1539 : L’Église extérieure c’est l’Église du diable. Au contraire, Jésus-Christ opère à l’intérieur, « et c’est à peine si de loin on peut soupçonner quelque peu son Église et ses évêques ». W., t. l, p. 646, 19. A cette doctrine, il avait été conduit par les abus de la hiérarchie catholique, sans doute aussi par de vagues tendances platoniciennes venues de Wiclef par Jean Hus : le corps ne comptait pas ; c’était uniquement à l’âme qu’il fallait songer. Or, haine de l’Église catholique, tendances nuageuses à ne pas s’occuper du corps, il gardera ces dispositions toute sa vie. Puis cette théorie de l’Église invisible lui était apparue vers 1519, au milieu d’émotions violentes. Or une émotion forte et douce et tout ce qui s’y est trouvé mêle, une femme, un sensitif peuvent-ils l’oublier jamais ?

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    1. LUTHER##


LUTHER. LA SOCIETE TEMPORELLE

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Pleine liberté chrétienne : liberté à l’endroit de la loi morale, liberté à l’endroit d’une société religieuse : dans la réalité, cet âge idyllique du luthéranisme fut toutefois de courte durée. Très rapidement, après la descente de la Wartbourg, une seconde conception vint corriger et compléter cette première : celle de communautés chrétiennes se gouvernant librement et choisissant librement leurs pasteurs. En 1523, Luther l’expose et la recommande a ses partisans de Leisnig, dans la Saxe électorale, puis aux hussites de Prague. W., t. xi, p. 408-415 ; de même, t. xi, p. 245 sq. ; t. xii, p. 160-196.

Cette conception multitudiniste, ou, comme on dirait aujourd’hui, démocratique, s’était fait jour pendant le Grand Schisme ; c’était peut-être dans des théologiens de cette époque que Luther l’avait puisée. D’ailleurs, posé que l’on ne veut plus du prêtre, elle est logique ; c’est des profondeurs de la communauté chrétienne que doit venir l’organisation religieuse. De fait, dans le calvinisme, c’est celle qui a prévalu. Chez Luther, au contraire, ce ne fut là qu’une conception éphémère, ou plutôt intermittente ; à de certains jours, il aimera à la contempler comme un beau rêve, et ce sera tout ; finalement, il ne la traduira nulle part en pratique.

Dès sa descente de la Wartbourg, ou plutôt dès son séjour dans la forteresse, ce fut vers une troisième solution qu’il s’envola comme d’instinct, vers la solution aristocratique et étatiste, vers la protection ou mieux la contrainte de l’autorité temporelle. Carlstadt, Miïnzer et autres se séparaient de lui, et c’était à ses principes qu’ils en appelaient : expériences intérieures, bonne volonté de l’âme qui cherche Dieu. Et ces adversaires, des communautés chrétiennes les appelaient et les suivaient. On a appelé Carlstadt « le calviniste de Wittenberg » : il voulait organiser la nouvelle Église sans recourir au pouvoir séculier. Contre lui, Luther en appela à l’Électeur, se montrant ainsi l’homme de toute sa vie : tenace sur le but à atteindre, absolument indifférent sur le choix des moyens. Le but, c’était le maintien et la propagation du nouvel Évangile ; les moyens, ce sera, à côté de la liberté de conscience imposée aux princes catholiques, la protection de « l’Évangile » imposée aux princes luthériens. Finalement, ce sera une Église d’État, ce sera l’administration et la doctrine de la chrétienté mis’."s sous le bon plaisir du pouvoir temporel, du prince luthérien.

Aux siècles précédents, le prince protégeait l’Église ; maintenant, il va protéger Luther et le nouvel Évangile. La seule différence c’est qu’autrefois l’Église était indépendante du prince, tandis que maintenant ce sera le prince qui en sera le dominateur ; il y aura autant d’Églises, autant de vérités religieuses, autant de révélations chrétiennes qu’il y aura de princes.

C’est ce qu’on a appelé l’évolution du luthéranisme au protestantisme. Commencée en 1522, cette évolution se termina de 1528 à 1530 : en 1528, par V Instruction pour la visite des Églises ; en 1529, par la diète de Spire et la Protestation qu’y présentèrent les princes luthériens ; en 1530, par la Confession d’Augsbourg. Comme on l’a dit fort ingénieusement, les professions de foi protestantes, Confession d’Augsbourg (1530), Confession de La Rochelle (1571), furent des pn><-s en papier, décidant de la doctrine. Consistoires et princes protestants se chargèrent de faire respecter les décisions de ces nouveaux papes ; les protestants durent y obéir aussi et plus strictement que les cathollqu relies du pape en chair qui était a Rome. Cu/ui regio, tjut religio ; il fallut avoir la religion de sa région, Le n’est qu’au iv siècle avec RitecbJ que reparattra l’esprit individualiste du luthéranisme de 1520.

II. I. mu » i i l SMPORJ LLB, I feSI’iidu de l.i

Wartbourg, Luther, i commencé par consolidi

situation personnelle. Par l’affirmation de sa mission, par sa traduction de la Bible, il a aussi donné aux siens une certaine direction doctrinale. Enfin, assez rapidement, il a rétabli un culte et une Église. En même temps il opéra des consolidations dans la société temporelle. C’est ce que nous étudierons sous les deux titres suivants :

I. Le chrétien et le citoyen ; le prince, maître absolu de l’activité humaine. — II. Le patriarche absolu ; le prince, maître absolu de l’activité religieuse.

I. LE CURÊTIEN ET LE CITOYEN. LE PBINCB, MAITRE

absolu de l’activité humaine. — l° La théorie.

En 1523, par son traité De l’autorité temporelle, Luther sépare le citoyen du chrétien, et il établit l’État maître absolu de l’activité humaine.

Le fond de la pensée de Luther sur l’activité de l’homme, c’est qu’elle a deux aspects fort dissemblables : l’un, qui regarde Dieu et notre vie intime ; l’autre, nos semblables et notre vie publique. Le premier se résume dans la foi ou confiance en Dieu, le second comprend toutes nos œuvres extérieures, notamment nos relations avec nos semblables. Seule, la foi a une valeur religieuse, seule, elle sert à nous perfectionner, à nous rapprocher de Dieu. Nos œuvres n’ont qu’une valeur civile, et ce sera à l’autorité temporelle à en régler l’ordonnance. Entre ces deux compartiments de l’activité de l’homme, entre nos aspirations privées et la vie publique, il y a une cloison étanche, disons mieux, il y a un abîme profond.

Dans l’homme, il y a donc deux tendances très distinctes : les tendances religieuses et les tendances sociales. Voilà la distinction qui est au fond de toutes les vues de Luther sur l’activité de l’homme. Même cette distinction faite, il restera toujours chez lui des passages qui laisseront perplexes : Luther est un homme de sensibilité et d’imagination ; l’impression du moment le fera facilement vibrer avec des variantes nouvelles ; assez souvent aussi, il aura des réminiscences catholiques. Il n’en reste pas moins que cette distinction entre les aspirations religieuses de l’individu et son activité sociale est au fond de toutes ses élucubrations sur la vie du citoyen.

Tendances religieuses et tendances sociales ne sont pas seulement distinctes ; elles sont opposées ; comme prince (ni comme citoyen) on ne peut être bon chrétien. Dans ses fonctions publiques aussi bien que dans sa vie privée, le prince, dit l’Église catholique, est toujours disciple de Jésus-Christ ; dans son gouvernement, il doit s’inspirer de l’esprit de l’Évangile, espr de justice et de charité. Sans doute, les circonstances ne lui permettront pas de traduire intégralement cet idéal en pratique ; quel est l’idéal, même privé, que l’on peut intégralement réaliser ? Mais enfin ce sera du moins cet esprit de l’Évangile qui devra être pour lui l’idéal. Pour Luther, au contraire, le royaume du Christ et le royaume du monde sont d’ordre absolument différent. Un abîme profond les sépare, eux et les buts auxquels ils tendent. Le royaume du Christ est purement dans le plan de la foi et de la grâce, le royaume du monde et la vie du monde, purement dans le plan de la raison et de la loi. Le Christ n’a rien à VOUf avec les affaires temporelles : il les abandonne à la terre, et cette vie de la terre n’a pas à recevoir de consécration religieuse. Le royaume du Christ est purement intérieur ; il se sépare donc complètement du royaume du monde, de la vie naturelle, qui a pour lin

l’activité extérieure, i : t les principes qui président.ni royaume du christ sont fort différents de ceux qui président, et qui normalement, nécessairement, président au royaume du monde.

hi. pour bien iak41 la pensée da Luther, pour bien

voir la déviation qu’il a fait subir à la doctrine dl U Christ, d est besoin, comme il arrive fréquemment.

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de s’arrêter et de se recueillir un instant. Royaume de Dieu, royaume du monde, séparation profonde entre les maximes de Dieu et celles du monde, ce sont là dans l’Église catholique des expressions courantes. En quoi se distinguent-elles donc de ce que Luther nous dit sur le même sujet ? — D’un mot : pour Jésus-Christ et pour l’Église catholique, le royaume du monde, c’est une tendance mauvaise à substituer l’homme à Dieu, à tout faire servir à notre égoïsme, et finalement à soumettre l’âme au corps. Le rôle du pouvoir temporel est, même dans sa sphère propre, de ne pas favoriser cette tendance, de travailler à la diminuer. Pour Luther, le royaume du monde, c’est la corruption irrémédiable de notre activité, et la férocité insurmontable de nos penchants. Le rôle de l’autorité temporelle est d’organiser celle corruption, de mater extérieurement cette férocité. Le royaume du monde, c’est donc l’incarnation même de l’esprit du monde, c’est l’organisation mais non le redressement de la corruption de l’homme déchu, c’est la réglementation de sa férocité ; c’est, qu’on nous passe le mot, la direction d’une maison de tolérance. Institution nécessaire, le royaume du monde est, même entre bonnes mains, une institution mauvaise.

Voilà le fond du traité De l’autorité temporelle. Dans l’exercice de leur autorité, les princes ne font pas œuvre de chrétiens ; tout au contraire, car le Christ a dit : « Il ne faut pas s’opposer au mal. » W., t. xi, p. 245, 10 ; 248, 34. Eux-mêmes, du reste, ils ne valent pas mieux que leur charge : » Depuis le commencement du monde, un prince intelligent est un oiseau vraiment rare, et un bon prince un oiseau beaucoup plus rare encore. En général, ce sont les plus grands fous ou les plus grandes canailles que la terre ait portés. » W., t. xi, p. 267, 30. « Si quelqu’un s’avisait de gouverner d’après l’Évangile, d’abandonner le glaive et toutes les lois profanes, il aurait beau prétexter que tout le pays serait baptisé et chrétien, gens chez qui l’Évangile ne veut ni lois ni glaive, et chez qui, en effet, il ne devrait pas en être besoin ; dites, je vous prie, qu’en résulterait-il ? Ce serait mettre des fauves en liberté, leur laisser carte blanche pour écorcher et mordre à plaisir. On aurait beau les présenter comme des animaux doux et familiers, à mes blessures, je sentirais assez la réalité. » W., t. xi, p. 251, 22.

Sur ces idées, Luther ne revint jamais ; au contraire, il ne fit que s’y ancrer davantage ; dans sa doctrine, c’est l’un des points les plus constants et les plus ~vérés. Au mois de novembre de la même année, 11 disait en chaire : « On doit séparer profondément les deux royaumes ; celui où l’on pardonne et celui où l’on punit ; celui où l’on abandonne son droit et celui où on le revendique. Dans le royaume de Dieu, où l’on agit d’après l’Évangile, on ne s’en va pas ses droits à la main, on n’exige aucun droit… Dans le gouvernement du monde, au contraire, on dit : « Paie ce que « tu dois ; autrement, on va te mettre en prison. » Ce gouvernement est nécessaire ; mais ce n’est pas avec cela qu’on va au Ciel. » W., t. xii, p. 675, 8-20. En 1532 : « Entre le chrétien et l’homme de gouvernement, il faut mettre une séparation profonde… Assurément, un prince peut être chrétien ; mais ce n’est pas comme chrétien qu’il doit gouverner ; comme homme de gouvernement ce n’est pas chrétien qu’il se nomme, c’est prince. L’homme est chrétien, mais sa fonction ne regarde pas sa religion… Tout en se trouvant dans le même homme, les deux états ou fonctions sont parfaitement séparés, et véritablement opposés. » W., t. xxxii, p. 439, 440. Enfin, dans son second Commentaire sur l’Êpitre aux Galates, enseigné en 1531, et publié en 1535 : » La conscience n’a rien à voir avec la loi, les œuvres ou la justice de la terre. Qu’elle ignore tout de la loi et des œuvres, ne regardant qu’à la

rémission des péchés, à la justice, proposée et donnée dans le Christ. Par contre, dans la vie civile, l’obéissance à la loi doit être très sévèrement exigée. Dans ce domaine, on ne doit rien savoir de l’Évangile, de la conscience, de la grâce, de la rémission des péchés, de la justice céleste, du Christ, mais ne connaître que Moïse, la loi et les œuvres. » W., t. xl a, p. 208, 11 ; sur Gal., ii, 14.

Voici donc des lois sollicitant impérieusement dans un sens opposé à l’Évangile. Comment le disciple de Luther n’en arriverait-il pas à se dire : « Quand la loi a parlé, la conscience doit se taire. » Mieux encore, la loi, c’est sa conscience de luthérien qui la fait passer avant l’Évangile.

Assez souvent, protestants allemands comme français se refusent à voir dans la théorie de la foi justifiante une disjonction entre la religion et la morale privée. En France, les écrivains favorables à Luther, protestants et rationalistes, ont aussi laissé dans l’ombre les vues de Luther sur la morale sociale. Est-ce intentionnellement qu’ils en ont agi ainsi ? On est porté à le croire ; car, en Allemagne, historiens et théologiens protestants n’hésitent pas à reconnaître que, pour ses vues sociales, Luther ne s’est pas inspiré de l’Évangile, qu’à la vie sociale il a donné des directions toutes différentes de celles de la vie privée. « Dans les vingt dernières années de sa vie, Luther s’attache plus que jamais à séparer les deux sphères, la Religion et l’État, le domaine spirituel et le domaine temporel, le royaume invisible et le royaume visible, le domaine de la liberté et le domaine de la contrainte et de la force, le royaume de la foi et le royaume de l’action… Entre ces deux royaumes, il met la distance de la terre au ciel. H. Jordan, Luthers Staatsauffassung, 1917, p. 93, 94. S’inspirant de Luther, ces écrivains diront que l’État a sa morale à lui, qui est de tout faire servir à sa puissance, la vertu elle-même, la loyauté par exemple, si par hasard, pour les tractations politiques, elles peuvent être de quelque utilité. J. Paquier, Les suites de la Réforme protestante ; l’homme privé et le citoyen, dans Lumen, déc. 1922 ; Grisar, 1924, p. 114-123.

