Dictionnaire de théologie catholique/MESSE VII. La messe dans l'Eglise byzantine après le IXè siècle. II. Controverses sur le sacrifice de la messe

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 10.2 : MESSE - MYSTIQUEp. 21-25).

II. Controverses sur le sacrifice de la messe. —

Les controverses eucharistiques ne manquèrent pas, en Orient, pendant la période byzantine. On discuta avec les Lalins sur les azymes, sur l'épiclèse, sur la communion sous les deux espèces, voire même sur la nécessité de la communion pour les petits enfants. Mais ces controverses regardaient plus le sacrement que le sacrifice, et nous n’avons pas à en parler ici. En dehors de ces querelles entre Grecs et Latins, surgirent au xii° siècle deux autres questions se rapportant proprement au sacrifice de la messe, qui mirent aux prises les théologiens byzantins entre eux.

Controverse sur la nature du sacrifice de la messe.


Elle fut soulevée sur la fin de l’année 1155 ou au début de 1156 par le diacre Sotérikhos Panleugénos, au moment où il venait d'être élu patriarche d’Antioche. Il s’agissait de savoir si le sacrifice de la croix avait été offert par le Verbe incarné, prêtre et victime de ce sacrifice, aux trois personnes divines, ou seulement au Père et au Saint-Esprit. Sotérikhos trouvait une difficulté spéciale à admettre que le Verbe se fût offert à lui-même le sacrifice. Il voyait là une sorte de dédoublement hyposlatique abou lissant à l’erreur nestoricime : On offrant et un recevant, cela fait

deux personnes. Si l’on dit que c’est la nature humaine du Christ qui a offert et sa nature divine qui a reçu, cette séparation des natures ne se conçoit guère sans qu’on attribue à chacune une personnalité. Ainsi raisonnait Sotérikhos dans un petit dialogue qui nous a été conservé par Nicétas Akominatos dans son Trésor de l’orthodoxie, t. XXIII, P. G., t. cxl, col. 140148, et Mai", Spicilegium romanum, t. x, Rome, 1844, p. 3-15.

Quelques prélats et théologiens, parmi lesquels on nomme le métropolite de Dyrrachium, Eustathe, le prédicateur Basilakis, un certain Michel de Thessalonique, parurent se ranger à cette opinion. Mais la grande majorité des évêques présents à Constantinople et la plupart des théologiens, clercs ou laïques, affirmèrent que le sacrifice de la croix avait été offert à la Trinité tout entière, Père, Fils et Saint-Esprit. Pour réfuter Sotérikhos, on fit appel au passage de la messe byzantine que nous avons cité plus haut, où il est dit qu'à la messe Jésus-Christ est à la fois celui qui offre, celui qui est offert et celui qui reçoit, Su si ô TTpocrqjîpwV' xat Tîpoa<psp6[i.svoç xat TrpoaSs^ôaevoç. C’est ainsi que du sacrifice de la croix la controverse passa au sacrifice de la messe. Sotérikhos chercha à répondre à l’objection, et interpréta ainsi le texte liturgique : Jésus offre ceux qui sont sauvés par lui. lui-même est offert par le sacrifice non sanglant, qui se fait en sa mémoire, et il reçoit comme Dieu ce que nous lui offrons. Il expliquait sa pensée en disant que Jésus-Christ ne s’offre pas de nouveau à la messe, mais qu’il est offert par le prêtre. Le Sauveur, en effet, d’après l’Apôtre, ne s’est offert qu’une fois à son Père par le sacrifice de la croix. Il n’avait pas besoin d’offrir à sa propre divinité cet unique sacrifice de son corps et de son sang, parce que son humanité avait été suffisamment sanctifiée par l’union hypostatique. Il insistait sur cette idée qu'à la messe Jésus n’est pas réellement immolé, mais que sa passion salutaire y est renouvelée en imagination, ou plutôt d’une manière imagée et symbolique, comme si elle avait lieu présentement, wç svsarwTa yàp Ta iraXai. ysY£vy]ixsvx xaivtÇsi (pavTaauxcoç, v) [ixXkov eEttsïv etxovixwç, 7] àvà(J.V7)(j^, y)v tcoisîv Tjpiôcç sttstxÇev ô aa>T/)p. Mai, loc. cit., p. 14 ; P. G., loc. cit., col. 148 AB. Le patriarche élu d Antîoche affirmait donc trois choses : 1. Le sacrifice de la croix n’a pas été offert au Verbe, mais seulement au Père et au Saint-Esprit ; 2. Jésus-Christ n’a fait qu’une seule oblation de lui-même, au moment du sacrifice de la croix ; il ne renouvelle pas cette oblation à la messe ; c’est le prêtre qui fait cette oblation par le pain et le viii, qu sont changés en son corps et en son sang. Il reçoit cette oblation comme Dieu ; 3° La messe est une sorte de drame purement symbolique représentant la passion du Sauveur.

