Dictionnaire de théologie catholique/LUTHER Martin. I. Vie I. Période catholique

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 9.1 : LAUBRUSSEL - LYREp. 580-599).

LUTHER Martin (1483-1546), moine augustin, auteur de La Réformation religieuse eu Allemagne. —

On étudiera en deux articles distincts, d’abord sa vie, puis sa théologie (col. 1183).

I. VIE DE MARTIN LUTHER
I La période catholique, 1183-1517. —
II. Des thèses sur les indulgences à la condamnation de Luther par l’Église et par l’Empire, 1517-1521 (col 1154).
III. De la diète de Worms à la diète d’Augsbourg, 1521-1530 (col. 1161).—
IV. De la diète d’Augsbourg à la mort, 1530-1546 (col. 1176).

Pour la bibliographie, les lecteurs sont priés de se reporter a la fin de l’article sur la théologie de Luther. Ils y trouveront notamment l’explication des sigles et abréviations qu’ils vont rencontrer. Pour les renvois a l’édition de Weimar (W.), le chiffre 1-40 qui, parfois suit celui de la page, indique la ligne où se trouve le passage cité.

I. La période catholique (1183-1517). — On étudiera successivement les circonstances extérieures de la vie de Luther et sa formation intérieure.

I. LA VIE EXTÉRIEURE — 1° Enfance et première jeunesse. — Martin Luther naquit à Eisleben, petite ville de Saxe, le 10 novembre 1483 ; mais, six mois après sa naissance, ses parents allèrent, non loin de là, se fixer à Mansfeld. Son père, Hans Luther travaillait dans les mines de cuivre des environs de Mœhra. Sa mère, Marguerite Ziegler, était des environs d’Eisenach ; elle appartenait à une vieille famille du pays.

Le vrai nom de la famille était Luder. Mais ce mot était, et est encore quelque peu aujourd’hui, une sanglante injure, quelque chose comme mauvais garnement. Vers 1502, Luther changea ce nom en celui sous lequel il sera connu désormais. K. K., t. i, p. 12, 754. Plus tard, il attribuera cette modification à la malveillance de ses adversaires. T. R., t. iv, n. 4378 (1539). C’était confondre sa situation de 1512 avec celle de 1539.

Les gens de ces contrées étaient énergiques, durs même, entêtés et âpres sur leurs droits. Sur ces divers points, Hans Luther et sa femme elle-même semblent l’avoir encore emporté sur leurs compatriotes. L’enfance de Luther fut triste et austère. Mais les anciens historiens ont sans doute exagéré la pénurie de la famille.

Tout petit, l’enfant fut conduit à l’école de Mansfeld. Puis, à quatorze ans (1497), il va étudier loin de chez lui, à Magdebourg probablement dans l’école attachée à la cathédrale. Pour sa vie religieuse, il allait chez les frères de la vie commune. L’année suivante, il est à Eisenach. Là, selon un usage fréquent, il chante devant les maisons, en demandant

« du pain pour l’amour de Dieu ». Une dame de la ville,

Ursula Cotta, est charmée par le chant et les manières de l’adolescent ; elle le prend chez elle. Au bout de deux ou trois ans, n’ayant plus rien à apprendre à Eisenach, il partait pour l’Université d’Erfurt, la plus florissante d’Allemagne à cette époque ; il s’y faisait inscrire pour le semestre d’été de 1501, sous le nom de Martin Ludher, de Mansfeld. Il devait y suivre les cours de droit. Mais, selon l’usage, il appartint d’abord à la faculté des arts. Il y suivit un long cours de philosophie, mélange de métaphysique, de logique, d’astronomie et de sciences naturelles, le tout exposé dans le latin de l’école. Cet enseignement était à la base des études de droit et de médecine, aussi bien que de celles de théologie. En apparence, plus qu’en réalité, il était tout dominé par le respect d’Aristote.

Sur le terrain du dogme, a-t-on dit, Erfurt aurait été alors travaillée par des désirs de nouveautés ; des propos quelque peu mystérieux s’y seraient tenus en faveur de l’autorité méconnue de l’Écriture sainte. Mais ces propos ne paraissent pas avoir dépassé ce qu’autorise une stricte orthodoxie catholique ; en comparaison de ceux qu’ailleurs on se permettait alors contre le clergé et la papauté elle-même, ils devaient être assez anodins. Jean de Wesel, dont on a souvent parlé à ce sujet, ne s’engagea dans cette voie qu’après son départ d’Erfurt, dans sa période de prédication à Worms et à Mayence. Ce serait plutôt en philosophie qu’à Erfurt on trouverait alors des hardiesses, ou plus exactement une décadence ; un peu comme partout, on y avait abandonné le vigoureux réalisme du xiiie siècle pour un nominalisme sans consistance.

A Erfurt, Luther se lança passionnément dans le vaste champ qui s’ouvrait devant lui. Il se livra particulièrement à l’étude de la philosophie. Il fréquenta fort peu les humanistes ; ses écrits, certaines de ses paroles nous montrent que chez lui les préoccupations de la Renaissance restèrent toujours à l’arrière plan.

Les succès vinrent vite couronner l’intelligence et le travail de l’étudiant. Le 29 septembre 1502, il est reçu bachelier es arts libéraux, ou mieux en philosophie, le deuxième sur cinquante-sept ; à l’Épiphanie de 1505, maître en la même faculté, le deuxième aussi, sur dix-sept. En même temps, des paroles d’admiration viennent lui ouvrir de vastes horizons. Un jour qu’il était malade, le père d’un de ses mais lui dit : « Mon cher bachelier, ne vous tourmentez pas ; vous serez un jour un grand homme. » Enders, t. viii, p. 160 (1530) ; T. R., t. i, n. 223 (1532). Plus tard, son supérieur Staupitz lui tiendra des propos du même genre. Enders, t. viii, p. 160 (1530). Ce n’était là sans doute que paroles amicales et réconfortantes, mais chez Luther, un écho intérieur prit soin de les renforcer ; c’étaient des oracles prophétiques, dira-t-il en les rappelant de longues années après. Voir aussi T. R., t. i, n. 147 (1532) ; t. iii, n. 3593 (1537) ; t. v, n. 6059, 6435.

Au semestre d’été de 1505, il commence, suivant l’usage, à enseigner les arts libéraux ; mais, dans sa pensée et plus encore dans celle de son père, cette carrière peu lucrative ne devait être que transitoire ; aussi, dans le même semestre, commença-t-il l’étude du droit.

L’entrée au couvent. — Tout à coup, le 17 juillet 1505, il entre chez les augustins d’Erfurt. Pourquoi cette décision subite ? Quinze jours auparavant, le 2 juillet, il revenait d’un voyage dans sa famille. Arrivé à Stotternheim, près d’Erfurt, il est assailli par un orage. Un éclair l’aveugle ; la foudre éclate auprès de lui. « Sainte Anne, s’écrie-t-il, venez à mon secours, et je me ferai moine. » T. R., t. iv, n. 4707 (1539). Nouveau Paul, il avait été terrassé, enlevé à ses amis, et poussé dans un cloître. Enders, t. ii, p. 208 (1519). La ressemblance avec Paul se serait accrue d’une vision, « vision terrible », d’où il avait conclu qu’il devait se faire moine. Récit de Justus Jonas, publié dans Theologische Studien and Kritiken, 1897, p. 578. Luther fit un postulat de quelques semaines, puis un noviciat d’un an ; vers la fin de 1506, il prononçait ses vœux. Quelques mois après, il était ordonné prêtre, peut-être le samedi saint 3 avril 1507 ; le 2 mai suivant il disait sa première messe. Après sa profession, ou peut-être seulement après sa première messe, il commença ses études théologiques. De 1501 à 1505, étudiant laïque, il avait suivi un cours de philosophie ; c’est vraisemblablement la raison pour laquelle dans son ordre il fut aussitôt admis à étudier la théologie. A l’étude des sciences sacrées, étude calme, reposée, sous la conduite de professeurs, il ne put consacrer que dix-huit mois, deux ans au plus ; subitement, à l’automne de 1508, on l’envoyait comme professeur à l’Université de Wittenberg. De cette précipitation ne pouvait sortir une solide formation, ni religieuse, ni théologique.

A vingt-sept ans, voilà donc Luther à peu près son maître, du moins pour la direction intellectuelle de sa vie, et son maître, dans une jeune université : elle avait été fondée en 1502, et c’était l’année même de l’arrivée de Luther qu’elle avait reçu ses statuts. W. Friedensburg, Geschichte der Universitä Wiitenberg, 1917, p. 25.

Le professorat. — Wittenberg contribue beaucoup à faire comprendre Luther. Là, sa nature ardente, indomptée, excitable et outrancière fut dans son véritable élément. Là, il put se livrer impunément à son penchant pour les affirmations globales ; autour de lui il ne trouva guère de contrepoids. L’ordre des ermites de saint Augustin avait peu de traditions, et surtout peu de traditions théologiques. Datant de la veille, l’université de Wittenberg en avait beaucoup moins encore ; la ville n’était qu’une misérable bourgade, de deux à trois mille habitants au plus. Dans ce milieu, sa facilité de parole aidant, ainsi que ses allures tranchantes, et ce je ne sais quoi d’hypnotiseur qui se dégageait de lui, Luther fut bientôt en vue. Tout dut plier devant lui ; les principaux professeurs durent se soumettre ou se démettre. Bientôt, ses prédications, plus encore sans doute que ses cours à l’université, achevèrent de le rendre le grand roi de la petite Wittenberg. Dès lors, il pourra suivre ses impulsions, et les prendre pour des directions venues de Dieu.

Enfin, la position de Wittenberg aidera beaucoup à la propagation de sa réforme. La ville est au centre de l’empire. Là, l’Allemagne viendra à la fois lui demander des directions et influer sur lui. De Wittenberg, Luther rayonnera sur l’Allemagne.

Subitement, à la fin du mois d’octobre 1509, il est rappelé à Erfurt. Un an après, à l’automne de 1510, il part pour Rome.

Les augustins étaient partagés entre observants et conventuels. L’ordre était alors assez relâché ; peu après, au Ve concile du Latran, on songera à le supprimer. Pour réagir contre cette décadence, certains couvents, notamment en Italie et en Allemagne, s’étaient groupés en congrégations. C’étaient les observants. Les autres s’appelèrent conventuels. La différence entre observants et conventuels allemands consistait moins dans la divergence des règlements que dans la manière dont ils étaient observés. Chez les observants, les statuts étaient même plus doux, notamment pour les jeûnes, mais les dispenses plus rares. A.-V. Millier, Luthers Werdegang bis zum Turmerlebnis, 1920, p. 25-27. Entre observants et conventuels, il n’y avait guère de pénétration.

Jean Staupitz était alors vicaire général, c’est-à-dire supérieur de la congrégation d’Allemagne. Or, vers 1510, il songea à prendre aussi sous sa direction les conventuels allemands. Sept couvents d’observants, dont celui d’Erfurt, se déclarèrent contre ce projet. Luther se mit du côté des observants ; de là, son voyage à Rome ; il le fit comme l’homme du couvent d’Erfurt. Le voyage dura cinq mois, le séjour à Rome à peu près quatre semaines. A l’aller, il dut passer par Innsbruck et le col de Septimer ou peut-être celui du Brenner ; au retour, par le midi de la France.

Le but officiel du voyage ne fut pas atteint. Mais quelles impressions ce voyage laissa-t-il dans l’âme de Luther ? Les splendeurs artistiques de Rome et de l’Italie le laissèrent complètement indifférent. Neiges des Alpes, déchirures grandioses des montagnes de la Suisse ne lui parlèrent pas davantage. Les désordres de Rome firent-ils sur lui une vive impression ? Peut-être ; pourtant, on ne saurait l’affirmer sans de fortes réserves. Il est plus probable qu’il s’y initia à un certain augustinisme très pessimiste, qui semble avoir été alors assez répandu chez les augustins d’Italie ; il y aurait peut-être pris des éléments lointains de sa théorie de la justification par la foi. Voir ci après, Théologie de Luther, 1re  partie, col. 1198 sq.

De retour en Allemagne, Luther se sépare des observants, et se rapproche de Staupitz. Dès lors, il ne cessera d’invectiver et d’agir contre observants et observances. De là, en partie, ses attaques contre les œuvres elles-mêmes, quelles qu’elles fussent, et sa théorie de la justification par la foi. Delà, pour une part notable aussi, la victoire des conventuels ; sans s’unir administrativement à eux, les observants se mirent à les imiter. Finalement, vers 1521, augustins de toutes nuances passeront en foule à la Réforme.

Dans l’été de 1511, Luther retourna a Wittenberg Il y resta jusqu’à sa mort, comme professeur d’Écriture sainte. Au mois de mai 1512, il fut nommé sous-prieur du couvent. Le 18 octobre de la même année, il subit brillamment à l’université les épreuves du doctorat en théologie. En 1515, il fut nommé vicaire d’un district, c’est-à-dire inspecteur de onze couvents de sa congrégation.

De la seconde moitié de 1513 au mois d’avril 1515 ou même jusqu’en 1516, il professa ses Dictées ou Leçons sur le Psautier ; du mois d’avril 1515 au mois d’octobre 1516, il commenta l’Épitre aux Romains. Les Dictées ont déjà des notes très précises de sa théorie de la justification ; le Commentaire sur l’Épitre aux Romains contient la théorie presque eu entier. Dès 1515, Luther était pleinement hérétique.

II. LA VIE INTÉRIEURE. — C’est ici la partie capitale de la vie de Luther, et cette partie sera toujours sujette à contradiction. Tout en étant plus nombreux que naguère, les documents contemporains de sa jeunesse et de sa vie monastique sont assez rares. Plus tard, Luther abondera en confidences sur cette période de sa vie ; mais la plupart de ces confidences sont fort tardives, postérieures à 1530 ; par-dessus tout, elles se contredisent entre elles, et elles contredisent fortement les documents contemporains des faits.

Pour la plupart des protestants, il est entendu que la vie de l’étudiant fut sans oubli. Pour la vie du jeune moine, ils la présentent sous des couleurs effrayantes. Autour du jeune maître, c’est dans le couvent une atmosphère de sourde jalousie. On lui impose des offices bas et humiliants : balayages dans le monastère, nettoyage des cabinets, mendicité dans les rues d’Erfurt, le sac sur le dos. Mais, en comparaison de la désolation intérieure, les ennuis extérieurs ne sont rien. Sa piété était parfaite, ses mortifications effrayantes. Pourtant son âme ne connaissait pas la paix. Il ne voyait devant lui qu’un Dieu jaloux, irrité, capricieux ; il ne savait comment le satisfaire. K. K., t. i, p. 55-63.

Avant l’entrée en religion. — Quelle fut la vie religieuse et morale de Luther avant son entrée dans le cloître ? Vraisemblablement, celle de l’ensemble des jeunes gens et étudiants, avec quelque chose d’au-dessus de la moyenne, au point de vue religieux, moral et surtout intellectuel. Ses parents l’élevèrent en bons catholiques, avec une austérité particulière, venant de leur nature et d’une certaine gêne dans leur situation.

Quelle fut sa vie morale pendant ses années d’université ? Quand il parlera des péchés de sa jeunesse, il entendra surtout les œuvres d’ascétisme catholique, par lesquelles il s’était tué dans le cloître. Un jour pourtant, à côté de ces œuvres, il s’échappera à placer d’autres péchés encore : « Oui, j’ai été un grand, un triste, un honteux pécheur ; j’ai mené et perdu une jeunesse coupable ; toutefois, il reste encore que mes péchés les plus monstrueux ont été de prétendre être un saint moine, et pendant plus de quinze ans d’avoir par tant de messes si abominablement irrité, frappé et martyrisé mon cher Maître. » W., t. xxvi, p. 508, 32 (1526). De ces fautes de jeunesse, on a cru récemment avoir découvert une attestation encore plus précise, une lettre du 23 février 1503. « Jusqu’à présent, y dit l’étudiant qui l’a écrite, la crapule et l’ivrognerie m’ont empêché de rien écrire ou lire de convenable. » Zentralblalt für Bibliothekswesen, 1916, p 85. De cette lettre, nous n’avons qu’une copie, et cette copie ne porte pas de signature. Celui qui l’a publiée n’a pas hésité à l’attribua à Luther, et à la lui attribuer dans une revue de teinte fortement protestante, la Zeitschrift für Kirchengeschichte, 1916, p. 507-509, Mais, depuis lors, on a déclaré qu’un Luther crapuleux et ivrogne « répondait mieux au Luther du jésuite Grisar qu’à celui de l’histoire ». G. Kawerau, dans Theol. Literaturzeitung, 1910, p. 441 ; W. Köhler, dans Zeitschrift für Kirchengeschichte, 1917-1918, p. 19. La lettre serait d’un Ludwig Han, étudiant à Erfurt. Mais c’était un ami de Luther ; et « qui se ressemble s’assemble ». Historische Zeitschrift, 1918, p. 247-282 ; Christliche Welt, 31 oct. 1918.

Un jour, dans un moment d’exaltation, Luther se dirige vers le cloître. Il est malheureux qu’il lui ait alors manqué un conseiller sage et écouté : natures mélancoliques et fougueuses, des hommes comme Luther et Lamennais ont besoin d’être consolés et dirigés ; ils ne sauraient guère consoler et diriger les autres. Si, restés dans le monde, de tels hommes font des faux-pas, ces écarts ont moins de retentissement et produisent moins de ruines,

2o  Au couvent. —Mais pendant cette vie monastique, quelle fut donc enfin vraisemblablement son existence, son genre de vie dans le couvent, et sa vie intérieure, la vie de son âme ? Des documents authentiques, un premier point ressort avec évidence : il faut laisser de côté ces énormes balayages du monastère, cette mendicité dans les rues dont on parle depuis des siècles. Le gros de ces occupations était attribué aux simples frères lais, et Luther ne fut jamais parmi eux. O. Scheel, t. ii, 1917, p. 9-22.

Ses effrayantes mortifications semblent tout aussi légendaires. Les constitutions de sa congrégation sont connues ; Staupitz les avaient revisées en 1504, et la même année il les avait fait imprimer. Or, de divers côtés, on a montré que ces constitutions n’avaient rien de particulièrement rigoureux. Serait-ce qu’avec sa nature ardente et inquiète, Luther s’en serait imposé de particulières ? Mais pendant les vingt et un mois qui ont précédé sa prêtrise, la vie très encadrée du jeune moine rendait ces exagérations particulièrement difficiles. Il avait alors notamment un « précepteur » ou maître des novices, que toute sa vie il aimera à se rappeler comme un vieillard bon et vénérable. Les années suivantes, cet encadrement continuera en partie, jusqu’à ce que, en 1515, il soit nommé vicaire d’un district. Mais, dès 1511, quelques mois après son retour de Rome, il s’était tourné âprement contre les observants. Dès lors, ce fut de moins en moins vers les mortifications corporelles qu’il porta ses préoccupations. Enfin, divers témoignages de Luther lui-même pendant sa vie monastique sont loin de ressembler aux prétendues confidences de ses dernières années. Plus tard, la peinture affreuse de ses mortifications d’autrefois partira du besoin de jeter la haine et le mépris sur l’état monastique, les mortifications en général et l’ascétisme catholique.