2° Les causes de la théorie. — A cette disjonction du chrétien et du citoyen, ainsi qu’à cette exaltation de l’État, venaient aboutir toutes les idées et tendances de Luther.

1. Causes lointaines. — Une première raison se trouve dans ses limitations intellectuelles, limitations augmentées d’une désorganisation venue du nominalisme. Charité, justice, administration, il a vu tout cela un à un, dans une juxtaposition qui lui a semblé une collision. A la gradation, à la hiérarchie de nos droits et obligations, Luther n’a rien voulu comprendre, ou plutôt n’a-t-il rien pu comprendre. Il lui eût fallu monter sur le sommet d’une idée générale ; de là, dominant les collines d’alentour, il en aurait vu la coordination et l’harmonie totale. C’est sur les collines elles-mêmes qu’il est resté, courant hâtivement de l’une à l’autre. De là, il a saisi des points de vue, et assez souvent avec beaucoup de vigueur ; mais il n’a pu jeter de regards d’ensemble. Dès lors, au lieu d’une harmonieuse hiérarchie entre la vie privée et la vie publique, il n’a vu qu’une opposition irréductible. Plus conforme à la nature de son esprit, cette attitude répondait beaucoup mieux aussi à son amour du paradoxe, ainsi qu’à sa nature de démolisseur et de tribun. En tin, elle como.dait avec son nominalisme. L’agnosticisme nominaliste ne connaît pas le droit naturel ; tout ce qui est légal est juste. L’État est au-dessus de la vérité et du droit, il est sans contrepoids intellectuel. La loi, dira-t-on plus tard, est l’expression de la volonté générale.

Ces lacunes de l’intelligence et de la formation intel131Î

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lectuelle de Luther : voilà non la cause de ses vues étranges sur le pouvoir temporel, mais du moins la condition qui a permis à cette théologie de se faire jour, la porte par où elle a pu passer. Les causes elles-mêmes viennent d’ailleurs : de dispositions de son âme ou de l’âme de ceux qui l’entouraient, par-dessus tout de sa théorie de la justification par la foi. De ce dualisme, il y a une cause lointaine et générale, une cause humaine. Tous, nous avons une tendance à ne pas rattacher notre activité à la religion, à estimer que pour communiquer pleinement avec Dieu il nous suffira d’une certaine religiosité, de quelques aspirations quiétistes ; finalement, nous aimerions à séparer la morale, et surtout la morale sociale, d’avec la religion.

2. Causes prochaines.

Mais de l’attitude de Luther il y avait des causes beaucoup plus précises. Il y avait d’abord les deux grandes tendances de sa théologie : tendance pessimiste et tendance individualiste.

a) La cause profonde de cette théorie, c’est son idée de la corruption radicale de la nature humaine et de la non-valeur de notre activité ; cette cause, en un mot, c’est sa théorie de la justification par la foi sans les œuvres.

L’humanité, pense-t-il, a connu deux grands états, l’état d’innocence et l’état de chute, amélioré par la rédemption ; elle a vécu dans deux grands plans, le plan de la création et celui de la rédemption. Le plan de la création, c’étaient les œuvres couronnées par la charité. Dans ce plan primitif, les œuvres avaient une valeur religieuse. Du reste, en homme tout obsédé par la pratique, Luther s’arrête fort peu à ce plan ; ce sera bien davantage l’œuvre de Jansénius. Ce dont il est préoccupé, c’est du plan présent de l’humanité, de l’état de l’homme déchu. La chute originelle nous a radicalement corrompus ; de chacun de nous elle a fait un mal vivant. Toute notre activité en est devenue mauvaise ; c’est une sève empoisonnée, une eau empestée ; elle est inguérissable. Dès lors, toutes nos œuvres, c’est-à-dire tout le développement de notre activité intérieure et extérieure, tout cela est sans valeur pour nous, sans valeur pour notre perfectionnement religieux et moral, sans valeur pour notre salut. Depuis la chute, le plan de la création est irrémédiablement ruiné.

Le plan de la rédemption, c’est la foi couronnée par la confiance. Le seul acte qui nous y soit profitable, c’est l’acte de foi, ou mieux de confiance en Dieu. C’est dans la foi, dans une confiante aspiration vers Dieu, que se résume pour nous la religion et la morale. Et cet acte de foi, ces aspirations, c’est Dieu seul qui les produit en nous. Dans notre activité, voilà donc-deux plans, le plan du vieil homme et celui du nou-Veau, le plan d’Adam et celui de Jésus-Christ. Mais celle activité « lu vieil homme, si noble dans l’ancien plan, si dépravée dans le plan de la chute, elle subsiste toujours. Qu’allons-nous faire’.’Luther, on l’a vii, en était fort embarrassé. Ci-dessus, col. 121 1 sq. D’ordinaire, (liez l’homme qui a la foi, il

aimait à montrer les uuvres toujours bonnes, parce que tanl vaul l’arbre, tanl vaut le fruit : la foi entraînait les Œuvres, enchaînées a son char. Mais affirmer que, dès qu’on a la foi, on fait infailliblement le bien, c’est se

heurter aux réalités les plus tangibles. Finalement, dans ses moments d’abandon, il avait des mots Formidables pour déclarer qu’à notre point de vue privé nos œuvres n’avaient aucune importance et qu’il s’en désintéressait ; les plus mauvaises elles-mêmes n’étaient pas capables de nuire au Justifié et de lui

enlever l’anut lé de I lieu.

Mais enfin, on ne pouvait pourtant pas laisser notre activité errer au vent du premier caprice, ou de la première passion, ou du premier calcul. Puisque poui

DICT. DI. I Kl "|., i moi.

l’utiliser et la réglementer on ne pouvait trouver aucune raison dans la foi de l’homme privé, Luther en trouva une dans la réglementation de l’homme social. Là où cessait le domaine de l’Évangile, l’État devait intervenir ; de ce vieux matériel, il sera le maître absolu. Finalement, avec plus ou moins de logique, toute notre activité extérieure pourra être placée sous l’étiquette d’activité sociale, et, comme telle, réglementée par l’État.

Mais cette activité, l’État n’aura-t-il pas du moins à la traiter avec justice et équité ? Il n’y sera pas obligé. Car cette activité est un mal, et le mal n’a pas de droits ; il n’a que le droit d’être supprimé ou tout au plus toléré. De cette activité, l’État aura donc droit de se servir uniquement en vue du développement de sa puissance. Dans cette recherche de puissance, n’aura-t-il pas, lui du moins, à s’inspirer de l’esprit de l’Évangile ? Non : dans l’État, on vient de le voir, cet esprit ne saurait exister ; les règles du développement de sa puissance, l’État n’aura donc à les rechercher que dans les maximes du royaume du monde, maximes radicalement mauvaises ; par la violence et la fourberie, ce sera son droit de chercher à atteindre des buts d’orgueil, de volupté et d’accaparement de la terre. Dans l’exercice de ce droit, il n’aura du reste aucun contrepoids social ; l’Église détruite, il sera sur la terre la seule autorité constituée.

Enfin, on l’a déjà vii, les vagues tendances de Luther vers le platonisme ont encore accentué son mépris de notre activité extérieure : ’e corps gêne l’âme ; elle n’a que faire de lui et de tout ce qui le concerne. Tout cela est donc dans un plan inférieur, le plan terrestre de l’autorité temporelle.

b) La seconde grande cause de la disjonction introduite par Luther entre la vie privée et la vie publique, c’est sa conception individualiste de l’Évangile. A ses yeux, l’Évangile n’est que pour notre direction privée ; encore ne contient-il même pas de commandements, mais seulement une espérance. Ci-dessus, col. 1240. L’esprit de l’Évangile va donc contre l’organisation d’une société temporelle : le prince ne porte-t-il pas le glaiye et Jésus-Christ n’a-t-il pas défendu de frapper par l’épéel W., t. xi, p. 251 (1523).

Or, sans doute, l’Évangile est avant tout un livre d’amour. Puis, le catholique sait que toute la doctrine de Jésus-Christ n’y est pas contenue ; ce livre ne contiendrait-il pas d’enseignement sur la direction d’une société, les Apôtres, l’Église, l’Esprit-Saint auraient pu y suppléer au nom de Jésus-Christ. Mais cet enseignement, on l’y trouve ; l’Évangile parle de justice, de charité ; il enseigne la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Aux directions de bonté que donne l’Évangile, il a plu à Luther de donner un caractère d’opposition aux dures nécessites qu’entraîne le gouvernement d’un État : pour être vraiment chrétien, il était défendu de tirer le glaive et d’exercer la justice. Mais alors Paul lui-même, Paul le précurseur de Luther, et dans fies l-’.pîtres que Luther reconnais sait hautement comme Inspirées, Paul a montré qu’il

ne comprenait pas l’Évangile I N’a-t-il pas écrit au Romains : « Si tu fais le mal, crains : ce n’est pas en vain que le prince porte l’cpée. étant ministre de Dieu pour tirer vengeance de celui qui f.iil le mal et pour le punir. Rom., x u i. I.

t n restaurateur de l’Évangile en arriver à soustraire

à l’Évangile toute notre activité, et notamment toute notre activité civile ci politique, en arriver a abandonner toute cette activité au caprice du prince I

Comment Luther n’a-t-il pas senti Ce qu’il axait la

de monstrueux’C) (.’est que celle disjonction répondait an len (lances de laine allemande Le même Allemand SCTO 1 tOUl épris d’une sent iment alile pleine d’idéal et de

i. a

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pardon, en même temps que tout enflammé de convoitise, de vengeance et de cruauté. Et cette juxtaposition ne lui créera pas la moindre gêne. Pourquoi ? Parce que, suivant les expressions de Luther, cet homme porte en lui deux hommes : le chrétien et le citoyen. Il a deux âmes : l’âme éthérée du chrétien, l’âme farouche du citoyen allemand. Dans son âme, dans l’âme de ses compatriotes, Luther a trouvé ces tendances en germe. Par ses écrits, par son influence de chef de religion, il les a singulièrement accentuées : il leur a donné une valeur sacrée !

d) Produit de son pays, les idées de Luther sur notre activité sociale le sont aussi de son époque. Elles ont de curieux points de contact avec celles de Machiavel. Comme Machiavel, Luther voit dans la société une ménagerie, une caverne de brigands. L’homme est mauvais et inguérissable : c’est l’idée qui est au fond de leurs spéculations à tous les deux. Sans songer à guérir sa perversité, ils cherchent un moyen de le gouverner. Mais, avec son sens latin de la décence, Machiavel se borne à présenter ses vues comme une habile théorie de gouvernement. Luther ne pouvait * contenter de ce rôle trop modeste : de l’idée d’une corruption radicale de l’homme déchu, il commença donc par tirer une théorie religieuse sur nos relations avec Dieu ; il nous justifia par la foi sans les œuvres. Et pour apporter cet enseignement au monde, il se sentit une mission spéciale de l’Esprit-Saint.

e) Enfin, les idées de Luther sur le pouvoir temporel viennent d’impressions de jeunesse. Occam n’avait pas été seulement le grand maître du nominalisme, il avait été aussi le moine révolté contre Rome, le théologien de Louis de Bavière ; de lui, Luther dut apprendre à séparer profondément l’État et la Religion, la Terre et le Ciel. Comme étudiant, il avait commencé à s’adonner au droit profane, avec la pensée de servir l’État ; puis il était entré dans le cloître, se disant qu’autrement il ne pourrait faire son salut ; entre le service de l’État et celui de l’Église, ce n’était pas un degré différent de vie chrétienne qu’il avait vii, c’était une opposition.

Ainsi préoccupé, il montrera ici encore son effrayante disposition à ne lire d’un texte que ce qui lui plaira. Saint Augustin avait dit : « La justice mise à l’écart, que sont les empires sinon de grandes sociétés de brigandage ? » De civitate Dei, IV, iv. En 1515, Luther écrira : « Saint Augustin l’a dit fort justement : « Que sont les grands empires sinon de grandes sociétés de brigandage ? » Ficker, 1. 1, p. 22, 1. 27 ; de même, t. ii, p. 30. Ainsi, dans ces empires, il n’y a plus même la possibilité de la justice ; on ne saurait y trouver que la violence et la fourberie.

Nominalisme, augustinisme, individualisme, tendances de l’Allemagne et de l’époque, autres idées et influences encore, venues de points différents de l’horizon, dispositions personnelles enfin, tout cela a donc poussé Luther à creuser un abîme entre le chrétien et le citoyen.

Les suites de la théorie.

Par cette disjonction,

Luther a favorisé le retour à la barbarie, et il a préparé la déification de l’État.

Il a favorisé le retour à la barbarie. Qu’on se rappelle le mot de Taine, si juste et si souvent cité : « Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que les ailes du christianisme défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent ; l’homme se retrouve voluptueux et dur. » Revue des Deux Mondes, 1 er juin 1892, p. 493. S’il en est ainsi de l’homme en général, que faudra-t-il dire d’un peuple robuste, énergique, aux appétits violents ? La doctrine de Luther à la main, les gouvernants, les citoyens de la Saxe et de la Prusse pourront joyeusement revenir à leur dureté première.

On connaît le passage d’Henri Heine : Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, la brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire. Quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants. Alors, — et ce jour, hélas, viendra, — les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques. » Henri Heine, De l’Allemagne, 3e partie, De Kant jusqu’à Hegel, 1878, p. 181.

Mais ce que Heine ne dit pas, c’est que ce joug de l’Évangile, c’est Luther lui-même qui a travaillé à en débarrasser l’Allemagne ; le dieu Thor, c’est le restaurateur de l’Évangile qui a contribué à le tirer de son long sommeil ! Dans sa « régression à l’état sauvage », Bergson, Acad. des Se. morales et politiques, 8 août 1914, l’Allemand a marché d’un pas d’autant plus léger qu’il se sentait excusé, innocenté, exhorté par son Réformateur religieux.