Il ne faisait pas bon se livrer à des fantaisies théologiques sous le règne de Manuel Comnène (1143-1180), car le basileus se piquait de théologie plus qu’aucun autre de ses sujets. Aussitôt que courut le bruit de la discussion soulevée par Sotérikhos, on décida de convoquer le synode permanent (cjvoSoç è18y]xo~jesoi) pour examiner la question. L’assemblée se tint au patriarcat, dans la chapelle Saint-Thomas, le 26 janvier 1156. Y assistèrent, outre le patriarche de Constantinople et les évêques alors présents dans la capitale, le patriarche de Jérusalem, plusieurs sénateurs et hauts dignitaires. Tous furent unanimes à condamner les idées de Sotérikhos sur le sacrifice de la croix et celui de la messe ; et l’on produisit de nombreux textes des anciens Pères et aussi des théologiens plus récents, parmi lesquels figurent Photius, Léon de Bulgarie, et Eustrate de Nicée, pour appuyer la doctrine orthodoxe, qui est celle-ci : 1° Le sacrifice

de la croix a été, et le sacrifice quotidien de la messe est offert non seulement au Père et au Saint-Esprit, mais aussi à la personne du Verbe considéré dans sa divinité ; 2° Jésus-Christ n’a pas seulement offert le sacrifice de la croix, mais il offre aussi chaque jour le sacrifice de la messe ; 3° Jésus-Christ, à l’autel, n’est pas simplement immolé en figure et d’une manière métaphorique, mais d’une manière réelle, quoique mystérieuse et non sanglante ; 4° Le sacrifice de la messe et celui de la croix constituent un seul et même sacrifice.

Telle est la doctrine qui se dégage non seulement des actes de ce premier synode de 1156, mais aussi de ceux d’un second concile, plus nombreux et plus solennel que le premier, qui se tint deux ans après, au palais des Blakhernes, le 12 mai 1158, sous la présidence même de l’empereur. Le premier synode, en effet, ne mit pas fin à la controverse, et ne fut qu’une escarmouche entre les deux partis. Sotérikhos et plusieurs de ses amis n’avaient pas été convaincus par les autorités produites par les orthodoxes, et ils continuaient à discuter. Ils en vinrent même à soutenir que le sacrifice de la croix avait été offert au Père seul, à l’exclusion du Fils et du Saint-Esprit. Au second concile, Manuel Comnène lui-même argumenta contre Sotérikhos, qui allait jusqu'à dire que recevoir était une propriété hypostatique du Père. Enfin, il s’avoua vaincu par le théologien couronné, et signa cette déclaration : « Je me range à l’avis du saint et sacré concile pour confesser que : aussi bien le sacrifice offert maintenant, que celui qui le fut autrefois, l’est et l’a été par le' Verbe incarné, attendu que c’est un seul et même sacrifice, ô[i.oçpovco t9) Lepôc xat àyta cuvoScù èni tû ttjv Ouatav xat tt)v vûv 7rpoaayo(xsvY]v xat tote Trpo<7aj(6sïc ; xv, Tcapà toû |i.ovoYEvoijç xat IvavOpwTcyjaavToç Aoyou xat tote 7ïpo<Txx9sï<7av xat vGv nâXiv TrpoaaYsaOai, wç tï)v aÙTTjv oùaav, xat uiav. » Mai', p. 76-77 ; P. G., t. cit., col. 189 C. Par cette soumission tardive, Sotérikhos ne réussit pas à s’assurer le siège d’Antioche, auquel il avait déjà été nommé. Il fut déposé, le lendemain 13 mai, par les membres du synode, à cause du scandale qu’il avait donné en défendant si longtemps une doctrine qualifiée d’hérésie. Celle-ci fut portée au Synodicon de la Grande Église pour être anathématisée chaque année, au dimanche de l’Orthodoxie, dans les termes suivants : « Anathème à ceux qui disent que le sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ, notre Dieu et Seigneur et Sauveur, offert par lui pour le salut du monde, au temps de sa passion salutaire, au titre de pontife qu’il a reçu pour nous selon son humanité — il est, en effet, lui-même, le sacrificateur et la victime, d’après l’illustre théologien Grégoire — anathème à ceux qui disent qu’il a offert lui-même ce sacrifice à Dieu le Père, mais que le Monogène lui-même et le Saint-Esprit ne l’ont pas reçu avec le Père. Affirmer cela, en effet, est exclure des honneurs et de la dignité divine Dieu le Verbe lui-même et l’Esprit Paraclet, qui lui est égal en substance et en gloire ; « Anathème à ceux qui ne confessent pas que le sacrifice offert chaque jour par ceux qui ont reçu du Christ le pouvoir de célébrer les saints mystères n’est pas offert à la sainte Trinité ; ils contredisent, en effet, les saints et divins Pères Basile et Chrysostome, avec lesquels s’accordent les autres Pères théophores dans leurs discours et leurs écrits ; « Anathème également à ceux qui, entendant le Sauveur dire au sujet de la célébration des saints mystères qu’il a institués : Faites ceci en mémoire de moi, ne donnent pas à ce mot mémoire, tt)v àvâ[xvi, CTiv, son véritable sens, mais osent affirmer que le sacrifice quotidien offert par ceux qui célèbrent les saints