Peu à peu, toutefois, les souffrances apparurent, souffrances intérieures plutôt qu’extérieures. Luther souffrit de sa nature mélancolique et tourmentée. Il souffrit aussi du vice initial qui l’avait conduit au couvent : ce n’était pas l’amour de Dieu ni le goût de la vie monastique qui l’avaient poussé à se faire moine, c’était une inquiétude, une impulsion, la crainte du jugement de Dieu, l’angoisse à l’endroit de sa prédestination. La tristesse, l’abattement étaient toujours aux portes de son âme, menaçant de le submerger. Enders, t. viii, p. 159 (1530). Dans le cloître, la pensée de sa prédestination, bien loin de le quitter, devint de plus en plus angoissante, le poursuivant sans cesse, sans le contrepoids d’un filial abandon à Dieu.

Un jour, à Erfurt, il est au chœur ; on lit l’évangile du possédé, Marc, ix, 16-28. Il tombe à terre et se roule en criant : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! »

« Il beuglait comme un bœuf, » dira plus tard son

adversaire Jean Cochlæus. Dans cette scène étrange, ses confrères et Cochlæus virent les signes soit d’une possession démoniaque, soit de l’épilepsie. On pourrait aussi y voir le sans-gêne du parvenu sans beaucoup d’éducation. En tous cas, ce fait et autres semblables n’avaient assurément rien de divin. « Tu es fou, lui disait son confesseur ; ce n’est pas Dieu qui est en colère contre toi, c’est toi qui es en colère contre lui. » T. R., t. ii, n. 122 (1531) ; W., t. xl b, p. 412, 23 (1532). Et Staupitz : « Pourquoi te torturer ainsi avec ta prédestination ? Tourne ton regard vers les plaies de Jésus-Christ et le sang qu’il a répandu pour toi. » W., t. xliii, p. 461, 11 (vers 1541).

Ces épreuves sont loin d’être propres à Luther. Pourquoi donc les a-t-il trouvées si accablantes ? Il était orgueilleux, d’un orgueil d’autant plus dangereux que chez lui le bon sens et le jugement étaient loin d’aller de pair avec l’imagination et la sensibilité. Qu’on lise ses premiers sermons, de 1514 à 1517 ; on y sent un homme orgueilleux et inquiet, plus encore, un paradoxal, qui tient à parler contre l’opinion courante. W., t. Ier, p. 20, 43, 53, etc. Plus tard, il ne cessera de s’élever contre les œuvres, de dire qu’on ne devait pas s’appuyer orgueilleusement sur elles, qu’elles ne suffisaient pas à nous sanctifier. C’est fort exact. Mais contre qui luttait-il donc ainsi ? Contre sa propre tendance dans les premières années de sa vie monastique. Sa théologie n’est-elle pas faite tout entière de ses expériences propres. C’est ce que les luthériens ne cessent de nous dire (par ex. Strohl, 1924, p. 44, 79, 96, etc.), tout en s’indignant que l’on fasse de ce principe des applications gênantes.

Au milieu de ses tristesses et de ses abattements, on ne le voit ni s’humilier devant Dieu, ni recourir à lui par une prière filiale et confiante. Au contraire, il dut se regarder comme une exception, comme un prodige, avec une mission à remplir. Ses convulsions elles-mêmes l’ancrèrent sans doute dans cette pensée ; comme autrefois Mahomet, il dut les prendre pour les effets d’une influence divine. Était-il très mécontent qu’elles se produisissent en pleine chapelle ?

Tant qu’il fut à Erfurt, il resta du moins un moine régulier. Mais cette régularité dura cinq ans au plus (1505-1510). Vint le voyage de Rome, puis le retour à Wittenberg. Alors, ces exercices de jour et de nuit, ces sons de cloche, toutes ces répétitions durent vite en arriver à le fatiguer, à lui être à charge. Écrits et conduite, tout, dans le Luther d’alors, nous dit qu’en effet il était loin d’attacher une grande importance aux rites et usages de son ordre. Dès la fin de 1513, nous le trouvons agressif contre les justitiards, contre ceux qui, à son dire, s’appuyaient sur leur propre justice, au lieu de monter vers Dieu par le cœur. Il tempête contre les observants de son ordre ; c’étaient des pharisiens, des hypocrites. W., t. iii, p. 60, 61, 155.

Le 1er  mai 1515, le chapitre général de son ordre se tint à Gotha. Il y fit un sermon qui nous a été conservé. Contre les observants il en arrive à une violence inimaginable, qui nous paraît toucher au comique. Lorsque les mots latins lui semblent insuffisants, il y adjoint des mots et des expressions allemandes, procédé dont il aimera toujours à user. On y apprend que les observants sont « des serpents venimeux, des traîtres, des lâches, des assassins, des voleurs, des chenapans, des tyrans, des diables en chair et en os ». Puis il nous les peint tout occupés à la détraction, à découvrir partout l’ordure. « Voyez, disent-ils, comme un tel s’est tout em… ! » Qu’on leur réponde : « Eh bien ! mange ! » W., t. ii, p. 52, et mieux, t. iv, p. 675-683. D’accusations précises, ce sermon ne renferme pas l’ombre. Pourtant, il acheva de faire triompher les conventuels, et Luther avec eux : c’est dans ce chapitre qu’il fut élu vicaire, autrement dit, provincial d’un district de onze couvents.

Le 26 octobre 1516, il écrivait à Jean Lang une lettre qui éclaire et résume toute sa vie d’alors : « J’aurais presque besoin de deux secrétaires ; tout le jour durant, je ne suis guère occupé qu’à écrire des lettres ; j’en viens à me demander si je ne dis pas constamment les mêmes choses. Puis, je suis prédicateur à la chapelle du couvent et lecteur au réfectoire ; tous les jours on m’appelle à la paroisse pour y prêcher ; je suis régent des études, vicaire du district, c’est-à-dire onze fois prieur ; questeur des poissons à Leitzkau, mandataire à Torgau pour l’église paroissiale de Herzberg ; lecteur sur saint Paul ; je revois mes Dictées sur les Psaumes. J’ai rarement le temps de réciter mes heures et de dire ma messe. A tout cela, s’ajoutent les sollicitations de la chair, du monde et du démon. » Enders, t. i, p. 66, 67.

Pour son bréviaire, il serait exagéré de dire qu’à cette époque et les années suivantes il l’omettait toujours ! Plus tard, il fera volontiers des confidences à ce sujet. En 1531, il disait à table : « En 1520, par un coup de sa puissance, notre Seigneur Dieu m’a arraché à mes heures canoniques. J’écrivais déjà beaucoup, et je les gardais à dire pendant toute une semaine. Puis, je m’en acquittais le samedi, si bien que de tout le jour je ne pouvais ni boire ni manger. J’étais si énervé que je ne pouvais dormir ; le docteur Esch dut me donner un soporifique ; je m’en ressens encore dans la tête. » T. R., t. ii, n. 1253. En 1542, il notait la gradation descendante de la récitation de son bréviaire ; ce fut le bréviaire de quatorze jours qu’il garda à réciter d’un coup, puis celui de quatre semaines, puis celui de trois mois. Cette fois c’était trop ; il négligea d’entasser la lecture de ces quatre-vingt-dix jours. Et ce fut fini. T. R., t. v, n. 5428.

Ces récits nous font descendre jusqu’en 1520. Ce sera alors aussi que Lucas Cranach gravera les traits de Luther pour la première fois, des traits émaciés et anguleux. Voir Hans Preuss, Lutherbildnisse, 1918, n. 3. « Voyez, a-t-on souvent répété, voyez combien ce visage porte l’empreinte des mortifications que Luther a relatées en gémissant ! » Eh bien, non ! ce n’est pas des années monastiques de 1505 à 1510 que ces traits portent l’empreinte, c’est des travaux de 1520, c’est plus encore peut-être des angoisses religieuses de cette époque, angoisses qui l’année suivante arracheront au reclus de la Wartbourg des cris si poignants. Rien ne laisse soupçonner que jusque vers 1515 Luther ait particulièrement souffert au couvent. Mais en 1515, il en arrivait à délaisser à peu près complètement les rites de son ordre, et il se séparait de la doctrine même de l’Église. En 1520, l’Église achèvera de le rejeter et, en 1521, il sera condamné par l’Empire. Or, les dernières années de sa vie, un besoin de dénigrement aidant, la période de 1515 à 1521 et même à 1521 put fort bien se présenter à lui comme de l’époque de sa vie monastique. En 1521, c’est en moine augustin qu’il comparut à Worms devant l’empereur et les États. A son ordre, il avait même été plus attaché qu’il n’osait sans doute se l’avouer à lui-même ; ce ne sera que le 9 octobre 1524 qu’il en quittera définitivement l’habit. T. R., t. iv, n. 4414, 5034 ; t. v, n. 6430 ; K. K., t. i, p. 561, 562.

Complexion physique et morale le portant à l’inquiétude, négligence à se commander à lui-même, délaissement de la prière, orgueil, activité trop humaine et tourmentée, toutes ces dispositions fâcheuses se renforcèrent de causes intellectuelles, je veux dire d’une philosophie et d’une théologie défectueuses. Nominaliste, il fut porté à croire à un Dieu capricieux ; pour contenter ce Dieu, il ne sut plus comment agir. Augustinien excessif, il prit les mouvements involontaires de la concupiscence pour des péchés ; d’où il estima que toute notre activité était corrompue. Vaguement platonicien, il crut que pour taire le bien, il suffisait de le connaître, que la foi produisait infailliblement les œuvres. Nominalisme, augustinisme, vague platonisme contribuèrent à le jeter hors de son ordre et de l’Église.

II. Des thèses sur les indulgences a la condamnation par l’Église et par l’Empire. (1517-1521). — Le 31 octobre 1517, Luther affichait 95 thèses sur les Indulgences à la porte principale de la chapelle du château de Wittenberg.

En affichant ces thèses, il était lui-même fort loin d’en saisir la portée. Bien moins encore avait-il entrevu jusqu’où ce premier acte allait l’entraîner. Mais les thèses deviennent bientôt fameuses ; elles se répandent avec la rapidité de la foudre ; partout à peu près ce fut l’applaudissement pour le moine hardi

« qui osait dire la vérité ». L’Allemagne, puis une

grande partie de l’Europe se lèvent, haletantes, pour marcher après lui ; succès absolument imprévu et inespéré, succès prodigieux, qu’on ne pourrait guère comparer qu’à celui de l’Islam, dans les dix années qui suivirent la mort de Mahomet. Tout à coup, Luther devint l’apôtre d’un nouveau règne de l’Évangile. Alors, ce furent pour lui des années vertigineuses ; la faveur dont il se sentait entouré, les attaques de ses ennemis, une nature fougueuse et emportée, tout l’amena rapidement aux dernières conséquences de sa théorie sur la justification et de son acte d’indépendance à l’égard de Rome. De tempête en tempête, le tourbillon où il s’est engagé finira par le jeter, au milieu de la nuit, dans la solitude de la Wartbourg (4 mai 1521).

I. LES PREMIÈRES LUTTES (31 Oct. 1517-20 oct. 1518). — Les écrits succèdent aux écrits. En 1518, c’est en allemand un sermon acerbe, sur l’Indulgence et la Grâce, en latin des solutions sur la valeur des indulgences, où il accentue ses 95 thèses, des Astérisques, pour répondre aux Obélisques de Jean Eck, une Franchise au sujet du sermon Sur l’Indulgence et la Grâce papales, pour répondre à une attaque de Tetzel, un sermon Sur la valeur de l’excommunication, une Réponse au Dialogue de Sylvestre Priérias sur le pouvoir du pape.

Cependant, que faisait Léon X ? De très bonne heure, quoi qu’on en ait dit, il s’occupa de l’agitation provoquée par Luther ; en tout il était très informé. Dès le commencement de décembre 1517, l’archevêque de Mayence faisait parvenir à Rome des renseignements à ce sujet ; le 3 février suivant, le pape chargeait de l’affaire Gabriel de la Volta, représentant du général des augustins : il fallait, lui écrivait-il, s’opposer promptement à ce qui pouvait devenir un grand incendie.

Mais dans toute cette affaire, Léon X se montre à nous gêné, complexe, et finalement inférieur à sa tâche. Il fut un prêtre digne, semble-t-il, supérieur sur ce point à ses deux prédécesseurs immédiats, Alexandre VI et Jules II. Toutefois, les recherches récentes ne l’ont pas grandi ; pour l’intelligence, elles nous le montrent inférieur à Jules II. et pour ses préoccupations, animé d’un esprit peu chrétien : il aimait la politique, la chasse, la comédie, les arts et les bouffons. Médicis, il comprend plutôt le gouvernement de l’Église comme un tissu de négociations diplomatiques et de tractations commerciales, l’ois, il était peu énergique ; c’était un lettré délicat et sans enthousiasme, Aussi ne paraît-il pas avoir même songé à une réforme qui eût sauvé l’Église, en l’ébranlant un instant. Comme pape, Léon X n’ose donc pas, peut être même ne peut-il pas accomplir une reforme catholique. Pourtant. il sent assez, que les abus ont fait irruption dans l’Église. Sans doute, à l’endroit de ces abus, il ne peut prendre lui-même l’attitude d’un humaniste frondeur ; mais cette attitude il la comprend assez chez les autres. S’il conférait seul à seul avec Luther, si du moins ce barbare consentait à être moins violent et grossier, peut-être s’entendrait il avec lui.

Dans toute l’affaire de Luther, nous retrouvons cet aspect complexe de Léon X. Par une bulle que du reste il n’aura pas composée lui-même, il finira par condamner sévèrement Luther. Mais, en même temps, il continuera d’entretenir les plus cordiales relations avec un précurseur de Luther, Érasme, qui avait écrit pis que Luther contre la cour de Rome.

Gabriel de la Volta transmit à Staupitz la lettre de Léon X. Mais on ne voit pas le compte qu’en tinrent Staupitz et sa congrégation.

A la fin du mois d’avril 1518 se tint à Heidelberg le chapitre général de cette congrégation. De Rome, on avait reçu l’ordre de demander à Luther une rétractation. P. Kalkoff, Forschungen zu Luthers römischen Prozess. 1905, p. 44, 45 ; Entscheidungsjahre, 1917, p. 37, 38. En réalité, ce fut en triomphateur qu’il y parut. Staupitz, son protecteur, fut réélu comme vicaire général ; à la place de Luther comme vicaire de district on élut Jean Lang, son ami intime. Pour Luther lui-même, on le chargea le 26 avril de diriger une dispute théologique restée célèbre dans sa vie, et où il développa ses idées sur la justification, ci-après, col. 1158 ; seuls protestèrent Arnoldi d’Usingen et quelques autres pères, surtout parmi les plus âgés. Sur les indulgences on garda un silence absolu, évidemment à dessein. Ainsi dans la nouvelle théologie de Wittenberg, non plus que dans l’attitude de Luther au sujet des indulgences, la congrégation presque entière ne trouvait rien à blâmer ! Ce chapitre fut véritablement la banqueroute des augustins de Staupitz.

Mais de nouvelles plaintes étaient portées à Rome ; le 7 août 1518, Luther recevait l’ordre d’y comparaître dans les soixante jours. Puis, avant l’expiration du délai, on écrivait de Rome au cardinal Cajetan, alors à la diète d’Augsbourg, de le citer devant lui pour une rétractation. Le 7 octobre, Luther arriva à Augsbourg, avec une recommandation de Frédéric de Saxe et un sauf-conduit de l’empereur Maximilien. Dans son voyage, il avait constaté que l’Allemagne était déjà pleine de son nom. A Augsbourg, écrit-il à Mélanchthon,

« tous désirent voir l’Érostrate qui a allumé un si

grand incendie », Enders, t. i, p. 244. Du 12 au 14 octobre a lieu la fameuse comparution d’Augsbourg. Luther a devant lui un grand théologien, un esprit ouvert, et qui ne répugne même pas aux hardiesses de pensée, un homme austère, l’une des plus belles figures catholiques de l’époque. Mais avant même la comparution, comme ses lettres le montrent, sa décision était prise. Il refuse donc de se rétracter. Le 20 octobre dans la nuit, il quitte Augsbourg en secret, retourne à Wittenberg, et lance un appel au concile général.

II. LA RÉVOLTE OUVERTE (20 oct. 1518-15 juin 1520) — Dès lors, il entre à toutes voiles dans la voie de la révolte. Dans cette lutte, une haine et un enthousiasme vont le soutenir, et contribuer puissamment à son triomphe : la haine de l’Église ou mieux la haine du pape, et l’idée d’une mission reçue de Dieu.

Pour nous soutenir, la haine est d’ordinaire plus puissante que l’amour. Ce qui, avant tout, a soutenu Luther, c’est une grande haine, la haine du pape. Désormais, il y aura quatre objets à exciter particulièrement sa colère : le pape, les ordres religieux, la messe, la théologie scolastique. De ces quatre objets, c’est sans contredit la papauté qui lui était le plus odieuse ; Luther dans sa lutte contre la papauté, c’est une quintessence de Luther.

Le 11 décembre 1518, il envoie à Wenzel Link, augustin alors à Nuremberg, les actes de sa comparution devant Cajétan ; il lui annonce d’autres écrits prochains, et il lui dit : « Tu y verras si je ne suis pas dans le vrai en estimant d’après saint Paul que le véritable Antéchrist règne dans la curie romaine ; je crois être en mesure de prouver qu’aujourd’hui il est pire que le Turc. » Enders, t. ii, p. 310. Par ce mot d’Antéchrist, voulait-il désigner spécialement Léon X, le pape régnant ? Non, mais plutôt le pouvoir pontifical lui-même, ou mieux encore l’ensemble du gouvernement de l’Église romaine. En tout cas, le mot lui a tant plu, que désormais il le répétera à satiété, et de plus en plus en l’appliquant directement à l’autorité papale elle-même.

D’ailleurs, pourquoi aurait-il besoin de l’Église et du pape ? De très bonne heure, l’idée d’une mission reçue de Dieu se fixe dans son esprit.

La genèse de cette idée est fort curieuse et assez complexe : tempérament à impulsions, jeunesse, orgueil, paroles d’admiration et d’encouragement, situation hors pair à Wittenberg et dans son ordre, race portée à l’illuminisme, décadence intellectuelle et morale dans l’Église, fermentation générale à l’époque, influence des mystiques, toutes ces causes vinrent y contribuer à la fois.

Luther se sent appelé à de grandes choses. Par Christophe Colomb, le monde latin vient de découvrir l’Amérique ; par Luther, l’Allemagne elle aussi va découvrir un nouveau monde.