Luther a préparé la déification de l’État. Veut-on se tracer le portrait du fonctionnaire luthérien ? Que l’on médite ces lignes de Luther : « Tu es prince, juge, maître ou maîtresse de maison, tu as des gens sous toi et tu veux savoir ce que tu as à faire. Ce n’est pas le Christ que tu as à interroger, mais le droit impérial ou celui de ton pays. C’est là que tu verras la conduite à tenir envers tes subordonnés, la protection que tu auras à leur donner. C’est de là que tu tireras la puissance et le droit soit de les défendre, soit de les punir, là que tu apprendras l’étendue de ton pouvoir, de ta fonction, de ta délégation. En tout cela, ce n’est pas un chrétien que tu seras, mais un sujet de l’empereur. » W., t. xxxii, p. 391, 4 (1532). Le contexte achève de montrer que c’est bien une opposition entre la vie chrétienne et la vie publique qu’ici Luther veut établir et légitimer.

Comme barrière aux caprices de l’État, il resterait, il est vrai, la révélation de Jésus-Christ. Mais suspendue en l’air, sans aucun appui venant de la raison ou d’une Église, se confondant finalement avec les impulsions intérieures, cette révélation elle aussi en arrivera vite à n’être d’aucune gène pour l’État. Quand elle aura fini de s’évaporer pour s’évanouir dans un vague sentiment du divin, Hegel pourra paraître : en fidèle disciple de Luther, dont il se recommandera hautement, il pourra déclarer que l’Idée, l’Absolu s’est réalisé dans l’État luthérien par excellence, dans l’État prussien. D’un côté, l’on aura le Dieu-État, souverain maître et fin dernière de l’activité sociale : de l’autre, l’individu, le surhomme de Nietzsche, pensant, voulant et faisant au point de vue privé tout ce que lui suggéreront les impulsions de sa personnalité géniale.

II. LE PATRIARCHE ABSOLU.

LE PR.IXCE MAITRE

ABSOLU DE L’ACTIVITÉ RELIGIEUSE. — Ainsi, le traité De l’autorité temporelle avait séparé le citoyen du chrétien. Le prince était le maître absolu de l’activité de ses sujets ; ses volontés n’avaient pas à se conformer au droit : elles le créaient. Désormais, d’année en année, les décisions de ce despote, si capricieuses fussent-elles, vont devenir de plus en plus sacro-saintes et sans appel.

En 1525, dans la guerre des paysans, Luther sous trait sa Réforme à une démocratie fluctuante et inexpérimentée, et il établit le prince juge souverain des questions sociales. En 1528, en lui confiant le droit de visite des Églises, il l’établit chef absolu de l’administration religieuse. En 1530, par la Confession d’Augsbourg, il l’établit juge absolu de la doctrine chrétienne. Les années suivantes, de nouveaux accroissements sont encore ajoutés au pouvoir d’un prince qui

devient ainsi un patriarche absolu. Déjà maître absolu de l’activité profane de ses sujets, le prince devient aussi le maître absolu de leur activité religieuse.

Il devient le gardien de la doctrine et de la joi. — De 1522 à 1528, Luther n’ose encore l’investir de cette haute et délicate prérogative ; il le présente seulement comme un inspecteur extérieur ; c’est encore « l’évêque du dehors » du Moyen Age catholique. Il est chargé de maintenir le bon ordre dans les nouvelles Églises. Contre les hérétiques, on n’emploiera jamais la force, à moins qu’ils ne soient des fauteurs de trouble et ne menacent l’ordre et la paix. , t. xi, p. 268, 22 (1523). Après 1530, le prince luthérien devient le chef intérieur de son Église. X. Paulus, Luther und die Gewissensjreiheit, 1905, et Protestantismus und Toleranz im XVI Jahrhundert, 1911. De plus en plus, Luther représente aux princes de son parti qu’ils devaient être les protecteurs de sa religion. Au printemps de 1530, peu avant la diète d’Augsbourg, il écrivait : L’autorité doit sévir contre les hérétiques qui attentent à l’ordre public, contre ceux-là aussi qui, sans être des perturbateurs, vont contre un article de foi ; « car ce sont des malfaiteurs publics. Or, il est du devoir de l’autorité de punir un malfaiteur public. Ne punit-on pas ceux qui blasphèment, jurent, insultent, diffament, invectivent, outragent et calomnient ! Or, avec leur enseignement, ces gens-là, eux aussi, outragent le nom de Dieu et ravissent au prochain son honneur. L’autorité doit donc punir ou du moins ne pas tolérer ceux qui enseignent que le Christ n’est pas mort pour nos péchés, mais que chacun doit satisfaire pour soi-même. » W., t. xxxi a, p. 208, 19. Cette dernière espèce de malfaiteurs, évidemment, c’étaient tous les catholiques. Et voilà les crimes que, dès 1530, le prince luthérien était obligé de réprimer ! Luther continue : « Dans une paroisse, une ville ou une principauté, papistes et luthériens, comme on dit, crient-ils les uns contre les autres. Les moyens de pacification épuisés, que l’autorité prenne l’affaire en main ; au parti qui ne sera pas d’accord avec l’Écriture, on imposera silence. » Ibid., p. 209, 15. Que si, à rencontre de cette défense, on s’avise de prêcher ou d’enseigner encore,

l’autorité adressera ces polissons-là au seul qui soit à même de les convaincre, maître Jean [le bourreau]. » P. 212.1.

La même année, il recommande cette solution à Lazare Spengler, cf. X. Paulus, op. cit., 1911, p. 34, et à son prince-électeur Jean de Saxe. Erl., t. liv, p. 190, 191 (26 août 1530) ; C. H., t. iv, col. 737-740 (fin de 1530), et N. Paulus, 1911, p. 41. Les perturbateurs publics, comme les anabaptistes, allaient contre la tranquillité de l’État : il fallait les châtier sévèrement. Ceux qui ne péchaient que contre la religion, comme les zwingliens et les papistes, ne devaient pas être tolérés davantage. Dans le même sens, vers la lin de 1531, il’lisait en chaire : Si quelqu’un se présente de lui-même, sans fonction ni mission, il serait par trop beau de l’appeler un faux prophète ; il n’est qu’un vagabond et un polisson ; la vraie mission ici, ce sera celle de maître Jean. » W., t. xxxii, p. 507, 11.

Kn 1536 paraissait en ce sens à Wittenberg une consultai ion officielle ; œuvre de Mélanchthon, elle

était en outre signée de Luther, de Hugenhagen et de

Cruciger. Les princes, y lisait on, ne doivent pas se

borner a protéger les biens et la vie de Ictus sujets.

Leur charge la [dus noble est de faire rendre à Dieu l’honneur qui lui es ! du. d’empêcher le blasphème el l’impiété. Puis la consultation invoquait l’exemple ries rois de l’Ancien l estament et du paganisme. C. M.. t. m. col. 199 Dans un post-scriptum, Luther insistait sur le droit du prince à punir de mort les dissidents la foi. Endors, t. x, p. 346 (5 Juin 1 136) I année

suivante, Mélanchthon écrivait dans le même sens : Les rois et les princes sont « les principaux membres de l’Église ; leur premier soin doit être de procurer la gloire de Dieu. » J.-T. Millier, 1912, p. 339.

Le prince doit protéger la doctrine. Mais quelle doctrine ? Celle de Luther. Mais pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? Souvent à cette question Luther oublie de répondre. Quand il daigne le faire, c’est pour dire qu’il a reçu une mission du Ciel, ou encore que la vraie doctrine, c’est celle de l’Écriture acceptée par toute la chrétienté. Et, devançant Jurieu, il établit une sorte de liste d’articles fondamentaux : la divinité de Jésus Christ, l’inutilité de nos œuvres pour le salut, la résurrection de la chair, la vie éternelle. W., t. xxxi a, p. 208, 12(1530).

C’était au mois de mars 1530 qu’il parlait ainsi. Au mois de juillet suivant, il publiait sa Rétractation sur le purgatoire. W., t. xxx b, p. 367-390. Or le purgatoire, déjà dogme par lui-même, tient à des dogmes plus importants encore : le mérite de nos œuvres, la distinction entre péchés mortels et péchés véniels. Qui donc devait-on punir ? Le Luther d’avant 1530, qui avait cru fermement au purgatoire « sans s’occuper de ce que pouvaient à rencontre déblatérer les hérétiques », W., t.i, p. 555, 36(1518), ou le Luther de 1530, qui se repentait d’avoir cru « sur le purgatoire aux mensonges et aux abominations des sophistes » ? W., t. xxx b, p. 368, 9. Ici, les exemples aniveraient à foison : comme le zwinglien Henri Bullinger l’écrivait en 1532, oui ou non, au commencement du xvie siècle, la papauté était-elle acceptée par toute la chrétienté ? De quel droit Luther avait-il donc travaillé à la renverser ? X. Paulus, 1911, p. 48. Mais on était à l’une de ces époques de névrose où le. bon sens n’a pas à espérer de se faire entendre.

Les princes luthériens répondirent docilement aux appels du Réformateur. Dès 1527, dans l’électoral de Saxe, treize anabaptistes furent exécutés. Le 15 janvier 1532, l’électeur Jean écrivait à Philippe de Hesse : « Dieu et la conscience font à l’autorité un devoir de punir de tels docteurs et séducteurs. » P. ^Vappler, Die Slellung Kursachsens, 1910, p. 156. Les années suivantes, contre les gens les plus paisibles par ailleurs, les incarcérations et exécutions continuèrent.

Le culte fut particulièrement imposé et surveillé.— — Le 14 septembre 1531, Luther écrivait en ce sens au marquis Ceorges de Brandebourg. A tout prix, lui disait-il, il fallait empêcher la célébration des messes borgnes, c’est-à-dire des messes privées. Il ajoutait : « Il serait bon que, sous menace de sanction. Notre Grâce Princière commandai aux pasteurs d’enseigner le catéchisme et aux fidèles de l’apprendre ; quand on est chrétien ci qu’on veut être appelé chrétien, on doit être contraint d’apprendre ce qu’un chrétien doit savoir. » Erl., t. liv, p. 255. Après s’être exercée contre les catholiques et les sectes non luthériennes, la surveillance, comme on le voit, et une surveillance 1res étroite, se pratiqua au sein des communautés luthériennes elles-mêmes ; on en vint très rapidement à de sévères cxcommunical ions. In 1527. Luther écrivait a Spalatin que l’on méprisait l’Évangile ; c’était par la loi et parle glaive que les gens avaient besoin d’être conduits ». l’.ndcrs. I. i. p. 6. C’était des siens

qu’il parlait. Deux ans après, il estimait que,

croyants ou non. les gens (levaient être contraints

d’aller au prêche Erl., t. liv, p 98 SI la cour n’appuie pas nos décisions, eerixait lui aussi Mélanchthon

a Spalatin, elles demeureront toutes platonlqui

c. H., t. i. coi, 907 (12 novembre 1527).

u cours du xr ci du xu’siècles, lis prit mirent des sanctions aux négligence ! dans les pratiques uses : sanctions contre ceux qui n’apprena ienl pas le catéchisme, sa ne I ions contre ceux qui ne parti

cipaient pas à la Cène. En Saxe, ces sanctions furent particulièrement nombreuses et sévères, fin 1557, l’électeur Auguste y commanda « d’assister aux prêches des dimanches et fêtes, matin et soir » ; ceux qui s’en absenteraient sans motif, « notamment dans les villages », seraient punis d’une amende ; pour les pauvres, elle serait remplacée « par le carcan, soit à l’église, soit dans une prison ». N. Paulus, 1911, p. 318. Dans la même province, au commencement du xviie siècle, la confession privée devint obligatoire : qui l’omettait, elle et la cène, était condamné au bannissement ; « hérétiques séditieux et blasphémateurs étaient condamnés à être brûlés vifs. » N. Paulus, p. 318, 323.

Professeurs de théologie et ministres de l’Évangile furent étroitement surveillés. A la faculté de théologie de Wittenberg, les professeurs reçurent l’ordre d’enseigner la Confession d’Augsbourg : les contrevenants devaient être sévèrement punis. Cette ordonnance paraît remonter à 1533 ; œuvre de Mélanehthon, elle aurait reçu l’assentiment de Luther. N. Paulus, 1911, p. 49. Les pasteurs s’engageaient sous serment à enseigner la vraie doctrine ; sur quoi on les ordonnait et on leur donnait « un témoignage d’ordination ». En 1540, deux de ces témoignages en arrivent à faire de Wittenberg le siège de l’Église catholique et de la doctrine catholique : les pasteurs recommandés, y lit-on, adhèrent à « la vraie doctrine catholique, celle que notre Église enseigne et professe ». Enders, t. xiii, p. 35, 7 ; 58, 1 4. Entre autres signatures, ces témoignages portent celle de Martin Luther. Wittenberg était le lieu où Dieu « avait révélé sa parole ». T R., t. iv, n. 5126 (août 1540) : et de la nouvelle religion révélée, Luther était le pape.

Finalement, qui donc donnait à ces pasteurs l’autorisation officielle d’exercer leur ministère ? La communauté chrétienne qui les demandait, ou l’Église de Wittenberg qui les accréditait, ou le prince et son consistoire laïco-ecclésiastique de qui ils dépendaient ? Les formules ont varié ; mais il y a un point par où elles se ressemblent à peu près toutes : elles baignent dans une atmosphère d’obscurité.

A l’endroit des pasteurs ces pratiques se sont plus ou moins continuées jusqu’au xxe siècle, jusqu’à la chute de l’empire allemand. Le protestantisme libéral était de plus en plus envahissant ; fallait-il donc laisser tout enseigner, jusqu’à la négation de Dieu ? De temps à autre, la direction centrale de Berlin sévissait. Et, à chaque sentence, c’était dans la presse protestante de longues et âpres polémiques ; c’étaient notamment des indignations du docteur Rade, l’un des chefs les plus écoutés du protestantisme libéral : « Trois siècles après Luther, dans la patrie de la prédication évangélique, des corps religieux venant s’imposer au nom de l’État comme les représentants authentiques du protestantisme : voilà l’un des paradoxes les plus déconcertants de toute la suite de l’histoire de l’Église. » Die christliche Welt, 1902, n. 38.