mystères suivant la prescription de notre Sauveur et Seigneur de toutes choses, renouvelle en imagination et en image, xaiv[Çet çavTOCTiaxcùç xal eIxovixôç, le sacrifice que notre Sauveur fit de son corps et de so^ sang sur la croix, pour la rançon et la rédemption de tout le genre humain. Ils font ainsi entendre que ce sacrifice est différent de celui que le Sauveur a accompli autrefois, et n’a, avec ce dernier, qu’une relation artificielle et symbolique, xal Stà toûto àXXv)v sivai tociSt7)v Ttapà tïjv s ; àpx% ~w EcoTYJpi TeTeXsafiiv7)v elaâyouai, xal rcpoç sx.îîvyjv çavTacmxcoç xai eîxovixcoç àva<pepo{iévï)v. Us vident de son contenu le mystère du divin et redoutable sacrifice, ù>ç xevoùcti tô t% ippiXTÎjç xai (kîaç lepoupyîaç [i.uaT7)piov, par lequel nous recevons les arrhes de la vie future, et vont contre le saint Père Jean rempli de sagesse et aux paroles d’or, qui explique clairement, dans ses nombreux commentaires du grand Paul, que ces deux sacrifices ne sont pas dissemblables et constituent un seul et même sacrifice. » Mai, p. 55-57 ; P. G., col. 177.

Controverse sur l’incorruptibilité du corps eucharistique.

- Les Pères de 1156 et 1158 avaient bien

affirmé contre Sotérikhos que l’immolation que Jésus victime subit à l’autel n'était pas purement fantomatique et métaphorique ; mais ils n’avaient pas expliqué en quoi consiste cette immolation mystérieuse. C’est justement sur ce point que se porta l’esprit curieux et original de ce Michel Glykas, appelé aussi Michel Sikiditès, qui fut accusé de magie et de sorcellerie et, pour ce motif, aveuglé et emprisonné par ordre de Manuel Comnène, en 1156, l’année même où se tint le premier synode contre Sotérikhos. Le malheureux réussit à obtenir du basileus sa liberté, et se fit moine, profitant du peu de vue qui lui restait pour lire les Pères et s’occuper de théologie. C’est alors qu’il écrivit ses fameux Chapitres sur les passages difficiles de l'Écriture sainte, au nombre de 98, que Sophrone Eustratiadès a publiés sous le titre : Miyjxrfk toG rXux.à etç xàç àîropiaç ir^ç Qziaç Ypacpîjç xeçàXaia, 2 vol., Athènes et Alexandrie, 1906-1912.