En professeur et en homme d’étude, la grande entreprise à laquelle il s’attachera, ce sera la réforme de la théologie, ou, pour parler plus exactement, la réforme de la doctrine même de l’Église. Il trouva

« la théologie de Wittenberg », expression d’intention

dénigrante, inventée par des adversaires, mais dont lui-même il se servait avec fierté. Cette théologie nouvelle, c’était la théologie de la corruption radicale de l’homme déchu et de la justification par la foi sans les œuvres. Il en avait trouvé les germes dans la lecture d’anciens théologiens, puis vraisemblablement dans des conversations lors de son voyage en Italie (1510-1511) ; sa nature avait fait le reste. Dans ses Dictées sur le Psautier (1513-1515), et surtout dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains (1515-1516), il avait exposé la nouvelle doctrine. Des thèses retentissantes. en 1516 et 1517 à Wittenberg, en 1518 à Heidelberg, l’avaient hautement affirmée et fait connaître au dehors. Contre cette doctrine s’élèvent tout d’abord des réclamations de théologiens. Mais puisque Luther s’attaquait à la doctrine même de l’Église, à notre responsabilité, condition des sanctions de Dieu à notre égard, il était impossible que les protestations demeurassent dans l’ordre privé. Aussi, dans la bulle Exsurge, du 15 juin 1520, qui le condamna définitivement, plus de la moitié des propositions ont trait à la théorie de la justification.

L’Église va donc condamner Luther. Ce lui sera une nouvelle preuve de sa mission. Il a lu les mystiques : il s’est enivré de Tauler, de la Théologie germanique. Ces mystiques lui ont parlé avec onction de la théologie de la croix, c’est-à-dire des épreuves que Dieu envoie à ceux qu’il veut purifier : tribulations du dedans et du dehors, nuit de l’âme, enfer mystique. Si Dieu lui envoie les mêmes épreuves, c’est qu’il veut le rendre digne de la mission qu’il lui a confiée. Au milieu de 1518, dans ses Solutions sur la valeur des indulgences, il parle « de la crainte et de l’effroi, vrais supplices du purgatoire et de l’enfer ». « Qu’ils sont nombreux, ajoute-t-il, ceux qui aujourd’hui encore sont abreuvés de ces souffrances ! Jean Tauler, dans ses sermons allemands, qu’enseigne-t-il autre chose que le support de ces peines ?… Moi-même je connais un homme qui affirmait les avoir souvent éprouvées : elles étaient de courte durée, mais si intenses et si infernales que la langue ni la plume ne les saurait exprimer. » W., t. i, p. 555-557. « Je connais un homme » : de l’avis commun, notamment parmi les protestants, cet homme, c’est Luther ; il empruntait ainsi l’expression de saint Paul parlant de son ravissment au troisième ciel. Comme Paul, il avait été terrassé ; comme Paul, aujourd’hui il était assailli « par les combats du dehors, les craintes du dedans ». Mais de Paul il savait aussi que « tous ceux qui veulent vivre avec piété dans le Christ Jésus auront à souffrir persécution ». Aussi, en 1520, il écrira à la fin de son manifeste A la noblesse allemande : « Je sais que si ma cause est juste, elle doit être condamnée sur la terre, et justifiée seulement au ciel par le Christ… Aussi, ma plus grande inquiétude et ma principale crainte, ce serait qu’elle put rester sans condamnation. J’y verrais un signe certain qu’elle ne plairait pas à Dieu. Papes, évêques, curés, moines, théologiens, que tous s’avancent donc à l’envi contre elle ; ce sont des gens tout désignés pour persécuter la vérité, suivant leur antique habitude. » W., t. vi, p. 469, 6.

Ce n’est qu’en se rappelant la hantise d’un appel divin, d’une mission à remplir, que l’on peut comprendre Luther, dans les années décisives qui vont de 1518 à 1522.

La plupart des causes de la Réforme sont lointaines et profondes. Il y eut le nominalisme dissolvant, très répandu au xve siècle, il y eut l’orgueil rêveur de L’Allemand, tendant au panthéisme, il y eut la corruption du Moyen Age expirant et de la Renaissance païenne, qui amena la théorie d’une justification par la foi sans les œuvres ; il y eut la puissance du clergé avec sa décadence morale, qui amena la révolte contre l’Église ; il y eut la haine de l’Allemagne contre l’Italie et le monde latin ; puis, cause prochaine et immédiate, il y eut la prédication d’indulgences à gagner au moyen d’aumônes et d’aumônes qui devaient être portées au dehors. Mais, pour allumer tous ces brandons et produire l’incendie, il y eut Luther. Il y eut le respect du Germain pour le professeur, opposé au mépris pratique du Latin catholique pour tout ce qui est préoccupation intellectuelle et désintéressée. Il y eut enfin la physionomie même de Luther : il y eut Luther tribun et écrivain populaire ; Luther, l’homme de l’Allemagne ; Luther, se donnant comme l’envoyé de Dieu, et, quelques années durant, parvenant sans doute à se le faire croire à lui-même. J. Paquier, Les causes de la Réforme protestante, dans Lumen, février-août 1921.

Retourné à Wittenberg (31 octobre 1518), Luther est pris dans le tourbillon d’une vie de plus en plus fiévreuse. Le 20 lévrier 1519, il écrivait à Slaupitz : Dieu m’entraîne, me pousse, plutôt qu’il ne me conduit. Je ne suis pas maître de moi ; je veux le calme, et le tumulte m’entraîne. » Enders, t. i, p. 130.

Le mois de décembre 1518 et le mois de janvier 1519 lurent occupés en partie par des négociations avec Charles de Miltitz, gentilhomme d’une ancienne maison de Saxe et camérier du pape. Miltitz vint trouver Luther avec des airs mystérieux, laissant croire à une haute mission de Léon X. En réalité, c’était un homme à courtes vues, que Luther berna par de vagues et pompeuses déclarations sur l’autorité du pape. Jusqu’à la fin de 1520, Miltitz reparaîtra çà et là dans la vie de Luther, et ses tentatives seront de moins en moins heureuses.

A la fin de juin 1519, Luther part pour Leipzig avec Carlstadt ; ils allaient y soutenir contre Jean Eck une dispute théologique sur la liberté humaine et sur l’Église ; ce fut Luther qui parla de l’Église. De l’avis général. Eck s’y distingua par sa science et sa précision, à quoi Luther ne sut opposer que des tendances, avec des mots retentissants. L’année précédente, il en avait appelé un concile général ; le 5 juillet, il déclarait que les conciles pouvaient errer dans la foi, qu’en effets plusieurs l’avaient fait, par exemple celui de Constance dans son action contre Jean Huss. « Que la peste l’emporte ! » s’écriait le duc Georges de Saxe, ardent catholique. Et Luther retourna à Wittenberg, fort mécontent d’une lutte où « l’on avait si mal discuté ». Enders, t. ii, p. 85.

Alors vint la grande année, l’année 1520. Luther y fournit un labeur littéraire extraordinaire. Quatre écrits s’y font particulièrement remarquer : De la papauté romaine, en mai ; et les trois que l’on a appelés les grands écrits réformateurs : A la noblesse chrétienne de la nation allemande, en août ; De la captivité de Babylone, en octobre ; De la liberté du chrétien, en novembre. Mépris de l’Église, haine du pape, redressement de l’Allemagne en face de l’Italie, mission à remplir, voilà ce qui souffle au travers de toutes les pages de ces écrits. Ils portèrent Luther au sommet de la popularité. L’âme allemande fut saisie par ce mélange étrange de cris de haine et d’effusions de piété, d’une piété intime et facile, jetant par-dessus bord tant de prescriptions de la veille. L’une des grandes causes de cet enthousiasme, c’était l’ignorance où l’on était de la personne de Luther. Ces lettres, ces écrits d’avant 1517, que nous connaissons aujourd’hui, tout cela était manuscrit et devait le demeurer longtemps encore. Luther se leva comme un météore. De sa personne, de son passé, de ses tendances, on ignorait à peu près tout. En sorte que lui et son entreprise, chacun pouvait se les modeler et les voir d’après ses propres aspirations.

III. LES CONDAMNATIONS. — 1° La bulle Exsurge. — Cependant, les vrais théologiens méditaient : ils s’effrayaient. Rome les consultait. Le 20 octobre 1518, Luther était parti précipitamment d’Augsbourg. Cajétan retournait à Rome. Après la dispute de Leipzig, Jean Eck s’y rendait lui aussi. Les universités de Paris et de Cologne, et surtout celle de Louvain étudiaient les doctrines du réformateur et en montraient le danger. A Rome, on instruisit le procès de Luther. Les pièces en semblent perdues. Toutefois, ces dernières années, on est parvenu à en reconstituer les phases.

Trop longtemps, le procès traîna en longueur. Léon X était préoccupé de l’élection à l’Empire, élection qui finit par tomber sur Charles-Quint. Puis les princes ecclésiastiques allemands se dérobaient. Enfin, le 9 janvier 1520, se tint un premier consistoire au sujet de Luther. Dès lors, le procès fut assez activement conduit. Le 1er  juin, la condamnation fut décidée ; le 15 parut la bulle Exsurge ; quarante et une propositions de Luther y étaient condamnées ; plus de la moitié avaient trait à la théorie de la justiflcation par la foi sans les œuvres, les autres à l’autorité de l’Église. Texte des propositions dans Denzinger-B., n. 711 sq.

A la fin de septembre, Luther acquit la connaissance précise de cette bulle. Il commença par essayer de gagner du temps. C’est en ce sens qu’il écrivit a Léon X son pamphlet : Sur les nouvelles bulles et mensonges de Jean Eck. Au commencement de novembre, dans un nouveau pamphlet Contre l’exécrable bulle de l’Antéchrist, il devient plus agressif. Enfin, il se décide à couper les ponts. Le 10 décembre, devant la porte de l’Elster, il brûle la bulle en public. Tandis qu’elle brûlait, il dit solennellement : « Puisque tu as troublé le saint du Seigneur, que le feu éternel le trouble à jamais », ou peut-être plutôt : « Puisque tu as troublé la vérité de Dieu, que le Seigneur te trouble dans ce feu. » H. Bœhmer, Luther und der 10 December 1520, 1921, p. 16. Les écrivains protestants trouvent évident que par ce saint du Seigneur » ou « cette vérité de Dieu », c’est Jésus-Christ ou sa doctrine qu’il a voulu désigner : c’est une calomnie des « Romains » d’avoir supposé que c’était de lui qu’il voulait parler. K. K., t. i, p. 375. En vérité, les deux solutions ne sont-elles pas à peu près identiques ? Si c’est Jésus-Christ que la bulle a troublé, c’est du moins parce qu’elle attaquait Luther, l’envoyé de Jésus-Christ, le porte-parole de « la vérité de Dieu ».

La diète de Worms (27 janvier-26 mai 1521). — Luther était condamné à Rome. En d’autres temps, cette condamnation eût peut-être été aussitôt enregistrée par l’Empire. Aujourd’hui, on ne pouvait songer à cette docilité. Haletante, enthousiaste, l’Allemagne marchait à la suite de Luther. Les tendances, les mécontentements de naguère s’y étaient changés en un courant formidable contre les croyances et plus encore contre l’autorité et le gouvernement de l’Église romaine. On ne se lassait pas de répéter que la Curie donnait tout à prix d’argent, qu’elle se vendait au plus offrant, qu’elle violait les concordats, asservissait l’Allemagne, la pressurait et la méprisait tout à la fois. Sur ce point, ennemis comme amis des nouveautés, un Georges de Saxe aussi bien que son parent l’électeur Frédéric avaient une égale violence de langage : « Les neuf dixièmes de l’Allemagne crient : « Vive Luther ! » écrivait le nonce Aléandre, et tout en ne suivant pas Luther, le reste fait chorus, pour crier : « Mort à Rome ! » Th. Brieger, Aleander und Luther 1521, 1884, p. 48 ; J. Paquier, Jérôme Aléandre, 1900, p. 184. Partout, c’était une recrudescence de la haine séculaire de l’Allemagne contre le sacerdoce. Sans doute, plusieurs savaient s’élever à des idées plus hautes ; ils comprenaient que l’unité de l’Église est la condition même de son existence, et ils restaient catholiques quoique antiromains. Mais chez le plus grand nombre, la passion entraînait aux extrêmes ; pour eux Luther était le héros populaire, le champion de l’Allemagne contre la tyrannie italienne.

Le 23 octobre 1520, Charles avait été couronné à Aix-la-Chapelle ; le 27 janvier suivant, après d’assez longs retards, une diète s’ouvrait à Worms. C’est l’une des plus célèbres de l’Allemagne ; la première d’un grand règne, elle devait en outre entendre Luther et le condamner. La diète de Worms a été le point de départ officiel du protestantisme.

Les délibérations furent très longues et difficiles. Le 13 février 1521, le nonce Aléandre parla devant la diète. Le jugement sur Luther était rendu, dit-il ; le pape l’avait déclaré hérétique obstiné. Dès lors, c’était le devoir de l’Empire d’agir contre lui. Sous le couvert de l’Évangile, les hérétiques de Bohême avaient porté partout le désordre et l’oppression ; si l’on n’y mettait ordre, Luther aurait bientôt fait de tout bouleverser en Allemagne.

Finalement, il fut décidé que « l’on ne condamnerait pas un Allemand sans l’entendre « .Toutefois, ce n’était pas un nouveau procès que l’on allait instruire ; si l’on mandait Luther à Worms, c’était simplement pour savoir de lui s’il était bien l’auteur des ouvrages qui circulaient sous son nom, et pour obtenir de lui une rétractation. Le 6 mars, Charles-Quint signa un sauf-conduit : Luther pourrait venir à Worms et s’en retourner à Wittenberg ; il ne serait pas inquiété.

Le 2 avril, Luther quitte Wittenberg. Son voyage fut un long triomphe. Le 16 avril au soir, il arrivait à Worms ; il y était reçu par de nombreux amis et admirateurs. Le lendemain, il était introduit devant la diète. Jean d’Ecken, l’official de l’archevêque de Trêves, lui posait deux questions : « Reconnaissait-il pour siens les ouvrages publiés sous son nom ? — Consentait-il à les rétracter, ou voulait-il persévérer dans les doctrines, qu’ils contenaient ? » Par émotion ou par habileté, Luther répondit d’une voix basse et à peine intelligible ; il reconnaissait la paternité de ses œuvres, mais pour les doctrines mises en cause, il demandait un délai d’un jour pour préparer sa réponse.

Le lendemain, 18 avril, encouragé par des amis, il retrouva toute son assurance. Aux questions de l’official, il répondit par un discours habile où il se posait en champion de l’Allemagne opprimée par Rome : « Il avait écrit que, par leurs doctrines et leurs exemples, la papauté et les papistes avaient amené sur le monde chrétien un débordement de maux corporels et spirituels. S’il rétractait ces accusations, il ne ferait que donner une nouvelle force à la tyrannie : on aurait grand soin de crier partout que c’était sur l’ordre de l’empereur et de tout l’Empire romain qu’il avait fait cette rétractation. Dans ses œuvres, il pouvait y avoir des passages répréhensibles : il était homme et sujet à l’erreur. Il serait donc heureux qu’on voulût bien le convaincre par les Écritures de l’un et de l’autre Testament. »

La veille, Jean d’Ecken l’avait supplié d’avoir en vue l’unité de l’Église, la paix et la tranquillité de la chrétienté. Après le discours de Luther, il développa plus longuement encore ces considérations. Mais à ces exhortations, Luther donnait cette réponse finale, fondement de l’individualisme protestant : « Pour me convaincre, papes ni conciles ne sauraient suffire. Je ne veux l’être que par le témoignage de l’Écriture ou d’évidentes démonstrations. Jusque-là, je ne puis ni ne veux rien rétracter ; car il n’est ni sûr ni loyal d’agir contre sa conscience. Que Dieu me soit en aide. Amen. »

Aux questions posées, Luther avait fort clairement répondu ; il n’avait donc qu’à repartir. Toutefois, troublés par la crainte d’une révolution, ou même d’une incursion armée dans la ville de Worms, les États obtinrent de Charles que Luther pût rester encore quelques jours, et que l’on essayât de le convaincre. Le 24 et le 25 avril, on tentait ce suprême moyen de conciliation. Mais Luther ne voulut rien écouter. Le 26, il partait de Worms entre 9 et 10 heures du matin. Fidèle à sa parole, l’empereur lui donnait vingt et un jours pour son retour ; dans les endroits où il passerait, il devait s’abstenir de prêcher.

L’attitude de Luther à Worms a-t-elle été celle d’un héros, d’un chevalier sans peur, méprisant un danger fort réel et fort clairement perçu ? Des admirateurs l’ont prétendu ; il ne semble pas que l’histoire impartiale puisse donner cette réponse. A Worms, la situation de Luther n’était pas critique, et il était loin de l’ignorer : « Qu’est-ce que Luther pourrait redouter ? disait Bernard Adelmann ; au ciel et sur la terre, il a chez qui se réfugier. » F. X. Thurnhofer, Bernhard Adelmann von Adelmannsfelden, 1900, p. 58. En 1524, Thomas Münzer lui dira : « Si à Worms tu as pu tenir tête à l’Empire, c’est à la noblesse allemande que tu le dois. Tu lui avais graissé le museau et mis du miel sous le nez. Elle se disait qu’avec tes prédications tu allais recommencer les histoires de Bohême, lui donner couvents et biens d’églises. Si à Worms, tu avais fléchi, elle t’aurait écharpé, c’est ce que chacun sait. » Janssen-Pastor, t. ii, 1915, p. 211. Douze ans après, Luther disait lui-même à table : « Ils avaient plus à craindre de moi que moi d’eux. » T. R., t. iii, n. 3357 b., p 285, 28.

Luther parti, sa condamnation était inévitable. Mais auparavant les États tinrent à renouveler et à préciser la liste des griefs de l’Allemagne contre Rome. De là les fameux Centum Gravamina, qui, l’année suivante, à la diète de Nuremberg, devaient être présentés officiellement au nonce Chieregato. Ici, les meilleurs catholiques, un Georges de Saxe, par exemple, rivalisaient de zèle avec les partisans de Luther.

En même temps, les États reconnaissaient de nouveau à l’empereur tout pouvoir pour procéder contre l’hérésiarque. On mit donc la dernière main à l’édit qui le condamnait. Dans sa forme définitive, cet édit est du 8 mai ; mais des tiraillements en firent encore retarder la publication ; puis, les vingt et un jours accordés à Luther pour son retour n’étaient pas encore écoulés. Enfin, le 26 mai, il fut rendu public. Le ton en était très ferme et la teneur très explicite : les écrits de Luther devaient être brûlés, et lui-même était condamné à mort.

Mais peu après, Charles-Quint partait pour l’Espagne ; ce n’est qu’en 1530 qu’il devait reparaître en Allemagne, pour la diète d’Augsbourg. Pour les revendications catholiques, le fameux édit de Worms pourra bien être un point de départ ; pratiquement, il ne produira aucun effet.