En même temps que gardien de la doctrine et du culte, le prince luthérien devient tout à coup un maître vertueux, un père à qui l’on devait obéir avec respect et amour. — A la fin du traité Sur l’autorité temporelle (1523), après des passages anarchiques sur l’imbécillité et la canaillerie habituelles aux princes, on en trouve d’idylliques sur les vertus d’un prince chrétien. Avant tout, le prince « doit se garder de vouloir s’avancer à coups d’autorité » ; avant tout.il doit se préoccuper « d’être utile et serviable à ses sujets » ; « il ne doit pas écouter les mangeurs de fer, qui l’excitent à faire la guerre » ; enfin, « il doit se comporter chrétiennement envers son Dieu, se soumettre à lui en toute confiance et lui demander la sagesse pour bien gouverner. » Dans ces conditions, s’objecte Luther à

lui-même, qui voudrait supporter le fardeau du pouvoir ? « De tous les métiers, celui de prince, serait le plus lamentable ; on n’y trouverait que fatigue, travail et ennui… » Il répond : « Qu’un prince selon l’esprit du monde vive comme il l’entend ; pour moi, j’enseigne ce que doit être un prince chrétien, de manière finalement à aller au ciel. Qui donc ignore que, dans le ciel, un prince est un gibier rare ! ’., t. xi, p. 271-276. Après 1530, ce gibier rare, Luther le trouvera en abondance. H. Bœhmer, Luther im Lichte der neueren Forschung, l re édit., 1906, p. 135 ;, t. li, p. 230 sq. (1534).

Bref, depuis les consistoires jusqu’aux écoles primaires, depuis les tribunaux pour affaires de mariage jusqu’à l’assistance publique, toute l’œuvre de la Réforme tomba entre les mains de l’État. Ici encore ce fui la régression du Nouveau Testament à l’Ancien-Mais l’Ancienne Loi avait ses prophètes pour résister aux rois ; le luthéranisme fut bien plutôt la régression vers la Cité antique du paganisme.

Dans les siècles qui suivront, le catholicisme se tiendra de plus en plus près de Dieu : il aura une vie de plus en plus spirituelle et universelle ; le luthéranisme se tiendra très près du prince ; il aura une vie de plus en plus terrestre, nationale et rétrécie.

De temps à autre, surtout dans ses dernières années, le Réformateur s’éleva contre les ingérences du pouvoir séculier dans son œuvre, a Moins avec la gravité de Périclès qu’avec le bagou de Cléon, » suivant l’expression de Mélanehthon, C. R., t. v, col. 293, il tonnait contre le peu de sens chrétien des princes et des magistrats, contre leur recherche de l’or et leurs abus de pouvoir à l’endroit de l’Église réformée. Il disait en 1532 : « On nous réduira à mourir dans notre m… ; puis on se mettra à genoux devant elle. On serait assez content d’être débarrassé de nous. Ce serait bien réciproque. Il est temps de me séparer d’eux, comme une m… mûre qui sort d’un c. ouvert. » T. R., t. ii, n. 2616, a, b (1532). « Ma pensée a toujours été que les églises cathédrales et les évêchés servent à favoriser l’étude. Mais les princes prennent pour eux les biens d’Église et veulent affamer les étudiants pauvres ; les paroisses se déserteront, et c’est déjà ce qui arrive. » T. R., t. v, n. 6301. En 1544, il s’en prend à son électeur lui-même ; il écrit à Nicolas d’Amsdorf que, deux ans auparavant, il avait placé comme évêque à Naumbourg : « Il n’y a rien à faire avec la cour. Son administration va comme les écrevisses ou les escargots. En ne confiant pas à la cour l’administration des Églises, Jésus-Christ a sagement pourvu au bien de son Église. » Enders, t. xvi, p. 52.

Pourquoi le luthéranisme ne sut-il pas s’organiser lui-même, comme bientôt le fera le calvinisme ? Sans doute, avant tout parce qu’il trouva des princes tout prêts à le recevoir et à l’accaparer. Le calvinisme aura une enfance moins choyée : presque partout il s’implantera malgré les princes ou sans eux. Mais en outre, Luther était loin d’avoir l’esprit d’organisation de Calvin, et plus que lui il avait l’esprit du fonctionnaire. Dès lors, il fut tout heureux de confier sa Réforme au pouvoir temporel.

Au Moyen Age. l’ordre ecclésiastique avait quelque peu envahi l’ordre civil. D’ailleurs il n’est que juste de le remarquer : vers le xe siècle et souvent même dans la suite, c’était le pouvoir civil qui avait appelé le pouvoir religieux à son aide. En outre, aux époques où l’ordre ecclésiastique a été le plus puissant, l’Église n’a jamais commandé aux armées ni perçu directement les budgets des États ; or, en face d’une autorité qui n’a ni armée ni argent, le pouvoir qui possède l’une et l’autre sera toujours en assez belle posture. Contre la puissance de l’Église au Moyen Age, Luther a violemment réagi. En pleine Renaissance, en plein déve

loppement intellectuel de l’Europe, il a tout mis entre les mains des princes : sciences profanes et sciences sacrées, État et religion, nature et surnature. Sans contrepoids ni horizon, ces princes vont devenir de plus en plus des tyranneaux vicieux et bornés. Suivant le mot célèbre de l’un d’eux, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume, « il n’y aura pas à raisonner ».

Comme le remarque finement le protestant Henri Bœhmer, les vues de Luther sur l’État sont même fort . simplistes : « elles vont jusqu’à retarder sur celles de Thomas d’Aquin. Dans les villes italiennes du xine siècle, Thomas avait eu sous les yeux des organismes beaucoup plus développés que Luther avec les principautés allemandes au début du xvie siècle. Et Aristote avait suggéré à Thomas une foule de vues auxquelles Luther ne s’est jamais initié. » H. Bœhmer, Luther…, 2e édit., 1910, p. 164.

Devant cette autorité du prince allemand, devant 1’ « autorité », comme Luther aime à l’appeler d’un mot simpliste, il n’a su que se courber avec une vénération mêlée de stupeur.

Le luthérien aura donc deux maîtres : Dieu et son prince. Tous deux, le Maître du Ciel et celui de la terre, seront omnipotents et capricieux. Ils auront leurs décrets avoués ; mais ils en auront aussi de cachés, d’inavoués, qui pourront contredire les autres. Selon ses fantaisies, le.Maître du Ciel fait le vrai et le faux, le juste et l’injuste. Le maître de la terre ne saurait mieux faire que de l’imiter ; selon ses fantaisies, il fera la révélation et il la défera. Pratiquement supérieur à Jésus-Christ, il sera le suprême révélateur, le suprême médiateur entre Dieu et son peuple.

Une si profonde transformation du christianisme ne pouvait rester sans influence. Aussi, depuis la fin du xvi c siècle, l’âme allemande, elle aussi, s’est-elle profondément transformée. Les caractères du luthéranisme se sont incrustés en elle : mépris du droit naturel, envahissement du moi, séparation profonde entre le chrétien et le citoyen. Au lieu du droit, d’une morale sociale, il a placé l’adoration de l’État. Un peuple d’allures indépendantes en est arrivé à être le plus dévoué serviteur de l’État, le suprême apologiste de l’omnipotence de l’État. Il en est arrivé à l’axiome : Étal égale Puissance ; Puissance égale Droit. "Et, pour couronner le tout, c’est, fruit de la foi justifiante et de la certitude du salut, c’est un illuminisme débordant d’orgueil, un illuminisme s’épanouissant dans la conviction enthousiaste d’être le peuple élu, appelé à se mettre à la tête de l’humanité, pour la rendre à la fois esclave… et heureuse 1

Conclusion. — Objet et origine de la doctrine de Luther. — 1° Objet de la doctrine de Luther : réduction et déformation de la doctrine traditionnelle. — L’objet de la doctrine do Luther, c’est toujours avant tout, comme dans le papisme. Dieu et Jésus-Christ, et ce qu’ils nous ont révélé. Mais si l’on compare cette doctrine à la doctrine catholique, elle en apparaît comme une réduction et une déformation.

1. Une ré, ludion. — Réduction dans le dogme. Luther a gardé l’ensemble du dogme catholique, mais il en a enlevé tout ce qui se groupe autour de la valeur de l’activité humaine et de l’origine divine de l’Église. Réduction dans le culte et les sacrements ; l’office du dimanche Ml une réduction de la messe ; les sacrements sont ramenés à deux, le baptême et la cène. Réduction ou mieux déjà bouleversement dans les rapports religieux de l’homme avec ses semblables ; ’le COlle< tiveel lOCiale, la religion devient, du moins en théorie, purement individuelle. Réduction dans la morale ; de la morale individuelle, il fait disparaître les pratiques d’ascétisme ; dans la morale sociale, il introduit le divorce, le mariage des ministres de la religion.

2. Une déformation.

a)Déformation dansledogmeet dans le culte. — Pour Luther, il y a le Dieu caché et le Dieu révélé, Dieu en lui-même et Dieu pour nous. C’est le nominalisme qui lui a légué cette distinction. Dans sa théologie, elle va produire une frondaison monstrueuse. Dieu caché, Dieu en lui-même : c’est le Dieu de la raison. Il est incognoscible et effrayant. Notre raison orgueilleuse a beau vouloir s’élever jusqu’à la majesté divine, elle n’y trouve que « colère et damnation ». W., t. xxviii. p. 117, 32 (29 août 1528). « Dieu caché dans sa majesté ne déplore la mort ni ne la fait disparaître ; mais il opère indifféremment la vie, la mort et tout en toutes choses. » W., t. xviii. p. 685, 21 (1525). Dieu caché, c’est Dieu « dans sa puissance, sa sagesse, sa majesté, incompréhensible » ; c’est le Dieu de la prédestination et du serf arbitre. Ce Dieu « jette dans un horrible désespoir ». « Je le sais par expérience, » dit Luther. A la prédestination, en particulier, il est difficile de penser « sans une colère secrète contre Dieu ». Erl., t. lxiii, p. 134 (1522) ; W., t. xl a, p. 77, 78 (1535). « Nos moines sont une triste race, sans expérience des choses de Dieu. Avec leurs spéculations ils prétendent monter au ciel et disserter sur Dieu considéré en lui-même. Le peuple d’Israël ne s’égarait pas dans ces spéculations. Sous peine de mort, nous devons tous fuir ce Dieu en lui-même. La nature humaine et Dieu en lui-même, sans Jésus-Christ, ce sont là des ennemis sauvages. » W., t. xl b, p. 329, 20 (1532-1538).

Nous n’avons pas à scruter la nature de Dieu, mais uniquement à connaître sa volonté. Toutefois cette volonté elle-même, comment la connaîtrons-nous ? Car elle ne souffre aucune barrière, aucune restriction ; Dieu peut faire absolument tout ce qu’il veut ; pour lui il n’y a ni absurdité, ni injustice. Il nous est impossible de savoir pourquoi il veut et comment il veut. W., t. xviii, p. 685, 712 (1525).

Par certains côtés, ce Dieu rappelle le Dieu panthéiste de Schleiermacher : chez lui, tout s’opère mécaniquement, irrésistiblement ; on se demande, s’il est personnel et conscient. Par d’autres, il rappelle davantage encore le. Dieu volontariste de Duns Scot et de Guillaume d’Occam : il n’est que volonté cl action.

Mais ce Dieu en soi est du domaine des aristotéliciens ; ce n’est pas à lui que la foi s’adresse. Le Dieu de la foi, c’est le Dieu présenté à l’âme par la révélation du Saint-Esprit ; c’est Dieu manifesté en Jésus-Christ. i A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. iii, 4e édit., 1910, p. 836. Il importe de distinguer entre la volonté secrète et redoutable du Dieu cache, eiitn les secrets infiniment adorables réservés uniquement à sa majesté, et la volonté de Dieu exposée, révélée, offerte par lui, objet de notre culte à nous, sa volonté telle que nous la présente’ésus incarne et crucifié. W., t. xviii, ]>. 684, 35 ; 685, 3 ; 689 (1525).

Luther n’aime pas davantage a considérer J( Christ en lui-même dans l’union de ses deux natures en une seule personne, à contempler ces deux principes d’activité terminés par un seul centre d’imputabilité.

i Les sophistes, dit-il. (c’est à dire les BCOlastiques), ont dépeint le Christ, en lui-même, comme quoi il est Dieu

et homme ; ils comptent ses bras et ses jambes, et ils mélangent merveilleusement ses deux natures. Ce n’est là qu’une connaissance sophistique du Christ Jésus. Car s : le ( Jirisl est appelé Christ.ce n’est pas parce qu’il a deux natures : qu’est-ce que cela me fait a moi ! S’il j.<o le ce nom grandiose, c’est a cause de la fonction et

île in u re qu’il a assumée oilà ce qui lui donne son nom. Que, par nature, il suit i Heu et homme, vol] qu’il est pour lui : mais que, par sa fonction, il se tourne vers moi, qu’il répande sm mol son amour, qu’il suit mon Rédempteur et mon Sauveur, voilé qui est pou r

ma consolation et pour mon bien. V., t. xvi, p. 217, 301 30 avril 1525).

i Luther aime. à parler de l’abaissement de la majesté divine par l’incarnation ; de l’Enfant Jésus dans le sein de sa mère et dans la crèche, de.Jésus-Christ conversant avec les hommes, du divin Crucifié, maintenant élevé au plus haut des cieux, et dont la puissance s’étend à tout. C’est en lui et seulement en lui que se sont manifestés la miséricorde et l’amour du Dieu infini… « Si tu regardes Dieu de cette manière, ton esprit se modèle sur Dieu ; son cœur, son image, sa face sont vivants dans ton cœur. Il se dit alors : « Voici « mon enfant, je ne veux pas le jeter en enfer, mais lui « donner le ciel. » J. Kœstlin, Luthers Théologie, t. ii, p. 56.