Parmi les questions que lui soumettent ses correspondants, ou qu’il se pose à lui-même, se trouve celle-ci : La sainte communion du Christ (r] àyîa toû XpiaToù (jLETâXY)^ !.?, c’est-à-dire le corps eucharistique du Christ) est-elle corruptible ou incorruptible ? Glykas donne sa réponse dans le c. lix, op. cit., 1. 1, p. 133-135, qui n’est pas autre chose que la fameuse lettre faussement attribuée à Jean Zonaras par quelques manuscrits et par de nombreux auteurs jusqu'à nos jours : cf. P. G., t. Lxxvi, col. 1073, n. 5. Il commence par faire allusion à la controverse qui a éclaté sur le sujet. « Plusieurs, dit-il, sont dans l’incertitude touchant la nature du corps du Christ présent dans les saints mystères. Ce corps est-il corruptible, passible, comme il l'était avant sa résurrection ? Ou bien est-il doué de l’impassibilité et de l’incorruptibilité propres au corps glorieux ? » Après avoir paru écarter la question comme curieuse et téméraire, il la résout pourtant d’une manière catégorique : d’après lui, le corps du Sauveur dans l’eucharistie est passible et mortel, comme il l'était, à la dernière cène, au moment de l’institution de ce sacrement. Cet état de passibilité dure depuis la consécration jusqu'à la communion. Enseveli dans l’estomac du communiant comme dans le sépulcre, ce corps divin passe alors à l'état glorieux et incorruptible, s’unissant à la substance de l'âme, qu’il garde pour la vie éternelle.

Glykas fut-il le premier à soulever cette question et à lui donner cette étrange solution'? Nous ne saurions le dire. Ce que Nicélas Akominatos nous apprend dans le xxvii » livre du Trésor de l’orthodoxie, publié par S. Eustratiadès, op. cit., t. i, p. x'-fx', c’est que la

controverse éclata sous le patriarche Georges IlfXiphilin (1191-1198), et que le moine Michel Sikiditès (ou Glykas) y eut la principale part. Celui-ci, au témoignage de Nicétas, écrivit un ouvrage, (3î6Xoç, où il développait longuement la théorie résumée dans le c. lix, dont nous venons de parler. Il s’agit vraisemblablement de l’Apologie adressée au moine Joannice, qui constitue le c. lxxxiii de l'édition de S. Eustratiadès, t. ii, p. 348-379, et porte le titre suivant : Apologie partielle contre le moine qui nous a appelés xaxoSô^ouç, parce que nous disons que le pain de la prothèse est tel par nature, qu'était la sainte chair du Christ, qui fut donnée en nourriture aux disciples, à la cène mystique. Grâce à ce document, nous sommes suffisamment renseignés sur l’incroyable système du théologien byzantin, et nous pouvons contrôler ce qu’en rapporte Nicétas Akominatos.

Le principal fondement de cette théorie est une conception ultra-réaliste de la présence réelle de NotreSeigneur dans l’eucharistie, et l’absence de toute explication des accidents eucharistiques dans la théologie grecque. Les Grecs, surtout depuis saint Jean Damascène et la controverse iconoclaste, ne voient plus qu’une seule chose visible dans l’eucharistie : à savoir le corps et le sang de Jésus-Christ. Ils n’ont pas du tout, comme l’ont nos théologiens, la vision d’accidents du pain et du vin restant séparés de la substance du pain et du vin après la consécration, et réellement distincts du corps et du sang du Sauveur cachés sous ces voiles. Pour eux, il n’y a pas de voiles : il n’y a que le corps de Jésus. Prenant à la lettre les paroles du Sauveur : Ceci est mon corps, ils ne voient que le corps, et pas autre chose, substance ou accident. Certains d’entre eux, sans doute, s’inspirant des expressions d’anciens Pères, parlent des antitypes, des symboles, des mystères ou sacrements du corps et du sang de Jésus-Christ ; mais ces mots ne sont pas pour eux l'équivalent exact de ce que nous appelons les accidents eucharistiques, et plusieurs le font bien voir, quand ils répètent, à la suite de saint Jean Damascène et des Actes du VIIe concile œcuménique, que les oblats ne sont proprement appelés antitypes du corps et du sang de Jésus-Christ qu’avant la consécration, non après. Après, il n’y a que le corps et le sang. Dès lors, ce que le prêtre, à l’autel, touche de ses mains ou de ses lèvres, ce qu’il fractionne en plusieurs parties, ce qu’il broie entre ses dents, ce qu’il mange et boit, c’est le corps et le sang, et ce n’est que le corps et le sang. Si vous demandez une explication, ils vous répondent que c’est un mystère insondable, absolument comme lorsque vous les interrogez sur la différence qu’il y a entre la génération du Fils et la procession du Saint-Esprit. En d’autres termes, les Grecs parlent en général de l’eucharistie comme si les accidents du pain et du vin étaient devenus par la transsubstantiation les accidents mêmes du corps et du sang de Jésus-Christ, en étaient inséparables, ne faisaient qu’un avec eux.