3o  Arrivée à la Wartbourg (4 mai 1521). — Pendant ces dernières discussions, Luther retournait vers la Saxe. Malgré les termes exprès de son sauf-conduit, il prêchait à Hersfeld, à Eisenach et à Mœhra. Dès avant Hersfeld, à moitié route, pour faciliter le coup de main que ses amis avaient prémédité avec Frédéric, il avait renvoyé le héraut Sturm. Tous ces faits rendaient le sauf-conduit caduc. Après Eisenach, il ne garda qu’Amsdorf et le confrère augustin que la règle de l’ordre lui imposait comme compagnon. Alors, le 4 mai à la nuit tombante, au milieu de la forêt, cinq hommes armés attaquent la voiture. Amsdorf crie pour donner le change. L’augustin et le cocher prennent la fuite. Les hommes d’armes entraînent Luther dans la forêt, le forçant d’abord à courir auprès de leurs chevaux. Enfin, à 11 heures du soir, après d’habiles détours, ils arrivent au château de la Wartbourg, et ils y déposent leur prisonnier. Sous le nom de chevalier Georges, il devait y rester jusqu’au mois de mars suivant.

Cependant, à Worms et dans le reste de l’Allemagne, ses amis répandaient le bruit que les catholiques l’avaient mis à mort. Frédéric jurait que de toute cette affaire il ne savait pas le premier mot. Dès lors, comment même songer à lui demander contre son protégé l’exécution de l’édit de Worms ! À la porte de la nouvelle Pathmos, le mensonge et la détraction montaient une garde pieuse et savante !

III. De la diète de Worms a la diète d’Augsbourg (1521-1530). — Dans cette période, on verra d’abord la suite des faits ; puis, j’essaierai de fixer la physionomie du Réformateur.

I. Les faits.1o  La Wartbourg (4 mai 1521-1er  mars 1522) — La solitude de la Wartbourg protégea Luther contre les rigueurs de l’édit de Worms. Pour le corps, ce fut le repos, après l’activité vertigineuse de la dernière année. Mais dans son âme, ce furent des luttes angoissantes. Dans le calme de cette réclusion, il mesura avec effroi le chemin qu’il avait parcouru. Lorsque, la nuit, dans le silence de la forêt, il entendait les cris des oiseaux de proie, il les comparait aux voix qui grondaient dans les profondeurs de son âme. Et ces voix, c’était surtout de l’autorité de l’Église qu’elles venaient lui parler. Dans la lettre-préface à son traité De l’abrogation de la messe privée, écrite à la Wartbourg même, il dit aux augustins de Wittenberg :

« Que de fois mon cœur a frémi ; que de fois il m’a

objecté leur grande raison, toujours la même : « Tu es donc le seul à voir la vérité ! Depuis tant de siècles on l’a donc toujours ignorée ! El si c’était toi qui te trompais ? Alors, que d’âmes entraînées dans l’erreur et la damnation éternelle ! » W., t. viii, p. 412, 1 (1er  nov. 1521 ;  ; de même Enders, t. iii, p. 163, 189, 230 (26 mai, 13 juillet, 9 sept. 1521). En 1532, il dira à table : « Que de spectres j’ai vus dans ma vie ! Mais, quand j’étais dans ma solitude, il y a déjà plus de dix ans. Dieu m’a envoyé ses anges pour me réconforter… Personne n’a assez de force pour résister même à un seul diable. J’ai connu par expérience ce vers d’un psaume : « Chaque nuit ma couche est baignée de mes larmes ; mon lit est arrosé de mes pleurs. » Dans mes tentations, je me suis souvent étonné d’avoir encore en moi une parcelle de mon cœur. » T. R., t. ii, n. 1347, p. 62, 11 ; 63, 38 (1532).

Ces spectres horribles, c’étaient des apparitions du diable. Luttes contre le diable, chapelets d’injures contre le pape et les papistes, voilà désormais chez Luther les signes infaillibles des orages intérieurs.

Son effroi à l’endroit du diable et des sorciers lui venait d’un double héritage : de la doctrine catholique et plus encore des préoccupations de l’époque.

La doctrine catholique nous dit qu’il y a des esprits mauvais. Ils agissent sur l’homme par des tentations, quelquefois par des possessions. À ces deux modes d’influence, faut-il en ajouter un troisième : la magie et la sorcellerie ? Ici, Saint-Thomas est très réservé, Quodlibeta xi, a. 10, ad 2um, etc. ; O. Manser, O. P., dans Divus Thomas, 1922, p. 17, 49. Hurter ne croit pas à un art permanent et infaillible de la magie. Theologia, 10e  éd., 1900, t. ii, n. 436. Pour ce qui est de la pratique, moins l’esprit du christianisme a pénétré un pays, plus y est grande la préoccupation du diable et des sorciers.

Jusqu’au milieu du xive siècle, l’Église semble s’être peu préoccupée de la sorcellerie. Alors commence une décadence religieuse qui ne sera enrayée que dans la seconde moitié du xvie siècle. Pour la croyance aux sorciers, aux fées, aux apparitions, en un mot à tout un surnaturel de fantaisie, l’Allemagne a toujours été au premier rang. Au xve siècle, là plus encore qu’ailleurs, les pratiques de sorcellerie s’étaient fort malencontreusement développées. Contre ces pratiques, Innocent VIII lança la bulle Summis desiderantes (5 déc. 1484). Il l’avait écrite à l’instigation de deux dominicains, inquisiteurs en Allemagne, Henri Institoris et Jacques Sprenger. C’est alors qu’ils firent paraître leur livre devenu si fameux, le Malleus Maleficarum ou Maillet des Sorcières (Cologne, 1486).

Cet héritage pesa lourdement sur Luther. Lui dont l’œuvre n’a guère été qu’une longue réaction, il a gardé trois des tendances les plus malheureuses de l’époque : tendance au dissolvant nominaliste, tendance aux grossièretés et aux obscénités, tendance à voir le diable partout. La tendance nominaliste répondait à son orgueil intellectuel et à son impatience d’une règle ; l’abus des grossièretés, à son amour du laisser-aller ; la hantise du diable, aux impulsions profondes, impulsions surtout physiques, qui le dominaient et l’entraînaient, impulsions qui l’avaient amené à la négation de la liberté et au rejet de l’Église.

À la Wartbourg se déroule sous ses yeux l’immense forêt, épais massifs de pins, de hêtres et de chênes, s’étendant là-bas, plus loin, plus loin encore, avec des profondeurs songeuses. Dans ces arbres, le jour, c’est le chant joyeux des oiseaux, la nuit, l’appel douloureux du hibou, puis de grands silences, courant sur la cime des arbres. Et jour et nuit, au-dessus de sa tête, c’est le vol des grands corsaires de l’air. Luther vient de s’exonérer « de la Captivité de Babylone : il vient de conquérir « la liberté chrétienne », et dans le haut château il est à l’abri du pape et de l’empereur. Tout son être est en ébullition. Quels sentiments vont déborder de son cœur ? Va-t-il commenter la parole du Psalmiste : « Les cieux racontent la gloire de Dieu » ? Comme François d’Assise, est-ce un hymne au soleil qu’il va faire entendre, un hymne au Dieu libérateur ? Pensera-t-il à la parole profonde qu’aimaient tant à commenter ses mystiques préférés : « Mon silence, ô mon Dieu, sera ta louange » ? Non ; dans le mystère de la forêt et n’est pas Dieu qu’il trouve ; ce rapprochement, que je sache, ne se rencontre pu une seule fois sous sa plume. Ce qu’il y trouve, c’est un autre Dieu, c’est la puissance du diable et ses méfaits. Ce qui pour lui sortira de ces profondeurs, ce ne sera pas un hymne d’adoration, de reconnaissance et d’amour s’élevant vers le Très-Haut, ce sera un cri d’horreur et de désespérance à la vue de l’empire de Satan sur la nature et sur l’homme. Dix ans après, il dira même qu’alors le diable y était devenu son professeur de théologie, qu’il l’avait convaincu de l’abomination de la messe.

On connaît l’histoire de la tache d’encre sur le mur de sa chambre. Une nuit, il travaillait à la traduction de la Bible. Longtemps, une difficulté l’avait arrêté. Enfin, le passage est traduit ; il prend son sablier pour sécher la page. Au lieu de sable, c’est de l’encre qui vient. En même temps, il entend un rire sardonique ; là, tout contre le mur, le diable se montre, grimaçant, ricanant, horrible à voir. Furieux, Luther prend son encrier, et le lance à la tête de Satan… Sur le mur, la tache est demeurée, une tache étrange, miraculeuse, que rien n’a jamais pu enlever. J. S. Semler, Selbstbiographie, t. i, 1781, p. 142. Ce n’est là qu’une légende, assez tardive, et à laquelle aujourd’hui personne ne croit plus. Quand je suis allé à la Wartbourg (9 juin 1913, 10 juillet 1921), le gardien lui-même s’est borné à dire discrètement : « Ici, la tache d’encre. » L’origine de cette légende est sans doute assez vulgaire ; on a attribué à de l’encre une tache de la paroi. Mais comme beaucoup de légendes et de mots historiques, elle possède une quintessence de vérité ; elle est un résumé pittoresque de l’histoire.

L’histoire, en effet, nous parle des luttes tragiques qu’à la Wartbourg Luther eut à soutenir contre le diable. Un jour, il trouve un grand chien noir couché sur son lit. Il n’y en avait pas de pareil au château. Il va droit à lui, le saisit et le jette par la fenêtre. L’animal, on le voit, était assez doux et inoffensif ! « Il n’est jamais revenu, ajoutait Luther, et personne ne l’a jamais revu. » M. Ratzeberger, Handschriftliche Geschichte über Luther, éd. Neudecker, 1850, p. 54 ; K. K., t. i, p. 440.

En 1546, à Eisleben, il disait à ses amis : « En 1521, quand j’étais dans ma Pathmos, je vivais isolé du monde, dans une petite chambre. Personne ne pouvait venir me voir, excepté deux pages qui, deux fois par jour, m’apportaient à boire et à manger. Ils m’avaient acheté un sac de noisettes ; je les avais renfermées dans un bahut, et j’en mangeais de temps en temps. Mais un soir que je venais d’éteindre ma lumière et de me coucher, voilà mes noisettes d’entrer en danse ; on me les secouait, me les jetait contre les soliveaux, avec un train d’enfer autour de mon lit. Je n’ai pas fait une question, pas dit un mot. Comme je commençais à m’endormir, voilà tout à coup un tintamarre dans l’escalier, comme si on y faisait dégringoler des files de tonneaux. Je savais pourtant assez que tout était fermé avec des chaînes et des verrous, et que personne ne pouvait monter. Cependant les tonneaux continuaient à rouler. Je me suis levé, et je suis allé sur l’escalier pour voir ce qui se passait. Tout était fermé. Alors je dis : « C’est toi ! Eh bien, vas-y donc. » Et je me suis recommandé au Seigneur Jésus. » T. R., t. vi, n. 6816.

Désormais, la pensée du diable hantera Luther toute sa vie ; pour lui et pour les siens, il sera constamment en proie à la frayeur en songeant à la puissance et à la malice de l’esprit mauvais.

2° Retour à Witienberg (6 mars 1522). — Cependant, il apprit qu’à Wittenberg s’amoncelaient de formidables orages. Carlstadt y parlait contre la confession et la messe privée. C’était à peu près des principes mêmes de Luther qu’il partait : mais il allait plus vite que lui, du moins en actes : comme la plupart des grands parleurs, Luther avait plutôt des énergies verbales. Point plus dangereux encore : Carlstadt courait risque de supplanter le Réformateur. En même temps, un prêtre révolutionnaire, Thomas Munzer, agitait la ville de Zwickau. En maint endroit, les têtes s’échauffaient ; Luther allait perdre la direction du mouvement. Le 1er  mars 1522, il quitte la Wartbourg ; cinq jours après il arrive à Wittenberg. « Le 5 mars, il écrit à Frédéric une lettre où il apparaît comme l’indomptable soldat de Dieu ; le 7 et le 12, deux autres, où il se donne presque comme le mandataire de l’Empire ! » Barge, t. i, p. 438. Toute sa vie, il donnera ainsi le spectacle déconcertant d’un sens étonnamment pratique s’alliant à des allures mystiques, en apparence toutes dégagées des préoccupations d’ici-bas.

En descendant de la Wartbourg, Luther alla loger dans son couvent. Déjà, il était presque vide. Bientôt, les derniers augustins vont le quitter, et Frédéric donnera à Luther le couvent confisqué. A la voix du Réformateur, les confrères de la veille ont fait la révolution et ont jeté le froc aux orties ; maintenant, ils iront où ils pourront, se marieront, et pour la plupart vivront misérablement. Pour le Réformateur lui-même, pour le chef d’orchestre, il en sera autrement. Il restera dans le couvent ; il s’y mariera ; pour loger femme et enfants, la spacieuse demeure n’en sera que mieux désignée.

Luther donc n’avait pas tort d’exalter la puissance du verbe ; pour lui-même, sa parole n’avait pas eu des effets uniquement malheureux.

Il trouva Wittenberg en pleine effervescence. Comment va-t-il ramener le mouvement dans sa main ? Par un coup d’audace. Il est arrivé le 6 mars : le dimanche suivant (8 mars), il monte en chaire. Il y proclame son infaillibilité. A ceux qu’il veut abattre, il dit hardiment : « "Vous prétendez être des esprits éclairés de Dieu. C’est moi qui le premier ai ressenti l’influence de l’Esprit. » Et à ses auditeurs : « Chers amis, suivez-moi. Je suis le premier à qui Dieu a dit de vous prêcher sa parole ; c’est elle que je vous transmets en ce moment… Toutefois, je ne voudrais pas vous imposer de loi, ni insister pour obtenir une ordonnance : qui voudra me suivre me suivra, qui ne le voudra pas restera à l’écart ». W., t. x c, p. 8, l. 19-22 ; p. 16, l. 21. Belles paroles ! Laissons passer trois ans ; aux applaudissements de Luther, Carlstadt et Munzer seront chassés de la terre de Saxe.

Le mariage (13 juin 1525). — Le 26 octobre 1516, Luther, avons-nous vii, parlait de sollicitations de la chair. Depuis lors, à l’endroit de ce que les auteurs spirituels appellent la délicate vertu de pureté, quels avaient été ses troubles et son attitude ? A certaines confidences de ces années-là, les assauts d’alors semblent bien avoir été formidables. Enders, t. i, p. 431, t. iii, p. 189 ; W., t. ix, p. 215, 4 ; D. P., t. i, p. 163-184. Vers le même temps, sur les abominations secrètes de la vie des cloîtres, sur les pollutions de ceux qui se sont condamnés à la chasteté, il a des affirmations tellement universelles que, pour sa propre réputation, elles en deviennent inquiétantes. Le devoir de tous les votards, concluait-il, c’était de sortir de ces abominations parle mariage. Une fois de plus, rappelons-nous ce que nous disent à l’envi tous les écrivains protestants : la théologie de Luther est le fruit de ses expériences personnelles.

Le mardi de Pâques 1523 arrivaient à Wittenberg douze religieuses « délivrées ». Dans la nuit du samedi saint à Pâques (4-5 avril), avec l’aide de Léonard Koppe, ami de Luther, elles s’étaient enfuies de leur couvent de Nimbschen. près de Grimma, dans les États du duc de Saxe. Bientôt trois de ces religieuses purent retourner dans leur famille. Les neuf autres restaient sans ressources. Luther pourvut à leur entretien. A l’origine, il les logea dans son couvent, et bientôt dans des familles de la petite ville. Parmi elles était Catherine de Bora.

Trait admirable de générosité, disent ses admirateurs. Assurément ; mais l’histoire et les œuvres littéraires sont pleines de ces aventures où du milieu de la compassion ne tarde pas à surgir un sentiment plus troublant, plus violent et plus doux. A ce sentiment, Luther était-il inaccessible ? Dans une langue massive, ces années-là même, ici au chanoine Reissenbuch, là à l’archevêque Albert de Mayence, il écrivait :

« De par Dieu lui-même, l’homme est destiné,

nécessité, contraint à l’état du mariage… Tous, nous sommes créés pour cet état ; notre corps le fait assez voir… Il est terrible d’arriver à l’heure de la mort sans avoir eu de femme. Si au moins on avait eu sérieusement l’intention de se marier ! Que répondre à Dieu quand il nous dira : « J’avais fait de toi un homme ; il ne fallait pas rester seul mais prendre une femme, Où est ta femme ? » W., t. xviii, p. 275, 17 (27 mars 1525) ; Erl., t. liii, p. 311 (2 juin 1525). Lui aussi, arrivé à quarante ans, n’a-t-il pas senti les suggestions du « démon de midi » ?

Frédéric de Saxe montrait de la répulsion pour le mariage des prêtres, notamment avec des religieuses. Mais, le 5 mai 1525, il mourait. Le 13 juin suivant, par un coup « subit et merveilleux » de la main de Dieu, Luther se mariait avec Catherine Bora. Enders, t. v, p. 201 (20 juin 1525). Une fois de plus, nous pouvons admirer la merveilleuse harmonie entre les coups subits de la Providence et la préoccupation de Luther de ne pas déplaire à son prince ! Depuis plus de deux ans, Catherine vivait dans l’ambiance de Luther. C’est tout d’un coup, aussitôt après la mort de l’électeur, que Dieu leur manifeste impérieusement à tous deux sa volonté de les unir !

Le 14 juin, lendemain du mariage, Justus Jonas écrivait à Spalatin : « Luther a pris Catherine Bora pour femme. Hier j’ai assisté à la cérémonie et j’ai vu le marié sur le lit nuptial. Je pleurais malgré moi ; je ressentais je ne sais quelle impression violente. » G. Kawerau, Der Briejwechsel des Justus Jonas, t. i, 1884, p. 94. Le 16, Mélanchthon écrivait à Camérarius sa fameuse lettre désanchantée, « jérémiade de petite ville », suivant l’expression d’Hausrath. A. Hausrath, Luthers Leben, 1905, t. ii, p. 170 ; il y déplorait le manque de tenue du Réformateur, le feu de la passion que les religieuses avaient allumé en lui. P. A. Kirsch, Melanchthon’s Brief an Camerarius, Mayence, 1900. Quelques jours après, sur un ton encore plus accentué, Bugenhagen écrivait que « pour faire taire les mauvaises langues, Luther avait dû se marier à l’improviste ». O. Vogt, J. Bugenhagens Briefwechsel, 1888, p. 32. C’est ce que le 16 juin Luther lui-même avait écrit à Spalatin : « J’ai fermé la bouche à ceux qui me diffamaient au sujet de Catherine Bora. » Enders, t. v, p. 107. — De son union, il eut six enfants : Jean (1526), Élisabeth (1527), Madeleine (1529), Martin (1531), Paul (1533) et Marguerite (1534). Élisabeth mourut à huit mois, Madeleine à treize ans. Les quatre autres lui survécurent. Sa descendance s’est maintenue jusqu’à nos jours.

Le mariage apporta à Luther un certain repos, un repos matériel, une certaine tranquillité : il avait quelqu’un pour tout ordonner dans le vaste couvent, Mais dans une région plus intime, dans les profondeurs de sa conscience religieuse, ce mariage produisit, sinon peut-être le remords toujours cuisant. du moins une inquiétude éternelle.