Sur ce thème du Fils de Dieu fait homme pour nous, Luther a des pages pieuses et touchantes. Souvent, néanmoins, elles sonnent un peu faux, sentant plus l’outrance que la vraie piété, avec une préoccupation combative ; constamment on croirait l’entendre dire : « Vous pouvez crier que je suis un hérétique, un moine marié ; ma conscience elle-même me le reproche assez. Mais de Dieu et de Jésus-Christ, un papiste pourrait-il mieux parler ? De tels sentiments sont-ils d’un maudit de Dieu ? »

Dieu en lui-même, Jésus-Christ en lui-même, Dieu pour nous, Jésus-Christ pour nous, voilà donc la distinction favorite de Luther. Cette opposition est loin d’être chez lui surtout oratoire ; au contraire c’est devant ses élèves et dans ses écrits d’allure scientifique qu’il aime surtout à la développer. Or, par cette distinction, comme le dit Harnack, « il a opéré une réaction profonde contre la direction entière de la théologie précédente, contre une direction qui remontait aux Pères apologistes. Pour la destruction de l’ancien dogme, cette direction nouvelle a été un ferment beaucoup plus puissant que le rejet de tel ou tel article en particulier. » A. Harnack, Lehrbuch, t. iii, p. 859, 860. > En effet, l’ancienne théologie aimait à considérer Dieu et Jésus-Christ en eux-mêmes, à les mettre au centre de ses préoccupations. Dans l’école dominicaine, cette disposition est particulièrement accentuée ; tout part de Dieu pour revenir à lui. Luther a changé cette orientation. Chez lui, le dogme, la prière ne sont plus avant tout une élévation de l’âme vers Dieu ; ils sont un abaissement de Dieu vers l’homme. Finalement, sa théologie est uniquement une théorie de la justification. Elle peut tout entière se résumer en ces mots : « Je plais à Dieu à cause du Christ ; par le Christ, je trouve un Dieu miséricordieux. » L’homme est le point central de cette théologie.

Comme l’ajoute A. Harnack, la distinction entre Dieu et Jésus-Christ en soi, Dieu et Jésus-Christ pour nous, puis, comme conséquence, la place de l’homme au centre de la théologie de Luther, cette nouvelle orientation devait mener à l’abandon de « l’ancien dogme », ou, pour mieux dire, à l’abandon de tout dogme ; on ne considérera plus la religion qu’à un point de vue immédiatement utilitaire, à un point de vue pragmatiste. L’opposition entre le Dieu caché et le Dieu révélé, entre Dieu et Jésus-Christ, a quelque chose de spécialement odieux et effrayant. La révélation, l’Évangile aura beau nous parler de Dieu, nous décrire ses attributs : par un retour vers le Dieu caché, il sera loisible de rejeter toutes ces données et d’en appeler à un Dieu plus profond ! Jusqu’à son traité du Serf arbitre, Luther n’osa pas étaler cette doctrine au grand jour ; en 1521, par exemple, on ne la trouve pas dans sa réponse à la bulle de Léon X. Quelquefois, sans doute, il y avait fait allusion, par exemple, ci-dessus, col. 1284 : W., t. xi, p. 189, 5 (1523) ; mais ce n’était qu’incidemment. En 1525, au contraire, il la développe àprement contre Érasme. Ci-dessus, col. 1291.

Quand Luther veut s’élever à l’idée, à la spéculation, c’est donc pour s’attacher à une théorie monstrueuse, On se prend à l’excuser de tant haïr la raison ; quand il se confiait à la sienne, elle lui donnait des aperçus peu heureux. — Ainsi, déformation dans le dogme et dans le culte.

b) Déformation dans la morale. — Que nos œuvres suivent ou non notre justification, c’est accessoire. Pour notre activité publique, celle du citoyen, il importe même qu’elle ne suive pas ; garde-toi bien, nous dit Luther, d’orienter ta vie publique d’après l’Évangile. Disjonction de la religion et de la morale privée ; opposition entre la religion et la morale publique voilà, en morale, la réforme de Luther.

Puis, les principes posés continueront leur action érosive. La doctrine disparaîtra. Chez Luther, l’homme est au centre de la doctrine et du culte : encore trois siècles, et cette place de l’homme deviendra exclusive ; le luthéranisme s’épanouira dans le panthéisme idéaliste de Fichte et de Hegel. Sur le terrain de la morale privée, les principes de Luther n’auront pas une résonance très lointaine ; de bonna heure, Luther lui-même, puis Mélanchthon revinrent en bonne partie aux vues morales traditionnelles. Mais, par contre, ses vues sur la morale publique aboutiront à un retour vers le paganisme et la barbarie.

3. Luther a-t-il retrouvé Jcsus-Christ ? — Du moins, dira-t-on, Luther a retrouvé Jésus-Christ. Dans ce seul grand fait, n’y a —t-il pas amplement de quoi glorifier un réformateur religieux ?

Non, Luther n’a pas trouvé Jésus-Christ. Jusqu’à Luther, l’Église catholique n’avait cessé de faire de Jésus-Christ le centre de ses préoccupations. Que l’on étudie la prière officielle de l’Église, la prière publique ; dans cette prière, Jésus-Christ est le point central vers lequel tout converge, pour monter finalement vers Dieu et sa Trinité. Jésus-Christ est le centre de la prière de chaque jour et particulièrement de la grande prière quotidienne, le sacrifice de la messe. Il est le centre de la semaine ; si vous vénérons particulièrement le dimanche et le vendredi, c’est à cause de lui. Il est le centre de l’année liturgique ; cette année est orientée tout entière vers ses deux naissances : sa naissance à la vie mortelle le jour de Noël, sa naissance à la vie immortelle le jour de Pâques. Dans chaque prière enfin, Jésus-Christ est nommé ; c’est même par lui, « par Notre Seigneur Jésus-Christ », que l’Église fait monter vers Dieu ses supplications.

Et cette liturgie, c’était celle du temps de Luther ; depuis le ive siècle, les pièces essentielles en sont demeurées les mêmes.

La preuve que l’Église catholique n’a jamais oublié Jésus-Christ, mais c’est encore la facture même de nos temples catholiques, et surtout de nos temples du Moyen Age, le xve siècle y compris, le siècle d’où Luther est sorti. Dans ces temples, efilorescence de la vie catholique d’alors, tout s’y inspire de la pensée de Jésus-Christ : et la forme de la croix : et l’autel avec le tabernacle ; et la convergence de toutes les parties du temple vers cet autel et ce tabernacle.

Certes, on peut l’affirmer sans témérité aucune : les temples protestants sont loin d’être aussi remplis de l’idée de Jésus-Christ. Et lorsque ces temples sont d’anciennes églises catholiques, on y sent je ne sais quelle impression de vide ; on y cherche le Grand Absent, qui s’en est allé du tabernacle. Ce Grand Absent, combien insuffisamment le rappelle cette Bible ouverte sur une table, ou même sur l’autel d’autrefois ! S’il ne se fût jamais agi que d’abriter cette Bible, ces temples auraient-ils eu le même empressement à converger vers ce qui, autrefois, était véritablement l’Autel du Sacrifice, et la tente du Dieu de l’Eucharistie ! Dans ses actes officiels enfin, l’Église a toujours

rappelé la nécessité de faire de Jésus-Christ le centre de sa piété. Si, par exemple, elle a condamné le mysticisme de Malaval, de Molinos, de Mme Guyon et de Fénelon, c’est en partie parce qu’elle a estimé q ; e ce mouvement s’écartait de Jésus-Christ pour aller à une sorte de religiosité sans précision. Et elle avait raison : dans la Salente de Fénelon, tout est parfait sans avoir besoin de Jésus-Christ.

Luther n’a pas trouvé Jésus-Christ. Mais il est très certain qu’il a trouvé une nouvelle manière d’aller à Jésus-Christ : la théorie de la justification par la foi sans les œuvres. Quels sont les liens par lesquels cette théorie nous rattache à Jésus-Christ ? Dans l’ancienne religion, ces liens étaient nombreux et puissants : sacrifice de la messe, présence réelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie, foi en Jésus-Christ, amour pour Jésus-Christ, œuvres en union avec Jésus-Christ. De ces liens, qu’est-il demeuré ? Une vague présence de Jésus-Christ dans l’eucharistie, et par-dessus tout la confiance en Jésus-Christ, une confiance vague et sentimentale. Jésus-Christ a tout accompli ; inutile de nous préoccuper du mot de saint Paul : < J’accomplis dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ. » Pour nous unir à Jésus-Christ, le sentiment suffira ; notre activité n’aura aucune valeur religieuse ; l’activité publique recevra même une direction absolument différente de celle de l’Évangile !

L’union du catholique avec Jésus-Christ, c’est une union faite de toute son activité consciente ; l’union du luthérien, c’est une union par le sentiment, avec une activité qui demeure corrompue, étrangère ou même hostile à Jésus-Christ.

Origine de la doctrine de Luther.

Le credo de

Luther n’est pas le credo catholique ; de cette divergence, lui-même, du reste, se faisait hautement gloire, mais naturellement sans la présenter sous le jour que l’on vient de voir.

1. Origine non chrétienne.

Son credo, où Luther l’a-t-il donc pris ? Dans l’Evangile, ou chez les premiers siècles chrétiens’? Non. De l’Évangile, il a faussé la lettre et l’esprit. Sans cesse, l’Évangile recommande les œuvres ; Jésus a maudit le figuier stérile, il a condamné le serviteur qui avait enfoui son talent sans le faire fructifier. Luther, au contraire, rejette toute notre activité comme mauvaise ; avant tout, c’est à nos œuvres et au mérite de nos œuvres qu’il s’en prend. Col. 1212 et 1218. Jésus a dit au jeune homme riche : « Garde les commandements. » Or, entre l’Évangile et la Loi, Luther met une opposition irréductible. Col. 12 11. L’Évangile nous parle d’une religion collective, ayant à sa tête un pouvoir enseignant et dirigeant. Or, pour diriger le chrétien, Luther ne connaît que la Bible et les illuminations privées. Col. 1301. Pour la société temporelle, il le dit expressément : il faut soigneusement se garder de s’y comporter d’après l’Évangile. Col. 1310.

Très fréquemment, Luther s’est réclamé de saint Paul et de saint Augustin. Or. il a faussé le sens de saint Paul. notamment le sens de l’Épttre aux Romains. En public, il a attribué à suint Augustin sa théorie de la Justification par la foi ; en particulier, il a reconnu que c’était là un mensonge. Col. 1256.

Ce n’est donc pas seulement du credo cal holique que le credo de Luther es 1 une réducl Ion et une déformation ; c’est aussi de l’Évangile, de saint Paul et de saint August in. Ce credo est un résidu de christ lanisme.

2. Les vraies sources de la d rlrinr de l.ullnr. —— La

i néologie de Luther a deux grandes Inspiral rices : l’âme de Luther e( l’âme de l’Allemagne. Elle est luthérienne et allemande.

a>. Luther ri w théologie La théologie de Luther <st un produit de l’âme de Luther, el de ses expériences pei tonnelles.

A partir de 1510, et spécialement aux environs de 1515, il se fit chez Luther un mélange d’éléments très divers : nominalisme, Bible, saint Augustin et augustiniens d’extrême gauche, vague platonisme ou néoplatonisme, enfin mystiques allemands du xive siècle. Ces éléments entrèrent tumultueusement dans une nature surexcitée ; ils y devinrent une lave en fusion, mixture chaotique, où la contradiction règne en permanence, une contradiction candide, insolente, exaspérante. L’état d’âme de Luther dans ces années-là, c’est une sorte de regard indécis, sombre et vague, dans l’infini.

Dès lors, il va tout voir au travers de son nominalisme et de son augustinisme, de son pessimisme philosophique et théologique ; plus encore, il va tout considérer au travers de son moi, c’est-à-dire au travers de courtes vues intellectuelles, de préoccupations personnelles. De cet état d’âme sortit, de 1510 à 1518, la théorie de la justification par la foi ; de 1517 à 1521, la destruction de l’Église ; de 1523 à 1530 et même au delà, l’exaltation du prince allemand.

Dans cette théologie, inutile de se mettre en quête d’unité : raison pratique, volonté, mysticisme, impulsions s’y mélangent d’une manière étrange. Du moins, dans cet amas d’alluvions, dans cette collection de sentiments, d’impressions, collection heurtée, hâtée, Luther eût pu travailler à introduire quelque tenue, quelque apparence d’ordre logique. Ce sera là, en effet, l’effort de la génération qui le suivra : de 1540 à 1580. Mais, de cet effort, lui-même était incapable. Dans sa théclogie, il y a toutefois une logique, celle du sentiment. Malgré des courants contraires, certaines tendances finissent toujours par y réapparaître.

Tendance à la contradiction, à la réaction contre tout ce qu’avait dit et fait l’époque précédente, et par-dessus tout, contre « cet idiot de Thomas ». La réaction est la grande loi de l’histoire ; chez Luther, la tendance à contredire va jusqu’à la manie.

Tendance à l’insincérité. Luther avait le mensonge et la duplicité dans le sang. Par sa théorie de la justice imputée, il en arriva à créer Dieu à son image. Les mérites de Jésus-Christ ne pénètrent pas l’homme, ils ne le changent pas dans son fond. D’où une expression fort imagée ; ces mérites sont le manteau qui recouvre notre ignominie, un manteau qui cache notre honte. C’est à ce manteau que Dieu arrête son regard. Et ainsi, il se ment à lui-même. Il nous regarde comme ses amis ; mais, en réalité, nous ne le sommes pas. Cette étrange théorie rappelle le mot de. Cicéron sur Homère : « Il a transporté chez les dieux les défauts des humains ; que n’a-t-il plutôt donné aux hommes les qualités divines 1° Tusc, i, 26, 65. Luther a attribué à Dieu ses allures tortueuses, ses dispositions à la fausseté. Que n’a-t-il plutôt travaillé à s’assimiler la doctrine de Celui qui a dit de lui-même : Je suis la vérité, » et qui nous a dit à nous : « C’est la vérité qui vous délivrera.

Pardessus tout, tendance à se sentir poussé par des forces mystérieuses et invincibles, d’un côté par la nature, de l’autre par Dieu. Rapidement, les impulsions de Luther l’entraînèrent à deux conclusions très accentuées : passivité do l’homme, soit à l’égard de la nature, soit à l’égard de Dieu, rejet de la direction de l’Église. Passivité, c’est-à-dire corruption radicale et Invincible de l’homme déchu, prédestination et sert arbitre. Rejet de la direction de l’Église : tout passifs sous L’action de la nature ou sous l’action de Dieu. qu’avons-nous besoin de recevoii de l’extérieur une

direction doctrinale et moral’I I p : ir des expé

riences vécues, c’est en mourant, en condamnant

lotit, que l’on devient théologien, non p : ir des connaissances livresques ou des spéculations Intellectuelles. W. t v. p 163, 28 I 1619 1521).

1327

    1. LUTHER##


LUTHER. CONCLUSION : ORIGINE DE SA DOCTRINE

1328

Mais il y a en nous certaines énergies impérieuses et inéluctables : les contrarie-t-on d’un côté, elles se font jour de l’autre. Le libre arbitre est de ce nombre. Luther a beau nous dire qu’en nous justifiant Dieu nous prend sous son aile et que dès lors il nous entraîne, aussi inéluctablement que le faisait naguère la concupiscence invincible, il n’en finit pas moins par nous représenter l’homme s’envolant librement et joyeusement vers Dieu par le sentiment. Le justifié se crée ainsi un monde nouveau, le monde « de la liberté du chrétien », suivant le titre du célèbre opuscule de Luther ; ce monde est en opposition avec la prison d’à côté, le monde de la nature, monde de la nécessité. Dans ce monde nouveau règne une douce confiance, s’épanouissant dans un sentiment de joyeuse liberté chrétienne.