Le second fondement de la théorie de Michel Glykas est d’ordre liturgique et se rapporte directement au sacrifice de la messe. La liturgie ou messe, avonsnous dit, est conçue par les Byzantins comme une sorte de reproduction de tous les mystères de la vie du Christ, de toute l'économie, comme ils disent. Le mystère de la mort occupe le centre du drame, mais il y a place aussi pour ce qui a précédé et pour ce qui a suivi. Par ailleurs, la messe, étant un vrai sacrifice, suppose une immolation. Certains anciens Pères, par exemple saint Jean Chrysostome, ont employé, pour parler de l’immolation de Jésus à l’autel, des expressions très réalistes. Glykas ne pouvait manquer d’y faire appel.

Un troisième principe guide notre théologien.

D’après lui, le corps glorieux est fait d’une matière subtile et éthérée : il n’a ni chair ni os ; il est impalpable et, par nature, invisible à l'œil corporel. L'Évangile, il est vrai, par ce qu’il raconte de Jésus ressuscité, semble contredire cesafïïrmations, mais ce n’est qu’une apparence : Le Sauveur glorieux se laissa voir et toucher par ses disciples ; il mangea même devant eux ; mais ce fut par condescendance et par économie, xa~à auy)taTà6xCTt.v xxl xxT, oixovo[.ûav, c’est-à-dire par une sorte d’accommodation à la faiblesse humaine, qui ne correspondait nullement à la sublime réalité. Cf. c. xcii, Eustratiadès, t. ii, p. 418-435, qui traite, ex professo de la nature des corps ressuscites, et aussi le c. lxxxiii dont nous nous occupons.

Avec de tels principes, qui lui étaient communs avec la plupart de ses contemporains, sinon avec tous, Glykas échafaude logiquement son système. Dans l’eucharistie, après la consécration, il n’y a plus de pain, il n’y a que le corps de Jésus-Christ. Or ce corps est palpable, visible quoique sous une apparence étrangère, il est brisé, il est broyé sous la dent du communiant. Donc ; ce n’est pas un corps glorieux, impassible, immortel et incorruptible, mais un corps passible, soumis à la corruption de la mort, susceptible d'être partagé et divisé en morceaux. Tel était le corps du Sauveur, à la dernière cène. Si Jésus, dit notre théologien, avait institué l’eucharistie après la résurrection, les adversaires auraient quelque raison à faire valoir en faveur de leur opinion ; mais c’est avant sa passion, alors que sa chair était passible et allait bientôt subir la mort, qu’il livra à ses disciples les saints mystères. La consécration rend Jésus présent sur l’autel dans l'état de passibilité où il se trouvait à la dernière cène. Et cela est nécessaire pour qu’il y ait véritable sacrifice et immolation réelle ; car l’Agneau divin est réellement immolé par le prêtre, comme l’affirment les Pères et la liturgie.

Il suit de là qu'à l’autel le corps du Sauveur est réellement divisé en morceaux ; qu’il passe par une mort mystérieuse ; qu’en recevant une parcelle du pain consacré, le communiant ne reçoit pas le corps tout entier ; mais une partie du corps. Glykas ne reculait pas devant ces conséquences de son système, que lui reprochaient ses adversaires. Il insistait sur ce point que la messe est la commémoraison, le rappel de la mort du Sauveur, et non celui de sa résurrection.

Mais de même qu’après avoir été mis à mort et enseveli, le corps du Sauveur avait échappé à la corruption totale ou S'.açOopâ, et était ressuscité incorruptible, impassible et glorieux ; de même, à la messe, après l’immolation de la consécration, la division et la rupture des membres avant la communion, l’ensevelissement à la communion même, ce même corps ressuscitait mystérieusement au dedans du communiant à la vie immortelle et glorieuse, et allait se mélanger à la substance de son âme pour lui communiquer sa propre incorruptibilité : « Si le pain de la prothèse était incorruptible, le Seigneur ne dirait pas par la bouche du prêtre : Prenez, mangez : ceci est mon corps. Comment, en effet, pourrions-nous prendre et manger ce qui ne peut naturellement être tenu par les mains et broyé par les dents ? Tu parais plaisanter, ô homme, en un sujet qui ne supporte pas la plaisanterie. Lui dit : Prenez, mangez : Ceci est mon corps, et toi tu affirmes que ce qui t’est donné est supérieur à la corruption. Et comment donc pourra-t-on le prendre et le manger, si, étant incorruptible, il ne peut être pris et mangé ? Laisse-là cette fausseté. Ou ce que le Seigneur nous donne est incorruptible, et alors, nous ne mangeons pas vraiment ce que nous mangeons ; ou nous mangeons réellement sa chair et nous buvons réellement son sang, et alors il ne faut rien dire de plus… Sans