Le mariage de Luther consolida la Réforme. Par là, le Réformateur coupa à tout jamais les ponts derrière lui. Entre lui et les siens, ce mariage établit un puissant trait d’union. Luther célibataire, seul dans son couvent, tout au plus avec quelques domestiques, c’était l’isolement. A partir de 1525, au contraire, les amis purent se réunir à la table du maître. On causa, on discuta, on forma des projets contre le pape, des plans pour l’organisation de la nouvelle Église ; on revit la traduction de la Bible, la grande entreprise de Luther. Peu à peu, la maîtresse de maison reçut des pensionnaires ; avec une petite rétribution, ils aidaient au confort du ménage. En même temps, ils s’y nourrissaient « de la vraie doctrine ». N’eût-on passé que huit jours à la table de Luther, on pouvait hardiment retourner dans son pays : on avait vu le prophète, on avait vécu avec lui ; désormais on était soi-même vénéré comme un envoyé de Dieu.

La guerre des paysans. — L’année 1525 fut l’une des plus importantes de la vie de Luther ; outre son mariage, deux faits considérables l’ont marquée : la guerre des paysans et sa lutte avec Érasme.

Chez les paysans allemands, les écrits du Réformateur avaient allumé un immense espoir ; eux aussi, jusque-là si durement traités, si asservis, ils allaient donc connaître « la liberté chrétienne » ! Puis, les princes n’étaient-ils pas « les plus grands fous et les plus grandes canailles de la terre », « un tas de soûlards et d’enragés » ! W., t. xi, p. 268, 1 ; t. xv, p. 254, 2 (1523, 1525). Évidemment, Luther était prêt à se mettre à la tête d’une révolution sociale !

Le mouvement partit de l’Allemagne du Sud. A la fin de février 1525, un manifeste en douze articles acheva d’y surexciter les esprits : on y demandait le choix des curés par la communauté chrétienne, la diminution des redevances, l’abolition du servage, le rétablissement des biens communaux. Rapidement, l’insurrection se répandit dans l’Allemagne entière. Mais elle ne put tenir. Le 15 mai, à Frankenhausen, en Thuringe, les paysans furent complètement défaits, ou plutôt massacrés par milliers. Puis, ce furent partout des massacres effroyables. En quelques semaines, l’ordre régna sur des ruines et sur des cadavres.

Dès le début, les paysans avaient regardé vers Luther. Il se trouva dans un grand embarras. D’idées sociales, même au sens le plus vague et le moins moderne du mot, il n’en avait aucune ; pour le guider sur ce terrain, il n’avait que sa conception de la société sous la forme d’une ménagerie, à mener la cravache à la main. Ci-après, Théologie de Luther, col. 1314. Mais il ne voulait pas davantage renoncer à sa popularité. Dès l’abord, il tenta donc une position de juste milieu. C’est en ce sens que, le 20 avril 1525, il lança son Exhortation à la paix. En réalité, aux princes et aux paysans il n’y conseillait guère que la soumission à l’Évangile, c’est-à-dire l’adhésion à sa Réforme. La demande qui chez les paysans lui paraissait la plus audacieuse, c’était la suppression du servage : « Abraham, les autres patriarches, les prophètes n’avaient-ils pas eu des esclaves ? Cet article allait directement contre l’Évangile ; il tenait du brigandage. » W., t. xviii, p. 326, 33.

Mais voici qu’avec Thomas Münzer, le mouvement gagne la Thuringe et la Saxe. Les princes qui favorisent Luther, Frédéric de Saxe par-dessus tout, vont donc avoir à en souffrir ! Frédéric est très malade ; il va mourir le 5 mai, violemment inquiet de la révolte qui monte. Le prince Jean Frédéric, son fils, est très favorable au Réformateur ; ne va-t-on pas profiter des événements pour l’indisposer contre lui ? C’est sous l’empire de cette crainte que, vers le 4 mai. Luther lance son pamphlet Contre les bandes meurtrières et pillardes des paysans. « Il faut arrêter les paysans, les égorger, les passer au fils de l’épée, en secret comme en public. Rien n’est plus venimeux, plus nuisible, plus diabolique qu’un révolté, C’est comme un chien enragé ; si tu ne le tues pas, il te tue, et tout un pays avec toi. » W., t. xviii, p. 358, 14.

A la bataille de Frankenhausen. « Münzer avec quelques milliers de révoltés, écrivait Luther d’une plume alerte, était tout à coup tombé dans la m… » W., t. xviii, p. 367, 13. Il en vint pourtant à quelque commisération à l’endroit des vaincus, et demanda aux princes d’être indulgents pour les prisonniers. W., t. xviii, p. 374. Mais le naturel reprit bientôt le dessus ; le 31 mai, il écrivait à un ami, que là où persistait l’esprit de Miinzer, « il était grand temps d’égorger les paysans comme des chiens enragés ». Erl., t. un, p. 306. C’était là son expression favorite. Puis, au mois de juillet suivant : « Qu’a-t-on jamais vu déplus mal élevé que cette crapule de populace et de paysans, quand ils ont bu et mangé tout leur soûl et qu’ils se sentent en force ! … L’âne a besoin de coups, et la populace d’être menée par la force. » W., t. xviii, p. 391, 394.

Après la guerre des paysans, Luther put rester l’ami des princes, mais la popularité de jadis et l’influence sur les masses s’étaient pour toujours envolées. « Hypocrite et valet des princes » : voilà les mots qui restèrent désormais attachés à son nom. Enders., t. v, p. 181, note 1.

La guerre des paysans montra au grand jour combien les tendances de Luther étaient opposées au peuple. La même année, sa lutte avec Érasme le séparait à jamais du prince des humanistes. Ci-après, Théologie de Luther, Érasme et Luther, col. 1287.

5° L’organisation de l’Église luthérienne (1522-1530).

L’année 1526 et les suivantes furent surtout occupées par l’organisation de l’Église luthérienne. L’organisation de l’Église luthérienne 1 Ces mots jurent de se trouver réunis. A l’origine, de 1518 à 1522, Luther insista sur l’invisibilité de l’Église. L’Église, c’était l’alliance fraternelle des vrais croyants, des âmes droites et chrétiennes ; connues du Christ seul, ces âmes avaient le Christ pour docteur et pour guide. Mais très rapidement, après la descente de laWartbourg, les réalités vinrent le tirer de sa conception idyllique. C’est ce que l’on a appelé l’évolution du luthéranisme au protestantisme. Commencée en 1522, cette évolution se termina de 1528 à 1530 : en 1528, par l’Instruction pour la visite des églises ; en 1529, par la diète de Spire et la Protestation qu’y présentèrent les princes luthériens, d’où à eux, puis à tous les réformés s’attacha le nom de protestants ; en 1530, par la Confession d’Augsbourg.

6° La diète d’Augsbourg (20 juin-Il nov. 1530) ; La Confession d’Augsbourg (25 juin 1530). —

Depuis la diète de Worms, Charles-Quint était en Espagne. Les dissensions de l’Allemagne le décidèrent enfin à y revenir. Il passa par l’Italie et s’y fit couronner parle pape (24 février 1530) ; le 15 juin suivant, il entrait à Augsbourg. Du 20 juin au 19 novembre, il y tint l’une des diètes les plus fameuses de l’Empire. Luther consentit à des négociations, mais « à la condition qu’on ne toucherait pas à l’Évangile ». Enders, t. viii, p. 45. Banni de l’Empire, il ne put lui-même venir à Augsbourg. Mais dès le 23 avril, il s’était fixé le plus près possible, dans la forteresse de Cobourg, qui faisait partie des États de l’électeur de Saxe. De là, il fut l’âme de la résistance.

L’Hôtel de ville d’Augsbourg réunit 42 représentants de l’Empire. Comme préparation aux travaux de la diète, on fit une splendide procession de la Fête-Dieu (16 juin). Mais dès ce jour-là, les dissensions apparurent ; les princes protestants refusèrent d’y assister. Puis l’inflexibilité de Luther empêcha tout rapprochement. A Augsbourg, son principal représentant était Mélanchthon, l’homme de l’habileté et des faux-fuyants. Le 25 juin, il lut devant les États la fameuse Confession d’Augsbourg. Elle était signée des protecteurs du nouvel Évangile.

Le 19 novembre, Charles-Quint publia le recès de la diète. Dans la doctrine, les nouveautés étaient interdites ; dans le culte, notamment pour ce qui était des sacrements, de la messe du culte des saints, il fallait jusqu’au prochain concile s’en tenir au passé. Les prêtres mariés devaient être déposés et punis ; les prédicateurs ne pouvaient être autorisés que par l’évêque. Les ouvrages étaient soumis à la censure. Toute atteinte aux églises et aux couvents était interdite ; les biens déjà pris à l’Église devaient lui être rendus.

Depuis plus de trois mois, Luther estimait que le diable triomphait à Augsbourg. A Spire, une bande de diables étaient apparus sous la forme de moines ; ils avaient déclaré qu’ils venaient de Cologne par le Rhin et qu’ils se rendaient à la diète. Enders, t. viii, p. 185187, 236. Dans cette apparition, Mélanchthon voyait l’annonce d’une « horrible révolution ». Le recès de la diète acheva d’indigner Luther et de l’abattre ; de loin, il était porté à s’en exagérer l’effet. Quelques mois auparavant, des négociations avec Zwingle avaient échoué à Marbourg. Échec à Marbourg, échec à Augsbourg, solitude de Cobourg, maladies, tout contribua à faire une fois de plus de son intérieur une mer démontée. Son âme était « comme une terre desséchée par la chaleur et par le vent ». Enders, t. vii, p. 338.

Mais le recès d’Augsbourg ne sera pas plus observé que ceux des diètes précédentes, et longtemps encore le protestantisme continuera sa marche ascendante.

Le 4 octobre, Luther avait quitté Cobourg ; le 13, il était de retour à YVittenberg.

II. LA PHYSIONOMIE DU RÉFORMATEUR.

1° Le tempérament. —

Dans la période catholique de la vie de Luther, nous avons regardé sa physionomie intime, sa vie morale d’alors. Pour un regard du même genre sur la physionomie et sur la vie privée du Réformateur, nous sommes arrivés, semble-t-il, à l’endroit le plus favorable.

Luther avait un tempérament robuste, le tempérament d’un paysan saxon. Ce tempérament, puis ses malaises et infirmités ont joué un grand rôle dans sa vie. Il était un sanguin. Le sanguin va de l’avant, sans regarder à droite ni à gauche. Ainsi Luther marche-t-il devant lui ; il ne sait plus ce qu’il a dit hier, et il n’a pas souci de se le rappeler. De bonne heure, il ressentit de douloureux malaises. Ses travaux intellectuels, la tension extraordinaire de toute sa vie de Réformateur, et notamment des années qui vont de 1518 à 1521, le peu de soin que presque toujours il prit de sa santé, sa vie particulièrement négligée de 1522 à 1525, dans la solitude de son ancien couvent, toutes ces causes suffisent amplement à les expliquer. Sur ces infirmités, il revient fréquemment, et toutefois en termes assez peu précis ; aussi, à distance, est-il difficile d’en voir au juste le siège et la nature.

Dès sa jeunesse, il éprouva des oppressions, des angoisses dans la région du cœur. De là, en partie du moins, ces terreurs, ces effrois que Mélanchthon donne comme la note caractéristique de sa vie intime. Corpus Réf., t. vi, col. 158. De là aussi, sa nature haletante, travailleuse ; de là, une inquiétude éternelle, le poussant vers la lutte et vers l’inconnu. Rapidement aussi, sa nervosité alla croissant, et accentua le désordre du cœur. Alors vinrent des vertiges, des bourdonnements d’oreilles, qui ont joué un si grand rôle dans sa vie. des défaillances qui, surtout à partir de 1522, le jetaient à terre, sans connaissance, des éblouissements, et à Cobourg en 1530, « la difficulté de lire une lettre et de supporter la lumière ». Enders, t. viii, p. 162. Cette année-là, il n’a que quarante-sept ans ; depuis lors, il ne cessera pourtant de parler de sa vieillesse et du lourd poids de la vie. Évidemment aussi, il était partiellement empoisonné par l’alcool et l’acide urique ; des travaux corporels les eussent éliminés ; une vie trop intellectuelle et trop sédentaire les maintenait dans son organisme. Il ressentait en lui des impulsionsviolentes : en niant la liberté, il n’a fait que décrire une expérience personnelle. De là, en partie, du moins, ses contradictions d’une année à l’autre, d’une page à l’autre ; il allait où le flot l’entraînait. — Luther est un cas pathologique fort complexe.

La physionomie morale. — Luther ne fut ni un spéculatif, ni un penseur, ni un logicien. D’ordinaire, il est même loin d’être un écrivain varié. A ce point de vue, des extraits habilement choisis sont de nature à donner une impression fort différente de celle qui ressort de ses œuvres complètes. Dans ses sermons, en particulier, on trouve trois ou quatre préoccupations, toujours les mêmes : attaques contre les œuvres, beauté de son Évangile, lamentations sur la misère des pasteurs, injures contre le pape, les juifs, les cabales et les sectes. Mais ces lacunes elles-mêmes sont loin de l’avoir desservi. Sur les masses, un penseur aura-t-il jamais une grande influence ? Et la musique de la parole publique a-t-elle besoin d’une si grande profondeur ou variété ? Au contraire, on savait gré à Luther d’être toujours prêt à donner de la voix, toujours prêt à venir, avec un ton de voyant, distribuer la Parole.

Pour parler aux foules et les entraîner, il avait des dons éminents : de l’imagination, de la volonté, de la passion. Il avait un don étonnant de l’image, de ces images qui se gravent à jamais dans la mémoire. On voit « les diables fondre sur lui, aussi nombreux qu’il y a de tuiles sur les toits ». Erl., t. liii, p. 106 ; on voit le duc Henri de Brunswick « leste et agile comme une vache sur un noyer, ou comme une truie jouant de la harpe ». W., t. li, p. 522, 7 ; le pape Paul III brayant :

« Hian, hian », ou pétant comme un âne. Erl., t. xxvi,

p. 147. Sans doute, c’est dans le domaine des porcheries que, de plus en plus, Luther alla chercher ses images. Mais cette prédilection était-elle pour déplaire si étrangement à son milieu ?

Luther fut un homme de volonté ; disons mieux, il eut l’art de ne jamais douter de lui, ou du moins de ne jamais le paraître ; s’il n’eut pas toujours de la volonté, il eut du moins toujours de l’audace : « Tant que je vivrai, disait-il en 1532, personne ne saura me braver, s’il plaît à Dieu. » T. R., t. ii, n. 1484. L’audace, les dehors de l’audace, voilà sa grande force. Chez lui, ce n’était pas avant tout d’une énergie de fer que venait la résistance, c’était plutôt du besoin de faire bonne contenance.

Luther fut un homme de passion. Il détesta violemment les œuvres et la messe, le pape et les moines, Aristote et la scolastique, Jean Eck et le duc Georges de Saxe. Luther fut un violent. La violence, une violence faite à la fois de nature et d’artifice, c’est ce qui dès l’abord frappe dans son œuvre. Là encore, sans doute, il savait s’arrêter à temps ; c’était quand il traitait avec les puissants, et tout particulièrement avec ses princes de Saxe. Heureuses natures que, sur les pentes vertigineuses de l’emportement et de la colère, le respect de l’autorité, je veux dire de leurs intérêts, sait constamment arrêter à temps ! Mais quand le calcul lâchait la bride à sa nature, alors la violence apparaissait, dans toute sa réaliste fureur. Il écrivait en 1520 : « Je ne puis nier que je ne sois trop violent. Mais puisque mes adversaires le savent, ils n’auraient pas dû exciter le chien. » Enders, t. ii, p. 329. Cette violence venait de je ne sais quelle impulsion mystérieuse. En 1521, il écrit qu’il n’est pas maître de lui, qu’il ne sait quel esprit le contraint de blesser malgré lui. Enders, t. iii, p. 93. Qu’on appelle ce dédoublement possession démoniaque, emprise d’une fougue non maîtrisée, envahissement des forces de la subconscience, effet d’un surmenage intellectuel, il restera toujours qu’il est loin de montrer l’homme parfaitement maître de soi. Mais la foule n’a pas le loisir de ces analyses psychologiques. Tour peu qu’un homme montre de la confiance en soi, elle se courbe avec respect. En voyant l’assurance de Luther, elle crut volontiers à une énergie sans mélange, à la volonté d’un voyant qui se laissait diriger par l’étoile.

Luther aime les exagérations massives. En 1524, il parle en chaire contre la messe : « Oui, je le dis ; toutes les maisons publiques, tous les homicides, meurtres, vols et adultères sont moins nuisibles que l’abomination de la messe papiste. » W., t. xv, p. 774, 18 ; voir ci-après, Le nouveau culte, col. 1304 « Sous le papisme, disait-il en 1529, nous étions possédés par cent mille diables. » W., t. xxviii, p. 452, 11.

Dans ce besoin de violences et d’exagérations, il ne fut jamais arrêté par la crainte d’affirmations erronées Il se préoccupait fort peu de dire la vérité ; souvent, et fort sciemment, il alla jusqu’au mensonge caractérisé. Au milieu de 1520, il écrivait à son ami Jean Lang : « Contre la déloyauté et la perversité du pape, j’estime qu’en vue du salut des âmes, tout nous est permis. » Enders, t. ii, p. 461.

Saint Bernard, le grand moine du Moyen Age, avait dit : « J’ai perdu mon temps ; car j’ai mené une vie de perdition. » A partir de 1521, Luther rappellera ce mot à satiété. A quelle fin ? Afin de montrer qu’à l’heure de sa mort, Bernard avait amèrement regretté de s’être fait moine, et qu’il en avait demandé pardon à Dieu. Or, quand Bernard avait-il parlé ainsi ? Au moins seize ans avant sa mort ; et non pas malade à mourir, mais dans un sermon. Pendant ces seize années, il n’avait cessé de rester moine et de s’intéresser vivement à la vie monastique. D. P., t. i, p. 74-90. Plus loin, on verra la conduite de Luther dans l’affaire du mariage turc de Philippe de Hesse.

Luther fut un orateur et un écrivain populaire. Il avait la parole facile, véhémente, sans grand souci de la vérité. Il ne s’attarda pas à la composition d’ouvrages didactiques et de longue haleine ; dans sa course échevelée contre le pape, les moines et tout ce qui était catholique, ce qu’il affectionna particulièrement, ce fut la littérature et le style des pamphlets. Un grand nombre de ces écrits sont des productions de quinze à vingt pages, quelques-uns de moins encore. Plus de trente ans professeur à l’université de Wittenberg, il ne sut jamais rassembler ses cours pour en composer quelque grand traité didactique. Il n’a mis la dernière main ni à ses Dictées sur le Psautier, ni à son Commentaire sur l’Épître aux Romains. C’est sur des notes d’élèves qu’ont été publiés son second Commentaire sur l’Épître aux Galates et son Commentaire sur la Genèse.