Passivité et liberté selon Luther étaient jusque-là inconnues dans l’Église. Elles préludaient aux doctrines panthéistes du xixe siècle.

Dès 1515, Luther était donc hérétique. La querelle des Indulgences ne fit que lui donner l’occasion de sortir de l’Église. En cela il rentre dans une loi assez générale. Que nous enseigne la vie des hérétiques ? Ce n’est pas leur théorie de l’autorité qui est déterminante ; c’est leur conception du rapport entre le Christ et le croyant. Il en fut tout particulièrement ainsi de Luther ; chez lui, c’est une conception nouvelle de la piété qui a entraîné une conception nouvelle de l’Église. Cette conception nouvelle de la piété, c’est sa théorie de la justification par la foi sans les œuvres. J.-A. Mœhler, Sgmbolik, 9e édit, 1913, p. 328 sq., tr. Lâchât, t. ii, 1852, p. 1 sq. Voir aussi E. Vermeil, J.-A. Mœhler, 1913, p. 180.

Nominalisme, volontarisme, impulsions subconscientes, passion, sentimentalité, rejet de la direction doctrinale de l’Église, tout dans ces dispositions inclinait à faire délaisser la doctrine pour ne faire consister la religion que dans le sentiment. Mais pour en arriver là, il faudra de longues années et Tanière désespérance de ne pouvoir s’unir sur un symbole de doctrines, si raccourci fût-il. Une religion sans doctrine est con traire à la fois à la nature de l’homme et à la volonté de Dieu. A la nature de l’homme : toutes les religions ont cru à un objet religieux, placé en dehors de la sphère de l’humanité. A la volonté de Dieu : les prophètes, Jésus-Christ, les Apôtres enseignent évidemment des vérités auxquelles l’intelligence doit adhérer. « Allez, dit Jésus-Christ, enseignez toutes les nations ; baptisez-les au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. .. Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné. »

Luther ni son temps n’étaient mûrs pour une complète dissolution doctrinale. Aussi Luther, on l’a vii, garda-t-il toujours fortement la nécessité d’adhérer à une doctrine. Il en arriva à un credo où, avec de vieux matériaux tirés de l’Évangile, de saint Paul, de saint Augustin, de l’Église catholique il a formé une construction toute nouvelle, une construction luthérienne.

b) L’Allemagne et la théologie de Luther. — C’est là aussi une construction allemande, une construction particulièrement caractéristique de l’Allemand du Centre et du Nord.

L’Allemand s’élève difficilement à Vidée pure ; il aime mieux le monde des sensations. La langue allemande, disait Leibniz, surpasse les autres par la puissance d’exprimer le sensible, le concret. Dans Revue de métaphysique et de morale, 1904, p. 279. Sans être exclusivement un produit de l’Allemagne, le nominalisme y est particulièrement chez lui ; Kant et ses disciples eux-mêmes, Hegel, Fichte et Schelling, ont admis comme un axiome l’impossibilité pour la raison pure d’atteindre le vrai.

Aimant à demeurer dans le sensible, la philosophie

allemande ne veut connaître que le phénomène ; elle s’avoue incapable de pénétrer jusqu’au noumène, frlut du principe de causalité, à plus forte raison, incapable de pénétrer jusqu’à la chose en soi. Entre le phénomène et la chose en soi, elle met volontiers un abîme infranchissable. Pour elle, Dieu est pleinement incognoscible. Dans l’homme lui-même elle ose à peine pénétrer ; c’est surtout en Allemagne qu’a régné la philosophie de l’inconscient.

De même chez Luther, on l’a vii, Dieu et l’homme sont nominalistes et kantiens : ni Dieu n’est conduit par son intelligence, ni l’homme par la raison. L’Allemand aime à s’arrêter à la raison pratique. Mais cette raison pratique elle-même, où prcndra-t-elle sa règle de conduite ? Kant répond : Dans un impératif catégorique. Encore faut-il savoir qui le lui fournira. Chez Kant, ce sera l’idée chrétiennedu devoir, passée à l’état atavique. Mais cet atavisme chrétien disparu, l’homme pourra trouver d’autres sources d’impératiis catégoriques : son individualisme, ses impulsions et passions. A ces impératifs, le protestant allemand obéira avec une sorte d’illuminisme automatique, tout étonné et choqué qu’on ose lui demander la valeur de ces règles de conduite. Elles lui viennent des profondeurs de l’insconscient, et cette raison lui suffit. Dans ces impératifs, l’impulsion occupera la première place. Aussi, au travers de toute la philosophie allemande court la tendance à la négation de la liberté. Aussi encore, l’Allemagne est-elle la terre classique du panthéisme. Deux grandes branches de la race indo-européenne, les Indiens et les Germains, ont une égale tendance vers cette orgueilleuse divinisation de l’homme. Dès le Moyen Age, c’est pour ses tendances au panthéisme que Rome condamna maître Eckhart.

Individualisme, impulsion et passion, voilà aussi les grands impératifs de la théologie de Luther.

Individualisme. Ce n’est pas avant tout l’hommage à rendre à Dieu que nous enseigne cette théologie ; c’est l’avantage de l’homme, sa justification ; et une justification d’un profit très terre à terre et immédiat : une justification coexistant en nous avec le péché.

Impulsion et passion. Le Dieu de Luther a beau, suivant le thème du nominalisme, avoir une volonté que l’intelligence ne dirige pas, il n’en est pas moins dirigé, mais par une sorte de destin qui le domine et le pousse à agir. Ce sera encore moins par l’idée que le chrétien sera dirigé, ce sera par l’impulsion et le sentiment. Et nos impulsions et nos sentiments, d’où viendront-ils ? De notre subconscience.

Sans doute, le chrétien aura encore une règle de foi, la Bible. Mais la Bible, qui lui en fera reconnaître le caractère divin ? L’impulsion. Qui lui en donnera l’interprétation ? L’impulsion.

L’Allemagne est la terre du panthéisme. De même, dans la philosophie et la théologie de Luther, y a-t-il mainte issue pour conduire à la divinisation de l’homme. Par sa raison, l’homme ne connaît pas Dieu, ni ne se connaît lui-même, mais il sent Dieu en lui. y agissant irrésistiblement, ne lui laissant aucune spontanéité. Dès lors, qu’est-ce que l’homme peut bien être en dehors de Dieu ? La philosophie et la théologie de Luther ont eu leur épanouissement naturel dans le panthéisme subjectiviste du xixe siècle.

Ni guidé ni refréné, ni desséché par la raison pure, mû par l’impulsion subconsciente, l’Allemand se retourne volontiers vers lui-même, vers le fond de son âme ; il est porté à la rêverie. La sentimentalité allemande est faite de notes très diverses. A l’est de l’Elbe, elle reflétera vite une certaine dureté ; mais ailleurs, elle témoignera souvent d’une douceur native : en tout cas, elle aura souvent une réelle profondeur. Eckhart, le grand penseur mystique, était de la Thuringe. Tauler, peut-être le plus grand des mystiques

catholiques, a toutes les profondeurs et toute l’énergique beauté de l’Ame alsacienne. Suso était de la Souabe, l’auteur de la Théologie germanique était de Francfort ou du moins c’est là qu’il vécut. Ainsi, ce qu’avant tout prêchera Luther, ce sera le sentiment profond d’une union intime avec Dieu.

Le revêtement même de cette philosophie et théologie reflétera les caractéristiques de l’âme allemande.

Peu apte aux idées générales, mû par des impulsions venant de points variés de l’horizon, l’Allemand aime à tracer dans sa philosophie le tableau d’antinomies irréductibles. Ainsi la philosophie et la théologie de Luther sont-elles remplies de contradictions. Le 27 juillet 1530, il écrivait à Mélanchthon : « Nos adversaires, me dites-vous, font collection de contradictions tirées de mes ouvrages. En réalité, ce à quoi ils visent avant tout, c’est à faire étalage de leur sagesse. Mais comment ces ânes jugeraient-ils des contradictions de notre doctrine, eux qui n’entendent rien aux contradictions ? Du reste, que peut être notre doctrine aux yeux des impies, sinon un recueil de pures contradictions, puisque, à la fois, elle exige les[œuvres et qu’elle les condamne, qu’elle abolit les cérémonies et qu’elle les rétablit, qu’elle vénère les pouvoirs publics et qu’elle s’élève contre eux, qu’elle affirme le péché et qu’elle le nie ! Mais je porte de l’eau à la mer. » Enders, t. viii, p. 137.

Homme d’impulsion et de passion plutôt qu’homme d’idée, l’Allemand portera, je ne dis pas dans sa vie privée, mais dans sa vie de citoyen, une insineérité allant jusqu’à la candeur, jusqu’à l’inconscience. Il saura de même façonner l’histoire à son profit, selon ses besoins. Ainsi, philosophie, dogme, Bible, histoire, Luther déformera tout, fera tout servir à ses fins avec une insincérité déconcertante.

Dominé par ses impulsions et ses sensations, l’Allemand ne sait ni composer un ouvrage ni condenser sa pensée. Ainsi les écrits de Luther se présentent à nous sans plan ni ordre, avec des redites infinies. Souvent ils font l’effet d’alluvions ; mieux encore, ils rappellent ces contrées tourmentées où des cataclysmes ont charrié des montagnes dans le lit des torrents.

Enfin, les conceptions allemandes sur Dieu et sur l’homme croissent souvent dans un fond de tristesse et d’amertume ; l’Allemand est pessimiste. Dur, fruste et violent dans son fond originel, dominé par une nature inclémente, l’Allemand du Nord-Est, le "Wende, avait façonné des divinités à son Image. Wotan ou Odin y était devenu le dieu des tempêtes, de la guerre et de la destruction. Les légendes proprement germaniques montrent l’homme se débattant contre des inimitiés insondables et farouches. Ainsi, en face du Dieu de la révélation, il y a chez Luther un Dieu plus ancien, le Dieu caché. Il est tout différent du Dieu révélé, tout différent du Dieu du Xatrr Père, différent même du Dieu de l’Ancien Testament, qui aimait à répandre ses bienfaits sur Israël. Ce Dieu caché est terrible : c’est un Dieu qui gaiement prédestine à l’enfer. Dans l’Évangile, il nous a donc trompes sur sa véritable nature. Pourtant, c’est lui qui fixe le sort éternel de l’homme. C’est sur la farouche antinomie entre sou Dieu cache et son Dieu révélé que Luther fonde toute sa doctrine de la pr< destination, C’est-à-dire toute sa théologie du salut. Chez lui, le chrétien nous prêche lyriquement la confiance au Dieu révélé : aux volontés du Dieu caché, le Wende nous recommande avec effroi une résignation farouche.

Beaucoup plus véritablement que l’opuscule du custode de Francfort, la théologie du grand Allemand est une Théologie allemande.

Les abréviation ! placée ! avant le titre des ouvrages sont eellei qui ont été employées pour les désigner au cours des deux articles précédents sur Li nranel la Théolooib im la men

I. — ŒUVRES ET COLLECTIONS DE DOCU MENTS. — I. Luther. — 1° Qùwres manuscrites. — Commentaire sur l’Épttre aux Hébreux, Pâques 1517-Pâques 1518 : Bibl. Vat., Cod. Pal. lat 1825, 1° 45-132 ; J. Ficker en a donné des extraits dans Luther 1517, 1918, p. 14 sq. (n.130 de la collection Schri/ten des V’erei’ns fur Reformationsgeschichle), et il en prépare la publication. Cà et là, il doit encore se trouver aussi des notes inédites, prises aux cours de Luther et surtout à ses innombrables sermons.

2° Œuvres imprimées. — Il y a eu sept éditions de ses œuvres complètes : — 1. Wiltenberg, 19 vol. in-fol., 12 en allemand, 1539-1559 ; 7 en latin, 1545-1558 ; reproduite à Wittenberg, 1558 sq. — 2. léna, 12 vol. in-fol., 8 en allemand, 4 en latin, 1555-1558 ; plusieurs l’ois reproduite.

— 3. Altenburg, 10 vol. in-fol., en allemand, 1661-1664. — 4. Reproduite à Leipzig, mais avec de nombreux documents du temps de Luther, 23 vol., in-fol., 1729-17 10. — 5. Walch, 24 vol. in-4°, en allemand, publiée par G. Walch, à Malle, 1740-1753. — 6. [Ed.] Erlangen-Francfort, 67 vol. in-12 en allemand, à Erlangen, 1826-1857 ; 2— êdit. des vol. 1-20 ; 24-26 (1862-1885) ; et 38 vol. in-12 en latin, à Erlangen et à Francfort-sur-le-Mein, sous 3 rubriques : Excgeticu opéra laiina, 28 vol., à Erlangen et à Francfort, 1829-1886 ; Commentarium in Epislolam S. Pauli ad Galoias, 3 vol., à Erlangen, 1843-1844 ; Opéra latina varii arguments ad Reformationis historiam imprimis pertinentia, 7 vol., à Erlangen et à Francfort, 1846-1873. A cette édition est jointe celle de la correspondance de Luther : [Enders] E. L. Enders, puis G. Kawerau, puis P. Flemming, Dr Martin Luthers Briefwechsel, 17 vol. in-12, 1884-1920. Pour les lettres allemandes, malheureusement, les tomes i à xi, renvoient aux éditions antérieures de De Wette (1825-1856 et d’Erlangen, t. liii-lvi. — 7. [W. | Weimar : Dr Martin Luthers Werke, édition commencée en 1883, grand in-S", encore inachevée, elle est rendue au t. i.m ; mais des tomes antérieurs n’ont pas encore paru : t.xvii, 2* part., t. xxi-xxii. ete ; plusieurs tomes sont sectionnés, le t. x comprend 4 volumes : t. x, l re parti ?, l re moitié, 2e moitié (parue en 192.">), etc. — La Bible (Die deutsehe Bibel), 1906-1921 (5 vol. parus), et les Propos de table (Tischreden : T. R.) en 6 volumes. 1912-1921, ont leurtomaison à part. En tout, il y aura de 70 à 80 volumes.