conteste possible, c’est bien la chair de celui qui a été immolé que nous mangeons ; c’est bien son sang que nous buvons, et c’est par là que nous annonçons sa mort… N’aie donc plus de doute, et ne renverse pas l’ordre : la croix et la mort précèdent ; après la mort, suit l’ensevelissement de trois jours, et après l’ensevelissement, c’est l’incorruptibilité et la résurrection de la tombe. Songe que la même suite s’observe sur le pain de la prothèse. Car, suivant Jean de Damas, il est élevé par les mains du pontife, comme sur la croix ; rompu, il est distribué ; et il est enseveli en nous, et l'économie est pour ainsi dire consommée en lui ; ensuite, il est rendu incorruptible. Et non seulement il est incorruptibilisé, mais il nous incorruptibilise nous-mêmes d’une manière merveilleuse. Apprends que lorsqu’il a été égorgé et mangé par nous, alors il passe à l'état incorruptible, et se mêle à l’essence de notre âme suivant saint Macaire l'Égyptien : tcxgtic, ouv àv-n.Xoyiaç êxxôç, tï)V adepxoc toû a'-pocyiocaOév-oç èc0to[i.sv, to aï[i.a toû acpayiaaOsvTOç 7ttvo[i.ev iç'to xat tôv 6âvaTov aùfoû xaTayyéXXofxev… 'T^oÙTat Stà twv ^etpcôv toû àp/iepécoç coç km. araupoô, xal xva>[Xevoç SiaSîSoxai xai èv rxïv GaTc-reTat, xal TeXsioOfai xair'êxeïvov zinziv r) oExovoaîoc, sÏÔ'oûtcoç àçOap-ûÇsTai. » Eustratiadès, t. ii, p. 372, 376-377.

Les mêmes idées et, çà et là, les mêmes expressions se retrouvent dans deux documents apocryphes, fabriqués, il n’y a pas de doute, à l'époque de la controverse, et qui ont exercé la sagacité de plusieurs critiques ; nous voulons parler de la fameuse Lettre de Pierre Mansour à Zacharie, évêque de Doara, et du discours inachevé du même Sur le corps immaculé du Sauveur, publiés d’abord par Pierre Plantin, à Anvers, en 1609, et insérés par Lequien au tome n des œuvres de saint Jean Damascène, P. G., t. xcv, col. 401-412. L’auteur de ce pastiche insiste surtout sur l’idée que la messe est une reproduction de toute l'économie, c’est-à-dire des mystères de l’incarnation et de la rédemption, et qu’on doit y retrouver la suite des principaux événements de la vie de Jésus, depuis sa naissance à Bethléem jusqu'à sa résurrection glorieuse.

La théorie de Michel Glykas ne souleva pas, à Byzance, la réprobation que l’on pourrait supposer a priori. Elle rencontra sans doute des adversaires résolus, mais elle recueillit aussi des adhésions illustres, et les opposants ne la réfutèrent pas avec les arguments qui viendraient naturellement sous la plume de nos théologiens. Le patriarche Georges Xiphilin, après avoir lu la dissertation du novateur, que nous avons résumée, se sentit gagné à sa thèse. Il passa le livre à Bacchus, évêque de Paphos, qui fut d’un avis contraire, et fit remarquer que la messe n’annonce pas seulement la mort du Sauveur mais aussi sa résurrection. Les théologiens se partagèrent bientôt en deux camps. Xiphilin, tant qu’il vécut, les laissa librement discuter et ne dissimula pas sa préférence pour la thèse du moine Sikiditès.