Écrivain populaire, Luther usa abondamment de proverbes : « Trembler n’empêche pas de mourir ; — Jeu de chats, mort des rats ! — Pour ch…, il faut avoir de la m… dans le ventre, — Ch.. dans tes braies et fais-t’en une cravate », etc. E. Thiele, Luthers Sprichwörtersammlung, 1900, n. 22, 35, 68, 69. Écrivain populaire, et écrivain populaire du xvie siècle, il aima les grossièretés. Il a été le Rabelais de l’Allemagne. En 1545, quelques mois avant sa mort, il faisait paraître son pamphlet Contre la papauté romaine fondée par le diable, avec les caricatures de l’Image de la papauté. Large mention d’hermaphrodites, manière de distinguer un homme d’une femme, scène d’accouchement, rien n’y manque. Par-dessus tout, on y trouve une collection scatologique comme n’en a jamais offert un livre de controverse religieuse. D. P., t. iv, p. 93 sq.

Homme d’imagination, de volonté, de passion, de violence, recourant volontiers aux exagérations et aux mensonges, orateur et écrivain populaire, toutes ces dispositions ont fait de Luther un tribun, soufflant dans les masses le vent des révolutions. Il disait en 1529 : « Je suis né pour lutter et tenir la campagne contre la canaille et contre l’enfer : de là, dans mes écrits. une allure de tempête et de guerre. Il me faut arracher les arbres avec les troncs, couper les haies avec leurs ronces, et combler les mares stagnantes. Je suis le rude bûcheron qui perce la route et la rend praticable. » W., t. xxx b, p. 68.

Tous ceux qui se sont arrêtés à Luther ont été frappés de ses accès de sombre tristesse ; ceux-là mêmes à qui sa nature était le plus déplaisante n’ont pu se défendre ici d’un mouvement de sympathie. D’ordinaire, ces combats intimes, c’était sous la forme d’une lutte avec Satan qu’il se les représentait. Et c’étaient des combats effrayants. Alors, nous dit-il, il en venait à ne plus savoir « s’il était mort ou vif ». Ses tentations de doute étaient tellement violentes « qu’il en arrivait à se demander si oui ou non il y avait un Dieu ». T. R., t. i, n. 1059 (1530-1535). Il disait en 1540 : « Le diable jette dans l’âme des pensées hideuses, la haine de Dieu, le blasphème, le désespoir. Voilà les grandes tentations, et pas un papiste ne les a comprises. Ces idiots d’ânes ne connaissent que les tentations de la chair. Ce sont les seules sur lesquelles eux et leurs saints ils ont écrit. Un jour, poursuivi par une tentation de ce genre-là, Benoît s’est jeté tout nu dans les épines, et il s’est consciencieusement déchiré le c… En réalité, à cette tentation-là, le remède est facile : il y a encore des femmes et des jeunes filles. Mais dans les tentations de blasphème, à la pensée du jugement de Dieu, on ne voit ni où commence le péché, ni où se trouve le remède. » T. R., t. iv, n. 5097.

Huit ans auparavant, ce reproche aux ânes de papistes était moins global : deux d’entre eux, Guillaume de Paris et Gerson, avaient écrit sur ces tentations. Ci-après, l’Augustinisme de Luther, col. 1195. Mais de plus en plus, il devait être entendu que le Réformateur « s’était élevé comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée ».

Un soir, dit un récit fameux, les étoiles là-haut brillaient au firmament ; le ciel semblait en feu. « Vois donc, dit Catherine à Luther ; quel beau ciel ! » Luther leva les yeux : « Oui, répondit-il, mais il n’est pas pour nous. » — « Eh, pourquoi, reprit Catherine ; est-ce que nous serions dépossédés du royaume des cieux ? » — Luther soupira : « Peut-être, dit-il, nous avons quitté notre couvent. » — « Il faudrait donc y retourner ? » reprit Catherine. — « Il est trop tard, répliqua le Docteur ; le char est trop embourbé. » Et il rompit l’entretien. Audin, Histoire de Martin Luther, 5e édit., 1846, t. iii, p. 180. Ce n’est là qu’une légende. C’est en 1709, dans une œuvre de polémique dépourvue de critique, qu’on la trouve pour la première fois. Jean Kraus, Ovicula ex Lutheranismo redux, Prague, 1709, t. ii, p. 39. Mais ici encore, la légende aura été une quintessence de vérité ; souvent, dans les profondeurs de son âme, Luther entendit sa conscience lui demander s’il n’avait pas désobéi à sa vocation, et si son œuvre venait vraiment de Dieu.

L’union avec Dieu. — Mais enfin, doutes, abattements n’auraient-ils pas été simplement des tentations du démon, des épreuves permises par Dieu pour purifier son serviteur ? Derrière ces épreuves, n’y aurait-il pas eu l’union intime avec Dieu ?

Pour séparer l’état de langueur spirituelle, état dangereux, de l’état de sécheresse spirituelle, état méritoire, quelle est la pierre de touche ? La prière. Pour l’âme, nous dit Tauler, il y a deux hivers. Dans les deux, l’âme est froide. Mais dans l’un, elle se dispose à rester dans sa froideur ; c’est le prélude de la mort. Dans l’autre, elle travaille à rester unie à Dieu ; c’est un hiver salutaire, qui présage le retour du printemps. Édit. d’Augsbourg, 1508, celle dont Luther s’est servi, ꝟ. 41 v° ; éd. F. Vetter, 1910, p. 61 ; trad. Noël, 1911, t. ii, p. 354 ; ci-après, Luther et les mystiques col. 1257. Dans lequel de ce deux hivers se trouvait habituellement l’âme de Luther ?

Chez les luthériens, depuis Mélanchthon, il a été assez d’usage d’appeler Luther un homme de prière. C. R.. t. xi, col, 731, 733 : Oraison funèbre de Luther, (22 février 1546). Assurément, Luther avait de belles dispositions pour la prière, de beaux restes de sa formation catholique et monastique. Il aime à exalter la puissance de la prière. Dans ses lettres a des amis, il demande souvent de prier pour lui et pour la cause de l’Évangile. L’une des dispositions qui frappait le plus son entourage, et surtout ses inférieurs, c’était la confiance en Dieu. Il était l’élu de Dieu. Dieu l’avait protégé ; il le protégerait toujours. De sa mentalité de religieux, il avait gardé le besoin de s’affirmer en communication directe avec Dieu. Et le prédicateur sentait encore plus le besoin de se présenter ainsi devant les foules. Chez Luther, on trouvait ce que l’on est haletant de rencontrer chez un directeur spirituel : une voix qui décide au nom de Dieu.

Mais enfin Luther a-t-il été réellement un homme de prière ? Avec les années, l’a-t-il été de plus en plus ? En 1523, il écrivait à un ami : « Je me porte assez bien ; mais je suis distrait par mille occupations extérieures ; l’esprit est presque éteint, et a rarement le temps d’entrer en récollection. Demande à Dieu que je ne finisse pas par la chair. » Enders, t. iv, p. 144. En 1532, il se reconnaît « moins zélé, moins sérieux, beaucoup plus tiède qu’autrefois sous le papisme. Et sous l’Évangile, cette tiédeur était universelle ». Mais, ajoutait-il, c’était le diable qui en était cause et non sa doctrine. W., t. xxxvi, p. 469, 12. Ainsi, dans maint endroit des écrits et des actes de Luther, c’est toujours le diable qui en arrive à triompher de Dieu. Toutefois, dans son second Commentaire sur l’Épître aux Galates, il ose regarder jusqu’à sa doctrine elle-même : « Plus nous sommes certains de la liberté que le Christ nous a acquise, plus nous sommes froids et négligents pour exposer la parole, pour prier, pour bien agir, pour supporter le mal, etc. » W., t. xl b, p. 61, 15 (1535).

Oh ! sans doute, il priait encore. Vers la fin de 1542, il disait à table : « Tous les jours aussi, j’ai à trouver du temps pour prier. Je suis heureux, quand je me couche, de pouvoir réciter les Dix Commandements, le Notre Père et un ou deux versets ; puis je m’endors en les méditant. » T. R., t. v, n. 5517. C’était à peu près la prière d’un bon soldat dans les tranchées ; c’est moins que la prière de Celui dont il est écrit : « Il passa toute la nuit à prier Dieu. » Et cette prière, avait-elle les qualités de la vraie prière chrétienne ? Il écrivait en 1531 :

« Je ne puis pas prier sans maudire. Quand je dis : « Que

ton nom soit sanctifié », je ne puis m’empêcher d’ajouter :

« Maudit, damné, honni soit le nom des papistes

et de tous ceux qui injurient ton nom. « Quand je dis :

« Que ton règne arrive », j’ajoute : « Maudit, damné, à

bas soit le papisme, avec tous les royaumes qui sur la terre s’élèvent contre le tien ». Quand je dis : « Que ta volonté soit faite », j’ajoute : « Maudits, damnés, honnis, à bas soient toutes les pensées et projets des papistes et de tous ceux qui travaillent contre ta volonté et tes desseins ». C’est ainsi que je prie tous les jours, du fond du cœur comme des lèvres, sans me lasser. » W., t. xxx c p. 470, 19. En 1536, il écrivait à Gaspard Müller : « Cher ami, dites donc aussi un Notre-Père de malédiction contre le papisme, pour qu’il attrape la Saint-Valentin. » Erl., t. lv, p. 120. Pour l’Allemand la Saint-Valentin, c’était la Saint Falentin. Et Falentin lui rappelait le mot Fallen, tomber. W., t. i, p. 412. La Saint-Valentin, c’était le mal caduc !

Plus loin, on verra Mélanchthon se joindre à Luther pour accorder à Philippr de Hesse l’autorisation d’un second mariage. Le fait s’étant ébruité, le pauvre neurasthénique tomba assez gravement malade. Luther vint à son chevet. Alors se passa une scène étrange. Luther, effrayé, s’écria : « Ah ! comme le diable a souillé cet organe de Dieu ! » Alors, il se tourna vers la fenêtre et se mit à prier. « II a bien fallu que le Seigneur Dieu m’écoutât, dira-t-il plus tard. Je lui ai jeté le sac devant sa porte… » Puis il revint vers Mélanchthon, et lui dit en lui prenant la main :

« Aie bon courage, Philippe, tu ne mourras point. » De

fait, peu à peu, le malade revint à lui. K. K., t. ii, p. 527. « Nous l’avons trouvé mort, écrivait Luther à Jean Lang ; par un miracle manifeste Dieu l’a rappelé à la vie. » Enders, t. xiii, p. 109 (12 juillet 1540). — Après Luther, ses admirateurs ont vu là un miracle ; d’autres y ont vu du moins la profondeur de son sens religieux et de son esprit de prière. Dès lors, j’ose à peine donner mon sentiment. Dans cette scène, je trouve quelque chose qui sonne faux, j’y trouve l’emphase et le charlatanisme du tribun. « Pourquoi te martyriser avec cette affaire, mon pauvre Philippe ! Mais Dieu lui-même te donne l’exemple ! Il ne s’en préoccupe pas, lui. Une femme de plus ou de moins, que lui importe ? La preuve, c’est que je viens de le prier, et que, sans avoir témoigné le moindre regret de ce que nous avons signé, j’ai reçu de lui, oui, moi, de lui, j’ai reçu l’assurance que tu ne mourrais point. » Bref, par ce miracle, Dieu apposait sa signature au bas de la fameuse autorisation ! — Avec ces parleurs publics, on ne sait jamais que penser. Ils ont toujours besoin de marcher un tambour devant eux.

4o  La tenue morale. — Luther revient fréquemment sur le vice national de l’Allemagne, les excès de table et plus particulièrement l’ivrognerie. En 1525, il disait dans un sermon : « Quand on est rond comme un cochon, quand on se soûle tous les jours, on ne peut ni bien prier, ni rien faire de vraiment chrétien ; on n’est qu’un propre à rien. Pour notre crapule et notre ivrognerie, à nous autres, arsouilles d’Allemands, il faudrait un sermon et des remontrances bien senties ; mais pour faire disparaître cette vie honteuse de cochons et le diable de l’ivrognerie, où trouver un sermon assez fort et vigoureux ? » Erl., t. viii, p. 292. Là encore, Luther a été l’homme de l’Allemagne. Ennemis de Luther, contemporains indifférents, amis, Luther lui-même, tous, en somme, en arrivent sur ce point à cette constatation. — Ennemis : le comte Hayer de Mansfeld, redevenu catholique après avoir admiré Luther, écrivait en 1522 : « Luther n’est qu’un polisson, qui s’enivre à la mode de Mansfeld, et qui aime à s’entourer de jolies femmes. » — Contemporains indifférents : en 1536, Wolfgang Musculus vient à Wittenberg pour aplanir des difficultés au sujet de la messe et de la cène ; il relate qu’avec Luther, il a bu, puis bu de nouveau, et bu encore, toujours vigoureusement, à la mode de Saxe. — Amis de Luther : en 1522, Luther est à Erfurt. pour la propagation de la Réforme ; Mélanchthon résume ainsi la première soirée : « On a bu, on a crié, comme de coutume. L’année suivante, Luther a des vomissements étranges, sur lesquels ses amis cherchent à faire le silence. — Enfin, Luther lui-même : sur son intempérance, notamment sur ses excès dans la boisson, ses lettres, ses propos de table sont rempila de confidences compromettantes. De sa vie monastique, qu’est-ce qui lui est resté le plus gros sur le cœur ? Ses jeûnes et ses mortifications, jeûnes et mortifications qui dans sa congrégation n’avaient rien de particulièrement austère. En 1519, il s’accuse « d’excès de table ». En 1530, il se plaint d’entendre « un vrai tonnerre » dans sa tête : il n’en trouve que deux explications : le vin ou le diable. Contre ses tentations d’abattement, la boisson était l’un de ses principaux remèdes : « Quand je suis tenté, manger et boire est pour moi le double d’un jeûne. À cette vue. le monde crie à l’ivresse ; mais Dieu jugera si c’est la de l’ivresse ou du jeûne. » J. Paquier, Luther et l’Allemagne, p. 91-119.

Luther a excite de grandes haines et de vifs attachements, de grands mépris et de grandes admirations. C’est que lui-même il était fort complexe, avec des qualités séduisantes et de nombreuses limitations. Si l’on y regarde de près, on voit que les haines et les mépris se sont plutôt adressés à l’homme public, les amours et les attachements plutôt à l’homme privé. Chez lui, en effet, l’homme privé était meilleur, plus honnête que l’homme public. Cette double morale, où plus loin, col. 1311, nous trouverons l’un des points essentiels de sa théologie, c’était dans sa propre conduite, en même temps que dans la vie de l’époque, qu’il avait pu en puiser la notion.

Il avait un gros bon sens pratique, fait en partie d’obséquiosité envers le pouvoir temporel, mais qui l’empêchait d’aller jusqu’au bout de ses théories ; de la bonhomie, et même une bonté de cœur qui, sous des dehors bruyants, finissait souvent par se trahir.

Le grand homme avait des manières simples, une affabilité sans afféterie. Dans cette Allemagne où la distinction des classes se faisait âprement sentir, le prophète était facilement accessible, Vite, il devint populaire. Jusqu’à la guerre des paysans, le peuple l’adora.

— « Mon Dieu, donnez-nous beaucoup de femmes et peu d’enfants. » D’après une accusation qui remonte à la fin du xviie siècle, ce serait là un vœu de Luther sur une Bible conservée à la Bibliothèque du Vatican. Le vœu se trouve, en effet, dans un manuscrit qui pendant deux siècles a appartenu à cette bibliothèque ; d’abord à Heidelberg, le manuscrit avait été porté au Vatican en 1623, mais il a été rapporté à Heidelberg en 1816. Il est en cinq volumes, et il contient une traduction allemande de la Bible. Le vœu en question est à la fin du tome ii. En voici la traduction complète :

« O Dieu, dans votre bonté, — Donnez-nous des capuchons

et des chapeaux, — Des manteaux et des habits, — Des chèvres et des boucs, — Des moutons et des bêtes à cornes, — Beaucoup de femmes et peu d’enfants. » Mais le manuscrit est du xve siècle, et le vœu lui aussi. L’original de cette pauvre poésie est antérieur encore : il doit remonter au moins au xiiie siècle. Dans ce long cours, le vœu avait subi des transformations ; au xiiie siècle, par exemple, on se souhaite « de belles femmes et encore plus d’enfants ». Fils de l’individualisme de la Renaissance, individualisme qui va s’épanouir dans la Réforme, le vœu du xve siècle annonce la plaie future de la dépopulation.

L’attribution de ce vœu à Luther est donc une légende. Il n’est que juste de l’ajouter : de cette attribution, c’est pour beaucoup Luther et les luthériens qui sont responsables. Ils avaient si bien chanté qu’avant eux la Bible, et pardessus tout la Bible en langue vulgaire, était un livre inconnu ! Dès lors, rencontrant une Bible allemande, on ne songea même pas qu’elle pût être d’un autre que de Luther, Grisar, t. ii, p. 241-243.

Luther n’est pas l’auteur du vœu : il ne le mit pas davantage en pratique. Il fut fidèle à sa femme. éleva ses enfants, et, tout en continuant sa vie d’étude, sut vivre de la vie de famille. Il ne chercha pas a se dérober aux devoirs et aux soucis ordinaires de la vie. On ne peut qu’admirer aussi sa puissance de travail, fruit de sa santé, il est vrai, autant que de son énergie.

Devant la peste, il sut se montrer ferme et grand. Devant ce danger, quatre-vingts ans auparavant, un grand pape, Nicolas V, s’était montré particulièrement faible ; il avait quitté Rome avec précipitation, défendant, sous peine d’excommunication, qu’on approchât du lien de sa retraite. Il avait, il est vrai, quelques excuses : de lugubres souvenirs de famille, une santé délabrée, qui avait brisé les ressorts de l’énergie, nulle obligation stricte de demeurer à Rome. En 1543, à Genève, Calvin et les pasteurs réformés devaient avoir une conduite beaucoup plus lamentable encore. Luther eut plus de courage. En 1527, la peste s’abattit sur Wittenberg ; l’Université se transporta à Iéna. De l’électeur, Luther reçut l’ordre de faire de même. Mais il demeura, lui, Catherine et Jean, son premier enfant. En 1529, lors d’une épidémie de « la sueur anglaise », en 1538 et en 1539, dans de nouvelles apparitions de peste, il demeura aussi.

Son désintéressement a peut-être été trop vanté. Tout en menant assez large vie, il put laisser à sa mort environ 8 000 florins, c’est-à-dire à peu près 200 000 fr. de notre monnaie d’avant guerre. Mais cette fortune n’était pas en argent, ni même en biens productifs. Après sa mort, sa veuve sera obligée de continuer à avoir des pensionnaires ! — Pour les gens dans le besoin, il avait la main largement ouverte. Les étudiants pauvres étaient particulièrement l’objet de sa sollicitude ; il leur donnait de son argent, il intercédait en leur faveur. Aussi a-t-il excité de grands attachements et de grandes admirations.