Aucune de ces éditions n’est vraiment convenable. I >e l’avis général, la dernière, celle de Weimar, a elle-même de nombreux et importants défauts. On y avait promis l’ordre chronologique ; or, ce n’est que de très loin qu’elle le suit. Souvent le texte n’a pas été établi avec soin ; les citations ne sont presque Jamais Identifiées, etc. Espérons que de bonnes tables corrigeront en partie ces défauts. Dans cette édition, la collection des Propos de table est peut-être la partie la mieux conduite ; ils y sont disposés dans Tordre chronologique, avec des concordances et des tables très soi Les Propos de table en ont acquis beaucoup de valeur. Ce résultat est d’autant plus à apprécier que Jusque-là les publications de ces Propos avaient présenté un chaos inabordable. Cette publication fait très grand honneur à son directeur, le D r Kroker.

Malgré les lacunes de l’édition de Weimar, c’est d’après elle qvie désormais l’on cite Luther ; si l’œuvre citée n’est pas encore publiée, on remonte a l’édition d’I.rlangen. Cependant les cinq premières éditions, qui vont île 1539 à 1753, sont encore assez souvent citées dans des OUV1 français. C’est que les auteurs ont pris ces références dans les traductions françaises de La Symbolique, de Moehler, et de La Réforme, de Doelllnger. D’autres s’attardent atpsj ;, citer l’édition d’Erlangen, alors même que les œuvres auxquelles ils se réfèrent ont paru depuis longtemps dans ledit, de WCimar ; c’est qu’ils reproduisent les indications d’ouvrages allemands remontant à une t rentable d’années, ou

plus souvent les traductions françaises de Janssen et de Denlfle. Dans les ouvrages français, même sérieux, e’esl presque toujours de deuxième et de troisième main que Luther est cité De là souvent des méprises curieuses. Celui qui, en ce sens, est peut-être allé le plus loin i Si M. Andlci, professeur de littérature allemande à la Sor bonne, et qui y a professe des cours sur Luther. En fis,

il faisait un article sur l’esprit citnseri’alenr rt l’esprit

révolutionnaire dans ir luthéranisme, dans iirnur de métaphysique et dt nuinilr, 1918, i’924 956 Sur se., .u/e premières références, il y en a dix de complètement fausses, on ; ce qui revient au même, d’absolument Insuffisante ! et incontrôlables ; une seul. ( si :, peu prés eXBCtl toutefois avec trois défaut I clinquants Voir J l’.npnei.

1331

    1. LUTHER##


LUTHER. ŒUVRES ET COLLECTIONS DE DOCUMENTS

1332

Luther dans la Revue de métaphysique et de morale, dans Revue île philosophie, 1919, p. 158-168.

A ce point de vue déjà, la présente étude rendra un grand service ; on pourra impunément en copier les références ; je les ai toutes vérifiées, souvent au prix de plusieurs lieurcs de recherches.

En dehors de ces éditions d’œuvres complètes, il y a encore : (Drews | P. Drews, Disputalionen Dr Martin Luthers, in <len Jahren 1535-1545 an (1er l’niversitiit W’ittenberg gehallen, Gœttingue, 18’.).") ; —.1. Ficker, Luthers Vorlesung liber den Rômerbrieꝟ. 1515-1516, Leipzig, 1908 ; — J. Ficker, Luther 1517 (voir ci-dessus, Œuvres mss. de Luther) ; — H. von Schubert, Luthers Vorlesung ùber den Galaterbrief, Iteidelberg, 1918 (Notes d’un élève prises à des leçons déjà connues : W., t. II, p. 436-618, t. ix, p. 790, 791 ; de peu d’importance) ; — [Thiele ] E. Thiele, Luthers Sprichwôrtersammlung, Weimar, 1900.

Catalogues chronologiques des œuvres de Luther (du 1 er au 3 e, l’amélioration est croissante) :, 1. Kcestlin, G. Kawerau, Martin Luther, 1903, p. 718-727 ; H. Grisar, Luther, t. iii, 1912, p. 932-952 ; G. Kawerau, Luthers Sehriften, Leipzig, 1917, 64 p.

Traductions françaises.

De toutes ces œuvres, la

cinquantième partie au plus a été traduite en français. Les traducteurs ont choisi de petits traités d’édification ou de combat ; souvent leur attention s’est portée sur la même œuvre, qui ainsi a été plusieurs fois traduite. L’énumération complète de ces traductions serait une œuvre d’érudition pure, hors de propos dans ce dictionnaire. Voici les I rincipales, dans l’ordre chronologique où elles ont paru.

Ces traductions se trouvent surtout aux deux bibliothèques protestantes de Paris : à la Faculté de théologie protestante et au siège de la Société de l’histoire du protestantisme fiançais. D’autres, et en assez grand nombre, se trouvent à la Bibl. nationale. Abréviations : T. P., Faculté de Th. prot. ; H. P. F., Société de l’histoire du Pr. franc. ; B. N., Bibl. nationale.

1. De Votis monasticis Martini Lulheri judicium (1521), W., t. viii, p. 564-669, aurait été traduit par Antoine Papilion (1524 ?) et Louis de Berquin (1522-1529). Cf. C. Schmidt, Gérard Roussel, 1825, p. 38 : « Marguerite (de Navarre) avait auprès d’elle Antoine Papilion, latiniste distingué, qui avait traduit pour elle le traité de Luther sur les vœux monastiques. » La France protestante d’Eugène et Emile Haag, t. ii, 1879, p. 433, article Berquin, attribue elle aussi à Louis de Berquin une traduction de ce traité ; mais elle n’en donne aucune preuve.

2. et 3. Parmi les ouvrages saisis chez Berquin en 1523, La France protestante, t. ii, p. 421, cite un traité contenant les raisons ]>ar lesquelles Luther cherche à prouver que tout chrétien est revêtu du sacerdoce, et un traité contenant les raisons pour lesquelles Luther a publiquement jeté au feu les décrétâtes et les autres livres du droit canon. Le premier de ces traités est peut-être l’appel A la noblesse allemande (1520), W., t. vi, p. 404-469 ; le second doit être l’opuscule intitulé : Pourquoi le Dr Martin Luther a brûlé les livres du pape et de ses adeptes (1520), W., t. vii, p. 152-186 ; en allemand et en latin. — Ces deux traductions n’ont sans doute jamais été imprimées ; en tout cas il n’en reste plus rien.

4. Tessaradecas consolatoria pro laborantibus et oneratis (1520), W., t. vi, p. 99-134. — Consolation chrétienne contre les afflictions de ce monde et scrupules de conscience, 96 f., sans nom d’auteur, ni lieu, ni date (IL P. F. : R. 13 452). L’auteur serait Louis de Berquin, l’imprimeur certainement Simon Dubois, la date, 1526-1527. Cf. N. Weiss.BuZZefin de l’histoire du firotestantisme français, 1887, p. 664-670 ; 1888, p. 500-503.

5. Eyn bett buchlin (1522), W., t. x b, p. 301-501. — Le livre de vraye et parfuicte oraison, 152 f., Simon Dubois, 1529. L’auteur serait L. de Berquin. Cf. N. Weiss, Bn/iefi/1.., 1887, p. 669 ; 1888, p. 155-163 ; p. 4 32, note 2 ; p. 500-503 ; W., t. x b, p. 350, 362. — Le Betbùchlein (Petit livre de prières) a eu nombre d’ébauches et de transformations, W., t. x b, p. 331-375. L’édition de Weimar en donne deux formes principales : W., t. vii, p. 194-229 (1520) ; W., t. x b, p. 301-501 (1522). C’est sur l’édition de 1522 que le traducteur doit avoir travaillé. Il y a pris l’exposition du Pater, du Symbole et des dix commandements, et, semble-t-il, plusieurs autres parties encore : l’exposition de la salutation angélique, le choix de cinq psaumes. Les comparaisons de textes que fait M. Weiss, op. cit., 1888, p. 161, n’obligeraient pas à supposer une traduction latine intermédiaire ; mais en Fiance, à cette époque, on ne voit pas qui eût pu traduire

ce petit livre de l’allemand. Je n’ai pas pu me procurer cette traduction.

0. Der kleine Calechismus (1529), W., t. xxx a, p. 2’il339. — Quatre instructions fidèles pour les simples et les rude*. Il f., (Br. Muséum, C, 22. a, 51t. Sans nom d’auteur, ni lieu, ni date, [.’auteur serait François Lambert d’Avignon, l’imprimeur certainement Simon Dubois, la date 1529-1531. L’ouvrage comprend 1 parties ; les deux premières reproduisent le Petit catéchisme de Luther, mais, semble-t-il, sur l’une des deux versions latines de 1529 ; la troisième parait plus originale ; la quatrième donne la traduction française de sept psaumes, tous les psaumes (moins un, le lxxix’-j que Luther avait publiés dans le Betbùchlein (voir aussi N. Weiss, Bulletin…, UlisK. p. 432-439 ; 500-503). Le Petit catéchisme de Luther a été plusieurs autres fois édité en français, généralement dans des traductions plutôt larges, 1838, 1X53, 1854, 1857, etc. Pour le Grand catéchisme, voir, ci-après, n. 18.

7. Wider Ifans Worsl ( Contre Jean la Saucisse) (1 511), W., t. Ll, p. 461-572. — Antithèse de la vraie et faulse Église, exlraicte d’un livre enuoyé au due de Brunsvic, ’.)4 p., s. 1., 1545 (H. P. F., propriété de M. Weiss). Traduction faite sur une traduction latine de 1541 ; cette traduction latine (mais non la française) est mentionnée dans W., t. ut, p. 466.

8. Von den Conciliis und Kirchen (1539), W., t. i., p. 488653. — Tralcté des Conciles et de la vraye Église, nouvellement traduit du latinen /r « ncois, 199 p., in-12. De toutes les traductions mentionnées ici, c’est, si je ne me trompe, la plus étendue. Anonyme [Justus Jonas Laigné], chez Nicolas Barbier et Thomas Courteau, Paris ou Genève ( ?), 1557. (H. P. F. : R. 3. 160 ; B. N. : D ». 9109).

9. Deutung der : wo greulichen Figuren… (1523), W., t. xi, p 357-385. — De deux monstres prodigieux, à savoir, D’un Asne-Pape, qui fut trouvé à Rome en la rivière du Tibre, l’an MCCCCXC.Y I, et d’un Veau-Moine, nay à Friberg en Misne, l’an MDXXVIII (sic). (Genève), Jean Crespin, 1557 (H. P. F. : 1000 ; B. N. : Béserve, D*. 1853) ; voir aussi W., t. xi, p. 365.

10. Annotationes in Ecclesiaslen (1526, publiées en 1532), W., t. xx, p. 1-203. — Le livre de l’Ecclésiaste, autrement dict le Prescheur, familièrement expliqué par M. Luther ; avec deux versions du texte, dont celle qui est en lettre italique est de M. Emanuel Tremel ; etc. (Genève), Jean Crespin, 1557, in-8°, 229 p. et une table. (H. P. F. : Fonds André, 567, 568 ; B. N. : A. 10 058.)

11. Joël prophela, cum commentariis… D. Martini Lulheri (1524), plusieurs éditions ; c’est sur celle de 1547 que la traduction a été faite. W., t. xiii, p. 67-122, ne donne pas cette édition. Elle est dans l’éd. d’Erlangen-Francfort, Exeg. lalina opéra, t. xxv, p. 139-303 ; Der Prophet Jona ausgelegt (1526), W., t. xix, p. 185-251. — Commentaire sur les révélations des prophètes Joël et Jonas, par Martin Luther, (Genève), Jean Crespin, 1558, in-8°, 199 p. ; 131 p. et une table (H. P. F. : Fonds André, 568 ; B. N. : A. 10 057).

12. Von der Freyheyl eynisz Christen menschen ; De libertate christiana (1520, W., t. vii, p. 12-38 ; 49-73 (les deux textes sont de Luther). — Traicté très excellent de la liberté chrestienne, composé par Martin Luther, Genève ( ?), 1561, 96p. ; sur le textelatin (H. P.F. : iL 14 550). Voir N. Weiss, Bulletin…, 1887, p. 666, n. 1 ; 1917, p. 100, n. 4. — F. Kuhn, Le livre de la liberté clirélienne, Paris, s. a. (25 déc. 1878), sur le texte latin ; abbé L. Cristiani, De la liberté du chrétien, Paris, s. d. (1914), sur le texte allemand.

13. Ermahnung zum Frieden auf die zwôlf Artikel der Bauerschaft in Schwaben 1525 (1525), W., t. xviii, p. 291334.— — Epistre de Luther respondant aux peuples de la Souabe rapportée par Sleidan au cinquième livre de ses Commentaires. Ce sont des extraits de l’écrit de Luther : W., t. xviii.p. 299, 34-327. passim. — Cette épître se trouve en appendice à l’ouvrage Traicté de l’obéissance des chrestiens envers leurs magistrats et princes souverains, Paris, 1645, p. 153-106 (B. N. : D. 487). — Traduction plus étendue de l’écrit de Luther, et toutefois non complète, dans les Mémoires de Luther, par Michelet, 1. 1, 1837, p. 163-194 ; reproduite dans Manifeste politique et religieux de Luther, Bruxelles, 1857, 23 p. (IL P. F. : 4 059).

14. l’on der Winkelmesse und Pfaf/eniveihe (Sur la messe borgne et la consécration de la prêtraille) (1533), W., t. xxxviii, p. 171-256). — La conférence du diable avec Luther contre le saint sacrifice de la messe. Ce colloque avec le diable n’est qu’une partie du pamphlet de Luther, W., t. xxxviii, p. 197.18 — 205, 15 ; encore de ce colloque la traduction ne donne-t-elle que des extraits. Elle est de Paul Bruzeau

prêtre de la communauté de Saint-Gervais ; il l’a faite sur la traduction latine de Justus Jonas (dans l’éd. de Wittenberg, t. vii, 1558, ꝟ. 228). l rc édit., Paris, 1673 ; 2’édit. 1740. — Récit de la conférence du diable avec Luther, Paris, 1681 ; autres édit., 1684, 1701, 1751. Cette deuxième traduction est de l’abbé Louis Géraud de Cordemoy. Voir E. G. Vogel, Bibliotheca biographica Lutheri, 1851, p. 109, n. 1052-1054 ; et la préface de la traduction suivante. — Isidore Liseux, La Conférence entre Luther et le diable au sujet de la messe, Paris, 1875. Au xviie siècle, il y a donc eu deux traductions, l’une de Bruzeau, l’autre de Cordemoy ; maiscomme toutes les deux sont anonymes, on lésa souvent confondues.