Son successeur, Jean X Camatéros (1198-1206), la favorisa encore davantage. Les partisans de l’incorruptibilité obtinrent que l’empereur Alexis III l’Ange (1195-1203) réunît un concile pour trancher le débat. Le concile, dont les Actes ne nous sont pas parvenus, se montra en majorité favorable à la thèse de l’incorruptibilité, et l’empereur pencha aussi de ce côté. Mais celui-ci n’avait ni le goût des controverses théologiques, ni la poigne d’un Manuel Comnène. Il ne prit pas résolument parti ; et comme aux arguments de la minorité les tenants de l’incorruptibilité n’opposaient guère que des textes patristiques, auxquels les autres répondaient par d’autres textes de même provenance, le concile n’anathématisa personne et se

contenta d’interdire toute discussion ultérieure sur la question. Mais comment empêcher des Byzantins de discuter ? Le patriarche fut le premier à violer la prescription synodale, et dans un mandement de carême parla de la controverse, en taisant les arguments des partisans de l’incorruptibilité.

La prise de Constantinople par les Latins, en 1204, vint interrompre les discussions, et chacun resta sur ses positions. Plusieurs dissertations furent composées de part et d’autre, et l’on en trouvera sans doute plus d’un écho dans l'énorme littérature théologique byzantine encore inédite. Signalons un court morceau, malheureusement coupé au milieu par une lacune, dans le cod. Paris, græc. 1189, du fonds grec, qui contient les œuvres du moine chypriote, Néophyte le Reclus (t vers 1220). Aux fol. 199v°-200v°, Néophyte nous dit son sentiment sur la question soulevée par Michel Glykas. Il termine en se rangeant du côté des partisans de l’incorruptibilité, bien que, chose curieuse, les récits de visions eucharistiques qui précèdent fassent attendre une solution toute contraire et favorisent nettement la conception ultra-réaliste.

Malgré l’appui des patriarches Georges Xiphilin et Jean Camatéros, la thèse de la corruptibilité ne réussit pas à devenir la doctrine officielle de l'Église byzantine. Elle fut peu à peu abandonnée et même traitée d’hérésie. Elle s’opposait trop ouvertement à l’enseignement formel de la plupart des anciens Pères grecs, qui enseignent que Jésus-Christ se trouve dans l’eucharistie avec sa chair impassible, vivante et glorifié ; que la division de l’hostie n’entraîne pas la division du corps ; que Jésus est tout entier présent sous la moindre parcelle ; que, si l’Agneau divin est immolé sur l’autel, c’est une immolation non sanglante, àvalpiaxToç 8uoâa, une immolation qui ne mérite pas ce nom, 0'jôu.evoç ocÔutwç. Glykas, sans doute, pouvait invoquer en sa faveur quelques expressions réalistes de saint Jean Chrysostome sur l’immolation de la victime de l’autel, expressions plus oratoires que théologiques, destinées à inculquer fortement à un auditoire populaire le dogme de la présence réelle. Il pouvait citer maint récit d’apparitions eucharistiques, où le Sauveur est dépeint sous la forme d’un petit enfant découpé en morceaux, à la fraction de l’hostie, et distribué sous cette forme aux communiants (voir, par exemple, l’histoire du moine incrédule à la présence réelle converti par saint Arsène, P. L., t. Lxxiii, col. 978 sq. ; l’histoire du Juif assistant à la messe célébrée par saint Basile, histoire que rapporte Glykas lui-même dans sa dissertation, loc. cit., p. 376). Il pouvait aussi se prévaloir jusqu'à un certain point de l’autorité d’Anastase le Sinaïte, dans VHodégos, c. xxiii, P. G., t. lxxxix, col. 291-298, où, discutant avec un gaïanite, Anastase paraît supposer que le corps de Jésus-Christ dans l’eucharistie est corruptible. Mais ces arguments d’autorité étaient trop peu nombreux et trop imprécis pour contrebalancer les évidentes affirmations patristiques et plusieurs passages des liturgies de saint Basile et de saint Jean Chrysostome, que citaient les partisans de l’incorruptibilité. Par ailleurs, la théorie de Glykas, qui transformait en véritable sacrifice sanglant l’hostie pacifique et non sanglante de nos autels, répugnait trop au sens chrétien pour s’imposer à la croyance des fidèles. Elle fut ruinée, du jour où les Byzantins prirent contact avec la théologie latine des accidents eucharistiques. C’est à peine si l’on en signale quelques traces chez les .mis de la période moderne. Cf. Athanase de Paros, ]~i-'j[j/ri TÔv Œîcuv 80Y".<xTa>v, Leipzig, 180C, p. 369372.