Toutefois, c’est surtout chez les inférieurs que ces attachements et admirations ont été durables. A leur endroit il n’avait pas à concevoir d’ombrage. Puis, ces inférieurs n’osaient pas juger le Maître et le regarder en face ; quel honneur d’avoir été admis dans son intimité ! Mais chez les égaux, égaux par l’âge, la science ou la situation, ce fut plutôt une froideur et un éloignement croissants. Ces gens avaient vite fait de voir tout ce que le brillant de Luther avait de superficiel, tout ce que, dans sa pose, il y avait de théâtral et de conventionnel. Ils perçaient à jour le parvenu, flatté d’être bien vu des puissants, obséquieux à leur endroit, mais une fois sorti d’avec eux, de plus en plus cassant et grossier. Devant la contradiction, en effet, surtout devant la contradiction de réformés qui prétendaient à l’indépendance, son humeur devint de plus en plus irritable ; c’était par simple tendance naturelle, non par une véritable énergie, qu’il était bon et doux. A cette irritation croissante contribua l’influence de Catherine, « ce brandon domestique », comme l’appelait Cruciger, un habitué de la maison. C. R., t. v, col.314. Mélanchthon lui-même, dune souplesse si peu commune, en vint à ne le supporter qu’à grand’peine. Finalement, il s’arrêta à la solution des habiles : faire l’éloge de Luther en public ; confier ses peines à ses amis. En 1538, il écrivait à Veit Dietrich : « Tu sais notre esclavage quand tu étais ici. Eh bien, il est devenu plus dur encore. Pour ne pas donner occasion à des tempêtes, je me réfugie dans le silence pythagoricien. » C. R., t. iii, col. 594. En 1544, il déclare que si Luther veut le chasser de Wittenberg, il quittera allègrement cette prison. C. R., t. v, col. 462, 474. Luther mort et les panégyriques prononcés, Mélanchthon se rappellera « l’esclavage presque honteux » qu’il avait trop longtemps subi. C.R., t. vi, col. 880 (28 avril 1548).

L’homme de l’Allemagne. — Luther, a-t-on dit des milliers de fois, surtout outre-Rhin, Luther est l’homme de l’Allemagne ; il est allemand dans l’âme, allemand « jusque dans la moelle des os ». Dans l’ensemble, ce mot est vrai, du moins à l’endroit de l’Allemagne du Centre et du Nord, à l’endroit des

« Wendes déloyaux » des bords de l’Elbe, suivant l’expression

par laquelle il désignait les gens de Wittenberg. T. R., t. ii, n. 1847 (1532). Allemand, il l’a été par ses qualités : sa bonhomie, son ardeur au travail ; il l’a été par ses lacunes et ses défauts : disposition à tout voir sous un angle humain et utilitaire, manque d’austérité, insincérité dans les tractations de la vie publique ; il l’a été par ses tendances, son amour de l’Allemagne, son amour de la langue allemande et sa maîtrise dans l’art de la manier ; par son besoin d’obéir, dans la vie publique, « au chef de guerre » qui sait violemment s’imposer, dans sa vie intime à ses impulsions. Le fond de l’Allemand, c’est l’envahissement de l’être, d’un être robuste, par les forces de la nature ambiante et de la subsconscience, par un climat rude et brumeux et par les impulsions de son être physique. Nature robuste, envahissement de sa volonté par des impulsions impérieuses, c’est là tout Luther.

La cathédrale de Cologne est le monument national de l’Allemagne du Rhin ; les œuvres de Luther sont le monument national de l’Allemagne de l’Elbe. Luther a été l’homme de l’Allemagne : voilà l’une des causes capitales de son succès.

IV. De la diète d’Augsboubg a la mort (1530-1546). — Après la diète d’Augsbourg, Luther eût pu mourir. Sa traduction complète de la Bible, il est vrai. ne parut qu’en 1534 ; mais, dès avant 1530, plusieurs traductions partielles avaient paru, et par ailleurs son œuvre était suffisamment assise.

De cette période, les deux faits ou groupes de faits les plus connus du grand public sont les Propos de table et la bigamie du landgrave de Hesse.

I. LES PROPOS DE TABLE (1529-1546). — Après le mariage de Luther, avons-nous vii, le « noir couvent de Wittenberg fut plus animé : amis, étudiants, pensionnaires partageaient la table du Maître. Le Docteur aimait cette animation. Porté à s’affaisser. ce bruit, cette jeunesse le réveillaient. Et il riait, il plaisantait. Les jours où l’oppression physique, l’angoisse morale étaient plus grandes, il riait et plaisantait davantage ; les grands rieurs sont souvent les grands mélancoliques. Sa conversation était d’une vie, d’une variété, d’une imagination endiablées. Les images succédaient aux images, avec des expressions de terroir, qui vous enfoncent pour jamais un trait dans la tête.

Vers la fin de sa vie, pourtant, le Maître devint de plus en plus silencieux et songeur. Tout le long du repas, il en arrivait à garder « son ancien silence du couvent ». Mathesius, 1906, p. 279. Même alors, toutefois, on pouvait le réveiller. Un convive amenait-il la conversation sur le pape, Zwingle, les moines ou Henri de Brunswick, c’était rapidement un long défilé d’ânes, de cochons, de canailles et de diables.

Bientôt, les commensaux et auditeurs eurent regret de voir tant de richesses perdues pour jamais. Quelques-uns se mirent un peu à l’écart et écrivirent. Luther les voyait faire ; de temps à autre, il leur disait :

« Tenez, écrivez. » T. R., t. ii, n. 1525, 2068. C’est vers

1529 que l’on commença à écrire ainsi les Propos de table ; on continua sans interruption jusqu’à sa mort.

Dans ces reproductions, trouve-t-on Luther tel qu’il parlait ? On ne saurait l’affirmer absolument. D’aucun recueil de ces Propos, nous ne possédons les notes originales, telles qu’à table même les prenaient des secrétaires improvisés. Ce que nous avons, ce sont soit les rédactions originales, celles que les secrétaires ont faites à l’aide de leurs notes, soit même simplement des remaniements postérieurs. Aux rédactions des secrétaires, nous pouvons sans doute donner encore le nom d’originaux. Mais déjà, çà et là, ces premiers rédacteurs hésitent à tout écrire. Un soir de 1532, Luther, par exemple, plaignait chaleureusement les eunuques ; il ajoutait : « Ich wolde mir ehr zwei par lassen ansetzen den ein par lassen ausschneiden. » T. R., t. iii, n. 2865 a, b. De ce propos, Veit Dietrich et Jean Schlaginhaufen, deux des secrétaires d’alors, n’ont rien rapporté ; Cordatus lui-même, qui nous l’a transmis, ne semble pas le citer dans toute sa verdeur. Lorsque Luther parlait d’objets de ce genre, Mathésius, un secrétaire des dernières années, mettait une croix ou un trait perpendiculaire. T. R., t. iv, n. 5096, p. 655. A mesure que les copies s’éloigneront, la plume se cabrera de plus en plus ; on travaillera à édulcorer les propos corsés du Réformateur.

D’un même propos, toutefois, nous avons souvent deux, trois et jusqu’à quatre rédactions parallèles et originales. Entre ces rédactions, l’édition de Weiniar facilite les comparaisons ; or, on y trouve les mêmes idées, et souvent les mêmes expressions. Avec un peu d’imagination et d’expérience de la vie, il n’est même pas fort difficile de se représenter la la conversation, les chasses-croisés des interlocuteurs. En résumé, pour la connaissance de la vie et surtout de l’âme de Luther, les Propos de table ont toujours eu de la valeur ; depuis l’édition récente de Weimar, cette valeur s’est beaucoup augmentée et est devenue hors de conteste.

Comment Luther s’y montre-t-il à nous ? — En France, on imagine volontiers que les Propos de table dévoilent un Luther à part, un Luther qui sans ces Mémoires d’un genre insolite serait demeuré inconnu. C’est là une exagération. En portant ce jugement, c’est surtout aux verdeurs de langage que l’on songe. Assurément, les Propos en renferment un grand nombre. On vient d’en lire un exemple caractéristique. D’autres Propos sont tout aussi crus, quelques-uns peut-être plus encore. T. R., t. iii, n. 3540. Et ces propos se tenaient devant une femme et des enfants 1 Et non seulement devant ses’enfants, mais devant d’autres, venus du dehors. En tête de la première édition, celle qu’Aurifaber donna en 1566, se voit une curieuse gravure : à table sont assis Luther et ses amis ; par devant, debout, se tiennent quelques adolescents, ravis des propos auxquels ils ont le bonheur d’être admis ! Toutefois, les Propos de table sont loin d’avoir le monopole de ces libertés. Dans ses écrits, et même dans ses serinons, Luther en a semé en abondance. Certains p unphlets de ses dernières années en sont remplis. Dans La Papauté romaine (ondée par le diable, il demande au pape s’il est bien un homme, et de lui en montrer ses témoins. Erl., t. xxvi, p. 236. Dans ce pamphlet, il aime à répéter que « l’Église du pape est une Église de p et d’hermaphrodites ». Erl., t. xxvi, p. 164. Le pamphlet fut suivi de dix gravures exécutées dans l’atelier de Cranach sous la direction de Luther ; il les regardait comme son « testament ». Or, elles sont tellement inconvenantes que pendant de longues années, de peur de nuire à Luther, L’Allemagne protestante en a empêché la reproduction. D. P., t. iv, p. 211-265.

On aurait même tort de croire que les Propos de table ne sont qu’une collection ininterrompue d’obscénités et de grossièretés. On y trouve de fort belles considérations sur la miséricorde et la bonté de Dieu, sur nos devoirs envers Lui et envers le prochain, des restes d’envolées mystiques.

II. LE « MARIAGE TURC » DE PHILIPPE DE HESSE (1539-1540).

La bigamie de Philippe, landgrave de Hesse, son « mariage turc », et l’autorisation que lui en donna Luther, est l’un des laits les plus retentissants de l’histoire de la Réforme au vie siècle. En 1523, Philippe de Hesse s’était marié à une Bile du duc Georges de Saxe, Christine : elle lui avait donné épi enfants. Bientôt pourtant il avait songe a un second mariage, à une seconde femme légitime ». Finalement, il demanda en ce sens au chefs de l.i Réforme une autorisation écrite. De nombreux Indices montrent. jusqu’à l’évidence, qu’assez souvent Luther avail donné oralement des autorisations de ure ; suivant son expression, c’étaient la des conseils de confession ». lue autorisation écrite lui répugnait. Mais Philippe avait l>< au être un tyran laiCif, il (tait l’un des principaux soutiens de la cause. et les luthériens l’ont appelé « le Magnanime ». Le 10 décembre 1539, l’autorisation fut donc accordée ; Luther et Mélanchthon la signèrent ; puis Bucer et d’autres encore. Le 4 mars suivant, le second mariage fut célébré en présence de Mélanchthon, de Bucer et d’Eberahrd de la Thann. Eberhard y était le représentant de l’électeur de Saxe.

Mais trop de personnes étaient dans le secret. Aussi, vers la fin de mai, « un bruit affreux » se répandait : le landgrave avait pris un seconde femme ; Luther l’y avait autorisé, et en récompense il avait reçu un tonneau de vin ! Consterné, Mélanchthon tomba malade ; Luther, lui, garda toute sa santé et son robuste moral. « Moi, disait-il, j’ai la peau épaisse ; je suis un paysan, un rude Saxon. » T. R., t. iv, n. 5096. De toute son énergie, il travailla à montrer qu’on devait nier l’existence de l’autorisation. Le 15 juillet, il disait aux conseillers du landgrave : « Quel mal y aurait-il à ce que, pour un plus grand bien, et en considération de l’Église chrétienne, on fit carrément un bon mensonge ? » Pour la conscience, il n’y avait pas là la moindre difficulté. Lenz, t. ii, 1880, p. 373 376. Puis dans une lettre au landgrave lui-même : « S’il faut en venir à écrire, je saurai fort bien me tirer d’affaire et laisser Votre Grâce s’embourber. » Enders, t. xiii, p. 144 (24 juillet 1540).

Philippe finit par se ranger à la volonté du Réformateur, il ne publia pas le fameux Conseil de confession. Une loi d’empire, de 1532.défendait la polygamie sous peine de mort ; fort habilement, Luther lui avait rappelé que son indiscrétion pourrait lui être assez nuisible.

Dans le même temps, Philippe et l’électeur de Saxe, Jean Frédéric, que, lui aussi, les luthériens ont surnommé « le Magnanime », en arrivaient également à s’entendre. Devant le soubresaut de l’opinion publique, l’électeur avait voulu désapprouver le landgrave. Mais Philippe eut vite fait de le rappeler à la raison : n’avait-il pas envoyé un délégué à la célébration du second mariage ? C’était bien à lui, bon sodomite, à faire le prude pour une femme de plus ou de moins ! Enders, t. xiii, p. 151, n. 3 ; Lenz, t. i, p. 302.

Ainsi, du temps de Luther et de Philippe de Hesse, les preuves juridiques concernant le second mariage firent défaut. En toute paix, sécurité et honneur, le landgrave garda donc « sa concubine conjugale », et Luther, la sérénité de sa conscience.

III. DE 1530 A 1546 ; AUTRES FAITS IMPORTANTS.

Dans les quinze dernières années de sa vie, Luther continua son enseignement à l’université de Wittenberg. Deux cours d’alors sont assez célèbres : son Commentaire sur V fe pitre aux Galates, de 1531, et son Commentaire sur la Genèse, de 1534 à 1545. Tous deux du reste ne nous sont parvenus que par des copies d’auditeurs ; ensuite, ces copies furent quelque peu revues par le Maître. A cette époque, il travailla aussi a grouper les princes de son parti ; en 1531 se forma la ligue de Smalkalde, en vue d’une guerre contre I h a des -Quint et les princes catholiques de l’Empire.

Mais peu à peu les adversaires deviennent plus nombreux et plus entreprenants. Eux aussi. Ii catholiques s’organisent. Lentement, mais sûrement, l’Église romaine s’achemine vers la Réforme catholique ; en 1545, Paul III en arrive enfin à réunir à Trente un concile œcuménique. Luther et les siens refusent de s’y rendre. A côté des catholiques il y a les dissidents : les sacramentaires, Zwingle, Mélanchthon lui-même, qui ne croient pas a la pic-’réelle de Jésus-Christ dans le.sacrement. Agricole et les antinomisles. qui de la théorie de Lui lier contre les œuvres prétendent tirer contre la pratique des lois morales des conséquences que Lut lier repousse ; les Juifs, a qui à l’origine il s’était allie, et Contre qui il linil par mener une iolente campagne.

Pour l’unité de la doctrine et le maintien de la morale, il a eu recours aux princes. Protection peu efficace ! Jusque parmi les siens, il constate de plus en plus la dissolution doctrinale et la décadence morale.

Dissolution doctrinale. En 1525, il trouvait dans s ; i Réforme « presque autant de sectes que de têtes ». W., t. xviii. ». 517, : 2. A partir de 1530, la plainte devient de plus en plus angoissante. En 1531, il disait en chaire : « Quoique ce soit à un seul que Dieu ait donné’et commandé de prêcher l’Évangile, il s’en trouve pourtant d’autres, même parmi ses disciples, qui prétendent s’en acquitter dix fois mieux que lui. » W., t. xxxii, p. 474, 17. Les années suivantes, Bucer, Mélanchthon, beaucoup d’autres songèrent à la con-’vocation d’un concile protestant. Cf., par exemple, T. R., t. iii, n. 3900, t. iv, n. 4123 ; Lenz. t. ii, 1887, p. 227’(1543). Luther pensait que l’action des princes serait plus prompte et plus efficace. Erl., t. lv, p. 19, 20 (1533). Dans l’histoire de la Réforme comme on le sait, ces projets de concile ont été maintes fois repris. Projets de concile, conciles eux-mêmes devaient nécessairement échouer. Décision doctrinale suppose infaillibilité doctrinale ; autrement, canons doctrinaux, professions de foi pourront s’appeler propos de philosophes, pensées d’âmes pieuses, expériences religieuses, tout ce que l’on voudra, excepté décisions doctrinales auxquelles serait due l’adhésion intime de l’intelligence.

Décadence morale. En 1538, Luther en arrive à excommunier Jean de Metzsch, le syndic de Witlenberg, à cause de sa vie ouvertement désordonnée. T. R., t. iv, n. 4073 a, b, c, 4381, etc. ; voir la table générale, t. vi, au mot Hans Metzsch. Les autres notables de Wittenberg donnent le même exemple, et ils s’en glorifient. En un an, l’un a 43 enfants. L’autre prend 40 pour 100 d’intérêts, T. R., t. iv, n. 4073 a. L’année suivante, Luther écrivait au prédicant Jean Mantel : « Comme Loth, je souffre le martyre dans cette abominable Sodome. » Ed., t. lv, p. 250 ; Enders, t. xii, p. 293. En 1543, il disait à table : « Je suis soûl du monde, le monde est soûl de moi, et j’en suis très heureux. Je l’ai dit souvent : Je suis une m…. mûre ; le monde a le c. grand ouvert. Il est temps que j’en sorte. » T. R., t. v, n. 5537.

Finalement, quelle est la grande prévision, quel est le suprême espoir de ce Réformateur religieux ? C’est la fin du monde. Déjà, lorsque, à la fin de 1518, il commence à voir dans le pape l’Antéchrist, il se dit que la venue du grand adversaire de Jésus-Christ présage la fin des temps. En 1522, une conjonction de planètes présageait ce grand événement avec certitude pour 1524. Erl., t. x, p. 69, avec les notes Il et 13. Puis d’année en année, prophète toujours contredit mais toujours inlassable, il ne cesse de voir arriver cette vague finale et libératrice. Les appels à ce grand jour deviennent de plus en plus pressants et anxieux. Le 16 décembre 1543, il écrivait dans une lettre à Justus Jonas : « Venez, Seigneur Jésus, venez… Les maux ont dépassé la mesure. Il faut que tout craque. Amen. » Enders, t. xv, p. 284.

Un jour enfin, au mois de juillet 1545, il quitte Wittenberg, en apparence pour un simple voyage, en réalité avec le ferme dessein de n’y plus revenir. De Zeitz, il écrit à Catherine : « Mon grand désir serait de n’avoir plus à retourner à Wittenberg. Vends donc tout, jardin et champ, maison et cour. Je serais très heureux de rendre la grande maison à mon gracieux seigneur. Le mieux pour toi serait de partir avant ma mort, et de t’établir à Zulsdorff… Va-t’en donc ; quitte cette Sodome. » Enders, t. xvi, p. 270.