15. Michelet, Mémoires de Luther écrits par lui-même, 2 vol. 1835, 1837. Ces prétendus mémoires sont des extraits des œuvres de Luther, mais surtout des Propos de table.

16. Enarratio psalmi LI (1532 publiée en 1538), V., t. xl b, p. 313-470. —.L-F. Xardin, Explication du psaume LI, Toulouse, 1842.

17. G. Brunet, Les propos de table de Martin Luther revus sur les éditions originales (1844). — Ce sont des extraits des anciennes compilations ou extraits d’Aurifaber (1566) et autres. La publication de Kroker (1912-1921) a rejeté dans l’ombre tous ces extraits et extraits d’extraits.

18. Deutsch Caiechismus (Der grosse Catechismus) (1529), YV., t. xxx a, p. 125-328. — [Horning], Le Grand catéchisme de Luther, 1854, (T. P. : 2496 ; B. N. : Aa, 613 iii).

19. Prediglen des Jahres 1533, W., t. xxxvii, p. 201-208 ; t. lii, p. 10-23 ( ?) — Sermons de Luther, traduits par A. Vincent, pasteur (Paris, 1855 ?), n. 1 et 2 (sur Matth., xxi, 1-9, et Luc., xxi, 25-36) (B. X. : D’. 9 101). Cette publication ne semble pas avoir eu de suite.

20. An den christlichen Adcl deutscher Nation (1520), W., t. vi, p. 381-469. — F. Kulin, A la noblesse chrétienne de la nation allemande, 1879.

Des traductions énumérées ci-dessus, quatre seulement semble-t-il, ont été faites sur l’allemand, et toutes quatre sont assez récentes : les traductions des deux Catéchismes, par Horning, en 1854, de l’opuscule A la noblesse allemande, en 1879, par Kuhn, et de l’opuscule, De la liberté du chrétien, en 1914, par M. Cristiani. Il faut peut-être y ajouter quelques autres traductions du Petit catéchisme, œuvres de quelques pages.

IL ŒtJVRIÎS DR CONTEMPORAINS, COLLECTIONS, etc.

La Bible. Jusqu’en 1522, et même assez souvent ensuite, Luther cite la Bible d’après la Vulgate ; ensuite d’après l’hébreu. Suivant les cas, je me suis donc servi de la traduction Glaire ou de la traduction Crampon. — [Biel ] Gabriel Biel, Super primo Sententiarum. In secundum librum Sententiarum. In lertium… In quarlum…, 4 vol. in-fol., Tubingue, 1501. — [Conc. Trid.] Concilium Tridentinum, edidit societas Gœrresiana, Fribourg-en-Brisgau, 1901 sq. — [C. ICI Corpus Reformalorum, edidit Bretschneider, Halle, 1834 sq. : t. i-xxviiii : Melemchthonis opéra ; t. xxix-lxxx vu : Calvin i opéra ; I i x in-xcvi (en cours de public), Zwingli Werke. Collection en général très défectueuse. — Érasme, Opéra omnia, éd. Clericus, 10 vol., I.eyde, 1702-1706 ; De libero arbltrio AtaiprôTJ stue coUalio, édit..1. von Walter, Leipzig, 1910. — Grégoire do Rimini, In Sentent ias, Venise, 1503. — [Lenz] M. Lenz, Brtefwechsel Landgraf Phillpps

des GrOSSmiiUgen von Hessen mil Ruccr, 3 vol., Leipzig, 1880-1891.— [J.-T. Mùllcrl J.-T. Millier, Die sgmbotischen Bûcher der cvangclisch-lulherischen Kirrhe : deutsch

unit laletntsch. Mil einer neuen hislorischen Etnleitung, von Th. Kolde, n édit., 1912. — lie A. n I Reichslagsakten (Deutsche)’, Jiingere Reine : Deutsche Reichstagsaklen unter

Karl V ; I h (Dit Ileirhslag : u WormS 1621) hearhoitet

von doif rciic, 1896. K. Bihlmeyer Heinrich Seusc deulsche Sc/irf/fen, Stuttgart, 1907. — Tauler : [A.] Sermones des hochgeleertenln gnaden erleiichten dur loris Johannis Thauleri i, Augsbourg, 1508, in-fol. ; (Mâle | Joannis Taulerl des tellgen lerert Predtg, Bftle, 1522 (Reproduction de l’édition del521), cea éditions sont très rares ; [N.] K.-P. Noël, ii. r, Œuvres compl les de Tauler, traduction littérale de lu

version lutine du, hiirlniii Sur(US, 8 Vol., 1911-1913 (tra ail

de peu de voleur) ; [Smius ».L.<umis Thauleri opéra omnia n l Surlo m lattnum translata, Parti, 1623 ; [V.] Vetter, Dfe Prediglen Taulers, Berlin, 1910. [Mandel] Theologla deutsch, édition l [erm Mandel ! 1908 ; en soi, l’édl Uonl M (1912) est meilleure ; mail l’édition Mandel est faite d’après les deux éditions de Luthei. celle de 1 516 et surtout celle de 1518 ; dans un travail sur Luther, c’esl a elle qu’il faut se référer.

IL — TRAVAUX (Les travaux catholiques sont précédés d’un astérisque).

I. Vie de Luther.

[Barge ] H. Barge, Andréas Boden slein von Karlstadt, 2 vol., Leipzig, 1905.— — *[Grisar]H. Grisar, S. J., Luther, 3 vol. in-8°, Fribourg-en-B., 1911-1912 ; Luther Studien, 6 fascicules, 1921-1923, Fribourg-en-B. : 1° Luther : u Worms, 1921 ; 2° Luihers Trutzlied « Ein fesle Burg », 1922 ; 3°, 4°, 5°, 6°, Luthers Kampfbilder, 1921-1923 Ces gravures vont de 1522 à 1545. Le dernier fascicule contient l’Abbildung des Bapsium ou Image de la papauté (voir ci-après à Denifle-Paquier). Le P. Grisar l’a reproduite d’après l’exemplaire de Worms. — Der deulsche Luther im Wellkrieg und in der Gegenwart, Augsbourg, 192 1. — * [Janssen-Pastor ] J. Janssen et I.. Pastor, Geschichle des dentschen Volkes seit dem Ausgang des Mitlclalters, 8 vol., in-8°, Fribourg-en-B. , très nombreuses éditions ; trad. française par E. Paris, L’Allemagne et la Réforme, 1887-1911. Cette traduction a deux défauts ; elle est peu fidèle, surtout dans les derniers volumes ; la plupart des volumes n’ont pas été traduits sur les éditions revues par Pastor. — [Kalkoff ], Paul Kalkoff, Entscheidungsjahre der Reformation, 1917 ; du même, Erasmus, Luther und Friedrich der Weise, 1919 ; et aussi Der Wormser Reichstag von 1521, 1922 ; plus un très grand nombre d’articles. — [K.K. ] Julius Kœstlin et Gustave Kawerau, Martin Luther, sein Leben und seine Sclwiften, 2 vol., l re édit., 1875 ; 5e revue par Kawerau, 1903. — Joannes Mathesius, Luthers Leben in Prediglen, édit. Lœsche, 1906. — Hans Preuss, Lutherbildnisse, 2e édit., s. d. (1918). — C. Schubart, Die Berichle tiber Luthers Tod und Begràbniss, 1917.

IL Théologie de Luther. — * [Cristiani ] Léon Cristiani, Du luthéranisme au protestantisme, 1911. — * (D.P. ] Henri Denifle, Luther et le luthéranisme, traduction J. Paquier, 4 vol., 1910-1913 ; les trois premiers dans une seconde édition, revue et augmentée, 1913-1916. Le 4° vol. contient la reproduction intégrale des caricatures intitulées Abbildung des Bapstum, 1545. — * (Dœllinger ] L Dœllinger, Die Reformation, 3 vol., Batisbonne, 1846-1818 ; 2e édit., 1 vol., 1851, traduit en français par Perrot, La Réforme, 3 vol., 18481850. — *J.-N.Espenberger, Die Elemente der Erbsiinde nach Augustin und der Frùhscholastik, Mayence, 1905. — Festgabe. .. A. von Harnack… dargestellt, t, articles de K. Holl et d’O. Scheel. — Feslgabe fiir Julius Kaftan, 1920, art. de

E. Fœrster, E. Hirsch, F. Kattenbusch, O. Scheel. — M. Grabmann, Geschichle der scholaslischen Méthode, Fribourg-en-B. , 1909 sq. — A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichle, 3 vol., 4e édit., Fribourg-en-B., 1909-1910. — J. Hefner, Die Enlstehungsgeschichte des Trienter Rechtfertigungsdekrctes, 1909. —’Xavier de Hornstein, Les grands mystiques allemands du XIV’Siècle, Eckarl, Tauler. SuSO, Lucerne, 1922. — *H. Humbertclaude, Erasme et Luther, 1909, très bonne étude théologique. — — [Jordan | II. Jordan,

Luthers Stnatsauf/assung, 1917. — Julius Kœstlin, Luihers Théologie, 2 vol., 2’édit., Stuttgart, 1901, — G. Ljunggren. Ltir Geschichle der christlichen Ileilsgcivissheil ; von Augustin

bis zur Hochscholastik, Gœttlngue, 1920 — [Loois].

F. Loofs, Leitfaden zvun Studium der Dogmengesrhichle, 4’éd.. Halle, 1906. — * [Mo-hler | A.-.I. Mœhler, Sgmboltk, oder Darstellung der dogmalischen Gegensàtze der Katoliken und Protesianlen nach ihrcn 6/fentlichen Bckenntnisschri/ten, i" éd., 1832 ; 8<-’.i édit., Batisbonne, 1913 ; trad. par

Lâchât, Lu Symbolique, 2 vol., 1852 ; du même, Xeue Intcr snchungen der Lehrengegensûlxe zwischen den Katoliken und Protestanten, 1834, 2e édit., 1835, tr. Lâchât, Défense de la Symbolique, 1 vol., 1853. — [A.-V. Millier] Alph. v. Millier, Luihers theologlsche Quellen, Giessen, 1912, travaille : i

montrer que la théorie de Luther sur la |ustiflcation n’est

qu’un augustinisme. ses vues oni été fort attaquées, n les a en partie abandonnées ! en partie maintenues. Au ohms de

juin 191 I. dans la revue Btlychnis (Rome), il a publié un article sur Agostino Faoaronie lu Teologia di I. utero ; nous citons cet article en tirage ù part ; en 1915, dans Theologlsche Studien und Kritikrn, un article plus développé : ’Lur Verleidigung Luihers und nuinrs Bûches Luthers theologlsche Quellen (p. 131-172, 271. 272). A la Qn de cei article.

il annonce un ouvrage d’ensemble n ce le I il rc : Dit Augus llnismus des Mittelalters und die Théologie Luihers-. cet ou n’a pas encore paru ; du même, tuilier und Tauler.

1918 ; du même, Luthers Werdegang bis tum Turmerlebnis, 1920 ; du même, Una /unir tgnorata del sislema <li Lulero : il tealo Ftdati da Casclae la tua teologia, Rome, 1921. i Paulus a prouvé que cetti Était Imaginaire,

Theologlsche Revue, 1922, p. is, 19 ; Zelttchrlfi fur katholische Théologie, 1922, p. 169-175). — [Paquier, 1900 ].J.Paquier, Jérôme Aléandre, 1900 ; [Paquler, 1918] Luther et l’Allemagne, 1918 ; Luther dans la Revue de Métaphysique et de Morale, art.. de la Revue de Philosophie, 1919, p. 157-186 ; L’orthodoxie de la Théologie germanique, 1922 ; Luther et l’augustinisme, dans Revue de philosophie, 1923, p. 197-208 ; Un essai de théologie platonicienne à la Renaissance : le Commentaire de Gilles de Viterbesur le 1° livre des Sentences, dans Recherches de science religieuse, 1923, p. 293-313, 419436. — *[Paulus] Nik. Paulus, Luthers Lebensende, Fribourg-en-B. , 1898 ; Luther und die Geivissensfreiheil, 1905 ; Protestantismus und Tolérant im 16 Jahrhunderl, 1911 ; Geschiehte des Ablasses im Mittelaller, 2 vol., 1922-1923 ; Geschichle des A blasses am A usgange des Miltelalters, 1 vol., 1923, et beaucoup d’autres études, toutes de valeur. — [Scheel ] Otto Scheel, Luthers Werke, Erganzungsband, i, ii, 1905, édit. populaire de Luther, avec de nombreuses notes ; Martin Luther, Tubingue, 2 vol., 1° et 2e édit., 1917. — [Seeberg ] R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichle, 4 tomes : t. III, Die Dogmengeschichle des Miltelalters, 2e -3e édit., 1913 ; t. iv, 1° partie, Die Lehre Luthers, 2’-3e édit., 1917 ; t. IV, 2e partie, Die Forlbildung der re/ormatorischen Lehre und die gegenreformatorische Lehre, 2e -3° édit., 1920. — Henri Strohl, L’évolution religieuse de Luther iusqu’enl515, 1922 ; L’épanouissement de la pensée religieuse de Luther, 1924 ; voir compte rendu de J. Paquier, dans la Revue bénédictine de Maredsous, janvier 1924. — Hedwig Thomas, Zur Wiirdigung der Psalmenvorlesung Luthers, 1920. — [Walther ] W. Walther, Tùr Luther wider Rom, Halle, 1906 ; Luthers Charakter, 1917 ; Luthers deutsche Bibel, 1918 ; et plusieurs autres études.

C’est là la minime partie de ce qui a été écrit sur Luther-Comme on le voit, les publications sur sa personne et son œuvre n’ont cessé ni pendant la guerre, ni depuis. Pendant la guerre, elles sont même peut-être allées en augmentant, notamment celles de vulgarisation. En 1917 tombait le 4e centenaire de l’affichage des thèses contre les Indulgences. On était en pleine guerre ; cependant, pour célébrer Luther et sa Réforme, il parut alors en Allemagne de cinq cents à un millier d’écrits ; et certains de ces écrits ont été édités à 100 000, à 400 000 exemplaires ! Voir H. Grisar, Die Lileraiur des Lulheriubilàums, 1917, dans Zeitschri/t /iïr katholische Théologie, 1918, t. xi.ii, p. 591-628, 785-814.

J. PAQUIER.