A la nouvelle de cette lettre, tout Wittenberg est en émoi ; les ennemis de l’Évangile allaient triompher ! Au grand mécontent, l’université dépêche Bugenhagen et Mélanchthon, la ville son bourgmestre, l’électeur son médecin. Le 16 août, Luther était de retour. Mais il pouvait demeurer à Wittenberg : son âme n’en retrouva pas la sérénité. Le 10 novembre, la veille de la Saint-Martin, il fêtait pour la dernière fois son saint patron et l’anniversaire de sa naissance. Il y avait là Mélanchthon, Bugenhagen, Cruciger et autres. Il leur ouvrit son cœur : il allait bientôt mourir, et les principaux frères aussi. « Ce n’est pas les papistes que je crains, disait-il ; la plupart ne sont que des ânes bâtés et des épicuriens ; mais nos frères nuiront à l’Évangile ; ils sont sortis du milieu de nous, mais ils n’étaient pas des nôtres. Ils feront plus tort à l’Évangile que les papistes, d Fuis, jetant un regard sur l’avenir de l’Allemagne : « Nos enfants, ajouta-t-il, auront encore à prendre les armes ; l’Allemagne connaîtra de mauvais jours. » M. Ratzeberger, Die handschrijtliche Geschichte iiber Luther, éd. G. G. Neudecker, 1850, p. 131.

Huit jours après, il terminait son Commentaire sur la Genèse : « Tel est le livre de la Genèse, disait-il. Que notre Seigneur Dieu accorde à d’autres de mieux faire après moi. Je ne puis plus rien ; je suis faible. Priez Dieu pour moi, afin qu’il m’accorde une dernière heure bonne et heureuse. » W., t. XLn, p. viii ; t. xliv, p. 825.

IV. LA MORT (17-18 février 1546). —

Le 23 janvier 1546, Luther partait pour Eisleben ; le comte Albert de Mansfeld l’avait prié de venir résoudre des difficultés de famille. Le 17 février, il fut très agité. « J’ai été baptisé à Eisleben, disait-il ; je vais aussi y mourir. » Dans la soirée, il ressentit son oppression de poitrine, se fit frictionner, et redevenu mieux descendit au souper. Il mangea et but copieusement. Dans sa conversation, comme de coutume, il mêla le folâtre et le sérieux. Il parla de sa mort et de la fin prochaine du monde. Après le repas, dit un récit peut-être controuvé, il écrivit à la craie sur le mur le vers rodomont et découragé que jadis à Schmalkalde il avait composé dans une grave maladie :

Pestis eram vivus ; moriens ero mors tua, Papa. Pape, ma vie était ta peste ; ma mort sera ta mort.

Dès huit heures, il monta dans sa chambre, au premier étage. Il mourait dans la nuit.

Quelles furent les circonstances de cette mort ? — D’après les récits de ceux qui entouraient Luther, il serait mort entre leurs bras, entre 2 et 3 heures du matin. « Seigneur, disait-il, je remets mon âme entre vos mains. » Puis peu après : « Que Dieu vous bénisse tous. » Il ajouta d’autres paroles en harmonie avec ses deux grandes tendances doctrinales : la justification par la foi et la haine du pape. Enfin Jonas et Cœlius se penchèrent à son oreille, et lui demandèrent très haut s’il persistait dans la doctrine qu’il avait prêchée. « Oui », répondit le mourant. Ce fut son dernier mot.

Mais à assister aux derniers instants de Luther, il n’y avait que des amis. Dans les grandes lignes, il est vrai, leurs récits concordent. Toutefois, sur des points importants ils sont en divergence. Défaillance plus grave ; il y a un fait précis, avéré et non sans importance, sur lequel ils s’accordent tous, et c’est pour le passer sous silence. Vers 3 heures du matin l’entourage de Luther manda le pharmacien Jean Landau pour lui donner un clystère. Landau répondit à l’appel, et nous avons de lui un récit de son intervention. Or, tandis que les amis de Luther mentionnent la présence de deux médecins, ils taisent tous l’intervention de Landau. Serait-ce parce que Landau était catholique’? Enfin, ce qui de ces amis serait à soupçonner en premier lieu, serait-ce la loyauté, ou plutôt son contraire ? Par ses paroles et par ses actes, Luther ne les avait-il pas instruits cent fois de la haute valeur d’un mensonge utile à la cause de l’Évangile !

De là les bruits divergents qui ont couru sur cette mort. Très rapidement dans Eisleben, pourtant presque entièrement protestante, circula la rumeur que Luther avait été trouvé mort dans son lit. Or, a l’époque, une mort subite était regardée comme un insigne châtiment de Dieu. Le 20 février, dans une oraison funèbre prononcée à Eisleben, Cœlius estima utile de flétrir ce bruit « répandu par l’Esprit mauvais ». Ch. Schubart, Die Berichte über Luthers Tod und Begräbnis, 1917, p. 30. Bientôt s’éleva une autre rumeur beaucoup plus terrible encore : Luther s’était pendu à une colonne de son lit !

Cette dernière supposition est à rejeter. Dans une étude très bien conduite, l’écrivain catholique Nicolas Paulus en a montré la fausseté avec un grand sens critique. N. Paulus, Luthers Lebensende, 1898. Récemment, on a cru du moins pouvoir revenir à l’idée d’une mort subite. Luther serait mort seul le 17 février, vers 11 heures ou minuit. Quelque temps après, on aurait constaté la triste réalité. Pourquoi avait-on songé à aller vers lui ? Peut-être à cause de quelque dernier soupir ; plutôt au contraire, à cause d’un silence prolongé, silence inquiétant, après l’agitation des heures précédentes. Bruno Grabinski, Wie ist Luther gestorben ? 1913.

Toutefois cette mort subite, elle non plus, n’est pas vraisemblable : trop de récits nous parlent des deux heures d’agonie de Luther entre les bras de ses amis. Le P. Grisar ne croit pas pouvoir l’admettre. Theologische Revue, 1920, p. 298-302 ; Zeitschrift für katholische Theologie, 1921, p. 471-488. Mais, comme le remarquait Bruno Grabinski dès 1913, op. cit., p. 68-70 Nicolas Paulus, historien si informé, se montre désormais moins enclin qu’en 1898 à croire de tous points les sources protestantes. Et Grisar, lui aussi, en arrive à se demander si les dernières heures de Luther se seraient passées aussi pieusement, aussi sereinement que ces sources veulent nous le faire accroire. S’il en était ainsi, ces heures auraient eu dans la vie du Réformateur une physionomie vraiment unique. Que penser notamment de ce Oui final, par lequel il confirmait solennellement toute son œuvre ? Il est probable qu’on ne le saura jamais. Voir notamment ci-après la Théologie de Luther, col. 1304.

Depuis lors, on a souvent discuté aussi sur la nature du mal qui avait emporté Luther. Beaucoup ont cru à une apoplexie. Le pharmacien Landau relate en ce sens l’affirmation de Simon Wild, l’un des deux médecins appelés peu de temps avant lui. Mais ce médecin parlait sans doute d’une fluxion à la jambe gauche, qui existait chez Luther depuis quelques années ; et Landau aura entendu apoplexie. Aujourd’hui, on s’accorde à croire que Luther est mort d’une angine de poitrine, compliquée d’artério-sclérose. Ch. Schubart, Die Berichte, 1917, p. 117 (protestant) ; H. Grisar, art. cité, 1921, (catholique).

Le 18 février dans l’après-midi, on mit le corps dans un cercueil d’étain, et le lendemain on le porta dans l’église Saint-André. Là, Jonas prononça une première oraison funèbre, ou mieux un premier panégyrique du défunt. Le lendemain, Cœlius prononça une seconde oraison funèbre ; puis le cortège partit pour Wittenberg. il y arriva le 22. On entra par la porte de l’Elster. A l’endroit où jadis Luther avait brûlé la bulle, le corps fut reçu par des délégués de l’université, de la municipalité et de la bourgeoisie. Le cortège s’achemina vers la chapelle du château. Là, Bugenhagen prononça une nouvelle maison funèbre. Puis le Réformateur fut enseveli dans la chapelle, non loin de cette porte où jadis il avait affiché ses thèses. Sur le mit une simple pierre, et dessus une plaque, nom, son âge, la date et le lieu de sa mort. C’est là que depuis bientôt quatre siècles reposent ses os. Le 14 février 1892 on a ouvert le tombeau, et l’on a constaté qu’il renfermait toujours les restes du fameux Réformateur.

Conclusion. — Depuis longtemps, ce n’est guère que par des extraits que catholiques et protestants connaissent les œuvres de Luther, le catholique par des extraits fâcheux, le protestant par des extraits favorables. De Luther, le catholique connaît surtout le Sermon sur le mariage, les Propos de table, La Papauté romaine fondée par le diable ; le protestant, l’appel A la noblesse de la nation allemande, le petit traité De la liberté du chrétien, les deux Catéchismes, des cantiques, la traduction de la Bible, des propos sur l’éducation et quelques extraits de ses autres œuvres ou de ses sermons.

Il en est à peu près ainsi pour ses facultés intellectuelles et pour l’ensemble de sa vie. De ses facultés intellectuelles le catholique voit surtout les lacunes ; lacunes profondes : Luther n’était pas un penseur, il était incapable de s’élever à l’idée pure ; le protestant, surtout les côtés grands et brillants : imagination, sentimentalité, maîtrise de la langue allemande. De sa vie religieuse et morale, le catholique connaît surtout les côtés anticatholiques et peu convenables ; moine ne suivant pas sa règle, puis se mariant avec une religieuse, homme sans frugalité, d’une habileté déloyale, du moins dans son activité publique, servile envers les princes, débraillé, diseur de grossièretés, sans maîtrise de lui-même, ni contre des emportements violents ni contre des abattements profonds, dominé par des impulsions, où il veut voir des directions venant de Dieu. De cette vie, le protestant ne connaîtra guère que les côtés pieux et touchants : sentimentalité religieuse et tendance au mysticisme, bonne contenance à des heures tragiques, ardeur au travail, attentions délicates pour les petits, et notamment pour les étudiants pauvres.

A ces raisons générales d’admiration et d’attachement, l’Allemand en ajoutera une autre, capitale : Luther a-t-on vu est l’homme de l’Allemagne ; il est l’Allemand par excellence, du moins par excellence l’Allemand des bords de l’Elbe. Dès lors, pour l’Allemand de l’Elbe, défauts comme qualités de Luther, seront autant de motifs de l’admirer et de lui demeurer profondément attaché.

La Bruyère a dit : « Rabelais est incompréhensible. Son livre est une énigme… Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusques à l’excellent ; il peut être le mets des plus délicats. » On pourrait en dire à peu près autant de Luther : Luther est le Rabelais de l’Allemagne. Mais la France a pu aller jusqu’à donner à Rabelais pendant quelque temps les revenus de la cure de Meudon ; ce fut le tort de l’Allemagne d’aller jusqu’à faire de Luther un Réformateur religieux.

Dans l’esquisse biographique qui précède, j’ai travaillé a montrer Luther tel qu’il était : je l’ai fait parler. En relisant cette esquisse, je me suis pris à me demander si toutefois les côtés défectueux n’étaient pas décrits avec plus de complaisance que les côtés heureux. Je me suis répondu : De la part d’hommes qui ne veulent voir en Luther que le côté humain et profane, ce reproche me paraîtrait acceptable. Il y a huit ans, par exemple, dans la Revue de métaphysique et de morale, des hommes se sont rencontrés pour envisager Luther et son œuvre moins du côté religieux que du côté politique et social. Revue de métaphysique et de morale, 1918, p. 529-891. Or, comme homme et comme écrivain profane, Luther n’a certes pas plus de lacunes que beaucoup de ses pairs : un Salluste, un Cicéron, un Rabelais, un Voltaire, un Gœthe Mais ce n’est ni comme un homme ordinaire, ni comme un écrivain profane qu’il s’est présenté : c’est comme un Réformateur religieux, avec une mission reçue de Dieu. Or, chez un homme qui se donne comme réformateur religieux, qui veut rétablir dans son idéale beauté l’œuvre de Jésus-Christ, n’est-ce pas notre droit, n’est-ce pas notre devoir à tous d’examiner s’il y a eu des lacunes religieuses et morales, lacunes dans la vie privée, lacunes dans l’activité publique ; d’examiner ces lacunes de plus près que chez un homme et un écrivain sans prétention à restaurer l’œuvre de l’Homme-Dieu ? N’est-ce pas notre droit et notre devoir de mettre sa vie et son œuvre en face de la vie et de l’œuvre de Jésus-Christ ? Faire sur Luther une étude d’ensemble, et se tenir en dehors de cette préoccupation religieuse, ne serait-ce pas sortir de la réalité et par là même sortir de l’histoire ?

C’est en m’inspirant de ce principe que j’ai essayé d’esquisser et d’apprécier la vie de Luther ; c’est dans le même sens que je vais essayer d’esquisser et d’apprécier sa théologie.

II. LA THÉOLOGIE DE LUTHER. — Sur beaucoup de points, Luther n’a pas de vues à lui, par exemple, sur les anges, la création. Dans ce qui lui est plus particulier, on se tromperait même en voulant trouver un système méthodiquement ordonné. C’est le protestant Seeberg qui le faisait remarquer à Denifle, et Denifle en tombait pleinement d’accord. R. Seeberg, Luther und Lutherthum in der neuesten katholischen Beleuchtung, 1904, p. 13, 14 ; Denifle-Paquier, Luther aux yeux du rationaliste et du catholique, p. 117, note ; dans Luther et le Luthéranisme, t. iv (1913). Ce qu’avant tout on trouve chez Luther, ce ne sont pas des idées et des théories, ce sont des impulsions, des tendances. Luther a eu deux tendances principales : l’une sur les relations de l’homme avec Dieu, l’autre sur les rapports religieux et même profanes de l’homme avec ses semblables. La première l’a mené à la justification par la foi sans les œuvres, la seconde à une religion individuelle et à la toute-puissance du prince.

Dans ses écrits, ce sont à chaque pas « des contradictions déconcertantes ». « Les contradictions effroyables, incroyables, que Luther se permettait parfois dans le laps de peu d’années, avec un sans-gêne qui fait douter tantôt de sa raison, tantôt de sa bonne foi, apparaissent doublement sinistres et incohérentes, dans leur contraste avec le tranquille vouloir, logique et apaisé, que l’humanisme a fait à Zwingle. » C. A. Bernouilli, dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1918, p. 557. Toutefois, au travers de mille contradictions, ces deux tendances demeurent, toujours obsédantes ; Luther n’a pas eu la logique de l’idée, il a eu la logique du sentiment, la logique de la passion.

On le pressent déjà : la théologie de Luther est le fruit de ses expériences personnelles. C’est ce que nous disent tous les écrivains protestants. Sentir, expérimenter, remarque Seeberg, sont parmi ses mots favoris. R. Seeberg, Die Lehre Luthers, 1917, p. 217. Malheureusement, lorsque les applications de ce principe sont malencontreuses pour Luther, les mêmes écrivains en arrivent facilement à l’oublier.

De ses vues, ou mieux de ses tendances, Luther n’a jamais fait d’exposé didactique. Homme de passion et de combat, c’est au cours des circonstances qu’il a parlé et écrit. Pour exposer sa théologie, faudra-t-il donc prendre l’un après l’autre les centaines de petits traités, pamphlets ou sermons où il a émis ses idées, ses préoccupations ? Ce serait une série de répétitions, sans intérêt ni clarté.

Avant tout, ce sera donc d’une manière synthétique que j’exposerai la théologie de Luther. Dans une première partie, j’exposerai sa théorie de la justification par la foi ; dans une seconde, ses vues sur la Société spirituelle et la Société temporelle.

D’ailleurs, dans les grandes lignes, cette division synthétique suit l’ordre chronologique. De 1510 à 1518, il a élaboré sa théorie de la justification. Ce n’est que plus tard, il est vrai, en 1525, que l’attaque d’Érasme l’a amené à écrire sur le serf arbitre ; mais à partir de 1515, il avait déjà émis contre la liberté humaine toutes les idées qu’il devait énoncer dans ce traité. La justification par la foi : c’est là proprement la théologie de Luther, celle par où il a commencé, celle qui lui tint toujours le plus au cœur. Puis, de 1517 à 1521, il a prêché le rejet de l’Église et la religion individuelle. De 1523 à 1530 et même jusqu’à sa mort, il a donné ses vues sur le pouvoir temporel et la société civile.

Cette étude sur la théologie de Luther se composera donc de deux parties : I. La justification par la foi. — II. La Société spirituelle et la société temporelle (col. 1295).

I. La Justification par la Foi. —

Avant d’aborder l’étude même des idées de Luther, il convient de passer rapidement en revue les principales influences qu’il a subies ; après quoi l’on ira droit au centre même du système, c’est-à-dire à la doctrine sur la déchéance originelle et la justification par la foi. Le reste du développement sera consacré aux conséquences que Luther a tirées de ces principes fondamentaux. On aura ainsi les divisions suivantes :


I. Le nominalisme.
II. L’augustinisme (col. 1188).
III. La déchéance originelle (col. 1209).
IV.La justification par la foi(col. 1221).

V. La religion et la morale (col. 1240).
VI. Le nominalisme et l’augustinisme de Luther (col. 1251).
VII. Luther et les mystiques (col. 1257).
VIII. L’état religieux et le mariage (col. 1274).
IX. Érasme et Luther ; le serf arbitre et la prédestination (col. 1283).

I. Le nominalisme. —

Une bonne formation philosophique et théologique eût pu mettre l’intelligence de Luther en travers de ses impulsions, lui apprendre l’existence et l’amour de la vérité, d’une vérité ne dépendant ni des fantaisies de son intelligence, ni des caprices de sa volonté, ni des poussées de sa subconscience. Au contraire, l’enseignement philosophique et théologique qu’il reçut pécha à la fois par la quantité et par la qualité. Par la quantité : ses études théologiques, avons-nous vii, durèrent deux ans au plus. Par la qualité : le fond en était le nominalisme.

Les idées de Luther viennent d’un double pessimisme : ses idées philosophiques d’un pessimisme intellectuel, ses idées théologiques d’un pessimisme moral.

I. PRINCIPES GÉNÉRAUX DU NOMINALISME.

La philosophie et la théologie qu’on enseigna à Luther était le nominalisme, la voie moderne, comme on l’appelait à l’époque.

Au Moyen Age, le nominalisme a eu deux périodes de gloire ; la première au xie et au xiie siècles, avec Roscelin (10507-1 121’?) ; la seconde au xive et au xv e, avec les franciscains Duns Scot (12747-1308) et surtout Guillaume d’Occam (12707-1350 ?), le dominicain Durand de Saint-Pourçain (| 1334), les séculiers Pierre d’Ailli (1350-1420), Jean Gerson (1369-1429) et Gabriel Biel (1425 ? -1495), qu’on a appelé le dernier des scolastiques ; bref avec presque tous les théologiens de cette époque qui ont laissé un nom. Au xie et au xue siècles, le nominalisme est à peine conscient de lui-même ; au xiv et au xv e, au contraire, il se présente avec une synthèse raisonnée. Dans ce mouvement, il reste encore beaucoup à élucider ; les courants philosophiques et théologiques du xie et du xiie siècles, plus encore ceux du xive au xvi e, jusqu’à 1550, commencent à peine à être connus. Toutefois, ce qui reste ignoré, c’est surtout l’histoire de ces courants ; dans les grandes lignes, les idées elles-mêmes, du moins celles des nominalistes s’esquissent avec assez de précision.